La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

03/10/2023 | CEDH | N°001-227720

CEDH | CEDH, AFFAIRE DURUKAN ET BİROL c. TÜRKİYE, 2023, 001-227720


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DURUKAN ET BİROL c. TÜRKİYE

(Requêtes nos 14879/20 et 13440/21)

ARRÊT


Art 10 • Liberté d’expression • Absence de base légale au sursis au prononcé du jugement pénal ayant condamné les requérants à des peines d’emprisonnement • Base légale ne définissant pas l’étendue et les modalités d’exercice de la mesure de sursis au prononcé du jugement avec une netteté suffisante • Approche retenue par la récente jurisprudence de la Cour constitutionnelle Atilla Yazar et autres suivie en l’espèce

STRAS

BOURG

3 octobre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DURUKAN ET BİROL c. TÜRKİYE

(Requêtes nos 14879/20 et 13440/21)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Absence de base légale au sursis au prononcé du jugement pénal ayant condamné les requérants à des peines d’emprisonnement • Base légale ne définissant pas l’étendue et les modalités d’exercice de la mesure de sursis au prononcé du jugement avec une netteté suffisante • Approche retenue par la récente jurisprudence de la Cour constitutionnelle Atilla Yazar et autres suivie en l’espèce

STRASBOURG

3 octobre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Durukan et Birol c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu les requêtes (nos 14879/20 et 13440/21) dirigées contre la République de Türkiye et dont deux ressortissants de cet État, M. Baran Durukan et Mme İlknur Birol (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 4 mars 2020 et le 25 février 2021 respectivement,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant les atteintes alléguées au droit des requérants à la liberté d’expression et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 septembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requêtes concernent les condamnations pénales à des peines d’emprisonnement assorties d’un sursis au prononcé du jugement qui ont été prononcées contre les requérants, respectivement, pour propagande en faveur d’une organisation terroriste et pour insulte au président de la République. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la Convention.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 2000 et en 1965. Le requérant réside à Bolu et a été représenté par Me F. Demirer, avocate. La requérante réside à Istanbul et a été représentée par Me B. Aşa, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

1. La requête no 14879/20

4. Par un acte d’accusation du 14 avril 2017, la procureure de la République de Menemen inculpa le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste, en raison de certains contenus qu’il avait publiés sur le réseau social Facebook.

5. Le 12 juillet 2018, la deuxième cour d’assises de Karşıyaka tint une audience durant laquelle le requérant présenta oralement sa défense. Niant être à l’origine des publications litigieuses sur son compte Facebook, il demanda son acquittement ainsi que, pour le cas où la cour d’assises parviendrait à une conclusion contraire, l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement.

6. À l’issue de cette même audience, la cour d’assises reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’un an, un mois et dix jours d’emprisonnement en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. À l’appui de sa décision, elle releva que l’intéressé avait partagé sur son compte Facebook des photos et écrits comportant les mentions « Vive la résistance du Kurdistan », « Longue vie à Abdullah Öcalan » (leader emprisonné du Parti des travailleurs de Kurdistan (PKK), organisation illégale armée) et « Vive la résistance de Kobane », et elle estima que lesdits messages faisaient l’apologie d’organisations ayant recours à la contrainte, à la violence et aux menaces, à savoir le PKK et les YPG (les Unités de protection du peuple, une organisation implantée en Syrie et qualifiée de terroriste par la Türkiye en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK), ainsi que l’éloge de leur leader, et qu’ils légitimaient les pratiques desdites organisations.

La cour d’assises décida toutefois de surseoir au prononcé du jugement en application de l’article 231 § 5 du code de procédure pénale, considérant que le requérant, eu égard à ses traits de personnalité, à son casier judiciaire vierge, au comportement adopté par lui durant la procédure et au quantum de la peine infligée, n’était pas susceptible de commettre de nouvelles infractions à l’avenir. Elle indiqua qu’en vertu de l’article 231 § 8 du code de procédure pénale, il serait soumis à une période de contrôle de trois ans, précisant qu’en application de l’article 231 §§ 10 et 11 du même code, dans le cas où il ne commettrait aucune infraction intentionnelle pendant cette période, la condamnation serait levée et la procédure effacée alors que dans le cas contraire, le jugement serait prononcé.

7. Le 18 juillet 2018, le requérant forma une opposition contre la décision de la deuxième cour d’assises de Karşıyaka. Il soutenait que ladite juridiction n’avait pas procédé à un examen suffisant quant au recueil et à l’appréciation des éléments de preuve, que les publications litigieuses ne présentaient aucun contenu infractionnel et que les éléments constitutifs de l’infraction qui lui était reprochée n’étaient pas réunis en l’espèce.

8. Le 12 septembre 2018, la première cour d’assises de Karşıyaka rejeta l’opposition du requérant, estimant que la décision de sursis au prononcé du jugement était pertinente et qu’elle était conforme au droit tant sur la procédure que sur le fond.

9. Le 25 octobre 2018, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, se plaignant de sa condamnation pénale avec sursis au prononcé du jugement sur le fondement de l’article 10 de la Convention et de l’article 26 de la Constitution – qui garantit la liberté d’expression – . Soutenant que les publications litigieuses sur son compte Facebook relevaient de la liberté d’expression, il plaidait de nouveau l’absence de tout contenu infractionnel dans celles-ci et l’absence de réunion des éléments constitutifs de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en l’espèce. Il joignit à son recours individuel les références du jugement de condamnation rendu par la deuxième cour d’assises de Karşıyaka ainsi qu’une copie de la décision de la première cour d’assises de Karşıyaka portant rejet de l’opposition qu’il avait formée contre la décision de sursis au prononcé du jugement.

10. Le 4 septembre 2019, la Cour constitutionnelle déclara le recours individuel du requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Au soutien de sa décision, elle se borna à indiquer que les allégations contenues dans le recours individuel n’étaient pas étayées et que l’intéressé n’avait pas satisfait à son obligation de présenter des éléments de preuve et de fournir des explications à l’appui du grief tiré d’une violation des dispositions qu’il invoquait.

2. La requête no 13440/21

11. Par un acte d’accusation du 5 mai 2019, le procureur de la République d’Istanbul Anadolu inculpa la requérante du chef d’insulte au président de la République à raison d’un tweet publié sur son compte Twitter le 3 juin 2015, dans lequel elle avait déclaré, en relation avec des opérations anti-corruption menées en décembre 2013, « sale voleur (hırsız edepsiz) Tayyip Erdoğan ».

12. Le 1er octobre 2019, le tribunal correctionnel d’Istanbul Anadolu tint une audience durant laquelle la requérante plaida son acquittement. Au cours des débats, le tribunal lui demanda si elle accepterait de se voir appliquer la mesure de sursis au prononcé du jugement en cas de condamnation, ce à quoi elle répondit par l’affirmative.

13. À l’issue de l’audience, le tribunal correctionnel reconnut la requérante coupable de l’infraction reprochée et la condamna, en application de l’article 299 du code pénal, à dix mois d’emprisonnement. Il considéra que, même si la requérante avait affirmé avoir publié le tweet litigieux sans intention d’insulter le président, le terme « voleur » caractérisait l’infraction d’insulte.

