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18/07/2023 | CEDH | N°001-225882

CEDH | CEDH, AFFAIRE MANOLE c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, 2023, 001-225882


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MANOLE c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 26360/19)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Révocation d’une juge par le Conseil supérieur de la magistrature pour avoir dévoilé en résumé à un journaliste les raisons de son opinion dissidente après le prononcé du dispositif de la décision, mais avant la publication de son texte intégral et de l’opinion dissidente • Devoir de réserve d’un juge lui imposant de ne pas dévoiler les motifs d’une décision avant leur accessibilité au public • Révocation, seule

sanction disponible en droit interne • Sanction très lourde • Examen de la proportionnalité n’ayant pas porté ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MANOLE c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 26360/19)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Révocation d’une juge par le Conseil supérieur de la magistrature pour avoir dévoilé en résumé à un journaliste les raisons de son opinion dissidente après le prononcé du dispositif de la décision, mais avant la publication de son texte intégral et de l’opinion dissidente • Devoir de réserve d’un juge lui imposant de ne pas dévoiler les motifs d’une décision avant leur accessibilité au public • Révocation, seule sanction disponible en droit interne • Sanction très lourde • Examen de la proportionnalité n’ayant pas porté sur la gravité de la sanction choisie parmi une échelle des sanctions disponibles par rapport à la teneur et au contexte des propos litigieux • Normes pertinentes de la jurisprudence de la Cour inappliquées par les autorités internes

STRASBOURG

18 juillet 2023

DÉFINITIF

18/10/2023

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.
Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Manole c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski, juge ad hoc,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu la requête (no 26360/19) dirigée contre la République de Moldova et dont une ressortissante moldave et roumaine, Mme Domnica Manole (« la requérante »), a saisi la Cour le 14 mai 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs fondés sur les articles 6 § 1, 8 et 10 de la Convention, ainsi que sur l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 10, relatifs aux circonstances et procédures à l’issue desquelles la conduite de la requérante a été déclarée incompatible avec la fonction de magistrat,

Vu les observations des parties,

Notant que Mme Diana Sârcu, juge élue au titre de la République de Moldova, s’est déportée pour l’examen de cette affaire (article 28 du règlement de la Cour), le président de la chambre a décidé de désigner M. Jovan Ilievski pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 2 du règlement de la Cour),

Vu la renonciation du gouvernement roumain à exercer son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 juin 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne une atteinte au droit de la requérante, à l’époque juge à la cour d’appel de Chişinău, de communiquer des informations au public, ainsi que les violations alléguées de son droit à un « tribunal établi par la loi » et impartial et de son droit au respect de sa vie privée dans la procédure à l’issue de laquelle elle a été révoquée de sa fonction de juge. L’affaire porte sur les articles 6 § 1, 8 et 10 de la Convention, ainsi que sur l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 10.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1961 et réside à Chişinău. Elle a été représentée par Me V. Gribincea, avocat à Chişinău.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. O. Rotari.

4. Les faits de l’espèce, tels qu’ils sont exposés par les parties, se présentent de la manière suivante.

1. contexte de l’affaire et procÉDURES JUDICIAIRES ANTÉRIEURES

5. À l’époque des faits, la requérante – juge depuis 1990 – siégeait au sein de la cour d’appel de Chişinău. En raison de son activité en tant que juge, elle se vit octroyer par le Conseil supérieur de la magistrature (ci-après « le CSM ») un « diplôme d’honneur » (2012) et le titre honorifique de « vétéran du système judiciaire » (2015), et par le collège d’évaluation des juges près le CSM le qualificatif « excellent » (2015).

6. Élue membre du conseil directeur de l’Association des juges de Moldova entre 2011 et 2015, la requérante prit la parole à quelques reprises au sein de cette association ou dans les médias, notamment en 2016-2017, sur des sujets d’intérêt général, tels que la composition du CSM ou l’indépendance des juges.

7. Par une décision du 14 avril 2016, la cour d’appel de Chişinău, siégeant en formation de juge unique composée de la requérante dans une affaire médiatique dite du « référendum républicain constitutionnel », fit droit à l’action en contentieux administratif formée par un groupe d’initiative contre le refus de la commission électorale centrale d’organiser un tel référendum. Une des questions litigieuses opposant la commission électorale centrale et le groupe d’initiative, que la requérante avait tranchée en faveur de ce dernier, était celle de l’interprétation et de l’application des dispositions constitutionnelles pertinentes relatives aux signatures nécessaires, sachant que deux ans après la date d’entrée en vigueur de ces dispositions en 2000, une nouvelle loi sur l’organisation administrative territoriale avait multiplié par trois le nombre de départements concernés par ces exigences en matière de quorum.

8. Par un arrêt définitif du 22 avril 2016, la Cour suprême de justice (ci‑après « la Cour suprême ») fit droit au pourvoi en cassation formé par la commission électorale centrale contre la décision du 14 avril 2016. Elle jugea qu’en rendant la décision contestée et en interprétant par elle-même la Constitution par référence aussi à une disposition légale abrogée sur l’organisation administrative territoriale du pays, ainsi qu’en obligeant la commission électorale à organiser un référendum sans s’assurer que toutes les vérifications préalables quant à l’authenticité des signatures étaient accomplies, la cour d’appel de Chişinău avait outrepassé ses compétences légales.

9. Les 28 avril et 23 mai 2016, la commission électorale centrale demanda respectivement au CSM et au procureur général d’engager une procédure disciplinaire et des poursuites pénales contre la requérante en raison du prononcé de la décision du 14 avril 2016 (article 307 § 1 du code pénal – « Le fait pour un juge de rendre délibérément une décision contraire à la loi »).

10. Par une décision du 10 mars 2017, devenue définitive en l’absence de recours, le conseil de discipline des magistrats du siège du CSM refusa d’ouvrir une procédure disciplinaire constatant que ni l’intention ou la négligence grave ni l’existence d’une pratique judiciaire uniforme que la requérante aurait méconnue n’avaient été prouvées.

11. Le procureur général ayant engagé des poursuites pénales contre la requérante en vertu de l’article 307 § 1 du code pénal, à la suite d’une autorisation donnée par le CSM à cet égard, la requérante contesta cette autorisation devant la Cour suprême qui saisit la Cour constitutionnelle. Par une décision du 28 mars 2017, la Cour constitutionnelle jugea que l’article 307 en question était constitutionnel, mais qu’il fallait prouver l’intention directe du juge de prononcer une décision contraire à la loi.

12. Après plusieurs audiences tenues dans le cadre de la procédure pénale et après le retrait par le parquet de ses accusations pour absence de preuve, par un jugement du 8 juillet 2019, le tribunal de district de Chişinău acquitta la requérante.

13. Les procédures engagées contre la requérante, notamment la procédure pénale liée au prononcé de la décision susmentionnée du 14 avril 2016 dans l’affaire dite du « référendum républicain constitutionnel », générèrent des réactions et inquiétudes y compris au niveau international. Le nom de la requérante fut mentionné dans la résolution du Parlement européen du 14 novembre 2018 sur la mise en œuvre de l’accord d’association de l’Union européenne avec la Moldavie (P8_TA(2018)0458), le rapport du rapporteur spécial sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits de la personne auprès du Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, publié le 15 janvier 2019 (A/HRC/40/60/Add.3), ainsi que dans la Déclaration no 679 du 27 juin 2019 d’un groupe de membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

2. PROCÉDURE de révocation de LA REQUÉRANTE
1. Incident concernant la communication d’une opinion dissidente de la requérante

14. Par une décision du 8 juin 2017, la cour d’appel de Chişinău siégeant en formation de trois juges dont la requérante en faisait partie, rejeta la demande de réouverture du délai d’appel formulée par le Jurnal de Chişinău dans une affaire de diffamation opposant celui-ci au président du Parlement de Moldova. Dans cette affaire, le journal avait été condamné à diffuser un démenti sur la chaîne Jurnal TV appartenant au même trust média. La requérante fit une opinion dissidente. Le dispositif, y compris l’existence de l’opinion en question, fut lu en audience publique, et l’information à cet égard fut publiée sur le site Internet du ministère de la justice où le dossier en cause apparaissait comme étant « [en cours d’] examen » (examinare).

