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18/07/2023 | CEDH | N°001-226080

CEDH | CEDH, AFFAIRE OSMAN ET ALTAY c. TÜRKİYE, 2023, 001-226080


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE OSMAN ET ALTAY c. TÜRKİYE

(Requêtes nos 23782/20 et 40731/20)

ARRÊT

Art 10 • Liberté de recevoir des informations et des idées • Rétention par les autorités pénitentiaires d’éditions d’un journal envoyées par la poste à des détenus sans l’intermédiaire de l’administration en méconnaissance des modalités légales prévues • Deux lignes jurisprudentielles distinctes de la Cour constitutionnelle concernant la réception des publications dans les établissements pénitentiaires selon leur mode de réception • Pre

mière ligne sur celles adressées aux détenus dans le respect de la loi exigeant des autorités pénitentiaires d...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE OSMAN ET ALTAY c. TÜRKİYE

(Requêtes nos 23782/20 et 40731/20)

ARRÊT

Art 10 • Liberté de recevoir des informations et des idées • Rétention par les autorités pénitentiaires d’éditions d’un journal envoyées par la poste à des détenus sans l’intermédiaire de l’administration en méconnaissance des modalités légales prévues • Deux lignes jurisprudentielles distinctes de la Cour constitutionnelle concernant la réception des publications dans les établissements pénitentiaires selon leur mode de réception • Première ligne sur celles adressées aux détenus dans le respect de la loi exigeant des autorités pénitentiaires de faire une analyse détaillée de leur contenu au regard de sa dangerosité et envisager la suppression des passages problématiques afin de remettre la partie restante à l’intéressé • Cour européenne ayant fait siens ces principes dans Mehmet Çiftçi c. Türkiye • Seconde ligne sur celles adressées par voie postale ou remise par des visiteurs sans l’intermédiaire de l’administration en méconnaissance du loi • Rétention des publications fondée sur la charge de travail causée par leur contrôle et sur la nécessité d’empêcher la communication entre terroristes • Cour constitutionnelle en l’espèce, appliquant sa seconde ligne jurisprudentielle, semblant justifier la rétention systématique des publications, non sur leurs contenus dangereux, mais sur leur réception illégale • Décisions des autorités nationales sans motivation satisfaisante, sans raisonnement propre à établir un lien avec les contenus litigieux et à fonder leurs conclusions au regard des critères établis par la Cour européenne et de sa première ligne jurisprudentielle • Possible remise des publications après retrait des passages problématiques non évoquée • Absence de mise en balance adéquate des intérêts en jeu et obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration non remplie • Motifs ni pertinents ni suffisants

STRASBOURG

18 juillet 2023

Demande de renvoi devant la Grande Chambre en cours

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Osman et Altay c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,

Vu les requêtes (nos 23782/20 et 40731/20) dirigées contre la République de Türkiye et dont un ressortissant syrien et un ressortissant turc, MM. Abdulmenaf Osman et Mehmet Altunç Altay (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 3 juin 2020 et le 24 août 2020 respectivement,

Vu les décisions de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief fondé sur l’article 10 de la Convention et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 juin 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requêtes concernent la rétention par l’administration pénitentiaire de quatre numéros d’un journal bihebdomadaire envoyés par voie postale, en méconnaissance des modalités prévues en la matière, aux requérants, alors détenus dans deux prisons distinctes.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1965 et en 1956. M. Osman a été autorisé à assurer lui-même la défense de ses intérêts, conformément à l’article 36 § 2 in fine du règlement de la Cour. M. Altay a été représenté par Me G. Tuncer, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

4. À l’époque des faits, les requérants purgeaient dans les centres pénitentiaires de haute sécurité, selon le cas, d’Akhisar et d’Edirne, une peine de réclusion à perpétuité aggravée à laquelle ils avaient été condamnés pour avoir commis les infractions de séparation d’un territoire placé sous la souveraineté de l’État ou de l’administration de l’État et de tentative de modification de l’ordre constitutionnel par la force.

1. lA RÉTENtion des journaux envoyés aux requérants et les procédures y relatives
1. Concernant Abdulmenaf Osman (« le premier requérant »)

5. Le 17 mai 2019, le comité d’éducation du centre pénitentiaire de Manisa intercepta quatre numéros du journal bihebdomadaire Yeni Demokrasi (« Nouvelle démocratie ») qui avaient été envoyés au premier requérant par voie postale, sans avoir été commandés ni achetés par l’administration pénitentiaire pour le compte de celui-ci, et il décida de ne pas les lui remettre. À l’appui de sa décision, ledit comité se référa à l’article 62 § 1 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives (« loi no 5275 »), à l’article 43 du règlement relatif à l’administration des centres pénitentiaires et à l’exécution des peines et des mesures préventives, à l’article 8 § 3 du règlement relatif aux matériels et articles qui peuvent être autorisés dans les centres pénitentiaires et à l’article 11/b de la directive sur les bibliothèques et étagères des centres pénitentiaires. Il considéra, d’une part, que les pages 7, 12 et 13 du numéro 30, la page 7 du numéro 31, les pages 3, 8 et 20 du numéro 32 et les pages 1, 3, 6, 16 et 17 du numéro 33 dudit journal, qui contenaient des informations et des photographies sur des grèves de la faim alors en cours dans diverses prisons, pouvaient entraîner une généralisation desdits événements et, d’autre part, que la page 22 du numéro 31 comportait des déclarations faisant l’éloge d’une organisation terroriste, et il estima par conséquent que toutes ces publications mettaient en péril la sécurité dans l’établissement pénitentiaire.

6. Le 13 juin 2019, le juge de l’exécution d’Akhisar rejeta l’opposition formée par le premier requérant contre la décision du comité d’éducation, au motif que cette décision avait été rendue conformément à la procédure pertinente.

7. Le 27 juin 2019, la cour d’assises d’Akhisar rejeta l’opposition introduite par le premier requérant contre la décision du juge de l’exécution, estimant que celle-ci était conforme à la procédure et à la loi.

2. Concernant Mehmet Aytunç Altay (« le deuxième requérant »)

8. Le 21 décembre 2018, le comité d’éducation du centre pénitentiaire d’Edirne intercepta quatre numéros du journal bihebdomadaire Yeni Demokrasi qui avaient été envoyés au deuxième requérant par voie postale, sans avoir fait l’objet d’une commande ou d’un achat de la part de l’administration pénitentiaire, et il décida de ne pas les lui remettre. À l’appui de sa décision, le comité en cause se référa à l’article 62 § 3 de la loi no 5275, à l’article 8 § 3 du règlement relatif aux matériels et articles qui peuvent être autorisés dans les centres pénitentiaires, ainsi qu’aux articles 11/b et 12 de la directive sur les bibliothèques et étagères des centres pénitentiaires. Il estima que les pages 19, 21, 22 et 23 du numéro 20, les pages 19, 20, 21 et 22 du numéro 21, les pages 8, 12, 13, 14, 22 et 23 du numéro 22 ainsi que les pages 7, 12, 13, 16, 22, 23 et 24 du numéro 23 du journal en question renfermaient de la propagande écrite et visuelle en faveur d’une organisation terroriste, des expressions faisant l’éloge du crime et des criminels ainsi que des activités d’une organisation terroriste aux fins d’encouragement de la participation à de telles entreprises, des passages propres à renforcer la solidarité organisationnelle entre les détenus et des commentaires approuvant et soutenant la violence et la rébellion, et que, par conséquent, toutes ces publications étaient susceptibles de provoquer l’insubordination parmi les détenus et de mettre en péril la sécurité dans l’établissement pénitentiaire.

9. Le 18 janvier 2019, le juge de l’exécution d’Edirne rejeta l’opposition introduite par le requérant contre la décision du comité d’éducation, considérant que tant la motivation que la conclusion de cette décision étaient appropriées.

10. Le 14 février 2019, la cour d’assises d’Edirne rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision du juge de l’exécution, au motif que celle-ci était conforme à la procédure et à la loi.

2. les RECOURs individuels introduits par les requérants devant la Cour constitutionnelle

11. Les 11 juillet et 19 mars 2019 respectivement, les requérants formèrent chacun un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, arguant que leur liberté d’expression avait été méconnue à raison de la rétention par l’administration pénitentiaire des divers numéros du journal en question.