Le tribunal correctionnel décida toutefois de surseoir au prononcé du jugement par application de l’article 231 § 5 du code de procédure pénale, eu égard au fait que l’acte imputé à la requérante n’avait causé aucun préjudice donnant lieu à indemnisation et que l’intéressée, qui avait acquiescé à l’application de cette mesure, n’avait jamais été condamnée par le passé. Il estima par conséquent qu’elle n’était pas susceptible de commettre d’autres infractions dans le futur, compte tenu également de ses traits de personnalité et de son comportement lors de la procédure. Faisant en outre application de l’article 231 § 8 du code de procédure pénale, il soumit la requérante à la période de contrôle de cinq ans prévue par cette disposition, indiquant que le jugement serait prononcé dans le cas où elle commettrait une infraction intentionnelle pendant ladite période, alors que, dans le cas contraire, sa condamnation serait levée et la procédure serait effacée.

14. Le 25 octobre 2019, la requérante forma une opposition contre la décision du tribunal correctionnel. Elle arguait notamment que la publication pour laquelle elle avait été condamnée n’avait aucun contenu insultant et que la décision de sursis au prononcé du jugement rendu contre elle portait atteinte à son droit à la liberté d’expression, renvoyant à cet égard à la jurisprudence de la Cour. Elle demandait en conséquence l’infirmation de la décision ainsi que son acquittement.

15. Le 22 janvier 2020, la cour d’assises d’Istanbul Anadolu rejeta l’opposition de la requérante, considérant que la décision de sursis au prononcé du jugement était pertinente et conforme à la procédure et à la loi compte tenu de l’absence de tout préjudice concret devant être réparé, du casier judiciaire vierge de l’intéressée et du quantum de la peine prononcée.

16. Le 28 février 2020, la requérante introduisit un recours individuel pour se plaindre de sa condamnation pénale avec sursis au prononcé du jugement devant la Cour constitutionnelle. Invoquant l’article 10 de la Convention et l’article 26 de la Constitution, elle soutenait que le tweet litigieux avait été publié en lien avec les opérations anti-corruption conduites en décembre 2013 et qu’il était protégé par la liberté d’expression. À l’appui de sa thèse, elle se référait à plusieurs arrêts de la Cour, transposant dans le contexte de sa condamnation pénale les principes découlant de ceux-ci. Le formulaire de son recours individuel comportait un résumé de chacune des étapes de la procédure pénale en question et était accompagné de l’ensemble des décisions pertinentes qui avaient été rendues dans ce cadre, parmi lesquelles sa convocation par le procureur de la République en vue de sa déposition, la décision de sursis au prononcé du jugement rendue par le tribunal correctionnel et la décision portant rejet de son opposition contre celle-ci.

17. Le 9 octobre 2020, la Cour constitutionnelle déclara le recours individuel de la requérante irrecevable pour défaut manifeste de fondement, indiquant, sans plus de détails, que les allégations contenues dans le recours individuel n’étaient pas étayées, faute pour l’intéressée d’avoir respecté l’obligation de présenter des éléments de preuve et d’avancer des explications à l’appui des allégations de violation formulées par elle.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

1. La législation pertinente
1. L’article 7 § 2 de la loi no 3713

18. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, se lisait initialement comme suit :

« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende de cinquante millions à cent millions de livres (...) »

19. Dans sa version issue de la loi no 4963 du 30 juillet 2003, cette disposition était ainsi rédigée :

« Quiconque (...) fait de la propagande de manière à inciter à l’utilisation de la violence ou de méthodes relevant du terrorisme sera condamné à une peine allant de un à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une amende lourde allant de cinq cents millions à un milliard de livres turques (...) »

20. Dans sa rédaction résultant de la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait ce qui suit :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un à cinq ans d’emprisonnement (...) »

21. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition est ainsi libellée :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un à cinq ans d’emprisonnement (...) »

2. L’article 299 du code pénal

22. L’article 299 du code pénal (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « Insulte au Président de la République », dispose ce qui suit :

« (1) Quiconque insulte le Président de la République sera puni d’une peine d’emprisonnement allant de un à quatre ans.

(2) Si ce délit est commis en public, la peine est augmentée d’un sixième.

(3) La poursuite de ce délit est subordonnée à l’autorisation du ministre de la Justice. »

3. L’article 231 du code de procédure pénale

23. La mesure de sursis au prononcé du jugement est prévue à l’article 231 du code de procédure pénale (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005). Dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, cette disposition se lisait comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :

« (...)

(5) Lorsque la peine fixée à l’issue de la procédure (...) est inférieure ou égale à deux ans d’emprisonnement ou bien lorsqu’il s’agit d’une amende pénale, le tribunal peut décider de surseoir au prononcé du jugement (...) [Une telle décision] signifie que le jugement ne crée pas de conséquences juridiques à l’endroit de l’accusé.

(6) Pour qu’une décision de surseoir au prononcé du jugement puisse être prononcée:

a) l’accusé ne doit pas avoir été condamné antérieurement pour une infraction volontaire ;

b) le tribunal doit, à la lumière de la personnalité de l’accusé [et] de son comportement lors de l’audience, avoir acquis la conviction que l’intéressé ne commettrait pas de nouvelle infraction ;

c) le préjudice résultant pour la victime ou le public de la commission de l’infraction doit être intégralement réparé par voie de restitution, de remise en état antérieur à la commission de l’infraction ou d’indemnisation.

En cas de refus de l’accusé, il ne peut être sursis au prononcé du jugement.

(...)

(8) Lorsqu’il est sursis au prononcé d’un jugement, l’accusé est mis à l’épreuve pendant cinq ans. Pendant la période de sursis, il ne peut être décidé de surseoir à nouveau au prononcé d’un jugement relatif à une nouvelle infraction volontaire [commise par] l’intéressé. Pendant cette période et pour une durée qui sera fixée par le tribunal et ne pourra excéder un an, peut être prise une mesure de liberté surveillée telle que ;

a) (...) l’obligation de suivre un programme de formation visant à l’apprentissage d’un métier ou à l’exercice d’une profession (. .) ;

b) (...) l’obligation de travailler, contre rémunération, dans un établissement public ou dans le [secteur] privé, sous la surveillance d’une autre personne exerçant le même métier ou la même profession ;

c) l’interdiction de se rendre à des endroits précis, l’obligation de fréquenter des endroits précis ou toute autre obligation à définir.

Pendant la période de sursis, le délai de prescription est interrompu.

(...)

(10) Lorsqu’aucune nouvelle infraction volontaire n’a été commise pendant la période de sursis et que les obligations liées à la mesure de liberté surveillée ont été respectées, il est décidé d’éteindre l’action pénale en déclarant non avenu le jugement dont le prononcé a été différé.

(11) En cas de commission d’une nouvelle infraction volontaire pendant la période de sursis ou bien en cas de non-respect des obligations liées à la mesure de liberté surveillée, le tribunal prononce le jugement. Toutefois, le tribunal peut, eu égard à la situation de l’accusé qui n’a pas rempli les obligations qui lui avaient été imposées, rendre un nouveau jugement de condamnation en décidant la non-exécution d’une partie de la peine, qui ne peut excéder la moitié de celle-ci, ou, si les conditions sont réunies, décider de surseoir à l’exécution de la peine d’emprisonnement indiquée dans le jugement ou de convertir cette peine en une peine alternative.

(...)

(12) La décision de sursis au prononcé du jugement peut faire l’objet d’une opposition.