15. Le 14 juin 2017, avant la publication du texte intégral de la décision susmentionnée, un journaliste de la chaîne Jurnal TV prit contact avec la requérante au sujet de cette décision et de l’opinion en question. L’intéressée lui envoya en réponse un message écrit sur son téléphone portable en expliquant brièvement les motifs de son opinion. Le même jour, Jurnal TV publia un article qui faisait état de l’échange avec la requérante et reproduisit les motifs de l’opinion dissidente qu’elle avait partagés, notamment le fait que le tribunal de première instance n’avait pas respecté la procédure légale de citation du Jurnal de Chişinău lors de sa dernière audience datant du 12 décembre 2016, que le dispositif du jugement ainsi prononcé n’avait été réceptionné par l’avocat du journal que le 2 février 2017, de sorte que l’appel interjeté le lendemain avait respecté le délai de 30 jours ce qui aurait justifié la réouverture du délai légal d’appel.

16. Le 21 juin 2017, un juge inspecteur subordonné au CSM transmit à ce dernier une « note informative sur les informations diffusées par les médias » au sujet de l’affaire susmentionnée et de l’incident concernant la communication par la requérante du contenu de son opinion dissidente. Il estima la conduite de celle-ci contraire aux articles 8 §§ 3 et 31 de la loi no 544/1995 sur le statut des juges (ci-après « la loi no 544/1995 ») et 9 § 4 du code d’éthique des juges, qui prévoyaient que les juges ne devaient communiquer avec les médias au sujet des affaires en cours d’examen que par l’intermédiaire de la personne chargée de la communication au sein de la juridiction. Toute communication avec les parties à une procédure ou avec les autorités devait être conforme aux normes de procédure et, si elle avait lieu en dehors des audiences, devait être consignée par écrit au dossier. La requérante prit connaissance de cette note informative le 14 juillet 2017.

2. Procédure concernant la compatibilité de la conduite de la requérante avec sa fonction de juge

17. Parallèlement aux procédures susmentionnées (paragraphes 9-11 ci‑dessus), deux avis consultatifs concernant la requérante furent établis les 19 août et 9 décembre 2016 par le service d’information et de sécurité (ci‑après « le service de sécurité »), lequel était tenu, en vertu de la loi no 271 du 18 décembre 2008 sur la vérification des candidats et titulaires à la fonction publique (ci-après « la loi no 271/2008 »), d’identifier tous les cinq ans l’existence d’une éventuelle incompatibilité avec les intérêts de la fonction publique ou l’existence de facteurs de risque. Le service de sécurité rendit deux avis « négatifs » qu’il transmit au CSM, estimant qu’il existait de tels risques. Dans ces avis, il énumérait les poursuites pénales dirigées contre la requérante (paragraphe 11 ci-dessus), ainsi que quatre affaires civiles en matière de crédit bancaire et liquidation, qui s’étaient déroulées entre 2013 et 2015, et dans lesquelles la requérante aurait tergiversé ou les aurait traitées de telle manière que cela aurait pu créer un risque dans le secteur financier ou bancaire.

18. Citée à comparaître le 4 juillet 2017 par le CSM, la requérante avança que le service de sécurité avait outrepassé ses compétences, qu’il avait porté atteinte aux standards internes et internationaux en matière d’indépendance de la justice, qu’il l’avait ciblée et qu’il avait ignoré le caractère définitif des décisions de justice concernées, toutes adoptées en formation collégiale et, pour deux d’entre elles, validées par la Cour suprême lors de l’exercice des voies de recours.

19. À l’audience du 4 juillet 2017 tenue devant le CSM, qui s’était déroulée à huis clos contrairement au souhait de la requérante, cette dernière fut interrogée brièvement, notamment, sur le fait de savoir si les informations communiquées sur son opinion dissidente (paragraphe 15 ci-dessus) n’étaient pas en contradiction avec la loi no 544/1995. L’intéressée répondit par la négative notant également l’absence de tout rapport entre cet incident et les avis qui avaient fait l’objet de la procédure en cours. Elle fit aussi état, sans les détailler, des pressions auxquelles elle avait été soumise pour rejeter l’action intentée dans le cadre de l’affaire dite du « référendum républicain constitutionnel » (paragraphe 7 ci-dessus).

20. Par une décision du 4 juillet 2017, le CSM déclara que la conduite de la requérante était incompatible avec la fonction de juge et décida, sur le fondement de l’article 15 §§ 4 et 5 de la loi no 271/2008 ainsi que de l’article 8 §§ 3 et 31 et de l’article 25 § 1 i) de la loi no 544/1995, de soumettre une proposition au président de la République de Moldova pour relever l’intéressée de ses fonctions. Le CSM s’appuya principalement sur les conclusions de la note informative (paragraphe 16 ci-dessus) et sur les avis consultatifs établis par le service de sécurité (paragraphe 17 ci-dessus), et mentionna aussi d’autres motifs qu’il avait lui-même soulevés d’office (notamment concernant un conflit d’intérêts dans une procédure où la requérante avait jugé, au début d’avril 2017, en formation collégiale une affaire impliquant une partie qui avait été un an auparavant son avocate dans une autre procédure engagée contre le CSM ; s’agissant du fait que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait rendu des arrêts de violation dans deux affaires que la requérante avait jugées ; concernant une procédure disciplinaire dirigée contre l’intéressée datant de 2008 ainsi que le non-respect de l’obligation légale d’informer le CSM des pressions ou influences auxquelles la requérante avait été soumise dans le traitement de l’affaire dite du « référendum républicain constitutionnel »).

21. Le 5 juillet 2017, la requérante forma un recours contre la décision du 4 juillet 2017 devant la Cour suprême et demanda en même temps au président de la République de ne pas la révoquer tant que le litige n’était pas tranché. Le même jour, une déclaration allant dans le même sens fut publiée par vingt-deux associations et organisations non gouvernementales de la République de Moldova, dont Amnesty International Moldova. Ces associations exprimaient leur profonde inquiétude à propos de la décision contestée portant sur le contexte des procédures visant la requérante et de l’application d’une justice jugée sélective. Elles considéraient que la révocation pouvait difficilement être justifiée dans l’hypothèse d’un manquement à une interdiction de communiquer avec la presse.

22. Par un décret du 21 juillet 2017, se fondant sur les dispositions légales citées par le CSM dans sa décision, le président de la République de Moldova releva la requérante de sa fonction de juge à raison du non-respect des dispositions de l’article 8 de la loi no 544/1995 et en conséquence de la décision sur l’incompatibilité avec les intérêts de la fonction publique.

23. Par une décision du 5 décembre 2017, sur saisine de la Cour suprême, à l’initiative de la requérante, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnels les articles 5 a) et 15 §§ 2, 4 et 5 de la loi no 271/2008 en ce qu’ils se référaient à la vérification des candidats à la fonction de juge et à celle des juges en exercice du mandat.