12. Les 29 avril et 3 mars 2020, la Cour constitutionnelle, siégeant en formation de deux juges, déclara les recours individuels des requérants irrecevables pour défaut manifeste de fondement. Elle se référa à son arrêt de principe İbrahim Kaptan (2) (recours no 2017/30723, 12 septembre 2018). La motivation des deux décisions se lisait comme suit :

« Après examen du recours, pour autant que la Cour constitutionnelle est compétente pour examiner les recours individuels et eu égard aux documents soumis, il est conclu qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans les droits et libertés fondamentaux énoncés dans la Constitution ou que l’ingérence [dans l’exercice desdits droits et libertés] n’en constituait pas une violation (voir, dans le même sens, İbrahim Kaptan (2) (recours no 2017/30723, §§ 22-37, 12 septembre 2018). »

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

1. La législation pertinente
1. La loi no 5275

13. La loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives énonce en son article 3, intitulé « Le but principal de l’exécution [des peines] », ce qui suit :

« L’exécution des peines et des mesures préventives a pour but principal d’assurer une prévention générale et spécifique, de renforcer à cette fin les facteurs de non-récidive du condamné, de protéger la société contre la criminalité, d’encourager le condamné à se resocialiser et de faciliter son adaptation à un mode de vie productif et responsable, respectueux des lois, des ordres et des règles sociales. »

14. L’article 61 de la loi no 5275, intitulé « Bénéficier de la bibliothèque », est ainsi libellé :

« (1) Dans les établissements pénitentiaires sont créés des bibliothèques ou des étagères, en fonction de la taille de l’établissement. Dans les bibliothèques ou étagères, outre les livres qui [constituent] des supports aux cours dispensés, [sont] conservés, dans la mesure du possible, des livres qui [permettent] aux détenus d’utiliser leur temps libre, d’acquérir l’habitude de la lecture et de développer leur horizon culturel.

(2) Les détenus doivent pouvoir bénéficier de la bibliothèque de l’établissement.

(3) Ce service peut également être assuré par des bibliothèques mobiles. »

15. L’article 62 de la même loi, intitulé « Le droit de bénéficier des publications périodiques et non périodiques », tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :

« 1. Le condamné a le droit de bénéficier de [toute] publication périodique et non périodique en en acquittant le prix, à condition que [ces publications ne soient pas] interdites par un tribunal.

2. Les journaux, livres et publications imprimées émanant d’institutions publiques, d’universités, d’organisations professionnelles ayant le statut d’institution publique, de fondations bénéficiant d’une exonération fiscale [sur décision du] Président de la République et d’associations œuvrant dans l’intérêt public sont remis gratuitement et librement aux condamnés. Les manuels scolaires des condamnés suivant des études ou des formations ne sont pas soumis à inspection.

3. Aucune publication mettant en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des articles, écrits, photographies ou commentaires obscènes ne sera remise au condamné.

(...) »

16. L’article 69 (1) de cette loi, intitulé « Le droit du condamné d’accepter un cadeau envoyé de l’extérieur », est ainsi libellé :

« (1) Le condamné [se trouvant] dans un établissement pénitentiaire fermé a le droit d’accepter [tout] cadeau ne présentant pas de danger pour la sécurité de l’établissement qui [lui] est envoyé de l’extérieur, tous les deux mois, et en plus, à [l’occasion] de fêtes religieuses, du jour de l’an ou de son anniversaire. Les condamnés mineurs, les condamnés ayant atteint l’âge de soixante-cinq ans et les femmes condamnées ayant des enfants avec elles peuvent accepter des cadeaux en dehors de [ces occasions précisées], conformément à une décision à prendre par le comité d’administration et d’observation. Les principes et procédures [applicables] en la matière sont précisés dans le règlement. »

2. Le règlement relatif à l’administration des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines et des mesures préventives

17. L’article 92 du règlement relatif à l’administration des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines et des mesures préventives, intitulé « Le droit d’accepter des cadeaux envoyés de l’extérieur », se lit comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :

« (1) Le condamné [se trouvant] dans un établissement fermé a le droit d’accepter les cadeaux ne présentant pas de danger pour la sécurité de l’établissement qui [lui] sont envoyés de l’extérieur à l’occasion des fêtes de la religion à laquelle il appartient, du jour de l’an et de son anniversaire [tel que] précisé dans le registre des détenus, dans le respect des principes suivants :

a) Le condamné ne peut accepter comme cadeau que des livres ou des vêtements,

b) Les cadeaux peuvent être donnés par des visiteurs ou envoyés par la poste ou par cargo,

(...) »

18. L’article 43 du règlement relatif à l’administration des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines et des mesures préventives, intitulé « Devoirs et compétences du comité d’éducation », est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

« (1) Le comité d’éducation est (...) chargé d’accomplir les tâches suivantes :

(...)

(ı) Décider si les (...) publications reçues par l’établissement sont de nature à mettre en péril la sécurité de l’établissement ou contiennent des articles, écrits, photographies ou commentaires obscènes,

(...) »

3. Directive sur les bibliothèques et étagères des centres pénitentiaires

19. L’article 11 de la directive sur les bibliothèques et étagères des centres pénitentiaires, intitulé « Publications qui ne seront pas acceptées dans l’établissement », est ainsi rédigé :

« [Ne seront pas acceptées dans l’établissement :]

a) Les publications interdites par les tribunaux ;

b) Même si elles ne sont pas interdites par les tribunaux, les publications qui sont considérées, par décision du comité d’éducation, comme mettant en péril la sécurité de l’établissement ou comme contenant des articles, écrits, photographies et commentaires obscènes ;

(...) »

20. Pour d’autres dispositions de droit interne pertinentes en l’espèce, voir Mehmet Çiftçi c. Türkiye (no 53208/19, §§ 10-15, 16 novembre 2021).

2. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

21. Les principes régissant l’accès des détenus aux publications périodiques et non périodiques au sein des établissements pénitentiaires font l’objet d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle, que celle-ci a développée dans plusieurs arrêts. Dans le cadre de cet ensemble jurisprudentiel, la haute juridiction opère une distinction selon que les publications été envoyées dans le respect ou en méconnaissance des modalités prévues par la législation pertinente.

1. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative aux publications reçues dans le respect des modalités prévues par la législation pertinente
1. Arrêt Halil Bayık

22. Dans son arrêt Halil Bayık (recours no 2014/20002, 30 novembre 2017, §§ 44-47), la Cour constitutionnelle a énoncé les principes que les juridictions de première instance et autre organe exerçant la puissance publique devaient observer relativement aux ingérences prenant la forme d’un refus de remettre à un détenu une publication périodique ou non périodique. Elle les a exposés comme suit :

« 44. Le rôle de la Cour constitutionnelle consiste notamment à vérifier, [d’une part], que l’ingérence dénoncée dans le recours [qui lui est soumis] repose sur une appréciation acceptable des faits et, [d’autre part], qu’elle n’est pas arbitraire. Ce contrôle implique donc de s’assurer que des motifs pertinents et suffisants ont été fournis par les juridictions de première instance et [les] autres organes exerçant la puissance publique [concernés] quant au caractère nécessaire et proportionné de l’ingérence dans une société démocratique (...)

45. Concernant les griefs tels que ceux [soulevés dans] le présent recours, les éléments – dont certains sont également énumérés ci-dessus (...) – qui doivent figurer dans les décisions des juridictions de première instance et autres organes exerçant la puissance publique pour que leur motivation soit considérée comme pertinente et suffisante, et qui peuvent varier selon les circonstances de [ces] recours [portant sur des questions] similaires, peuvent être énumérés comme suit :

i. Le type de prison dans lequel le recourant purge sa peine et le type d’infraction qu’il a commise, et si le type de prison ou d’infraction [en cause] a eu une quelconque incidence sur l’adoption de la mesure en question (...)

ii. Si la restriction [d’accès] à tout ou partie d’une publication est liée à la réinsertion du détenu, la relation entre le contenu de la publication et la réinsertion du détenu doit être pleinement démontrée (...)

iii. Le milieu social et le casier judiciaire de chaque détenu, ses capacités et aptitudes intellectuelles, sa personnalité, la durée de sa peine de prison et ses perspectives de libération doivent être pris en compte (...)

iv. Dans ce contexte, il convient d’évaluer si la publication en question a précédemment incité des personnes condamnées pour des infractions terroristes à devenir plus violentes envers l’État ou envers des individus qu’elles considéraient comme responsables de ce dont elles s’estimaient victimes (...)

v. La nature, le contenu, l’éditeur et les passages problématiques de la publication périodique ou non périodique non remise au détenu doivent être précisés et les parties jugées répréhensibles doivent être analysées en détail.

vi. Si la publication en question a un lien avec des organisations terroristes ou la légitimation d’activités terroristes, il y a lieu, dans le cadre de pareille analyse, de ménager un équilibre entre le droit du détenu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique à se protéger contre les activités des organisations terroristes (...)

vii. Aux fins de l’exercice de mise en balance susmentionné, [les questions suivantes doivent être examinées] :

– si, prise dans son ensemble, la publication donnant lieu à l’ingérence visait une personne privée, des agents publics, une partie déterminée de la population ou l’État, et si elle incitait à la violence à leur égard (...),

– si des individus ont été exposés à un risque de violence physique et si [la publication] attisait la haine contre eux (...),

– si le message véhiculé par la publication suggère que le recours à la violence est une mesure nécessaire et justifiée,

– si la violence est glorifiée [par la publication], [et] si [celle-ci] incite à la haine, à la vengeance ou à la résistance armée,

– si en portant des accusations ou en incitant à la haine, la publication peut conduire à de nouvelles violences dans toutes ou certaines régions du pays,

– si les propos figurant dans la publication mettent en danger la sécurité, la discipline ou l’ordre au sein de la prison,

– si [la publication est de nature] à faciliter la communication à des fins organisationnelles entre membres d’organisations terroristes et (...) criminelles ou d’autres organisations criminelles (...),

– si elle contient des informations fausses ou inexactes, des menaces ou des déclarations insultantes susceptibles d’effrayer des personnes ou des organisations (...),

– si le degré d’intensité des hostilités [ayant cours] dans une partie ou dans l’ensemble du pays au moment de la publication ou au moment où elle a été reçue à la prison [en cause] pour être transmise au détenu, ou le degré de tension existant au sein de ladite prison ou dans le pays, ont eu une incidence sur la décision de non-remise [de la publication] au détenu (...),

– si la mesure restrictive (...) [adoptée par l’administration pénitentiaire] avait pour objectif de répondre à un besoin social impérieux dans une société démocratique et si elle constituait [une mesure] de dernier recours (...),

– enfin, il est nécessaire d’apprécier, en sus du contenu de la publication, si la restriction [imposée] était proportionnée (...) et interférait de manière minimale avec la liberté d’expression pour atteindre [le but] poursuivi [de la protection de] l’intérêt public.

viii. Il est toujours loisible aux tribunaux de première instance et autres organes exerçant la puissance publique de [s’appuyer], selon les circonstances de l’affaire, sur l’avis d’experts et, si nécessaire, de [demander] des rapports et opinions d’experts en sciences sociales, de chercheurs ou d’universitaires. De cette manière, [lesdites entités seront] à même d’évaluer plus efficacement la conformité de la mesure portant refus [de communication] d’une publication périodique ou non périodique à un détenu avec les critères énoncés dans la loi et dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.