(13) La décision de sursis au prononcé du jugement est enregistrée dans un dispositif spécifique (...). Ces enregistrements ne peuvent être utilisés aux fins précisées dans le présent article que si un procureur, un juge ou un tribunal en fait la demande dans le cadre d’une enquête ou de poursuites. »

24. Par un arrêt du 20 juillet 2022 (E. 2021/121 K. 2022/88), publié au Journal officiel du 23 septembre 2022, la Cour constitutionnelle a abrogé le paragraphe 12 de l’article 231 avec effet à compter du neuvième mois suivant la publication de l’arrêt. Statuant sur un recours préjudiciel de constitutionnalité formé par la treizième cour d’assises d’Ankara, la haute juridiction a considéré que la disposition en cause, qui prévoyait que les décisions de sursis au prononcé du jugement pouvaient faire l’objet d’une opposition n’indiquait pas de moyen de contrôle défini propre à assurer, d’une part, la prise en compte des arguments et des éléments de preuves présentés par les justiciables ayant recours à cette voie, d’autre part, la mise en balance des intérêts conflictuels et, enfin, l’appréciation de la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence dans les droits et libertés fondamentaux et l’examen de la proportionnalité de celle-ci. Elle a estimé que cette situation était constitutive d’une violation du droit de l’individu de solliciter un accès à l’autorité compétente en vue de faire cesser une ingérence dans les droits et libertés fondamentaux ou de prévenir la commission d’un acte arbitraire par les pouvoirs publics. Constatant que la disposition litigieuse ne pouvait être appliquée de manière à permettre l’examen des questions susmentionnées, elle a conclu que l’impossibilité de tenir ce type de raisonnement, qui était intrinsèquement lié au régime des restrictions aux droits et libertés fondamentaux, était incompatible avec le droit à un recours effectif.

25. La loi no 7445 du 28 mars 2023, entrée en vigueur le 5 avril 2023, a modifié ledit paragraphe comme suit :

« La décision de sursis au prononcé du jugement peut faire l’objet d’une opposition. Le [juge] de l’opposition examine la décision et le jugement [de condamnation] ; si il constate une illégalité relative à la procédure ou au fond, il annule la décision et le jugement [de condamnation] [par décision] motivée et renvoie le dossier au tribunal [du fond] (...). »

26. Par un arrêt du 1er juin 2023 (E. 2022/120 K. 2023/107), publié au Journal officiel du 1er août 2023, la Cour constitutionnelle a abrogé les paragraphes 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 14 de l’article 231 avec effet à compter d’un an suivant la publication de l’arrêt. Statuant sur un recours préjudiciel de constitutionnalité formé par le deuxième tribunal correctionnel de Trabzon, la haute juridiction, avant de conclure à l’inconstitutionnalité des dispositions en question, a constaté au paragraphe 56 de son arrêt que les modifications nécessaires n’avaient pas été apportées par le législateur afin de complétement éliminer les lacunes mentionnées dans son arrêt Atilla Yazar et autres sous-mentionné (§§ 28-31), et que l’institution du sursis au prononcé du jugement dans sa forme actuelle - comme cela avait également été souligné dans les arrêts relatifs aux requêtes individuelles - était insuffisante pour prévenir les pratiques arbitraires des autorités publiques et avait un effet dissuasif sur les droits et libertés fondamentaux, en particulier la liberté d’expression et le droit d’organiser des réunions et des manifestations.

4. L’article 23 de la loi no 5395

27. L’article 23 de la loi no 5395 du 3 juillet 2005 relative à la protection des mineurs, intitulé « Sursis au prononcé du jugement », se lit comme suit :

« À l’issue de la procédure menée pour un délit reproché à un mineur, le tribunal peut décider de surseoir au prononcé du jugement si les conditions prévues par le code de procédure pénale sont réunies. Toutefois, la période de [sursis] pour ces personnes est de trois ans. »

2. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

28. Le 5 juillet 2022, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle a adopté l’arrêt Atilla Yazar et autres (recours no 2016/1635 et 18 autres, 5 juillet 2022), publié au Journal officiel le 22 septembre 2022, qui portait sur des peines d’emprisonnement et d’amende judiciaire assorties de la mesure de sursis au prononcé du jugement qui avaient été infligées aux plaignants en raison d’opinions qu’ils avaient exprimées de diverses manières ou d’actes commis par eux lors de réunions et de manifestations auxquelles ils avaient participé. La haute juridiction a conclu, à l’unanimité, qu’il y avait eu violation du droit des intéressés, selon le cas, à la liberté d’expression ou à la liberté de réunion pacifique, au motif que l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement ne répondait pas à l’exigence de légalité.

29. La Cour constitutionnelle a relevé que dans les procédures pénales objet de l’affaire, engagées des chefs de propagande en faveur d’une organisation terroriste, d’insulte, d’organisation d’une manifestation illégale, d’insulte au président de la République, d’insulte à la mémoire d’Atatürk, de dénigrement des forces de sécurité de l’État et de résistance aux forces de l’ordre, les décisions de sursis au prononcé du jugement constituaient une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression ou à la liberté de réunion pacifique, et qu’elles avaient été rendues en méconnaissance des garanties du droit à un procès équitable, dont notamment l’égalité des armes, le droit de se défendre, le droit à l’assistance d’un défenseur et le droit à une décision motivée.

30. Elle a considéré que la législation instaurant la mesure de sursis au prononcé du jugement posait des problèmes structurels qui donnaient lieu à des violations récurrentes de droits et libertés fondamentaux, en particulier le droit à la liberté d’expression, et que ces problèmes ne pouvaient être éliminés autrement que par une intervention du législateur. Eu égard à cette conclusion, la haute juridiction a transmis ladite décision à l’organe législatif en vue d’un amendement des dispositions légales critiquées permettant, d’une part, de remédier aux violations constatées et à leurs conséquences et, d’autre part, de prévenir la survenance de violations similaires dans le futur.

31. Les parties pertinentes de l’arrêt se lisent comme suit :

« (...)

167. En analysant les pratiques des tribunaux de première instance examinées en détail ci-dessus, on peut conclure que le fait que la [possibilité] du sursis au prononcé du jugement soit envisagée au tout début de la procédure et, en particulier, que le jugement ne fasse l’objet d’aucun contrôle sur le fond, conduit les juges, qui subissent la pression d’une forte charge de travail, à abuser des garanties procédurales dans ces affaires et à utiliser leur pouvoir discrétionnaire en faveur de la condamnation lorsqu’un acquittement ou une condamnation [ne s’imposent pas de manière évidente]. En effet, cette conclusion est étayée [à la fois] par les statistiques judiciaires (voir § 110), qui montrent clairement que le taux d’acquittement a diminué avec l’introduction de la mesure de sursis au prononcé du jugement, et par les nombreux arrêts de violation [adoptés par] la Cour constitutionnelle dans des affaires ayant abouti à une décision de sursis au prononcé du jugement constitutive d’une ingérence dans la liberté d’expression. En outre, le fait que la majorité des arrêts de violation intervenus dans des procédures ayant donné lieu à un sursis au prononcé du jugement [sanctionnent] une absence de démonstration menée avec des motifs pertinents et suffisants relativement à la question de la nécessité, dans une société démocratique, d’une ingérence dans la liberté d’expression montre que les tribunaux de première instance prennent, à l’égard du sursis au prononcé du jugement, des décisions arbitraires et motivées de manière peu convaincante.