24. Au cours de la procédure engagée par la requérante devant la Cour suprême (paragraphe 21 ci-dessus), l’intéressée s’opposa à plusieurs reprises à l’ajournement de l’affaire dont l’examen des preuves et les débats au fond n’eurent lieu qu’à partir du 15 novembre 2018. Elle demanda également, en vain, que le juge I.D. siégeant dans la formation de jugement se récuse dès lors qu’il était candidat au poste de président de la Cour suprême dont le vote de sélection incombait au CSM, partie défenderesse dans la procédure. Après l’élection de I.D. en mai 2018 au poste en question, la requérante demanda sa récusation considérant que I.D. se trouvait désormais dans une situation de conflit d’intérêts en tant que membre de droit du CSM. Cette demande fut elle aussi rejetée le 15 novembre 2018. L’intéressée aurait interpelé la Cour suprême, également en vain, au sujet du mandat de la juge I.S. qui avait poursuivi l’examen de l’affaire après l’approbation par le Parlement de sa demande de démission (paragraphe 26 ci-dessous).

25. Dans son recours, et lors des débats devant la Cour suprême, siégeant dans une formation de neuf juges, présidée par le juge I.D., dans laquelle siégeait également la juge I.S., la requérante renvoyait à la décision du 5 décembre 2017 rendue par la Cour constitutionnelle et soutenait que l’article 4 de la loi no 947/1996 relative au CSM (« la loi no 947/1996 ») ne conférait pas à celui-ci une compétence lui permettant d’examiner la responsabilité d’un juge par le biais de la procédure administrative et ce en dehors de la procédure disciplinaire prévue par la loi no 178/2014 sur la responsabilité disciplinaire des juges (« la loi no 178/2014 »). La loi no 178/2014 s’imposait en tant que loi spéciale ultérieure à la loi no 544/1995 dont l’article 8 §§ 3 et 31 ainsi que l’article 25 ne définissaient pas la procédure à suivre ni n’établissaient d’option pour le CSM en cas de méconnaissance d’une « restriction de service », c’est ce qui ressortait d’ailleurs de l’article 221 de la loi no 947/1996 et était illustré aussi dans une autre affaire de ce type qui avait été traitée par l’ouverture d’une procédure disciplinaire en 2017. Quant à la communication de son opinion dissidente, la requérante alléguait qu’elle avait été résumée et destinée à la presse, et non pas à une partie à la procédure, sur un sujet d’intérêt général, à un moment où l’examen de l’affaire par la cour d’appel était terminé et où la décision adoptée avait déjà été présentée en audience publique. Renvoyant également aux articles 6, 8 et 10 de la Convention et à la jurisprudence de la Cour, et notamment au caractère disproportionné de la mesure qui lui avait été appliquée, elle se plaignait d’une atteinte aux droits et libertés garantis par ces dispositions et invitait la Cour suprême à effectuer un contrôle juridictionnel de pleine juridiction sur le fond et la procédure. Pour sa part, la partie défenderesse contesta la thèse de la requérante, et soutint que l’assemblée plénière du CSM n’avait pas estimé nécessaire de suivre en l’espèce la procédure disciplinaire instituée par la loi no 178/2014, mais avait décidé d’examiner la compatibilité de la conduite de la requérante avec la fonction de juge sur la base des dispositions précitées de la loi no 544/1995, ces deux lois ayant des fondements légaux différents pour relever un juge de sa fonction en rapport avec des agissements différents.

26. Par une décision du 15 novembre 2018, publiée au Journal officiel le 23 novembre 2018, le Parlement de la République de Moldova approuva la demande, faite par trois juges dont I.S., d’être démis de leur fonction, avec la mention – qui ne concernait que les deux juges et non I.S. – que cette démission devait intervenir à partir du 23 novembre 2018. Le second article de cette décision indiquait qu’elle entrerait en vigueur à la date de son adoption.

27. Par une décision du 19 novembre 2018, la Cour suprême, siégeant en formation de neuf juges, dont I.S. en faisait partie, et présidée par I.D., rejeta le recours de la requérante pour défaut de fondement. Ayant pris en compte le prononcé, entretemps intervenu, de la décision du 5 décembre 2017 rendue par la Cour constitutionnelle (paragraphe 23 ci-dessus) et noté que dans sa décision du 4 juillet 2017, le CSM s’était fondé également sur des dispositions de la loi no 544/1995 (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour suprême jugea utile d’examiner uniquement la légalité et le bien-fondé des moyens concernant ces dispositions.

28. La Cour suprême structura son raisonnement autour de cinq moyens considérés décisifs. En ce qui concerne le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 6 de la Convention à raison du déroulement à huit clos de l’audience du 4 juillet 2017 et de la restriction du droit de présenter des explications lors de cette audience au sujet de la communication de l’opinion dissidente, elle jugea que la requérante avait bénéficié des garanties d’un procès équitable puisqu’il y avait eu des échanges au sujet des données à caractère personnel, relevées dans les avis consultatifs établis par le service de sécurité, ainsi qu’au sujet de l’incident relatif à la communication litigieuse avec la chaîne Jurnal TV.

29. S’agissant du moyen relatif à la compétence du CSM et à l’absence d’une procédure disciplinaire, elle renvoya à l’article 8 §§ 3 et 31 ainsi qu’à l’article 25 de la loi no 544/1995 et ajouta que le CSM avait exercé une compétence qui découlait de cette dernière disposition. Pour ce qui est du moyen tiré de l’absence d’indication, dans le procès-verbal de l’audience tenue le 4 juillet 2017, sur les modalités et le nombre de votes exprimés, elle nota que l’unanimité des votes devait être déduite de l’absence d’opinion dissidente lors de l’adoption de la décision contestée.

30. Quant au moyen tiré du non-respect de l’article 8 de la Convention et du caractère disproportionné de la sanction, renvoyant à la jurisprudence de la CEDH (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 98, 25 septembre 2018, et voir, mutatis mutandis, Karapetyan et autres c. Arménie, no 59001/08, § 50, 17 novembre 2016), la Cour suprême jugea que la requérante ne pouvait pas se prévaloir de cette disposition puisque la sanction en question était la conséquence prévisible de la méconnaissance des dispositions précitées de la loi no 544/1995. Même s’il s’agissait en grande partie d’une question d’intérêt général, le fait que la requérante ait communiqué avec une chaîne de télévision, qui était partie à une procédure toujours pendante devant la juridiction hiérarchiquement supérieure, avait permis d’utiliser l’image de l’intéressée dans une lutte politique dépassant le conflit juridique devant les tribunaux. Les dispositions légales méconnues par la requérante obligeaient les juges à un devoir de réserve et à un lien de loyauté envers leurs collègues de la formation de jugement, alors que dans sa déclaration l’intéressée laissait entendre que les juges en question avaient commis une erreur dans leur raisonnement.

3. éVéNEMENTS ULTéRIEURS À LA PROCéDURE de révocation de LA REQUÉRANTE

31. Par une décision no 121 du 16 août 2019, le Parlement de la République de Moldova nomma la requérante juge à la Cour constitutionnelle. Elle en fut la présidente entre avril 2020 et avril 2023.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS

32. Les dispositions pertinentes de la loi no 544 du 20 juillet 1995 sur le statut des juges (ci-après « la loi no 544/1995 ») étaient libellées comme suit à l’époque des faits :

Article 8 – Incompatibilités et interdictions

« 1. La fonction de juge est incompatible avec : a) toute autre fonction ou activité rémunérée, a l’exception des activités d’enseignement, scientifiques (...) ; b) le mandat de député au Parlement ou de conseiller dans l’administration locale ; c) l’activité d’entrepreneur (...) ; d) la qualité de membre de la structure dirigeante d’une organisation commerciale.

(...)

3. Le juge n’est pas autorisé à communiquer aux représentants des médias des informations concernant les affaires en cours d’examen par un tribunal sauf si cet échange d’informations s’effectue par l’intermédiaire de la personne responsable des relations avec les médias.