46. Des propos tendant à l’éloge, au soutien ou à la justification d’actes violents [commis par] une organisation terroriste peuvent être considérés comme constituant une incitation à la résistance armée, une glorification de la violence ou une incitation à la haine et à l’hostilité. Toutefois, le seul motif qu’ils véhiculent des idées [défendues par] une organisation terroriste et [cautionnent] les objectifs [de celle-ci], qu’ils critiquent sévèrement les politiques officielles ou qu’ils évoquent les désaccords de l’organisation terroriste avec [lesdites] politiques ne saurait [suffire à] fonder le refus de remettre [les publications] aux détenus, une telle ingérence ne pouvant être justifiée que pour autant qu’un ou plusieurs des motifs énoncés ci-dessus (§§ 28-45) sont également avancés.

47. Il convient de réaffirmer que le simple fait que des informations et des opinions contenues dans les publications non transmises aux détenus soient offensantes, surprenantes ou dérangeantes ne suffit pas à justifier l’ingérence [en cause] (...) »

2. Arrêt Recep Bekik et autres

23. Dans son arrêt Recep Bekik et autres (recours no 2016/12936, 27 mars 2019), la Cour constitutionnelle a examiné un grief relatif au rejet de demandes formulées par des détenus en vue de l’achat de périodiques par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire avec imputation des frais sur leur compte nominatif tenu par l’établissement pénitentiaire. Dans cet arrêt, après avoir résumé les principes exposés par elle dans l’arrêt précité Halil Bayık quant au contrôle que l’administration pénitentiaire doit effectuer en vertu de la législation sur les publications envoyées aux détenus dans les centres pénitentiaires, la Cour constitutionnelle a estimé que la pratique suivie dans les prisons concernant l’accès aux périodiques soulevait un problème d’ordre structurel. Les passages pertinents en l’espèce de l’arrêt se lisaient comme suit :

« 43. Les principes relatifs au contrôle qui doit être opéré en vertu des articles 3 et 62 de la loi no 5275 concernant les publications [qui ne font l’objet d’aucune décision d’interdiction] sont exposés dans l’arrêt Halil Bayık (recours no 2014/20002, 30 novembre 2017). Il [y] est ainsi indiqué que les ingérences [fondées sur] une motivation ne répondant pas aux critères [établis] dans l’arrêt Halil Bayık emporteront violation [de la Constitution]. Les principes énoncés dans [ledit] arrêt sont [les suivants] :

(...)

45. (...) [I]l faut (...) apprécier, en ce qui concerne les passages considérés comme [problématiques] s’il est possible de les supprimer des publications qu’il a été décidé, après un contrôle effectué conformément aux critères établis dans l’arrêt Halil Bayık, de ne pas transmettre au condamné (...), et de lui remettre la partie restante. Même s’il peut être admis que la publication dans son ensemble ne soit pas communiquée au condamné dans les cas où les parties [posant problème] ne peuvent être séparées [du reste de la publication] ou [dans les cas où] le restant de la publication serait dépourvu d’intérêt après la suppression desdits passages, cette situation particulière doit faire l’objet d’une motivation [spécifique] dans la décision.

46. La Cour constitutionnelle, dans le cadre de sa jurisprudence relative à l’accès aux publications au sein des centres pénitentiaires, a conclu à une violation de la liberté d’expression et ordonné la réouverture de la procédure dans plusieurs affaires concernant des ingérences constituées par un refus de remettre aux détenus (...) des publications périodiques et non périodiques. La Cour constitutionnelle a indiqué dans [certains] de ces arrêts de violation que la motivation de [la décision constitutive de l’]ingérence ne satisfaisait pas aux critères prévus dans l’arrêt Halil Bayık, qu’aucun rapport concret n’avait été établi avec les expressions considérées comme [problématiques] [pour faire en sorte que] la motivation ne [restât pas] abstraite et que la question de savoir s’il était possible d’enlever les parties contenant les expressions considérées comme [inopportunes] et de remettre le restant de la publication aux plaignants n’avait pas été examinée (...)

47. Elle a précisé dans certains [autres] de ces arrêts de violation que même si une concrétisation avait été tentée au moyen de l’indication du numéro des pages [renfermant] les passages de la publication litigieuse considérés comme [problématiques], la méthode d’examen [exposée dans l’arrêt Halil Bayık] n’avait pas été suivie. En outre, il est relevé dans les arrêts [en question] que bien que les passages [problématiques] eussent été clairement désignés, l’ensemble de la publication avait été [interceptée], [sans que] le refus de remettre la publication [dans son intégralité] n’eût été motivé (...)

48. En l’espèce, les publications périodiques, telles que des magazines et des journaux, auxquelles les auteurs des recours s’étaient abonnés ou qu’ils avaient achetées n’ont pas été remises à ces derniers. À cet égard, puisqu’il s’agit [dans le cas d’espèce] de publications périodiques qui ont été achetées par l’administration [pénitentiaire] [après] paiement de leur prix par les requérants ou auxquelles ces derniers s’étaient abonnés, et qui ne font l’objet d’aucune décision [d’interdiction], les autorités publiques [se devaient] d’effectuer un contrôle en application des articles 3 et 62 de la loi no 5275 et à la lumière des principes et critères établis dans la jurisprudence de la Cour [constitutionnelle] (...)

49. [La Cour constitutionnelle] constate que certaines des décisions [qui ont été rendues par] les administrations pénitentiaires et les tribunaux du fond concernant le refus de remettre les publications en question aux plaignants [comportent] des appréciations qui ne satisfont pas aux critères prévus dans [son] arrêt Halil Bayık. Elle observe que les décisions en cause ne précisent pas quelles parties des publications litigieuses [ont été] considérées comme [inopportunes], et [qu’elles ne contiennent que] des considérations abstraites, au lieu d’une appréciation [fondée sur] des références concrètes [aux] passages [en question]. Elle relève [toutefois] que, dans une majorité des décisions [relatives à l’espèce], les administrations pénitentiaires et les tribunaux du fond indiquent sur quelles pages se trouvent les passages des publications périodiques [qui ont été] considérés comme [problématiques]. Cela étant, dans [certaines] de ces décisions, la motivation se rapportant aux passages [litigieux] pour lesquels des numéros de page sont clairement indiqués n’est pas conforme aux principes établis par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Par ailleurs, aucune de ces décisions [ne comporte de] discussion [quant à la question de savoir] s’il était possible de retirer les parties considérées comme [inopportunes] et de remettre le restant [des publications] aux plaignants.

50. Prises dans leur ensemble, les décisions de l’administration et des tribunaux du fond montrent que [ce sont] des motifs catégoriques, tels que le fait que les plaignants avaient été condamnés [pour des infractions] de terrorisme et que les centres pénitentiaires dans lesquels ils se trouvaient étaient des centres pénitentiaires de haute sécurité, et non pas la situation personnelle [des intéressés], [qui] ont [joué un rôle déterminant]. [En outre, alors que] pour beaucoup de plaignants, des motifs objectifs sont avancés plutôt que [des éléments tenant à] leur situation personnelle, il est constaté un [manque] d’uniformité concernant l’accès aux publications dans les centres pénitentiaires. On observe [ainsi] [une disparité] des considérations [prises en compte], parmi tous les centres pénitentiaires du pays, quant à la remise ou non d’une même publication à des détenus et condamnés présentant un statut semblable.

51. Des décisions [divergentes] sont rendues relativement à la remise ou non d’une publication concernant des personnes se trouvant dans une situation légale identique [mais] dans différents centres pénitentiaires. Alors qu’une même publication [a été remise] sans aucune entrave à des personnes dans certains centres pénitentiaires, elle [a été], dans d’autres centres pénitentiaires, partiellement ou entièrement refusée à des personnes se trouvant dans la même situation, [sur le fondement] de motivations sans rapport les unes avec les autres.

(...)