168. En outre, et cela donne également lieu à des décisions de cassation de la Cour de cassation (voir §§ 77, 78), on observe qu’en pratique, bien souvent, les décisions de sursis au prononcé du jugement sont prises sans même que les accusés soient interrogés pour les actes qui, aux termes de l’acte d’accusation, ne font pas l’objet de l’action publique, [ou] en violation du droit à l’assistance d’un défenseur, [ou] au mépris du droit [de l’accusé] d’interroger les témoins, [ou] sans que les investigations [orales] nécessaires à la condamnation soient menées ou [encore] sur la base de motifs insuffisants. Par ailleurs, certaines décisions de sursis au prononcé du jugement ont été adoptées, [soit] à l’égard d’un délit dont la poursuite était subordonnée à une plainte et alors même que celle-ci avait été abandonnée, [soit] sur le fondement d’une disposition de loi abrogée, [soit] en violation du principe prohibant le fait d’être jugé ou puni deux fois pour le même acte, [soit enfin] en l’absence de toute déclaration d’acceptation de la part de l’accusé relativement au sursis au prononcé du jugement, ces [différents types de situation] ayant tous été qualifiés par la Cour de cassation de violations graves de la loi.

169. Les illégalités [ainsi] observées concernant les décisions de sursis au prononcé du jugement, et en particulier l’absence de motivation adéquate desdites décisions, ont également fait l’objet de nombreux arrêts de violation de la Cour européenne des droits de l’homme relatifs à la liberté d’expression (voir §§ 82, 83). Plus précisément, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé, dans les arrêts en question, que les motivations avancées par les tribunaux de fond à l’appui des décisions de sursis au prononcé du jugement [concernées] ne répondaient pas aux critères énoncés dans sa jurisprudence et que, dans ce cadre, les tribunaux n’avaient pas justifié l’ingérence de manière satisfaisante. En outre, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que l’insuffisance de motivation des décisions des juridictions internes soulevait à elle seule un problème au regard de l’article 10 de la Convention.

170. À cet égard, la Cour constitutionnelle, considérant conjointement ses précédents arrêts de violation, les constats d’inconstitutionnalité [auxquels elle est parvenue dans les] dossiers de sursis au prononcé du jugement examinés dans la présente requête, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et les nombreux arrêts de cassation de la Cour de cassation relatifs à cette question, conclut que les tribunaux de première instance ont usé des garanties procédurales à mauvais escient en ignorant systématiquement presque tous les principes du droit à un procès équitable dans les dossiers dans lesquels des décisions de sursis au prononcé du jugement avaient été rendues. Les décisions de sursis au prononcé du jugement appliquées à l’égard des requérants à l’issue de procédures dans lesquelles les garanties procédurales ont été ainsi méconnues, ont constitué une entrave, [sous la forme] d’une ingérence, lourde et totalement arbitraire à la liberté d’expression des requérants et à leur droit d’organiser des réunions et des manifestations, étant donné que les accusations portaient sur des actes constitutionnellement protégés, tels que la participation à des réunions ou l’expression d’opinions.

171. Une telle application du sursis au prononcé du jugement dissuade non seulement ceux qui ont déjà été sanctionnés d’exercer à nouveau leurs droits protégés par les articles 26 et 34 de la Constitution, mais aussi, sans aucun doute, d’autres membres de la société d’exprimer librement leurs opinions et de participer à des réunions et à des manifestations. L’effet dissuasif causé par la crainte d’être puni résultant de ces procès [inéquitables] conduit à faire taire les différentes voix dans la société et l’opinion publique et [va indéniablement à l’encontre] du maintien d’une société pluraliste (Zübeyde Füsun Üstel et autres, § 135 ; Ergün Poyraz (2) [Assemblée plénière], recours no 2013/8503, 27/10/2015, § 79 ; Hamit Yakut, § 115).

172. Pour toutes ces raisons, [il apparaît que] la législation actuelle est insuffisante pour éliminer les problèmes susmentionnés découlant de l’application du sursis au prononcé du jugement et [qu’]elle ne peut supprimer systématiquement l’effet dissuasif sur divers droits fondamentaux des justiciables tels que la liberté d’expression et le droit d’organiser des réunions et des manifestations. En effet, on constate que ni les modifications apportées à la loi no 5271 concernant la mesure du sursis au prononcé du jugement, ni la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière, ni [enfin] les pratiques des tribunaux de première instance n’ont été suffisantes pour mettre fin aux problèmes exposés en détail ci-dessus. En d’autres termes, la pratique actuelle des autorités judiciaires compétentes n’est pas suffisante pour prévenir les ingérences arbitraires et disproportionnées dans des droits et libertés fondamentaux qui peuvent résulter du sursis au prononcé du jugement et du maintien sous surveillance, avec diverses obligations, des [accusés] pendant une longue période.

173. Ainsi, [la Cour constitutionnelle] conclut que la législation prévoyant la mesure de sursis au prononcé du jugement pose dans son ensemble des problèmes structurels qui conduisent à des violations continues des droits et libertés fondamentaux, en particulier la liberté d’expression, et qu’il n’est pas possible de mettre un terme auxdits problèmes autrement que par [une intervention du] législateur sur la législation, [comme] par exemple par l’interprétation qu’en font les organes judiciaires. [Ainsi], dans le cadre actuel, les tribunaux de première instance et la Cour de cassation n’ont pas pu empêcher la survenance de violations des droits constitutionnels des recourants protégés par les articles 26 et 34 de la Constitution causées par la mesure de sursis au prononcé du jugement qui a été appliquée dans toutes les décisions faisant l’objet de l’affaire.

Conclusion

174. En conséquence des considérations susmentionnées, la Cour constitutionnelle conclut que les ingérences découlant de l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement qui font l’objet des présents recours ne satisfont pas au critère de légalité (voir §§ 100-173).

175. [Elle] conclut [en outre], pour les raisons précédemment exposées, que la liberté d’expression et le droit d’organiser des réunions et des manifestations des recourants garantis par les articles 26 et 34 de la Constitution ont été violés.

176. [Étant parvenue à la conclusion] que les ingérences objet de l’affaire ne satisfaisaient pas à l’exigence de légalité, [elle] ne juge pas nécessaire de rechercher plus avant si les autres critères (voir §§ 98, 99) ont été respectés en ce qui concerne les ingérences en question.

177. Au regard des considérations [exposées] ci-dessus, il est évident que le système existant actuellement dans notre pays doit être reconsidéré afin de prévenir de nouvelles violations similaires à raison de décisions de sursis au prononcé du jugement allant dans le même sens – lesquelles indiquent l’existence d’un problème systémique – rendues par les tribunaux de première instance en application de l’article 231 de la loi no 5271. Il ne fait aucun doute qu’il appartient au législateur d’adopter des dispositions légales à cet effet, [en ce qu’elles] constituent un élément important de la politique de l’État en matière d’individualisation des peines. Dans le cadre des appréciations menées tout au long [du présent] arrêt, [la Cour constitutionnelle] a [estimé] que, dans l’élaboration de nouvelles réglementations juridiques, les recommandations suivantes devraient être prises en considération afin de garantir que les ingérences dans les droits fondamentaux tels que la liberté d’expression et le droit d’organiser des réunions et des manifestations [causées] par des décisions de sursis au prononcé du jugement prises dans le cadre de l’article 231 de la loi no 5271 respectent les exigences de l’ordre social démocratique, conformément à l’article 13 de la Constitution, et qu’elles ne conduisent pas à des violations de diverses dispositions de la Constitution :

i. Pour qu’une procédure pénale se solde par une décision de sursis au prononcé du jugement, la culpabilité de l’accusé doit d’abord être reconnue par le tribunal, puis la phase de détermination de la peine doit commencer. Compte tenu des inconvénients qu’il y a à demander à l’accusé [s’il] accepte le sursis au prononcé du jugement au tout début de la procédure (voir §§ 159-164), il convient de [le questionner sur ce point] après la lecture du jugement de condamnation, pendant la phase de détermination de la peine – lors du prononcé ou par voie de notification. En effet, l’accusé aurait ainsi la possibilité d’évaluer la situation dans son ensemble et d’agir d’une manière qu’il considère comme lui étant favorable.