31. Il est interdit aux juges de communiquer avec les parties ou toute autre personne, y compris les personnes exerçant des fonctions et charges publiques, au sujet d’une affaire qui leur a été confiée, exception faite des modalités prescrites dans les règles de procédure. La communication est interdite à partir du moment où le dossier est enregistré au tribunal et jusqu’à ce qu’une décision irrévocable soit rendue dans l’affaire. Toute communication hors audience s’effectue par écrit et doit être jointe au dossier.

(...) »

Article 15 – Les obligations des juges

« (...)

2. Dans les circonstances prévues à l’article 8 paragraphe 31, si une communication ou tentative de communication interdite avec le juge est intervenue avec les parties à un procès ou toute autre personne, y compris les personnes exerçant une charge publique, le juge est tenu d’informer par écrit, le jour même, le Conseil supérieur de la magistrature.

(...) »

Article 25 – La révocation du juge de ses fonctions

« 1. Le juge est révoqué de ses fonctions par l’organe l’ayant nommé dans les cas suivants :

(...)

f) s’il a commis une infraction disciplinaire prévue par la loi no 178 du 25 juillet 2014 sur la responsabilité disciplinaire des juges ;

(...)

i) pour non-respect des dispositions de l’article 8 ;

(...) »

33. Par une loi no 137 du 27 septembre 2018, entrée en vigueur le 19 octobre 2018, la loi no 544/1995 fut modifiée et son article 25 alinéa 1 i) susmentionné fut retouché afin de lire « pour non-respect des dispositions de l’article 8 alinéa 1 ». Cette modification avait pour effet de limiter la révocation des juges de leurs fonctions en vertu de cet article aux cas d’incompatibilités prévues par l’alinéa premier de l’article 8, en excluant le non-respect des interdictions les concernant.

34. Les dispositions pertinentes de la loi no 947 du 19 juillet 1996 relative au Conseil supérieur de la magistrature (« la loi no 947/1996 ») étaient libellées ainsi à l’époque des faits :

Article 4 – Les compétences du Conseil supérieur de la magistrature

« (...)

3. (...) le Conseil supérieur de la magistrature dispose des compétences suivantes en matière de respect de la discipline et de la déontologie par les magistrats :

(....)

c) sur la base de la décision du conseil de discipline, il soumet au président de la République de Moldova ou, selon le cas, au Parlement, la proposition de révoquer le président ou le vice-président du tribunal ou celle de révoquer un juge ;

(...) »

Article 221 – Examen des informations concernant les communications
interdites avec les juges

« 1. Les informations concernant une communication interdite entre un juge et une partie au procès ou une autre personne (...) présentées dans les conditions de l’article 15 § 2 de la loi no 544/1995 sur le statut des juges (...) [ou] par d’autres personnes intéressées sont examinées dans un délai maximal de 15 jours à compter de la date de leur notification au Conseil supérieur de la magistrature.

2. Après l’examen des informations, le Conseil supérieur de la magistrature peut décider :

a) de transmettre l’information au procureur général en présence des éléments constitutifs de l’infraction (...) ou de la contravention (...)

b) d’informer la hiérarchie de l’autorité ou de la structure (...) où la personne ayant autorisé la communication interdite avec le juge exerce son activité ;

c) de remettre des documents, selon la procédure établie par la loi, pour engager une procédure disciplinaire à l’encontre du juge (...) »

35. Par une décision du 4 mai 2018, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelles les dispositions de la loi no 947/1996 et celles de la loi no 793/2000 sur le contentieux administratif, en vigueur à l’époque des faits, pour autant qu’elles limitaient strictement la nature du contrôle par la Cour suprême des décisions adoptées par le CSM. Elle ajouta que, jusqu’à la modification des dispositions en cause, la Cour suprême devait procéder à un contrôle intégral, en fait et en droit, de ces décisions.

36. Les dispositions de l’article 26 de la loi no 793/2000 sur le contentieux administratif, avant qu’elle soit remplacée par le code administratif entré en vigueur le 1er avril 2019, prévoyaient qu’un acte administratif pouvait être annulé, en tout ou en partie, s’il était illégal car émis en méconnaissance des dispositions légales concernant la compétence, la procédure établie ou le fond. Le tribunal administratif n’était en revanche pas compétent pour se prononcer sur l’opportunité de l’acte administratif et des opérations administratives ayant fondé son adoption.

37. Les dispositions pertinentes de la loi no 178 du 25 juillet 2014 sur la responsabilité disciplinaire des juges (« la loi no 178/2014 ») se lisaient comme suit à l’époque des faits :

Article 4 – Les fautes [abaterile] disciplinaires

« 1. Constitue une faute disciplinaire :

(...)

l) la violation des dispositions relatives aux incompatibilités, interdictions et restrictions de service concernant les juges ;

(...) »

Article 6 – Les sanctions disciplinaires

« 1. Les sanctions disciplinaires pouvant être appliquées aux magistrats sont : a) l’avertissement ; b) le blâme ; c) la réduction de salaire ; d) la révocation.

(...)

6. La révocation d’un juge représente la cessation de jure des pouvoirs du juge, intervenant à la suite de la faute disciplinaire. La proposition de révoquer un juge doit être présentée par le Conseil supérieur de la magistrature conformément à la loi.

(...)

8. Les sanctions prévues au paragraphe 1) lettre a), b) et c) du présent article ne peuvent être appliquées en cas de commission de l’infraction disciplinaire prévue à l’article 4 paragraphe 1) lettre l). »

Le paragraphe 8 susmentionné, ajouté à la loi no 178/2014 en juin 2016, fut abrogé par la loi no 136 du 19 juillet 2018, entrée en vigueur le 14 octobre 2018.

Article 7 – Les conditions et les conséquences de l’application
des sanctions disciplinaires

« (...)

2. Les sanctions disciplinaires sont appliquées proportionnellement à la gravité de l’infraction disciplinaire commise par le juge et selon sa situation personnelle. La gravité de la faute disciplinaire est déterminée par la nature de l’acte commis et ses conséquences. Celles-ci doivent être appréciées en tenant compte des effets produits sur les personnes impliquées dans le processus judiciaire au cours duquel l’infraction a été commise, ainsi que des effets sur l’image et le prestige de la justice.

(...) »

Article 18 – Les étapes de la procédure disciplinaire

« La procédure disciplinaire comprend les étapes suivantes : a) la notification relative à des faits pouvant constituer des infractions disciplinaires ; b) la vérification des notifications par l’Inspection judiciaire ; c) l’examen de la recevabilité des notifications (...) par le collège de recevabilité ; d) l’examen des affaires disciplinaires par le conseil de discipline ; e) l’adoption des décisions dans les affaires disciplinaires. »

38. L’article premier de la loi no 173/1994 sur les modalités de publication et d’entrée en vigueur des actes officiels, en vigueur à partir du 12 août 1994, était ainsi libellé dans ses parties pertinentes à l’époque des faits :

« 1. Les lois, promulguées par le président de la République de Moldova, les décisions du Parlement (...) sont publiées au Journal officiel de la République de Moldova (...)

(...)

5. Les actes officiels visés au paragraphe 1) entrent en vigueur à la date de leur publication au Journal officiel ou à la date indiquée dans le texte, à l’exception des actes mentionnés à l’article 2 [les actes internationaux]. Les actes officiels qui entrent en vigueur à la date prévue dans le texte de l’acte respectif sont publiés au Journal officiel dans un délai de 10 jours à compter de la date d’adoption. »

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

39. Les passages pertinents en l’espèce de la Charte européenne sur le statut des juges (Direction des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, 8‑10 juillet 1998, DAJ/DOC (98)23) se lisent ainsi :

« (...)