54. Se tournant vers le cas d’espèce, [la Cour constitutionnelle rappelle] qu’il ne fait pas de doute que ce sont les administrations pénitentiaires qui [endossent] les compétence et [responsabilité] principales aux fins de garantie de la liberté des détenus et des condamnés de recevoir des informations ou des idées. Cela étant, en ce qui concerne les publications périodiques, le [contrôle des] juges de l’exécution ne peut suffire à remédier à des divergences [existant] dans la pratique ou à contrecarrer les pratiques [inconstitutionnelles] de l’administration [en la matière] qui [échappent à toute] motivation.

55. À la lumière des considérations qui précèdent, [la Cour constitutionnelle] a acquis la conviction qu’il n’existe pas de mécanisme susceptible, [d’une part], d’empêcher l’arbitraire quant à la remise ou non de publications périodiques à des détenus et condamnés dans les centres pénitentiaires [et] d’assurer l’application d’un même traitement à ceux se trouvant dans une situation légale identique et, [d’autre part] de garantir des pratiques claires, [indicatives] et constantes.

56. Dans un État de droit, les actes et [pratiques] de l’administration doivent être prévisibles pour les individus. [La Cour constitutionnelle] a la conviction que les divergences de pratiques administratives concernant la remise des publications périodiques aux condamnés constituent un manquement au principe de prévisibilité des activités administratives, qui est une exigence de l’État de droit.

57. [La mise en place des aménagements] nécessaires à la lumière des explications ci-dessus importe au regard [tant] de l’accès des condamnés à des publications périodiques [dont ils ont réglé] le prix [que] de l’exercice par eux, par ce moyen, de leur liberté d’expression. [Ainsi, il est impératif] de créer un mécanisme propre [à assurer] une appréciation plus effective des publications périodiques et à prévenir l’apparition de pratiques divergentes à l’égard des condamnés.

58. Par conséquent, la Cour constitutionnelle considère qu’[il n’y a pas lieu] de se départir, dans les présentes espèces jointes, de sa jurisprudence relative à l’accès des condamnés à des matériaux de presse et de publication. Dans [lesdites affaires] (...) les appréciations qui ont été faites [n’étaient pas] uniformes [et ne] répondaient pas aux critères établis par [elle] concernant la pratique [à suivre] quant à l’autorisation des publications périodiques dans les centres pénitentiaires. Dans le système actuel, seuls les tribunaux chargés du contrôle judiciaire tentent de remédier, par leurs décisions, à des difficultés nées des pratiques de l’administration.

59. Par ailleurs, bien que la Cour constitutionnelle ait rendu à ce jour plusieurs arrêts de violation sur la question en cause, les ingérences [du même type] et les recours individuels introduits [à leur égard] se poursuivent. Considérant conjointement les pratiques actuelles de l’administration et les difficultés rencontrées par les juges de l’exécution pour assurer la conformité desdites pratiques à l’équité, [la Cour] conclut qu’il existe un problème structurel dans le système actuel, [qui] découle de la pratique [administrative] concernant l’autorisation des publications périodiques dans les centres pénitentiaires.

60. Si, malgré les normes constitutionnelles précitées et les dispositions impératives de la loi, [un système] effectif n’est pas établi par l’adoption de mesures administratives et légales [en la matière] afin d’assurer la remise de publications périodiques aux condamnés selon une méthode uniforme, équitable et répondant aux critères dégagés par la Cour constitutionnelle, il ne fait pas de doute que le problème structurel susmentionné se poursuivra et que cela équivaudra à une violation continue de la liberté d’expression protégée par l’article 26 de la Constitution.

61. Eu égard à ce qui précède, il convient de conclure à une violation du droit des plaignants à la liberté d’expression en raison d’un problème structurel (...) découlant de la pratique [administrative]. »

3. Arrêt Yavuz Şen et autres

24. Dans son arrêt Yavuz Şen et autres (recours no 2017/20009, 12 janvier 2022), examinant conjointement 1 846 requêtes individuelles relatives à des rejets de demandes formulées par des détenus aux fins d’achat de journaux par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire, la Cour constitutionnelle a conclu, pour les mêmes motifs que ceux avancés dans l’arrêt Recep Bekik et autres (précité), à la violation de la liberté d’expression des plaignants, après avoir constaté qu’aucune réglementation n’avait été introduite pour résoudre le problème structurel identifié dans ledit arrêt (voir Yavuz Şen et autres, précité, §§ 42-45 et 49).

2. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative aux publications envoyées en méconnaissance des modalités prévues par la législation pertinente : arrêt İbrahim Kaptan (2)

25. Dans son arrêt İbrahim Kaptan (2) (précité, 2018), la Cour constitutionnelle a exposé les principes régissant la remise aux détenus de publications périodiques ou non périodiques envoyées en méconnaissance des modalités prévues à cet effet par la législation pertinente. La Cour constitutionnelle a déclaré le recours individuel examiné irrecevable pour défaut manifeste de fondement, considérant que la non-remise de publications périodiques ou non périodiques, envoyées à des détenus en méconnaissance des modalités prévues par la législation pertinente, ne constituait pas une violation du droit à la liberté d’expression. Les passages pertinents en l’espèce de cet arrêt se lisent comme suit :

« 22. Le plaignant soutient que le fait que les livres, autres que les manuels scolaires, qui lui avaient été adressés par courrier ou par l’intermédiaire de ses proches ne lui aient pas été remis a emporté violation de son droit à l’éducation.

23. La Cour constitutionnelle n’est pas liée par la qualification juridique attribuée aux faits par le plaignant, la qualification juridique des événements et des faits relevant de sa propre appréciation (Tahir Canan, recours no 2012/969, 18/9/2013, § 16). En l’espèce, le grief du plaignant sera examiné sous l’angle de la liberté d’expression.

24. En règle générale, les condamnés et les détenus jouissent de tous les droits et libertés fondamentaux entrant dans le champ d’application de la Constitution et de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») (Mehmet Reşit Arslan et autres, recours no 2013/583, 10/12/2014, § 65). Dans ce contexte, la liberté d’expression des condamnés et des détenus est protégée à la fois par la Constitution et la Convention (Murat Karayel (5), recours no 2013/6223, 7/1/2016, § 27).

25. Toutefois, la liberté d’expression n’est pas un droit absolu et elle peut être limitée dans les conditions prévues par la deuxième clause de l’article 26 de la Constitution. Pour autant qu’elles sont la conséquence inévitable d’une incarcération dans un établissement pénitentiaire, des restrictions peuvent être apportées aux droits des détenus, si elles [sont justifiées] par des exigences acceptables propres à assurer la protection de la sécurité et de l’ordre dans l’établissement, telles que la prévention du crime et le maintien de la discipline – et à condition qu’elles soient prévues par la loi (Murat Karayel (5), § 29). Dans le cas présent, il est admis que l’ingérence faisant l’objet du recours a été imposée aux fins de prévention de la criminalité et de maintien de la discipline au sein de l’établissement pénitentiaire, conformément à l’article 62 de la loi no 5275. Toutefois, cette ingérence [devait] également respecter les exigences de la société démocratique, telle que garantie par l’article 13 de la Constitution.

26. Pour qu’une ingérence dans l’exercice de droits et libertés fondamentaux soit considérée comme compatible avec les exigences de la société démocratique, elle doit répondre à un besoin social impérieux et être proportionnée à celui-ci. Il est évident que l’appréciation menée à cet égard ne peut se faire nonobstant la prise en compte du principe de proportionnalité, qui se fonde sur le rapport entre la finalité de la restriction et les moyens utilisés pour atteindre cette finalité. Ainsi, bien que l’article 13 de la Constitution comporte deux critères distincts tirés, respectivement, (...) « [des] exigences de la société démocratique » et (...) « [du] principe de proportionnalité », [lesdits] critères font partie d’un tout et il existe une relation étroite entre eux (Bekir Coşkun [GC], recours no 2014/12151, 4/6/2015, §§ 53-55 ; Mehmet Ali Aydın [GC], recours no 2013/9343, 4/6/2015, §§ 70-72 ; Cour constitutionnelle, E.2007/4, K.2007/81, 18/10/2007).

27. Pour qu’une restriction à la liberté d’expression puisse passer pour répondre à un besoin social impérieux, elle doit à la fois avoir pour but de satisfaire à un besoin social impérieux dans une société démocratique, et revêtir un caractère exceptionnel. [En conséquence,] [p]our que la mesure constitutive de l’ingérence soit considérée comme répondant à un besoin social impérieux, elle doit être propre à atteindre l’objectif visé, de dernier recours et la mesure la plus légère qui puisse être prise [à cette fin]. Une ingérence qui ne contribue pas à la réalisation du but poursuivi ou qui est sensiblement plus lourde que [ce qui est nécessaire pour atteindre ledit] but ne peut être considérée comme répondant à un besoin social impérieux (Pour des décisions similaires, voir Bekir Coşkun, § 51 ; Mehmet Ali Aydın, § 68 ; Tansel Çölaşan, recours no 2014/6128, 7/7/2015, § 51).