ii. Il est essentiel que les allégations de violation des droits et libertés fondamentaux soient d’abord examinées dans le cadre des voies de recours ordinaires devant les autorités judiciaires de droit commun. Un recours individuel peut être introduit [devant la Cour constitutionnelle] lorsque [lesdites voies de recours] ne permettent pas de réparer les violations de droits alléguées. Ce principe requiert la mise en œuvre dans l’ordre judiciaire de droit commun des moyens [permettant] l’effacement et le redressement des violations des droits et libertés fondamentaux. Dans ce cadre, bien que le législateur ait disposé que la voie d’opposition pouvait être exercée contre les décisions de sursis au prononcé du jugement, il ressort de toutes les appréciations [auxquelles il a été procédé] ci-dessus que le mécanisme de l’opposition n’a pas été appliqué de manière probante relativement à la mesure de sursis au prononcé du jugement depuis l’entrée en vigueur de celle-ci, que les décisions judiciaires n’ont pas été en mesure d’assurer pareille application satisfaisante et que, par conséquent, une pratique totalement contraire aux objectifs de la loi no 7188 s’est installée. Étant donné que la pratique actuelle est clairement insuffisante pour prévenir la survenance récurrente de violations, l’adoption de certaines dispositions légales est nécessaire pour que les allégations de violation des droits et libertés fondamentaux soient examinées principalement dans le cadre des voies de recours ordinaires ([par exemple] en rendant la voie d’opposition effective ou en ouvrant les voies d’appel/de cassation [à ladite mesure]) et pour empêcher ainsi que les décisions de sursis au prononcé du jugement puissent faire l’objet d’un examen par la Cour constitutionnelle [similaire à celui d’une juridiction de première instance].

iii. Tout en concluant à la violation du droit à la liberté d’expression et du droit d’organiser des réunions et des manifestations dans [les recours objet de] la présente affaire, [la Cour constitutionnelle] a [constaté] que dans les cas où l’article 231 de la loi no 5271 était appliqué, les tribunaux de première instance agissaient en violation de plusieurs garanties du droit à un procès équitable – telles que les principes de l’égalité des armes et de la motivation des décisions, le droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la défense et le droit à l’assistance d’un défenseur –, et [elle a estimé] que [ces violations] étaient constitutives d’un abus de procédure. En outre, dans de nombreuses requêtes [relatives à des procédures] ayant abouti à une décision de sursis au prononcé du jugement, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle ont jugé que divers droits et libertés fondamentaux tels que la liberté d’expression et la liberté de la presse ou le droit d’organiser des réunions et des manifestations avaient été violés, faute pour les décisions du tribunal de première instance de comporter des motifs pertinents et suffisants. C’est pourquoi il convient d’adopter des dispositions légales propres à empêcher les tribunaux de première instance de méconnaître les garanties procédurales énoncées par la Constitution et la Convention, en particulier les principes mentionnés dans les décisions de la Cour constitutionnelle, et à prévenir les abus de procédure découlant de décisions arbitraires.

178. En conclusion, il convient de souligner que la réglementation à adopter par le législateur revêt une grande importance aux fins de la prévention de nouvelles violations. »

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

32. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

33. Les requérants allèguent que les procédures pénales menées contre eux et les décisions de sursis au prononcé du jugement par lesquelles elles se sont soldées ont porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

34. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité. Il excipe tout d’abord d’un non-épuisement des voies de recours internes. À cet égard, il argue que les recours individuels que les requérants ont introduits devant la Cour constitutionnelle ont été déclarés irrecevables comme manifestement mal-fondés au motif que les intéressés n’avaient pas satisfait à l’obligation de produire des éléments de preuve et de fournir des explications à l’appui des griefs formulés. Il soutient que les requérants ne peuvent dès lors passer pour avoir épuisé les voies de recours internes, faute pour eux d’avoir introduit leurs recours individuels devant la haute juridiction dans le respect des règles et procédures applicables et d’y avoir soulevé un grief spécifique relatif à la pratique de sursis au prononcé du jugement.

35. Le Gouvernement estime ensuite que les intéressés ne peuvent prétendre à la qualité de victime. Il expose que les décisions de sursis au prononcé du jugement ont été rendues avec leur accord, à l’issue des procédures pénales dirigées contre eux, et qu’en l’espèce le sursis n’était assorti d’aucune obligation ou restriction imposée à eux. Il explique en outre qu’après l’écoulement de la période de sursis, les décisions de condamnation doivent faire l’objet d’une annulation avec toutes les conséquences qui en découlent et que, dans le cas où les jugements rendus devraient être prononcés avant la fin de la période de sursis, les requérants auraient la possibilité de se pourvoir en appel contre ceux-ci. Il considère en conséquence qu’en l’absence de décisions de condamnation rendues à leur égard, les requérants n’ont pas la qualité de victime. Pour ce qui est de la requête no 13440/21, il soutient en outre, à titre subsidiaire, que la procédure pénale dirigée contre la requérante n’a produit aucun impact négatif ou effet dissuasif quant à l’exercice de sa liberté d’expression, et que l’on ne saurait dès lors retenir que l’intéressée a subi un préjudice important.

36. Arguant par ailleurs que les requérants ont eu la possibilité de soulever leurs griefs et leurs arguments au niveau national devant les autorités judiciaires compétentes, lesquelles les ont, selon lui, dûment examinés dans le respect des règles procédurales, conformément au principe de subsidiarité, le Gouvernement estime qu’il n’y a aucune raison de remettre en cause les conclusions des autorités nationales en l’espèce. Partant, il invite la Cour à déclarer les requêtes irrecevables pour défaut manifeste de fondement.

37. Enfin, invoquant l’article 17 de la Convention, il allègue, concernant la requête no 14879/20, que les contenus incriminés partagés sur le compte Facebook du requérant glorifient et légitiment les actes violents ainsi que le leader d’une organisation terroriste et, pour ce qui est de la requête no 13440/21, que le tweet litigieux imputé à la requérante constitue une diffamation claire visant spécifiquement le président de la République. Il considère donc que les publications en cause vont à l’encontre du texte et de l’esprit de la Convention, au sens de ladite disposition, et qu’en vertu de celle-ci les intéressés ne peuvent bénéficier de la protection de la liberté d’expression à l’égard desdits écrits. Par conséquent, il plaide l’incompatibilité ratione materiae des requêtes avec la Convention et leur irrecevabilité corrélative en application de l’article 35 §§ 3 et 4.

38. Les requérants ne se prononcent pas sur les exceptions présentées par le Gouvernement.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes

39. Concernant la première exception, la Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner, et ainsi de prévenir ou redresser, la violation de la Convention qui est alléguée contre lui. En vertu de sa jurisprudence, elle admet qu’il n’est pas toujours nécessaire que la Convention soit explicitement invoquée dans la procédure interne : il suffit que le grief soit soulevé « au moins en substance ». Cela signifie que le requérant doit avancer des arguments juridiques d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, de manière à permettre aux juridictions nationales de redresser la violation alléguée. Toutefois, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, pour permettre véritablement à un État contractant de prévenir ou de redresser la violation alléguée, il faut, afin de déterminer si le grief porté devant la Cour a effectivement été soulevé auparavant en substance devant les autorités internes, tenir compte non seulement des faits mais aussi des arguments juridiques du requérant. En effet, « il serait contraire au caractère subsidiaire du dispositif de la Convention qu’un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure litigieuse, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la Convention » (Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 148, 16 février 2021). Par conséquent, pour épuiser correctement les voies de recours internes, il ne suffit pas qu’une violation de la Convention soit « évidente » d’après les faits de l’affaire ou les observations des requérants, mais que les requérants s’en plaignent – expressément ou en substance – d’une manière qui ne laisse aucun doute sur le fait que le même grief soumis par la suite à la Cour a bien été soulevé au niveau national (Grosam c. République tchèque [GC], no 19750/13, § 90, 1er juin 2023, Fu Quan, s.r.o. c. République tchèque [GC], no 24827/14, § 145, 1er juin 2023, Farzaliyev c. Azerbaïdjan, no 29620/07, § 55, 28 mai 2020).