5. Responsabilité

5.1. Le manquement par un juge ou une juge à l’un des devoirs expressément définis par le statut ne peut donner lieu à une sanction que sur la décision, suivant la proposition, la recommandation ou avec l’accord d’une juridiction ou d’une instance comprenant au moins pour moitié des juges élus, dans le cadre d’une procédure à caractère contradictoire où le ou la juge poursuivis peuvent se faire assister pour leur défense. L’échelle des sanctions susceptibles d’être infligées est précisée par le statut et son application est soumise au principe de proportionnalité. La décision d’une autorité exécutive, d’une juridiction ou d’une instance visée au présent point prononçant une sanction est susceptible d’un recours devant une instance supérieure à caractère juridictionnel. »

40. L’avis no 3 du Conseil consultatif des juges européens (CCJE) à l’attention du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les principes et règles régissant les impératifs professionnels applicables aux juges et en particulier la déontologie, les comportements incompatibles et l’impartialité, daté du 19 novembre 2002 et rédigé sur la base d’un questionnaire rempli par les États membres du Conseil de l’Europe et des textes élaborés par un groupe de travail, traite, entre autres, de la question de l’impartialité des juges et leur relation avec les médias. Notant l’importance à ce que le juge fasse preuve de réserve dans ses rapports avec la presse, qu’il sache préserver son indépendance et son impartialité, en s’abstenant de toute exploitation personnelle de ses relations éventuelles avec les journalistes, des commentaires injustifiés sur les dossiers dont il a la charge, le CCJE indique dans son avis que le droit du public à l’information est néanmoins un principe fondamental. Il estime que le juge devrait également avoir la liberté de préparer un résumé ou un communiqué expliquant la substance ou précisant la signification de ses décisions pour le public et note avec intérêt à cet égard la pratique en vigueur dans certains pays consistant à confier à un juge responsable de la communication ou un porte-parole attaché au tribunal le soin de communiquer avec la presse sur les sujets qui intéressent le public. S’agissant de la responsabilité des juges, le CCJE conclut son avis sur deux formes de responsabilité : celle pénale et celle disciplinaire. Concernant la responsabilité disciplinaire, le CCJE considère notamment que les fautes disciplinaires devraient être définies avec le plus de précision possible et appliquées de manière proportionnée, sanctionnées par une autorité indépendante garantissant le respect des droits de la défense, et prévoir la possibilité d’un appel de la décision rendue par le premier organe disciplinaire.

41. Les parties pertinentes de l’avis no 25 du CCJE sur la liberté d’expression des juges, daté du 2 décembre 2022, notamment les passages des sections concernant « la réglementation et la pratique nationales » et « les limitations à cette liberté et cas controversés », se lisent comme suit :

« 15. En règle générale ou en pratique, la plupart des États membres interdisent ou demandent aux juges de s’abstenir de tout commentaire sur leur propre procédure ou sur celle d’autres juges, en cours ou en attente. Certains États membres étendent cette règle aux affaires jugées, y compris celles d’autres juges, mais certains font une exception pour la discussion de la jurisprudence dans le cadre des travaux universitaires des juges, en tant que professeur de droit ou dans un environnement professionnel. Dans de nombreux États, les juges sont soumis à l’obligation éthique ou d’usage de ne pas répondre aux critiques publiques concernant leurs affaires.

(...)

23. Dans les réponses au questionnaire, certains cas ont été signalés où des juges ont subi des sanctions disciplinaires en raison d’une déclaration qu’ils ont faite. Par exemple, des déclarations au tribunal au cours d’une procédure qui jettent le doute sur l’impartialité du juge, telles que des remarques racistes, ont donné lieu à des procédures disciplinaires. Avant d’imposer une mesure disciplinaire, l’autorité disciplinaire de la plupart des États membres examine la nature et la gravité de la restriction de la liberté d’expression, y compris des éléments tels que la position spécifique du juge, le contenu et la manière de la déclaration et le contexte dans lequel elle a été faite, ainsi que la nature et la gravité de la mesure disciplinaire que l’autorité entend imposer. La révocation d’un juge ne peut intervenir qu’en dernier recours.

(...)

37. Le CCJE souligne que les juges devraient s’abstenir de tout commentaire susceptible d’affecter ou d’être raisonnablement susceptible d’affecter le droit à un procès équitable d’une personne ou d’une affaire dont ils sont saisis. (...)

(...)

40. Les commentaires des juges sur les affaires jugées, autres que les leurs, ne soulèvent pas nécessairement une question sur leur impartialité. Le fait de commenter la jurisprudence est directement lié à leur activité professionnelle. Dans le cadre de leurs activités professionnelles, les juges ont le droit de faire des commentaires constructifs et respectueux sur les affaires jugées.

41. Les juges devraient faire preuve de circonspection dans leurs relations avec les médias et s’abstenir de toute exploitation personnelle de leurs relations avec les journalistes. Le public ne devrait pas avoir l’impression que les juges veulent influencer l’issue d’une affaire par le biais de la communication avec les médias.

42. Le CCJE partage l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) selon lequel les juges individuels devraient s’abstenir d’utiliser les médias en ce qui concerne leurs propres affaires, même s’ils y sont incités. (...) »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

42. La requérante se plaint de ce que sa révocation de la fonction de juge pour avoir communiqué à la presse les raisons de son opinion dissidente a représenté une atteinte illégitime et disproportionnée à son droit de communiquer des informations au sujet d’une question d’intérêt général. Elle invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

43. Le Gouvernement soutient que ce grief est manifestement mal fondé pour des raisons qui sont étroitement liées à son examen du fond. La requérante n’a pas présenté d’arguments sur ce point.

44. La Cour a déjà reconnu dans sa jurisprudence que l’article 10 de la Convention était applicable aux fonctionnaires en général (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 53, série A no 323, et Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 52, CEDH 2008) et aux membres de la magistrature en particulier (Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, § 85, 26 février 2009, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 140, 23 juin 2016). Elle ne voit aucune raison de se prononcer différemment en l’espèce. Le Gouvernement ne conteste pas, au demeurant, l’applicabilité de cette disposition.

45. Tout en notant la position du Gouvernement, la Cour observe qu’il n’y a aucun argument faisant obstacle à un examen du grief au fond. Partant, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

46. La requérante fait valoir qu’en raison de ses prises de position au sujet des problèmes liés à la justice dans la République de Moldova (paragraphe 6 ci-dessus), elle était en toute première ligne parmi les peu nombreux juges ayant soulevé de telles questions et dont un bon nombre, comme elle‑même, ont été démis de leurs fonctions entre 2017 et 2018 sur la base de raisonnements inhabituels et dans un délai court. Renvoyant aux dispositions légales pertinentes, elle soutient qu’elle a été privée des garanties d’une procédure disciplinaire (loi no 178/2014), normalement applicable pour sanctionner la transgression des règles et interdictions liées à la fonction des juges. Elle souligne que, dans sa décision du 4 juillet 2017, le CSM a invoqué une multitude de motifs qu’il a tentés d’identifier. Dans son recours formé devant la Cour suprême, elle s’y est opposée de manière justifiée et pour certains de ces motifs, comme les avis établis par le service de sécurité, elle a obtenu que les dispositions légales sur lesquelles ces avis avaient été fondés soient déclarées inconstitutionnelles. Toutefois, tout en excluant la plus grande partie des motifs ayant fondé la décision du CSM, la Cour suprême a maintenu la sanction prononcée, à savoir la révocation de l’intéressée, en s’appuyant sur le seul incident relatif à la communication par la requérante de son opinion dissidente à Jurnal TV, mais sans justifier le besoin impérieux poursuivi par cette sanction ni examiner sa proportionnalité. La requérante fait observer que ni le CSM ni la Cour suprême n’ont commenté les arguments qu’elle a présentés, à savoir que la communication en cause concernait une affaire médiatique qu’elle avait déjà examinée, qu’elle était courte et discrète et qu’elle répondait à l’intérêt des médias d’être informés rapidement, et que personne n’a soutenu que cette communication était irrégulière ou faite de mauvaise foi.

47. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement rappelle que les fonctionnaires du système judiciaire ont un devoir d’utiliser leur liberté d’expression avec discrétion, modération et décence quand l’autorité et l’impartialité de la justice sont en jeu, même s’ils divulguent des informations exactes. Il note en même temps que des débats sur des questions d’intérêt général, tels que le fonctionnement de la justice, bénéficient d’un niveau élevé de protection et que le simple fait qu’un sujet de débat ait une connotation politique ne doit pas empêcher un juge de faire une déclaration (Kudeshkina, précité, et Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, CEDH 1999‑VII). Faisant ensuite remarquer que l’opinion dissidente d’un juge fait partie du jugement au même titre que la décision prise à la majorité des juges, il considère qu’un magistrat doit s’abstenir de faire des commentaires avant que le jugement, y compris l’intégralité des motifs, ne soit publié. Il ajoute que la révocation de la requérante est le résultat de l’incompatibilité de la conduite de l’intéressée avec la fonction de juge, à raison du non-respect de l’article 8 de la loi no 544/1995, et n’a pas eu lieu à la suite de la commission par elle d’une faute disciplinaire. Il estime que, le CSM ayant agi conformément à ses compétences, l’ingérence en cause était prévue par la loi susmentionnée, qu’elle poursuivait le but légitime de garantir l’autorité et l’impartialité de la justice, en la protégeant de l’influence inappropriée des tiers, y compris des participants à une procédure, et qu’elle n’était pas disproportionnée.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

48. La Cour rappelle que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier (Vogt, précité, § 53). La Cour a admis qu’il était légitime pour l’État d’imposer aux membres de la fonction publique, en raison de leur statut, un devoir de réserve, mais elle a dit aussi qu’il s’agissait néanmoins d’individus qui, à ce titre, bénéficiaient de la protection de l’article 10 de la Convention (ibidem, et Guja, précité, § 70). Il revient donc à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10 § 2. En exerçant ce contrôle, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 revêtent une importance particulière qui justifie de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation pour juger si l’ingérence dénoncée est proportionnée au but mentionné plus haut (Baka, précité, § 162, et les références qui y sont citées).

49. La Cour rappelle ensuite que, compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique, cette approche s’applique également en cas de restriction touchant la liberté d’expression d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, même si les magistrats ne font pas partie de l’administration au sens strict. La Cour a reconnu que l’on est en droit d’attendre des magistrats qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Baka, précité, § 164, et Eminağaoğlu c. Turquie, no 76521/12, § 121, 9 mars 2021).

50. La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, celui-ci doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission. C’est pourquoi, dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à rendre la justice, afin de garantir leur image de juges impartiaux (Olujić c. Croatie, no 22330/05, § 59, 5 février 2009). Cette discrétion doit les amener à ne pas utiliser la presse, même pour répondre à des provocations. Ainsi le veulent les impératifs supérieurs de la justice et la grandeur de la fonction judiciaire (Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 100, 13 novembre 2008).

51. Parallèlement, la Cour a aussi souligné que, eu égard en particulier à l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle se doit d’examiner attentivement toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression d’un juge se trouvant dans une telle situation. De plus, il y a lieu de rappeler que les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général. Or les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10. Même si une question suscitant un débat a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet. Dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs peuvent concerner des sujets très importants dont le public a un intérêt légitime à être informé et qui relèvent du débat politique (Baka, précité, § 165).

52. Enfin, pour évaluer la justification d’une mesure litigieuse, il faut garder à l’esprit que l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10, ainsi que la nature et la lourdeur de la sanction infligée (voir, mutatis mutandis, Kudeshkina, précité, § 83, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, CEDH 2015). En effet, les ingérences dans la liberté d’expression risquent d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (Guja, précité, § 95, et Miroslava Todorova c. Bulgarie, no 40072/13, § 170, 19 octobre 2021).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

1. Sur l’existence d’une ingérence

53. La Cour observe que les parties ne contestent pas que la révocation de la requérante ayant résulté de la décision par laquelle le CSM a déclaré la conduite de l’intéressée incompatible avec la fonction de juge représente une ingérence dans l’exercice par elle de sa liberté d’expression. Elle estime pourtant utile d’aborder elle aussi cette question.

54. Renvoyant aux critères définis dans la jurisprudence pertinente (voir, entre autres, Miroslava Todorova, précité, §§ 153-156, et les affaires qui y sont citées), la Cour rappelle devoir apprécier la portée des mesures prises contre la requérante en les replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente. À cette fin, elle tient compte des raisons invoquées par les autorités y compris, le cas échéant, dans les instances de recours subséquentes pour justifier les mesures en cause et doit néanmoins procéder à une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits dans leur ensemble et des observations des parties. La Cour doit notamment tenir compte de la manière dont les événements pertinents se sont enchaînés dans le temps plutôt que séparément comme des incidents distincts.

55. En l’espèce, la Cour observe que, dans la procédure en cause, la Cour suprême était appelée à examiner le recours formé par la requérante contre la décision du 4 juillet 2017 rendue par le CSM, lequel avait sanctionné l’intéressée pour une multitude de faits reprochés. Il s’agissait des faits révélés dans les avis du service de sécurité et dans une note informative d’un juge inspecteur, ainsi que des motifs soulevés d’office par le CSM. Ils concernaient, entre autres, les répercussions sur le statut de l’intéressée de la procédure pénale engagée contre elle à la suite de l’affaire dite du « référendum républicain constitutionnel » qui a précédé de peu toutes les autres investigations et procédures la visant (paragraphe 20 ci-dessus). Tout en gardant cette image en toile de fond, la Cour observe que, telle que maintenue par la Cour suprême dans sa décision du 19 novembre 2018, la révocation de la requérante ne sanctionnait que le fait d’avoir communiqué à la chaîne Journal TV le résumé des motifs de son opinion dissidente. S’agissant de la sanction ayant visé la communication de l’information en question à cette chaîne en vue de la diffuser, la Cour considère qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante d’un droit qui apparaît comme protégé par l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, §§ 79-80, 26 février 2009). Le fait que les autorités internes aient conclu, en raison du moment où la requérante a communiqué cette information et de la manière dont elle l’a communiquée, que la conduite de l’intéressée était incompatible avec la fonction publique de juge ne change rien à ce constat. Il reste donc à vérifier si cette ingérence était justifiée au regard du deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention.

2. « Prévue par la loi »

56. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 142, 27 juin 2017). Elle renvoie aussi aux principes établis à cet égard en matière de protection contre les atteintes arbitraires des puissances publiques et de son rôle limité, subsidiaire aux tribunaux internes, pour contrôler le respect du droit interne (voir, parmi bien d’autres arrêts, NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, §§ 159-60, 5 avril 2022, et Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 84, CEDH 2000-XI).

57. Nul ne conteste qu’en l’espèce l’ingérence en cause avait une base légale, à savoir l’article 8 §§ 3 et 31 ainsi que l’article 25 de la loi no 544/1995, ni qu’elle était accessible, mais concernant sa prévisibilité la requérante considère que la loi no 178/2014 prévoyant des garde-fous en matière disciplinaire aurait dû lui être appliquée comme pour toute transgression des règles et interdictions commise par les juges.