28. La proportionnalité, quant à elle, suppose une absence de déséquilibre excessif entre le but poursuivi à travers la restriction et la mesure restrictive mise en œuvre, c’est-à-dire le respect d’un juste équilibre entre les droits de l’individu et les intérêts publics, ou les droits et intérêts d’autres individus si l’ingérence a pour but de protéger les droits d’autrui. Dans l’hypothèse où la mise en balance avec l’intérêt public ou l’intérêt d’autres particuliers [en cause] révèle qu’une charge manifestement disproportionnée a été imposée au titulaire du droit auquel il est porté atteinte, il convient de conclure que [la mesure en question] soulève un problème au regard du principe de proportionnalité (Ferhat Üstündağ, recours no 2014/15428, 17/7/2018, § 48).

29. Conformément à l’article 62 de la loi no 5275, la Direction générale a estimé qu’aucun document envoyé par courrier ou déposé par des proches dans les établissements pénitentiaires ne devait être remis aux détenus et aux condamnés, à l’exception des manuels scolaires pour ceux qui poursuivaient leurs études. La question que doit examiner la Cour constitutionnelle dans le cas d’espèce est [donc] celle de savoir si l’interprétation et l’application [qui ont été faites] des paragraphes 1 et 2 de la disposition précitée ont emporté violation de la liberté d’expression du recourant.

30. La disposition susmentionnée prévoit que les détenus et les condamnés ont le droit de bénéficier de publications périodiques et non périodiques, à condition de les payer. Conformément à la lettre susmentionnée de la Direction générale, la pratique des établissements pénitentiaires veut que les publications demandées qui remplissent les autres conditions visées à l’article 62 de la loi no 5275 soient achetées [au profit du détenu concerné] par les administrations des établissements avec l’argent déposé sur le compte nominatif [dudit] détenu. [Toutefois], la disposition en question ne précise pas si des livres ou publications périodiques ou non périodiques autres que des manuels scolaires peuvent être adressés ou apportés aux condamnés et aux détenus par courrier ou par des visiteurs.

31. Par conséquent, les (...) détenus concernés par le [présent] recours, qui se trouvaient dans des établissements d’exécution des peines au moment des faits, pouvaient bénéficier librement de publications périodiques ou non périodiques dans les cas suivants :

i. Le détenu peut demander que toute publication soit achetée et lui soit remise par l’établissement, à condition qu’elle soit payée avec l’argent déposé [par lui] sur un compte nominatif [tenu par] l’établissement pénitentiaire (...).

ii. Les journaux, livres et publications imprimées émanant d’institutions officielles, d’universités, d’organisations professionnelles ayant le statut d’établissement public, de fondations bénéficiant d’une exonération fiscale [sur décision] du Président de la République et d’associations œuvrant dans l’intérêt public, pour autant qu’ils n’ont pas été interdits par les tribunaux, sont remis gratuitement et librement aux détenus (...)

iii. Le détenu a un accès libre à la bibliothèque de l’établissement (...)

iv. Le détenu a le droit de recevoir des livres envoyés par courrier ou apportés en cadeau par des visiteurs à l’occasion des fêtes de la religion à laquelle il appartient, du jour de l’an ou de son anniversaire [tel qu’]indiqué dans son acte de naissance (...)

v. Les détenus qui suivent des études ou une formation peuvent recevoir, sans aucune entrave, des manuels scolaires (...)

32. Les administrations des établissements pénitentiaires sont tenues de procéder à un contrôle des publications périodiques ou non périodiques, énumérées ci-dessus (§ 31), dont les détenus peuvent bénéficier, afin de vérifier si elles remplissent les conditions prévues au paragraphe (3) de l’article 62 de la loi no 5275. Ledit contrôle doit être effectué conformément aux principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (Halil Bayık [GC], recours no 2014/20002, 30/11/2017, §§ 28-45), et à l’issue de cette évaluation, il doit être décidé s’il est approprié d’accepter ou non les publications au sein de l’établissement.

33. Dans le présent cas, le plaignant se plaint du fait que toutes les publications périodiques ou non périodiques adressées ou apportées aux (...) détenus par courrier ou par des visiteurs soient systématiquement [confisquées] par [l’administration]. Selon les données du ministère de la Justice, en mai 2018, il y avait environ 245 000 condamnés et détenus dans les établissements pénitentiaires. Il est clair que requérir que toute publication envoyée à l’un ou l’autre de ces individus fasse l’objet d’un examen conforme aux principes susmentionnés (§ 32) pour lui être [le cas échéant] remise est susceptible de [faire peser sur] l’administration des établissements pénitentiaires une charge les empêchant de remplir correctement leurs devoirs tenant au maintien de l’ordre et de la sécurité au sein de l’établissement et de prévention de la criminalité. À cet égard, [il convient de relever que] la décision [rendue par] le comité (...) [dans la présente espèce] mentionne également, [parmi les] objectifs [poursuivis, celui] d’empêcher les membres d’organisations terroristes de communiquer et de s’envoyer des ordres et des instructions.

34. Toutefois, on ne saurait affirmer que l’accès du plaignant à l’information et, partant, sa liberté d’expression ont été restreints [de manière abusive] à raison de ladite pratique. [En effet, l’intéressé] disposait du droit de demander l’achat par l’administration pénitentiaire des publications périodiques et non périodiques, dès lors que [la somme correspondant à leur prix] était déposée sur son compte nominatif, ainsi que du droit de bénéficier de la bibliothèque de [l’établissement pénitentiaire]. Il convient de rappeler que le grief [formulé dans son recours] ne porte aucunement sur une impossibilité d’accéder à une publication ou à une information concrète. L’intéressé ne s’est plaint ni d’un mauvais fonctionnement du système de demande de publications moyennant paiement de leur prix, ni d’une insuffisance du fonds de la bibliothèque de l’établissement pénitentiaire, ni d’un manquement de l’État à ses obligations positives de garantir l’accès à une quelconque information ou idée particulière. Par conséquent, en l’espèce, la Cour constitutionnelle conclut que la pratique de l’établissement pénitentiaire visée par le grief, laquelle avait pour objectif d’assurer la sécurité et la prévention de la criminalité au sein de l’institution, répondait à un besoin social impérieux et qu’elle n’était pas disproportionnée.

35. Le paragraphe (2) de l’article 48 de la loi no 6216 du 30/3/2011 sur l’établissement de la Cour constitutionnelle et les procédures [applicables devant elle] prévoit qu’[elle] peut décider de l’irrecevabilité des recours qui sont manifestement dépourvus de fondement. À cet égard, tout recours dans lequel le plaignant ne justifie pas ses dires quant aux violations qu’il prétend avoir subies, ou se plaint d’une ingérence dans l’exercice des droits fondamentaux qui est soit inexistante soit manifestement légitime, ou formule des griefs incohérents ou [dépourvus de fondement], peut être considéré comme manifestement mal fondée (Hikmet Balabanoğlu, recours no 2012/1334, 17/9/2013, § 24).

36. Dans la présente cause, il est clair qu’il n’y a pas eu violation de la liberté d’expression du plaignant à raison de la pratique faisant l’objet du recours, celle-ci n’étant pas contraire aux exigences de la société démocratique.

37. Pour les raisons exposées ci-dessus, cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement, sans examen des autres conditions de recevabilité. »

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

26. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

27. Les requérants se plaignent de la rétention par l’administration pénitentiaire de journaux qui leur avaient été envoyés par voie postale. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

28. Le Gouvernement soulève trois exceptions d’irrecevabilité. Il plaide l’absence de préjudice important, le défaut de qualité de victime et le défaut manifeste de fondement du grief des requérants.

29. En ce qui concerne la première exception, le Gouvernement expose que les requérants ont pu recevoir plusieurs centaines de publications périodiques ou non périodiques durant leur incarcération, qu’ils ont eu la possibilité d’emprunter des livres dans les bibliothèques des établissements où ils se trouvaient et de se procurer des publications périodiques et non périodiques à l’extérieur de la prison en les payant auprès de l’administration pénitentiaire, et il indique qu’ils ont également eu accès à des programmes diffusés par la télévision et la radio. Il estime que les intéressés ne peuvent donc passer pour avoir subi un dommage pécuniaire ou non pécuniaire du fait de la rétention des publications en cause, et que la mesure litigieuse n’a pas eu d’incidence substantielle relativement à l’exercice de leur liberté d’expression. Il soutient en outre, d’une part, que le grief des requérants ne concerne pas une question d’intérêt général ou un problème structurel et, d’autre part, qu’il a été dûment examiné par les autorités nationales, et il considère en conséquence que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention n’exige pas un examen par la Cour dudit grief. Le Gouvernement estime par suite qu’il convient de conclure qu’en l’espèce les requérants n’ont pas subi de préjudice important.

30. Il affirme ensuite que les requérants n’ont pas fait l’objet d’une sanction disciplinaire à la suite des mesures d’interception, et qu’ils ont continué à bénéficier de leur droit à recevoir des informations ou des idées par différents moyens. Il argue par ailleurs que le refus de remettre aux intéressés les publications en question avait pour but de faciliter leur réinsertion. Partant, estimant que les faits de l’espèce ne constituent aucunement une situation particulière ayant eu un impact important sur l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression, il invite la Cour à déclarer les requêtes irrecevables pour défaut de qualité de victime de ceux-ci.