40. Par ailleurs, comme la Cour l’a souvent souligné, il est bien établi dans sa jurisprudence que, s’agissant du droit d’accès à un tribunal découlant de l’article 6 § 1 de la Convention, un « formalisme excessif » peut nuire à la garantie d’un droit « concret et effectif ». Pareil formalisme peut résulter d’une interprétation particulièrement rigoureuse d’une règle procédurale, qui empêche l’examen au fond de l’action d’un requérant et constitue un élément de nature à emporter violation du droit à une protection effective par les cours et tribunaux (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 97, 5 avril 2018). Ainsi, la Cour a notamment jugé que le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsqu’une réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Zubac, précité, § 98).

41. En l’espèce, la Cour note que la Cour constitutionnelle a déclaré les recours individuels des requérants irrecevables comme non-étayés, au motif que les intéressés n’avaient pas inclus dans leurs formulaires de recours des éléments de preuves suffisants à l’appui de leurs griefs et qu’ils n’avaient pas suffisamment développé les arguments sur lesquels ils entendaient fonder leurs allégations de violation de leurs droits (paragraphes 9 et 15 ci-dessus). Elle observe que, dans lesdits formulaires, tels qu’ils ont été soumis à la Cour constitutionnelle, les deux requérants ont invoqué leur liberté d’expression en mentionnant l’article 10 de la Convention et l’article 26 de la Constitution. Ils s’y sont en outre explicitement plaints des procédures pénales engagées contre eux, arguant que les contenus incriminés publiés sur leurs comptes sur les réseaux sociaux devaient être considérés comme relevant de la liberté d’expression. Le requérant a fait état de sa condamnation pénale avec sursis au prononcé du jugement en indiquant les références du jugement de condamnation, permettant ainsi à la Cour constitutionnelle d’avoir accès au texte de la décision sur le système informatique du réseau judiciaire national, et il a produit une copie de la décision portant rejet de l’opposition qu’il avait formée aux fins de contestation du sursis au prononcé du jugement rendu à son égard (paragraphe 8 ci-dessus). Quant à la requérante, elle a fourni un exposé complet de la procédure pénale qui avait été menée contre elle avec un résumé de tous les actes et décisions adoptés dans ce cadre. Elle a également présenté une copie de chacun des documents y afférents en annexe de son recours (paragraphe 14 ci-dessus).

42. La Cour considère qu’en soumettant les formulaires de recours individuels susdécrits, les requérants ont communiqué tous les éléments factuels pertinents à la Cour constitutionnelle et ont formulé des griefs suffisamment argumentés pour permettre à la haute juridiction d’examiner leurs allégations de violation du droit à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Hanan, précité, § 151, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 56, 20 janvier 2020, et Pişkin c. Turquie, no 33399/18, § 164, 15 décembre 2020 ; voir aussi, a contrario, Fu Quan s.r.o., précité, §§ 120-124). Reprocher aux intéressés, à l’instar de la Cour constitutionnelle, de ne pas avoir présenté de pièces supplémentaires – sans aucune précision à cet égard – ni d’arguments plus approfondis – sans en définir la nature et l’étendue – aux fins de démontrer l’existence d’une violation de leurs droits protégés par la Convention et la Constitution reviendrait à retenir une application déraisonnable et particulièrement rigoureuse des règles de procédure, qui revêtirait le caractère d’un « formalisme excessif » et constituerait un obstacle disproportionné à l’exercice efficace par les requérants de leur droit de recours individuel (voir, mutatis mutandis, Gaglione et autres c. Italie, nos 45867/07 et 69 autres, § 22, 21 décembre 2010). Partant, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

b) Sur les exceptions tirées d’un défaut de qualité de victime et de l’absence de préjudice important

43. Pour ce qui concerne l’exception tirée d’un défaut de qualité de victime des requérants, la Cour estime que la mesure de sursis au prononcé du jugement n’était pas de nature à prévenir ou réparer les conséquences de la procédure pénale et les dommages que les intéressés ont directement subis à raison de l’atteinte portée par celle-ci à leur liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32-33, 24 janvier 2006, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018, et Üçdağ c. Turquie, no 23314/19, § 58, 31 août 2021).

44. Quant à l’exception tirée de l’absence de préjudice important concernant la requérante, la Cour, tout en réitérant ledit impact négatif de la procédure pénale sur l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’expression, rappelle qu’il y a lieu d’apprécier la gravité d’une violation en tenant compte à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée (Eon c. France, no 26118/10, § 34, 14 mars 2013). Elle considère à cet égard que le grief que la requérante fonde sur l’article 10 de la Convention soulève des questions de principe qui revêtent une importance générale, à savoir la conformité à l’esprit de la Convention de l’imposition à un utilisateur de réseau social d’une sanction pénale, même assortie d’un sursis au prononcée du jugement, à raison d’une publication visant le président de la République (voir, mutatis mutandis, Panioglu c. Roumanie, no 33794/14, § 75, 8 décembre 2020, et Handzhiyski c. Bulgarie, no 10783/14, § 36, 6 avril 2021 et les références y citées). Elle ne saurait donc admettre, en l’espèce, que la décision de sursis au prononcé du jugement rendue à l’égard de la requérante n’a pas fait subir à l’intéressée un préjudice important, au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Dès lors, il convient de rejeter ces deux exceptions.

c) Sur l’exception tirée d’un défaut manifeste de fondement

45. Pour ce qui est de l’exception relative à un défaut manifeste de fondement des requêtes, la Cour estime que les arguments avancés par le Gouvernement à cet égard soulèvent des questions appelant un examen au fond du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention, et non pas un examen de sa recevabilité (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 20, 19 mars 2019, Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 22, 2 juillet 2019, Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019 et Vedat Şorli c. Turquie, no 42048/19, § 30, 19 octobre 2021).

d) Sur l’exception d’incompatibilité ratione materiae des griefs avec les dispositions de la Convention

46. Concernant enfin l’exception tirée de l’incompatibilité ratione materiae des griefs avec les dispositions conventionnelles, la Cour a souligné à plusieurs reprises que l’article 17 de la Convention ne s’applique qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes. Il a pour effet de faire échec à l’exercice d’un droit conventionnel que le requérant cherche à faire valoir en saisissant la Cour. Dans les affaires relatives à l’article 10 de la Convention, il ne doit être employé que s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visaient à faire dévier cette disposition de sa finalité réelle par un usage du droit à la liberté d’expression à des fins manifestement contraires aux valeurs de la Convention (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 114, CEDH 2015 (extraits)).