58. La Cour observe que le contenu des articles susmentionnés était suffisamment descriptif pour permettre à la requérante, juge de profession, d’envisager les conséquences possibles de leur transgression. Le fait qu’il n’y ait pas eu de précédent en ce qui concerne l’application de ces dispositions à une situation similaire ne remet pas en cause en tant que telle la prévisibilité de leurs effets (voir, mutatis mutandis, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, §§ 94 et 97, 20 janvier 2020), d’autant plus qu’à l’époque des faits reprochés tant la loi no 544/1995 appliquée en l’espèce que la loi no 178/2014 invoquée par l’intéressée prévoyaient que la révocation était la seule sanction applicable aux juges qui auraient méconnu les interdictions qui leur étaient imposées en matière de communication (paragraphes 32 et 37 ci-dessus).

59. Certes, à la lecture des dispositions pertinentes des deux lois susmentionnées traitant des incompatibilités et interdictions auxquelles les juges sont soumis, ainsi que de l’article 221 § 2 c) de la loi no 947/1996 et de la décision du 19 novembre 2018 rendue par la Cour suprême, la Cour note que le CSM jouit d’une marge de manœuvre étendue quant au choix de la procédure administrative – directe ou disciplinaire – à engager contre un juge soupçonné d’avoir méconnu ces dispositions (paragraphes 29 et 34 in fine ci‑dessus). Néanmoins, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004‑I). Tout en exprimant ses réserves quant à l’étendue du pouvoir du CSM de choisir la procédure, et implicitement ses garanties et garde-fous, par le biais de laquelle un même comportement – à savoir la communication d’informations par un juge en méconnaissance des dispositions susmentionnées - pouvait être examiné et sanctionné, la Cour considère que la question des garanties procédurales et celle de la seule sanction disponible en droit interne infligée aux juges qui auraient méconnu ces dispositions concernent essentiellement la proportionnalité de la mesure litigieuse et qu’il sera plus approprié de les examiner à ce titre (voir, mutatis mutandis, Kudeshkina, précité, § 81, et Tebieti Mühafize Cemiyyeti et Israfilov c. Azerbaijan, no 37083/03, § 63, CEDH 2009 ; comparer avec Karastelev et autres c. Russie, no 16435/10, §§ 79, 91 et suiv., 6 octobre 2020). Partant, la Cour poursuivra son examen en considérant que l’ingérence litigieuse sanctionnée par le biais de la loi no 544/1995 était prévue par la loi.

3. But légitime

60. La Cour note que, dans la présente affaire, le Gouvernement justifie essentiellement la procédure en incompatibilité et la révocation de la requérante de sa fonction de juge par le but légitime de garantir l’autorité et l’impartialité de la justice, en la protégeant de l’influence inappropriée des tiers, y compris des parties à une procédure par le devoir de réserve et de retenue des magistrats.

61. La Cour relève qu’un certain nombre d’États contractants imposent aux juges une obligation de discrétion dans la communication d’informations, y compris avec la presse, portant sur les affaires en cours d’examen, d’autant plus celles dont ils ont été chargés (paragraphes 40-41 ci-dessus). En l’espèce, cette obligation faite aux juges repose sur la volonté de préserver leur indépendance tout comme l’autorité de leurs décisions. Pour la Cour, on peut donc considérer que l’ingérence qui en a résulté poursuivait au moins un des buts reconnus comme légitimes par la Convention, en l’occurrence la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

4. « Nécessaire dans une société démocratique »

62. Pour apprécier si l’ingérence en question peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique », la Cour l’examinera à la lumière de l’ensemble de l’affaire et attachera une importance particulière aux fonctions occupées par la requérante, à la nature des propos et informations litigieux et aux circonstances dans lesquelles ceux-ci ont été divulgués, ainsi qu’au processus décisionnel ayant abouti à la mesure en cause (voir, mutatis mutandis, Eminağaoğlu, précité, § 132, et Miroslava Todorova, précité, § 173 in fine). La Cour note que, la requérante n’ayant pas soutenu avoir agi en tant que lanceuse d’alerte au moment où elle a communiqué l’information aux médias, il n’y a pas lieu de s’attarder sur les étapes spécifiques de l’analyse de ce type d’affaires en l’absence de caractéristiques qui les définissent (voir, mutatis mutandis, Norman c. Royaume-Uni, no 41387/17, § 89, 6 juillet 2021).

63. La Cour observe qu’à l’époque des faits la requérante était juge à la cour d’appel de Chişinău. Partant, de par sa fonction, l’intéressée était par principe tenue à un devoir de réserve.

64. Concernant la teneur des informations révélées par la requérante au cours d’un échange avec un journaliste, la Cour observe que l’existence de son opinion dissidente était connue depuis le prononcé en audience publique, le 8 juin 2017, de la décision de la cour d’appel de Chişinău par rapport à laquelle l’opinion avait été formulée. Cette décision ayant rejeté la demande de réouverture du délai d’appel formulée par le Jurnal de Chişinău dans une affaire médiatique de diffamation l’opposant au président du Parlement de Moldova, on pouvait déduire dès la date de son prononcé la position de la requérante au sujet de la tardiveté de l’appel en cause. Néanmoins, la Cour note que l’intéressée a choisi d’aller plus loin et de répondre à la question spécifique du journaliste en résumant en quelques mots les motifs de son opinion dissidente qui se fondait sur l’irrégularité, à son avis, de la procédure de citation du Journal de Chişinău lors de la dernière audience du tribunal de première instance.

65. S’agissant de la communication d’informations, la Cour rappelle une fois de plus qu’en principe la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à juger, afin de garantir leur image de juridictions impartiales. Cette discrétion doit les amener à ne pas avoir recours à la presse, même pour répondre à des provocations. Ainsi le veulent les impératifs supérieurs de la justice et la grandeur de la fonction judiciaire (Eminağaoğlu, précité, § 136, et Kayasu, précité, § 100). En effet, on est en droit d’attendre des magistrats qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille, précité, § 64). La Cour rappelle que le devoir de réserve des magistrats exige que la diffusion d’informations, même exactes, soit effectuée avec modération et correction (Guja, précité, § 75, et Wille, précité, §§ 64 et 67).

66. La Cour considère qu’un tel devoir de réserve se trouve renforcé quand il s’agit d’informations portant sur des affaires pendantes qui ne sont pas encore rendues publiques, particulièrement quand – comme en l’espèce – il s’agit d’affaires dont la personne en cause a été chargée de juger et au sujet desquelles ce devoir est complété par une obligation de confidentialité. Cela est également l’état du droit et de la pratique pertinents dans la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe, tel qu’il ressort des avis pertinents du Conseil consultatif des juges européens qui indiquent à cet égard l’obligation pour les juges de s’abstenir de tout commentaire sur leurs affaires, y compris après les avoir jugées, obligation qui est à concilier avec le droit du public d’avoir accès aux informations au sujet des décisions prises par les juges (paragraphes 40-41 ci-dessus).

67. Tout en considérant qu’il s’agissait en l’espèce d’une affaire d’intérêt général, comme l’a indiqué aussi la Cour suprême (paragraphe 30 ci-dessus), au sujet de laquelle l’intérêt des médias à diffuser l’information diminuait fortement avec le temps, et que la requérante a limité la teneur de l’information partagée sur cette affaire déjà transmise au tribunal hiérarchiquement supérieur à ce moment-là, eu égard aux principes relatifs à l’obligation de réserve et de confidentialité des juges, la Cour juge pertinentes les raisons avancées par la Cour suprême à cet égard pour appliquer une sanction à ce type de comportement. À ce titre, la Cour considère que le devoir de réserve d’un juge lui impose de ne pas dévoiler les motifs d’une décision avant que ceux-ci ne soient accessibles au public.