31. Il soutient enfin que les requérants ont eu la possibilité de soulever leurs griefs et de présenter des arguments à l’appui de ceux-ci devant les autorités judiciaires compétentes au niveau national, et que celles-ci les ont dûment examinés, conformément au principe de subsidiarité. Il expose en particulier que la Cour constitutionnelle a déclaré leurs recours individuels irrecevables suivant une jurisprudence bien établie, et il considère qu’il n’y a aucune raison de remettre en cause les conclusions des autorités nationales en l’espèce. Dès lors, il estime que les requêtes doivent être déclarées irrecevables comme étant manifestement mal fondées.

32. Les requérants contestent les exceptions formulées par le Gouvernement.

33. Pour autant que le Gouvernement plaide l’absence de préjudice important et le défaut de qualité de victime, la Cour observe d’abord que même si les requérants ont pu continuer à recevoir des informations et des idées par l’ensemble des autres moyens dont ils disposaient au sein des centres pénitentiaires concernés, ils ont été privés du bénéfice d’un nombre important de publications spécifiques, sur lesquelles porte la présente affaire. Ensuite, compte tenu de la pratique administrative et de la jurisprudence auxquelles la Cour constitutionnelle s’est référée pour déclarer les recours individuels des requérants irrecevables (paragraphe 12 ci-dessus), les requêtes soulèvent indéniablement une question nouvelle devant être examinée par la Cour, et il ne saurait donc être soutenu que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas leur examen au fond (voir, mutatis mutandis, Mehmet Çiftçi, précité, § 25). Il s’ensuit que les deux premières exceptions du Gouvernement doivent être rejetées.

34. Quant à l’exception de défaut manifeste de fondement des requêtes, la Cour estime que les arguments présentés à l’appui de cette exception portent sur des questions qui appellent un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non pas un examen de la recevabilité de celui-ci (Mehmet Çiftçi, précité, § 26).

35. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

36. Les requérants soutiennent que la rétention des publications en question, qui selon eux ne peut passer pour avoir été raisonnablement justifiée par les motifs avancés par les autorités nationales dans les décisions litigieuses, constitue une atteinte à leur droit à recevoir des informations et idées.

37. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice du droit des requérants à la liberté d’expression. Il indique que les publications envoyées aux requérants ont été interceptées au motif qu’elles constituaient une menace pour l’ordre et la discipline au sein des centres pénitentiaires et il estime en conséquence que cette mesure était bénéfique tant pour l’établissement que pour les intéressés. Il reproche en outre à ceux-ci de ne pas avoir expliqué en quoi la mesure litigieuse aurait eu un impact négatif propre à produire un effet dissuasif sur eux, et il réitère à cet égard les arguments qu’il a soumis concernant la recevabilité du grief.

38. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 62 § 3 de la loi no 5275 et l’article 11 de la directive sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires, et qu’elle poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.

39. Il argue enfin que les requérants avaient été condamnés à la réclusion à perpétuité pour des infractions liées au terrorisme, qu’ils étaient détenus dans des centres pénitentiaires de haute sécurité avec d’autres prisonniers incarcérés pour des infractions similaires et que, les publications en cause étant selon lui de nature à favoriser la communication intra‑organisationnelle entre lesdits détenus, à entretenir leur motivation organisationnelle et à légitimer des actes de violence, leur diffusion au sein des centres pénitentiaires concernés n’aurait pas été compatible avec l’objectif tendant à la réinsertion des requérants et des autres détenus incarcérés dans ces centres pénitentiaires. Il affirme que les autorités nationales ont dûment examiné les recours formés par les requérants contre les décisions litigieuses, et il ajoute que la Cour constitutionnelle a déclaré les recours individuels des intéressés irrecevables en vertu d’une jurisprudence bien établie. Il considère par conséquent que la mesure en question répondait à un besoin social impérieux et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2. Appréciation de la Cour

40. La Cour observe qu’en l’espèce les requérants, détenus dans différents centres pénitentiaires à l’époque des faits, se sont heurtés au refus des autorités pénitentiaires de leur remettre quatre éditions du journal bihebdomadaire Yeni Demokrasi qui leur avaient été envoyées par la poste sans avoir été commandées ou achetées par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire. Elle rappelle à cet égard que de manière générale, les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté dès lors qu’ils font l’objet d’une détention régulière entrant dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Aussi doivent-ils se voir garantir le droit à la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, §§ 126‑145, CEDH 2003‑XII, et Tapkan et autres c. Turquie, no 66400/01, § 68, 20 septembre 2007), lequel comprend le droit de recevoir des informations ou des idées (Mesut Yurtsever et autres c. Turquie, no 14946/08 et 11 autres, § 101, 20 janvier 2015 et Mehmet Çiftçi, précité, § 32).

41. Elle estime que le refus des autorités nationales de remettre aux requérants les exemplaires du journal en question s’analyse en une ingérence dans le droit des intéressés à recevoir des informations et des idées (Mehmet Çiftçi, précité, § 33).

42. Elle note en outre qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par loi, plus précisément par l’article 62 § 3 de la loi no 5275 (paragraphe 15 ci-dessus) et l’article 11 de la directive sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires (paragraphe 19
ci-dessus), selon lesquels aucune publication « mettant en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des articles, écrits, photographies ou commentaires obscènes » ne sera remise au condamnés. Elle estime aussi que cette ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

43. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45‑46, 19 juin 2018). Elle considère que pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les autorités nationales à l’appui de la mesure litigieuse (Mehmet Çiftçi, précité, § 35).

44. À cet égard, la Cour observe d’emblée que la Cour constitutionnelle a développé deux lignes jurisprudentielles distinctes concernant les publications reçues dans les centres pénitentiaires, les principes applicables à ces dernières dépendant de leur mode de réception.

45. La Cour constitutionnelle a ainsi établi une première ligne jurisprudentielle en la matière dans son arrêt Halil Bayık, qui énonce les critères que les autorités pénitentiaires doivent prendre en compte lorsqu’elles contrôlent les publications adressées aux détenus dans le respect des modalités prévues par la réglementation pertinente, à savoir les éditions achetées par les prisonniers par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire, les ouvrages émanant des instances officielles ou de certaines organisations, les écrits destinés à la bibliothèque de la prison, les livres reçus en cadeau à des dates précises et les manuels scolaires (paragraphe 22
ci-dessus). Ces critères ont été ultérieurement confirmés par la haute juridiction dans l’arrêt Recep Bekik et autres, qui concernait le rejet de demandes déposées par des détenus en vue de l’achat de périodiques par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire (paragraphe 23 ci-dessus).

46. Il ressort des principes exposés dans les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres que les autorités pénitentiaires doivent effectuer une analyse détaillée du contenu des publications envoyées aux détenus et répondre aux questions de savoir si celui-ci justifie ou glorifie le recours aux actes violents ou s’il est de nature à inciter à la violence, à mettre en péril la sécurité, la discipline ou l’ordre au sein du centre pénitentiaire et à faciliter la communication entre les membres d’organisations criminelles, eu égard notamment aux situations personnelles et particulières des détenus concernés et au niveau de tension régnant le cas échéant dans le pays et dans le centre pénitentiaire en cause à la date pertinente (paragraphe 22 ci-dessus). Les autorités pénitentiaires doivent également envisager la possibilité d’une suppression dans les publications des passages qui ont été considérés comme problématiques afin de remettre la partie restante à l’intéressé (paragraphe 23 ci-dessus).

47. La Cour constitutionnelle a en outre constaté, dans son arrêt Recep Bekik et autres, qu’il existait, en ce qui concerne la communication aux détenus des publications envoyées dans les centres pénitentiaires conformément aux modalités prévues par la législation, un problème structurel découlant d’une absence de pratique uniforme de l’administration pénitentiaire au regard des critères établis par elle en la matière. Elle a ainsi conclu dans un arrêt ultérieur, Yavuz Şen et autres, à une violation du droit à la liberté d’expression des auteurs des recours formés devant elle, au motif qu’aucune réglementation n’avait été introduite en vue de la résolution du problème structurel identifié dans l’arrêt Recep Bekik et autres (paragraphe 24 ci-dessus).

48. La Cour rappelle que dans l’arrêt Mehmet Çiftçi précité, elle a fait siens les principes dégagés par la Cour constitutionnelle dans les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres susmentionnés, constatant que la jurisprudence de la haute juridiction développée dans ces deux arrêts avait pour finalité d’empêcher d’éventuels abus de la part de l’administration pénitentiaire et qu’elle poursuivait, ce faisant, l’un des buts visés dans sa propre jurisprudence (voir Mehmet Çiftçi, précité, § 38).

49. La Cour constitutionnelle a exposé une seconde ligne jurisprudentielle portant sur les publications adressées aux détenus en méconnaissance des modalités prévues par la législation pertinente dans son arrêt İbrahim Kaptan (2) précité, auquel elle s’est référée pour déclarer irrecevables les recours individuels des requérants dans la présente affaire (paragraphe 12 ci-dessus).