47. En l’espèce, la Cour considère que les contenus des publications litigieuses pour lesquels les juridictions nationales ont condamné le requérant – aussi controversés puissent-ils être perçus en Türkiye du fait de leur référence au leader du PKK et aux résistances du Kurdistan et de Kobané (paragraphe 5 ci-dessus) – ne suffisent pas à révéler de manière immédiatement évidente que le requérant tendait, au travers de ceux-ci, à la destruction des droits et libertés consacrés dans la Convention (voir, mutatis mutandis, Ekrem Can et autres c. Turquie, no 10613/10, § 73, 8 mars 2022 et Z.B. c. France, no 46883/15, § 26, 2 septembre 2021). De même, elle estime que si l’expression « sale voleur Tayyip Erdoğan » publiée par la requérante sur son compte twitter peut être jugée hautement préjudiciable et désobligeante à l’égard de son destinataire, elle ne peut être analysée pour autant comme visant à inciter à la violence et à la haine ou à détruire les droits et libertés protégés par la Convention (Lilliendahl c. Islande (déc.), no 29297/18, § 26, 12 mai 2020). Partant, la Cour conclut que les requêtes ne constituent pas un abus de droit au sens de l’article 17 de la Convention et que les requérants ne sauraient donc se voir dénier la protection de l’article 10 de la Convention en l’espèce. Il convient donc de rejeter également cette exception.

48. Par conséquent, constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Requérants

49. Le requérant, M. Baran Durukan, soutient que les contenus litigieux partagés sur son compte Facebook ne comportaient aucun élément infractionnel et qu’ils relevaient de son droit à la liberté d’expression.

50. La requérante, Mme İlknur Birol, considère que la procédure pénale qui a été engagée contre elle à raison d’une publication visant, selon elle, non pas à insulter le président de la République, mais à le critiquer au regard d’opérations anti-corruption conduites dans le pays, et qui s’est soldée par une décision de sursis au prononcé du jugement, constitue une violation de son droit à la liberté d’expression. En outre, se référant à l’arrêt Atilla Yazar et autres de la Cour constitutionnelle (paragraphes 28 à 31 ci-dessus) et aux conclusions y énoncées par la haute juridiction quant aux atteintes à l’équité procédurale portées par la pratique juridictionnelle relative au sursis au prononcé du jugement, elle argue que, conformément à ces constatations, l’opposition qu’elle a formée contre ladite décision de sursis au prononcé du jugement a été rejetée après un examen formel et avec une motivation stéréotypée et insuffisante.

b) Gouvernement

51. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression. Il expose, à cet égard, que les procédures pénales concernant les intéressés se sont déroulées pendant de très courtes périodes, durant lesquelles, selon lui, ils n’ont fait l’objet d’aucune mesure restrictive et n’ont pâti d’aucun inconvénient dans leur quotidien, à l’exception d’une audience à laquelle ils ont assisté de leur plein gré. Il ajoute qu’elles ont abouti non pas à une condamnation pénale inscrite à leur casier judiciaire, mais à une mesure de sursis au prononcé du jugement, et que celle-ci n’a emporté aucune conséquence légale négative. Il soutient par conséquent que lesdites procédures pénales n’étaient pas de nature à créer un effet dissuasif sur les requérants.

52. Dans ses observations relatives à la requête no 14879/20, concernant le requérant M. Baran Durukan, le Gouvernement rappelle en outre que selon le code de procédure pénale, une décision de sursis au prononcé du jugement ne peut être adoptée sans l’accord de l’accusé. Par suite, il argue qu’un requérant qui a donné son consentement à l’application d’une telle mesure dans le cadre d’une procédure pénale doit être considéré comme ayant volontairement renoncé à son droit d’introduire des recours relativement à ladite procédure devant les juridictions nationales supérieures comme devant la Cour. Sur ce point, il indique être d’avis que lorsqu’une personne estime que l’acte qui lui est reproché est protégé par son droit à la liberté d’expression et entend formuler un grief en ce sens devant les juridictions d’appel et devant la Cour, elle ne doit pas accepter l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement. Il explique, à cet égard, que dans l’hypothèse d’un prononcé, à la suite de la commission par l’intéressé d’une infraction volontaire pendant la période de sursis, du jugement dont le prononcé était suspendue, si le condamné interjetait appel dudit jugement alors qu’il avait saisi la Cour auparavant d’une requête individuelle dirigée contre la mesure de sursis au prononcé du jugement, l’instance d’appel et la juridiction européenne seraient appelées à statuer sur la même affaire en même temps, ce qui serait incompatible avec le rôle subsidiaire de la Cour.

53. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que les ingérences en question étaient prévues, concernant la requête no 14879/20 (M. Baran Durukan), par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et, pour ce qui est de la requête no 13440/21 (Mme İlknur Birol), par l’article 299 du code pénal. Il affirme que les termes de la première disposition répondaient aux critères de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité. Quant à la seconde norme en cause, qui selon lui était claire et accessible, il estime qu’elle a fait l’objet de la part des juridictions nationales, dans la présente affaire, d’une interprétation et d’une application qui étaient prévisibles compte tenu de la jurisprudence des hautes juridictions en la matière.

54. Le Gouvernement argue en outre que les griefs soulevés par les requérants ne concernent pas spécifiquement les décisions de sursis au prononcé du jugement rendues à l’issue des procédures pénales dirigées contre eux, et que les intéressés ne se plaignent aucunement d’une atteinte que ces décisions auraient portée à l’équité procédurale et à l’exigence de légalité. Il considère par ailleurs que l’arrêt de la Cour constitutionnelle Atilla Yazar et autres n’est pas pertinent dans le cadre des présentes requêtes, exposant qu’en l’espèce les garanties procédurales ont été respectées, que les décisions finales contenaient des motifs pertinents et suffisants, que les oppositions formées par les requérants contre les décisions de sursis au prononcé du jugement ont fait l’objet d’un examen portant à la fois sur les aspects procéduraux et sur le fond, et que les procédures pénales n’ont donné lieu qu’à une seule audience durant laquelle les requérants ont pu consentir à l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement. Il indique enfin qu’après son arrêt Atilla Yazar et autres, la Cour constitutionnelle a rendu quatre-vingt-seize décisions d’irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement dans des espèces similaires en se référant à un de ses arrêts précédents dans lequel elle avait mené un examen sur le fond. Il soutient ainsi qu’il convient de ne pas systématiquement conclure, dans les affaires relatives à la liberté d’expression dans lesquelles est mise en cause une décision de sursis au prononcé du jugement, à un constat de violation par référence audit arrêt.

2. Appréciation de la Cour

a) Existence d’une ingérence

55. La Cour constate qu’en l’espèce, en raison de contenus publiés sur les réseaux sociaux, le requérant a été condamné à une peine d’un an, un mois et dix jours de prison du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste et la requérante s’est vu infliger une peine d’emprisonnement de dix mois du chef d’insulte au président de la République. Elle note qu’il a été sursis au prononcé de ces jugements de condamnation.

56. Elle considère que les condamnations pénales en question comme les décisions de sursis au prononcé de jugement, qui soumettaient les intéressés à des périodes de contrôle de trois et cinq ans respectivement, s’analysent, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elles ont pu provoquer, en une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression (Üçdağ, précité, § 75 et Vedat Şorli, précité, § 41).

57. Quant aux arguments du Gouvernement tenant, d’une part, au caractère inopérant du grief du requérant tiré d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression découlant de la procédure pénale le concernant dès lors qu’il a donné son accord à l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement de sa condamnation et, d’autre part, à la possibilité de développements ultérieurs de la procédure pénale devant les juridictions nationales, en parallèle de l’examen des requêtes par elle, la Cour renvoie aux conclusions auxquelles elle est parvenue relativement à ces questions dans l’arrêt Üçdağ précité (§§ 76 - 77).

b) Justification de l’ingérence

58. Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

59. La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 142, 27 juin 2017 et NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, § 158, 5 avril 2022).