68. Toutefois, la Cour rappelle que les garanties procédurales ainsi que la nature et la lourdeur de la sanction infligée sont également des critères à examiner lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10. À l’égard des garanties procédurales, d’une part, elle renvoie aux réserves qu’elle a faites ci-dessus quant au choix dont disposait le CSM de la procédure administrative à engager contre la requérante pour avoir enfreint l’interdiction de communiquer avec la presse ou les parties (paragraphes 57 et 59 ci-dessus). Elle observe à cet égard qu’à la différence de la loi no 544/1995 qui fut appliquée en l’espèce, la procédure disciplinaire de la loi no 178/2014 avec ses étapes prévoyait des garde-fous pour contrôler le large pouvoir du CSM en la matière (comparer paragraphes 32 et 37 in fine ci-dessus, notamment les articles 7 et 18 de la loi no 178/2014). La Cour observe aussi que, dans l’examen du recours, la Cour suprême s’est limitée à examiner le moyen soulevé par la requérante exclusivement au regard de la compétence du CSM découlant de la loi no 544/1995, sans répondre à la question relative au non‑respect par le CSM de la procédure prévue par l’article 221 § 2 c) de la loi no 947/1996 qui renvoyait à la procédure disciplinaire en cas de méconnaissance par un juge des interdictions en matière de communication (paragraphes 25, 29 et 34-36 ci‑dessus).

69. S’agissant de la sanction infligée, la Cour observe que la révocation de la requérante était la seule sanction qui pouvait lui être appliquée à l’époque des faits. C’était à n’en pas douter une très lourde sanction qui mettait fin définitivement à la carrière de l’intéressée après avoir passé dix‑huit ans à exercer cette fonction et obtenu de bons résultats (paragraphe 5 ci-dessus et voir, mutatis mutandis, Kudeshkina, précité, § 98). En outre, cette sanction ne faisait pas suite à d’autres mesures prises à son égard auparavant (comparer avec Catalan c. Roumanie, no 13003/04, § 75, 9 janvier 2018).

70. La Cour observe que les textes et les avis internationaux pertinents ainsi que le droit et la pratique des États membres du Conseil de l’Europe sur la base desquels ces documents ont été rédigés prévoient que l’examen de la proportionnalité doit porter aussi sur la gravité de la sanction choisie parmi une échelle des sanctions disponibles par rapport à la teneur et au contexte des propos litigieux (paragraphes 40-41 ci-dessus). Elle constate qu’un tel examen n’a pas été effectué en l’espèce. Elle rappelle avoir déjà jugé que l’absence d’une échelle des sanctions appropriée dans le droit interne ne laisse pas de place à l’imposition d’une mesure disciplinaire proportionnée (Oleksandr Volkov, précité, § 182, et voir, mutatis mutandis, Tebieti Mühafize Cemiyyeti et Israfilov, précité, § 82) et elle rappelle aussi n’avoir cautionné une échelle très limitée des sanctions que dans des circonstances exceptionnelles, telles que la mise en place d’un régime sui generis pour lutter contre le phénomène de corruption des magistrats (Xhoxhaj c. Albanie, no 15227/19, § 412, 9 février 2021). Le Gouvernement n’a pas soutenu, y compris en renvoyant à d’autres affaires internes relatives aux interdictions imposées aux juges en matière de communication, que pareilles circonstances exceptionnelles existaient à l’époque en République de Moldova justifiant une seule sanction et, de surcroit, d’une telle gravité.

71. Enfin, la Cour observe qu’à la date où la Cour suprême a examiné le recours formé par la requérante, la loi no 544/1995 sur la base de laquelle l’intéressée a été sanctionnée venait d’être modifiée, de sorte que les interdictions imposées aux juges de communiquer des informations n’y étaient même plus sanctionnées sur cette base légale. En parallèle, la loi no 178/2014 que la requérante estimait devoir s’appliquer dans son affaire offrait une échelle de sanctions en cas de commission de telles interdictions (paragraphes 33 et 37 ci-dessus). S’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier si la Cour suprême aurait pu tirer des conséquences de ces récentes modifications dans la procédure en cause portant sur des faits antérieurs, il n’en reste pas moins que ces modifications législatives illustrent elles aussi que le législateur a estimé dès cette époque-là que les interdictions imposées aux juges en matière de communication devaient être examinées au regard de l’ensemble de l’échelle des sanctions disponibles en matière de responsabilité disciplinaire des juges.

72. À la lumière de ce qui précède et dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que les autorités internes ne peuvent être considérées comme ayant appliqué les normes pertinentes issues de la jurisprudence de la Cour concernant l’article 10 de la Convention (Baka, précité, § 161) et que, en tout état de cause, la sanction infligée à la requérante n’apparaît pas nécessaire dans une société démocratique.

73. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

2. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLéGUéES

74. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de ce que, devant la Cour suprême, elle n’a pas bénéficié d’examen par « un tribunal établi par la loi » et impartial, eu égard à la participation dans la formation de jugement respectivement de la juge I.S. et du président de cette juridiction I.D. Sur la base de l’article 8 de la Convention, elle estime que sa révocation a porté une atteinte injustifiée à son droit au respect de sa vie privée, plus particulièrement à son développement personnel et professionnel ainsi qu’à sa réputation.

75. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain de l’article 10 de la Convention (paragraphe 73 ci-dessus), et également au vu de l’ensemble des faits de la cause, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur la recevabilité et le bien‑fondé de ces griefs (voir, dans le même sens, Cengiz et autres c. Turquie, nos 48226/10 et 14027/11, § 69, CEDH 2015 (extraits)).

76. Invoquant l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 10 de la Convention, la requérante se plaint aussi de ce que ses droits garantis par cette dernière disposition ont été restreints à des fins autres que celles prescrites par la Convention, parce qu’elle avait dénoncé publiquement les problèmes du système de la justice et rendu des décisions défavorables aux autorités.

77. Renvoyant aux principes généraux applicables en la matière (voir Miroslava Todorova, précité, §§ 191-202) et à la lumière des circonstances de l’espèce, la Cour considère qu’il n’y a dans la présente affaire d’éléments pour conclure que derrière la décision de sanctionner la requérante les autorités ont poursuivi un but inavoué et prédominant, autre que ceux autorisés par l’article 10 de la Convention.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

78. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

79. Au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi, la requérante demande 50 386 euros (EUR) ainsi que 12 EUR de dommages‑intérêts par jour à partir du 16 juillet 2021 et jusqu’à la date de l’adoption de l’arrêt de la Cour, à raison de la perte de son salaire et des bonifications auxquelles les juges ont droit ainsi que celle des indemnités de retraite. Elle réclame aussi 20 000 EUR pour dommage moral, en raison des souffrances, frustrations et pressions subies par elle au cours des procédures qui ont abouti à sa révocation.

80. Le Gouvernement considère d’abord que les demandes de la requérante présentées le lendemain du délai imparti et sans explication raisonnable devraient être rejetées. Ensuite, il estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la demande pour dommage matériel formulée par l’intéressée et les violations alléguées. Quant au dommage moral, il considère que le montant réclamé est excessif et que ces demandes doivent être rejetées.

81. La Cour constate d’abord que le retard de quatre heures auquel la requérante a été confrontée, en raison de difficultés d’ordre technique, pour soumettre les demandes de satisfaction équitable ne justifie pas leur rejet pour tardiveté. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue et de la demande de la requérante, la Cour lui octroie 4 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

82. La requérante réclame 1 620 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les autorités et juridictions internes et 6 624 EUR au titre de ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour, au regard des 36,8 heures de travail effectuées par son avocat, à un tarif horaire de 180 EUR, pour l’étude du dossier et la soumission des observations.

83. Le Gouvernement considère que la demande est excessive et doit être rejetée.

84. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d’autres, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 291, 14 septembre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 5 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief fondé sur l’article 10 de la Convention recevable et le grief tiré de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 10 irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le bien‑fondé des griefs fondés sur les articles 6 § 1 et 8 de la Convention;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juillet 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président


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