50. Dans ladite affaire İbrahim Kaptan, la Cour constitutionnelle était appelée à examiner un grief tiré du refus de l’administration pénitentiaire de transmettre à des détenus des publications périodiques et non périodiques qui leur avaient été adressées en méconnaissance des modalités prévues par la législation pertinente, c’est-à-dire par voie postale ou remise par des visiteurs et sans l’intermédiaire de l’administration. La haute juridiction a d’abord observé que les détenus avaient la possibilité d’accéder à des publications périodiques ou non périodiques par divers autres moyens prévus par la réglementation applicable, et que les publications ainsi reçues devaient être soumises à un examen strict et détaillé, conformément aux principes énoncés dans ses arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres précités, avant de faire l’objet d’une éventuelle mesure de rétention. Elle a ensuite considéré que la charge que représentait pareil examen minutieux, au regard des centaines de milliers de personnes détenues, était de nature à empêcher l’administration pénitentiaire d’accomplir les autres tâches qui lui incombaient. Par conséquent, elle a estimé que la pratique de celle-ci consistant à refuser de remettre les publications envoyées de manière non conforme aux modalités prévues à cet effet avait pour objectif la préservation de la sécurité de l’établissement et la prévention de la criminalité, qu’elle répondait à un besoin social impérieux et qu’elle n’était pas disproportionnée au but qu’elle poursuivait (paragraphe 25 ci-dessus).

51. Rappelant que les détenus continuent à jouir, en prison, du droit à la liberté de recevoir des informations et des idées, la Cour redit, à cet égard, que toute restriction à ce droit doit répondre à un « besoin social impérieux ». Elle réaffirme par ailleurs que les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais que cette marge se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 (Bédat, précité, § 48).

52. En l’espèce, la Cour note que la Cour constitutionnelle, pour déclarer les recours individuels des requérants irrecevables pour défaut manifeste de fondement, s’est référée à son arrêt İbrahim Kaptan (2) (paragraphe 12 ci-dessus). Dans cet arrêt, la haute juridiction s’est essentiellement fondée sur la charge de travail que représentait le contrôle des publications adressés aux détenus en méconnaissance des modalités légales prévues en la matière ainsi que sur la nécessité d’empêcher les membres d’organisations terroristes de communiquer entre eux pour estimer que le refus de remettre aux détenus de telles publications, qui était constitutif d’une restriction aux droits de ceux-ci à la liberté de recevoir des informations et idées, répondait à un besoin social impérieux (paragraphe 25 ci-dessus).

53. La référence faite par la Cour constitutionnelle à son arrêt İbrahim Kaptan (2) dans ses décisions rendues en l’espèce semble indiquer que, selon elle, la rétention des publications envoyées aux requérants dans la présente affaire était justifiée, non pas sur la base d’une appréciation de leurs contenus dangereux, mais simplement parce qu’elles avaient été reçues par les services postaux en méconnaissance des modalités légales prévues en la matière. Toutefois, les raisonnements des décisions rendues par les formations de deux juges de la Cour constitutionnelle étaient bien succincts à cet égard (paragraphe 12 ci-dessus). Par ailleurs, il convient de noter que les comités d’éducation des centres pénitentiaires de Manisa et d’Edirne, pour intercepter les publications litigieuses, se sont référés explicitement, entre autres, à l’article 62 § 3 de la loi no 5275, la disposition qui permet de contrôler le contenu d’une publication (paragraphe 15 ci-dessus) ; et que, d’après les décisions de ces deux comités d’éducation, les publications concernées ont été retenues parce qu’elles ont été considérées comme mettant en péril, eu égard à leur contenu, la sécurité des établissements pénitentiaires (paragraphes 5 et 8 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que les publications adressées aux requérants en l’espèce, se prêtent à un contrôle fondé sur leurs contenus, à effectuer conformément aux critères énoncés dans les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres, avant de pouvoir faire l’objet d’une mesure de rétention.

54. La Cour rappelle à cet égard que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle établie par les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres, telle que résumée ci-dessus (paragraphe 46), exige de l’administration pénitentiaire qu’elle rende des décisions contenant une motivation satisfaisante, c’est-à-dire répondant aux critères précis énumérés dans ces arrêts, lorsqu’elle refuse de remettre des publications envoyées aux détenus dans les centres pénitentiaires (Mehmet Çiftçi, précité, § 38). En particulier, une décision de refus de remettre à un prisonnier une publication provenant de l’extérieur de la prison doit être motivée de manière suffisamment circonstanciée, les passages de l’écrit litigieux considérés comme non communicables devant tout à la fois être expressément identifiés et donner lieu à une analyse propre à faire apparaître un lien concret entre le contenu censuré et lesdits critères. Ainsi, la seule indication du numéro des pages comportant les parties de la publication en cause considérées comme problématiques n’est pas suffisante à cet égard et l’emploi d’une méthode d’examen tenant compte des critères pertinents s’imposent dans tous les cas (paragraphe 23 ci-dessus).

55. En l’espèce, la Cour relève que les comités d’éducation des administrations pénitentiaires en cause ont refusé de remettre à chacun des requérants quatre éditions d’un journal bihebdomadaire, considérant notamment que ces écrits étaient susceptibles de mettre en péril la sécurité de l’établissement carcéral en provoquant une généralisation des grèves de la faim poursuivies par certains détenus dans des centres pénitentiaires, en promouvant des organisations illégales et leurs activités et en encourageant le recours à des actes violents (paragraphes 5 et 8 ci-dessus). Les juges de l’exécution et les cours d’assises appelés à connaître des oppositions formées par les requérants contre lesdits refus les ont rejetées, au motif que les décisions attaquées étaient conformes à la procédure et à la loi (paragraphes 6, 7, 9 et 10 ci-dessus).

56. La Cour admet que, d’une manière générale, les considérations retenues in fine par les comités d’éducation peuvent, certes, être regardées comme constituant des motifs acceptables propres à justifier le refus de remettre les publications litigieuses aux requérants. Toutefois, elle ne peut que constater que ni les décisions des comités d’éducation ni celles rendues subséquemment par les juridictions internes dans la présente affaire ne lui permettent d’établir que ces juridictions ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conforme aux critères établis par la Cour constitutionnelle dans ses arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres et à ceux consacrés par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression, entre le droit des requérants à la liberté d’expression et les autres intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la discipline dans les établissements pénitentiaires. En effet, même si les décisions des comités d’éducation se réfèrent au numéro des pages de la revue qui comportaient les passages litigieux, elles ne font en rien état, fût-ce sommairement, du contenu qu’elles ont considéré comme étant problématique dans ces publications. Elles ne font pas davantage référence aux situations personnelles des requérants en vue d’une évaluation de l’effet possible desdits passages sur les intéressés. Or, les décisions qui ont été rendues ultérieurement par les juges de l’exécution et les cours d’assises ne contiennent pas une motivation suffisante pour remédier à ces lacunes (Mehmet Çiftçi, précité, § 40). Quant à la Cour constitutionnelle, elle a écarté tout examen des décisions de rejet des administrations pénitentiaires à l’aune desdits principes, décidant de faire application des conclusions de son arrêt İbrahim Kaptan (2) aux recours individuels des requérants, et approuvant par là-même le principe d’une rétention systématique des publications envoyées aux détenus en méconnaissance des modalités mises en place par les autorités. La haute juridiction a ainsi renvoyé dans ses décisions à son arrêt İbrahim Kaptan (2), qui contenait déjà un raisonnement développé et détaillé en la matière. Or, comme la Cour l’a précédemment indiqué, une telle approche ne saurait être retenue au regard de l’article 10 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessus).

57. Ainsi, force est à la Cour de constater que les autorités appelées à statuer dans la présente affaire se sont bornées à énoncer les conclusions auxquelles elles étaient parvenues concernant les publications litigieuses, leurs décisions ne comportant aucune motivation satisfaisante et étant dépourvues, d’une part, de tout raisonnement propre à établir un lien avec les contenus litigieux et à fonder lesdites conclusions au regard de l’ensemble des critères exposés tant dans la jurisprudence de la Cour que dans celle de la Cour constitutionnelle et, d’autre part, de tout développement quant à une possibilité de remise des revues aux requérants après retrait des passages jugés problématiques (Mehmet Çiftçi, précité, § 41).

58. La Cour considère donc qu’il n’apparaît pas, dans les décisions rendues en l’espèce au niveau interne, que les autorités nationales aient satisfait à l’exigence d’une mise en balance des différents intérêts en jeu dans la présente affaire ni qu’elles se soient acquittées de leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration.

59. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier les mesures incriminées étaient pertinents et suffisants et que ces mesures étaient nécessaires dans une société démocratique.

60. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

61. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

62. Le premier requérant soutient, sans apporter d’explication ou de précision, que la rétention des exemplaires du journal qui lui avaient été envoyés lui a causé des préjudices matériel et moral. Il sollicite une indemnisation des dommages allégués, sans en chiffrer le montant ni produire de document à l’appui de sa demande. Le deuxième requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

63. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter les prétentions du premier requérant, arguant que l’intéressé ne les a pas chiffrées et pas davantage étayées. Il soutient par ailleurs que la demande présentée par le deuxième requérant pour dommage moral est dépourvue de lien de causalité avec la violation alléguée, et il considère en outre qu’elle est excessive et non étayée et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.

64. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué par le premier requérant, dommage qui n’est d’ailleurs nullement étayé. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. Toutefois, compte tenu de la nature de la violation constatée et des circonstances de l’espèce, la Cour estime approprié d’accorder à chacun des requérants 1 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme (Mehmet Çiftçi, précité, § 50).

2. Frais et dépens

65. Le premier requérant ne formule aucune demande pour frais et dépens. Le deuxième requérant réclame le remboursement des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, sans en préciser le montant ni produire de document justificatif à l’appui de ses prétentions.

66. Le Gouvernement avance que le premier requérant n’a pas soumis de demande relative aux frais et dépens et que le deuxième requérant n’a indiqué aucun montant et n’a soumis aucun document à ce titre.

67. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens sur le fondement de l’article 41 de la Convention que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l’espèce, compte tenu des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée par le deuxième requérant pour frais et dépens, faute pour lui d’avoir produit les justificatifs requis.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;
3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juillet 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Dorothee von Arnim Arnfinn Bårdsen
Greffière adjointe Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges S. Yüksel et D. Derenčinović.

A.R.B.
D.V.A.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES YÜKSEL ET DERENČINOVIĆ

(Traduction)

1. Avec tout le respect que nous devons à la majorité, nous ne pouvons souscrire à son constat de violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce. Tenant compte du principe de subsidiarité et du raisonnement suivi par la Cour constitutionnelle concernant les requérants, nous estimons que les juridictions internes n’ont pas méconnu les exigences découlant de notre jurisprudence.

2. Comme la Cour l’a admis aux paragraphes 44 à 50 de l’arrêt, la Cour constitutionnelle a développé deux lignes jurisprudentielles distinctes concernant les publications reçues dans les centres pénitentiaires, dépendant de la manière dont la publication est reçue. Lorsqu’une publication est adressée à un détenu dans le respect des modalités prévues par la réglementation pertinente, les autorités pénitentiaires doivent tenir compte des principes énoncés par la Cour constitutionnelle dans l’arrêt Halil Bayık. Dans l’arrêt Mehmet Çiftçi c. Türkiye (no 53208/19, 16 novembre 2021), la Cour a fait siens les principes dégagés par la Cour constitutionnelle dans son arrêt Halil Bayık. La Cour constitutionnelle a par ailleurs développé, dans l’arrêt İbrahim Kaptan (2), une deuxième ligne jurisprudentielle concernant les cas où une publication est adressée en méconnaissance des modalités prévues par la législation pertinente. Dans cet arrêt, elle a considéré que la pratique consistant pour les autorités pénitentiaires à refuser de remettre aux détenus les publications périodiques et non-périodiques envoyées de manière non conforme aux modalités prévues par la législation pertinente n’emportait pas violation du droit des détenus à la liberté d’expression.

3. En ce qui concerne les faits de la cause, les comités d’éducation des établissements concernés ont refusé de transmettre aux requérants les publications qui leur avaient été envoyées en méconnaissance des modalités pertinentes. Nous ne contestons pas le fait que les comités d’éducation aient invoqué le contenu des publications en cause lorsqu’ils ont refusé de transmettre celles-ci aux requérants. Toutefois, quand la Cour constitutionnelle s’est trouvée saisie par les requérants de requêtes individuelles, c’est sur l’arrêt İbrahim Kaptan (2) qu’elle s’est appuyée pour les rejeter (paragraphe 12 de l’arrêt). À notre avis, cela montre que lorsqu’elle a rejeté les recours introduits par les requérants, la Cour constitutionnelle a appliqué la jurisprudence qu’elle avait établie dans l’arrêt İbrahim Kaptan (2).

4. Selon la jurisprudence de la Cour, « [t]out requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants, à savoir éviter ou redresser les violations alléguées contre eux » (McFarlane c. Irlande, [GC] no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010). En outre, il ressort de la jurisprudence que pour apprécier la nécessité d’une ingérence, la Cour doit prêter attention à la motivation que les autorités internes ont retenue lorsqu’elles ont ordonné la mesure litigieuse (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010, et Ramazan Demir c. Turquie, no 68550/17, § 43, 9 février 2021). À notre avis, cela signifie que lorsqu’un individu a épuisé les voies de recours internes et saisi la juridiction suprême dans un pays donné, la Cour devrait tenir compte du raisonnement que la juridiction suprême a suivi pour parvenir à sa décision. Dans le cas des requérants, la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur l’arrêt İbrahim Kaptan (2). Par conséquent, contrairement à la majorité, nous ne pensons pas que la présente affaire doive être examinée sous l’angle des critères énoncés dans l’arrêt Halil Bayık. La question pertinente en l’espèce est plutôt celle de savoir si la validation du principe établi par la Cour constitutionnelle dans l’arrêt İbrahim Kaptan (2) et voulant que ne soit pas remises aux détenus des publications adressées en méconnaissance des modalités spécifiques prévues par la législation pertinente peut être vue comme une ingérence disproportionnée dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de recevoir des informations et des idées. Pour les raisons que nous exposerons ci-dessous, nous ne pensons pas qu’elle puisse l’être.

5. Nous considérons qu’il est important de commencer par rappeler le principe de subsidiarité. Conformément à ce principe, il découle de la jurisprudence de la Cour que si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, 7 juillet 2012). En outre, dans le cadre de l’examen de la proportionnalité d’une mesure générale, comme celle en cause en l’espèce, la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure réalisé au niveau national revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, 22 avril 2013). Il y a lieu également de considérer le risque d’abus que peut emporter l’assouplissement d’une mesure générale, ce risque étant un facteur qu’il appartient avant tout à l’État d’apprécier. La Cour a jugé qu’une mesure générale est un moyen plus pratique pour parvenir à l’objectif légitime visé qu’une disposition permettant un examen au cas par cas lorsque pareille disposition emporte un risque de grande insécurité, de litiges, de frais et de retards (ibidem). Il s’ensuit que plus les justifications d’ordre général invoquées à l’appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen (ibidem, § 109).

6. Dans l’arrêt İbrahim Kaptan (2), la Cour constitutionnelle a procédé à une analyse détaillée et approfondie de tous les facteurs pertinents à l’aune des principes établis dans notre jurisprudence (paragraphe 25 de l’arrêt). Dans les paragraphes 31 et 34 dans l’arrêt İbrahim Kaptan (2), la Cour constitutionnelle a mis en évidence les nombreux moyens que les détenus ont à leur disposition pour obtenir des publications (paragraphe 25 de l’arrêt) : les intéressés peuvent demander aux autorités pénitentiaires de les acheter pour eux, ils peuvent obtenir gratuitement les journaux, livres et publications imprimées émanant d’institutions officielles, d’universités et d’organisations professionnelles, ils ont un accès libre à la bibliothèque de l’établissement et ils peuvent recevoir des livres envoyés par courrier ou apportés en cadeau par des proches à l’occasion de leur anniversaire ou de fêtes religieuses, ou recevoir des manuels scolaires. En outre, la Cour constitutionnelle a tenu compte du nombre de détenus incarcérés dans les établissements pénitentiaires et de la charge supplémentaire que représenterait l’obligation faite aux autorités pénitentiaires d’examiner chaque publication reçue par les détenus. Elle a noté que pareille obligation serait susceptible d’empêcher les autorités pénitentiaires de remplir correctement leurs devoirs tenant au maintien de l’ordre et de la sécurité au sein des établissements pénitentiaires. Dès lors, considérant que les détenus pouvaient toujours demander à obtenir des publications conformément aux modalités prévues par la législation pertinente, autrement dit, qu’ils n’étaient pas totalement privés d’accès à l’information, la Cour constitutionnelle a conclu, dans son arrêt İbrahim Kaptan (2), à la non-violation du droit du détenu à la liberté d’expression.

7. Compte tenu de la jurisprudence et des circonstances particulières de l’espèce, nous estimons que la mise en place des modalités d’obtention de publications de manière à assurer le fonctionnement efficace du système pénitentiaire et à protéger le droit des détenus à recevoir des informations et des idées relève de la marge d’appréciation de l’État. À cet égard, nous tenons à souligner que le principe établi par la Cour constitutionnelle dans son arrêt İbrahim Kaptan (2) et voulant que les publications envoyées en méconnaissance des modalités prévues par la législation ne soient pas acceptées n’entraîne en réalité aucun désavantage pour les requérants. Quoi qu’il en soit, les requérants n’allèguent ni un dysfonctionnement du système d’achat externe de publications par l’intermédiaire des autorités pénitentiaires, ni une défaillance des bibliothèques des établissements pénitentiaires, ni, en définitive, un manquement de l’État à son obligation d’assurer l’accès à l’information ou à une idée particulière par les moyens mis en place par celui-ci (paragraphe 25 de l’arrêt citant l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle dans l’affaire İbrahim Kaptan (2)).

8. Dès lors, nous ne pouvons souscrire au constat consistant à dire qu’en réaffirmant les principes qu’elle avait énoncés dans l’arrêt İbrahim Kaptan (2), la Cour constitutionnelle a, dans le cas des requérants, restreint dans une mesure disproportionnée le droit de ceux-ci à la liberté de recevoir des informations et des idées.


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