60. En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi », au sens de l’article 10 § 2, qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit en effet être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (NIT S.R.L., précité, § 159).

61. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir qu’a la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et particulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 110, CEDH 2015 et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144). De plus, le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Delfi AS, précité, § 122, Kudrevičius et autres, précité, § 110, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144 et NIT S.R.L., précité, § 160).

62. Dans la présente affaire, la Cour constate, tout d’abord, qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que les condamnations pénales des requérants avaient un fondement légal, à savoir, selon le cas, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 ou l’article 299 du code pénal. Elle observe ensuite que l’application aux requérants de mesures de sursis au prononcé du jugement, constitutives d’une ingérence en l’espèce (paragraphe 56 ci-dessus), avait pour base légale l’article 231 du code de procédure pénale (paragraphe 23 ci-dessus). Elle note enfin qu’en ce qui concerne ladite application de la mesure de sursis, la requérante renvoie à l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné Atilla Yazar et autres (paragraphe 50 ci-dessus).

63. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’exigence de prévisibilité requiert du droit interne qu’il offre une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 82, 14 septembre 2010, Ivashchenko c. Russie, no 61064/10, § 73, 13 février 2018 et Akdeniz et autres c. Turquie, nos 41139/15 et 41146/15, § 92, 4 mai 2021). L’existence de garanties procédurales suffisantes peut être particulièrement pertinente, compte tenu, dans une certaine mesure au moins et parmi d’autres facteurs, de la nature et de l’ampleur de l’ingérence en question (Karastelev et autres c. Russie, no 16435/10, § 79, 6 octobre 2020).

64. La Cour observe d’emblée que dans son arrêt Atilla Yazar et autres du 5 juillet 2022, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle a conclu, d’une part, que la législation prévoyant la mesure de sursis au prononcé du jugement ne répondait pas à l’exigence de légalité en raison d’atteintes aux garanties du procès équitable constatées dans son application, d’autre part, que les dispositions légales en question posaient des problèmes structurels qui étaient de nature à entraîner des violations récurrentes de la liberté d’expression et, enfin, qu’une modification législative s’imposait pour faire cesser la survenance de telles violations (paragraphe 31 ci-dessus). À cet égard, la haute juridiction a constaté, dans la pratique judiciaire interne, que les décisions de sursis au prononcé de jugement n’étaient pas motivées de manière adéquate et suffisante, que les tribunaux ne prenaient pas suffisamment en compte les arguments présentés en défense par les plaignants et écartaient sans motifs pertinents leurs demandes quant au recueil et à l’examen des éléments de preuves, et que lesdits plaignants ne disposaient ni de l’assistance d’un défenseur, ni du temps et des facilités nécessaires à une préparation adéquate de leur défense. Elle a en outre relevé que l’opposition, qui était la seule voie de recours ouverte aux intéressés s’agissant d’une décision de sursis au prononcé du jugement, était en pratique ineffective dans la mesure où les juridictions statuant dans ce cadre avaient souvent recours à une motivation stéréotypée et insuffisante, ne procédant qu’à un simple examen formel, sur dossier, sans effectuer de mise en balance des intérêts en jeu, et que la pratique consistant à demander à un accusé tout au début de la procédure pénale, soit avant que la question de sa culpabilité n’ait été tranchée, son consentement à une mesure de sursis au prononcé du jugement était de nature à exercer une pression sur lui et à faire naître chez le juge une perception de culpabilité de l’intéressé, ce qui ne pouvait être compensé par aucune garantie de procès équitable (ibidem).

65. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle a noté que la norme prévoyant le sursis au prononcé du jugement, pas plus que les dispositions légales applicables, la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière ou la pratique des tribunaux de première instance, ne permettaient de remédier aux problèmes découlant de l’application de ladite mesure de sursis, ajoutant que la législation en vigueur n’était pas à même de prévenir de manière systématique l’effet dissuasif causé par la mesure en question sur divers droits fondamentaux des accusés, tels que le droit à la liberté d’expression et le droit à la liberté de réunion pacifique (ibidem). Par conséquent, elle a considéré que les dispositions instaurant le sursis au prononcé du jugement devaient être amendées aux fins de la suppression des problèmes structurels constatés dans la pratique judiciaire relative à cette mesure, et elle a énoncé à cette fin des recommandations précises à l’attention de l’organe législatif (ibidem ; voir aussi à cet égard l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 1er juin 2023, abrogeant les paragraphes 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 14 de l’article 231 du code de procédure pénale, cité au paragraphe 26 ci-dessus).

66. La Cour fait siennes les conclusions de la Cour constitutionnelle relatives à l’article 231 du code de procédure pénale (voir, mutatis mutandis, Akdeniz et autres, précité, § 96) – lequel constituait, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, la base légale des mesures de sursis au prononcé du jugement adoptées à l’égard des requérants dans la présente espèce – quant au fait qu’en l’absence de garanties procédurales suffisantes encadrant le pouvoir d’appréciation accordé aux juridictions nationales dans l’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement, la disposition en question n’offrait pas la protection requise contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Karastelev et autres, § 91, voir aussi les paragraphes 170 et 173 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, paragraphe 31 ci-dessus). Elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion en l’espèce.

67. Dans ces circonstances, la Cour considère, à l’instar de la Cour constitutionnelle, que la base légale des ingérences litigieuses ne définissait pas l’étendue et les modalités d’exercice de la mesure de sursis au prononcé du jugement avec une netteté suffisante pour permettre aux requérants de jouir du degré de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Il s’ensuit que les ingérences en question n’étaient pas « prévues par la loi », au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

68. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par ce paragraphe – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité des ingérences dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

69. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

70. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

71. Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) pour dommage matériel. La requérante ne présente pas de demande à ce titre. Ils sollicitent chacun 20 000 EUR au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi, sans produire de document à l’appui de leurs prétentions.

72. Le Gouvernement soutient que la demande du requérant relative au dommage matériel n’est pas étayée, et il considère qu’elle est excessive dès lors que le dommage allégué n’est pas établi. Quant aux sommes réclamées au titre du dommage moral, il argue qu’elles sont non étayées et excessives et qu’elles ne correspondent pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.

73. La Cour constate que la demande formulée par le requérant au titre du dommage matériel n’est pas étayée et, partant, elle la rejette. Elle octroie à chacun des requérants 2 600 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

74. Le requérant réclame 10 000 EUR pour les frais d’avocat qu’il dit avoir exposés. La requérante sollicite quant à elle 1 250 EUR au titre des frais d’avocat ainsi que 100 EUR pour frais de traduction et 30 EUR pour frais administratifs et postaux. Ils ne soumettent aucun document à l’appui leurs demandes.

75. Le Gouvernement argue que les requérants n’ont présenté ni convention d’honoraires signée qui aurait été conclue entre eux et leurs avocats, ni aucun justificatif de paiement relatif aux frais allégués. Il estime en outre que les montants demandés au titre des frais et dépens sont excessifs au regard des sommes allouées par la Cour dans des procédures similaires.

76. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens sur le fondement de l’article 41 de la Convention que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l’espèce, compte tenu des critères susmentionnés, la Cour rejette les demandes formées par les requérants au titre des frais et dépens, faute pour eux d’avoir produit les justificatifs requis.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 600 EUR (deux mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award