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20/06/2023 | CEDH | N°001-225315

CEDH | CEDH, AFFAIRE KAYMAK ET AUTRES c. TÜRKİYE, 2023, 001-225315


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KAYMAK ET AUTRES c. TÜRKİYE

(Requête no 62239/12)

ARRÊT


Art 11 • Liberté d’association • Sanctions disciplinaires disproportionnées « d’avertissement sans caractère punitif » prononcées à l’encontre d’agents de la fonction publique pour avoir ouvert le stand de leur syndicat à l’université et y avoir distribué des tracts • Absence de motifs pertinents et suffisants

STRASBOURG

20 juin 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Conven

tion. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kaymak et autres c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’ho...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KAYMAK ET AUTRES c. TÜRKİYE

(Requête no 62239/12)

ARRÊT

Art 11 • Liberté d’association • Sanctions disciplinaires disproportionnées « d’avertissement sans caractère punitif » prononcées à l’encontre d’agents de la fonction publique pour avoir ouvert le stand de leur syndicat à l’université et y avoir distribué des tracts • Absence de motifs pertinents et suffisants

STRASBOURG

20 juin 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kaymak et autres c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu la requête dirigée contre la République de Türkiye et dont la Cour a été saisie le 14 juin 2012, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), par les requérants dont les noms et renseignements figurent dans le tableau joint en annexe (« les requérants »),

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 juin 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne des sanctions disciplinaires « d’avertissement sans caractère punitif » prononcées contre les requérants, agents de la fonction publique, à raison de l’installation par eux, à l’université Hacettepe (Ankara), d’un stand de promotion d’un syndicat afin d’y distribuer des tracts. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit à la liberté d’association et à la liberté syndicale au sens de l’article 11 de la Convention.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés en 1975, 1972, 1963 et 1986 et résident à Ankara. Ils ont été représentés par Me M.N. Eldem, avocat à Ankara.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

4. À l’époque des faits, les requérants Muammer Kaymak, Mete Kaan Kaynar et Göksu Uğurlu étaient chargés de cours à l’université Hacettepe, et le requérant Cihan Turan y était opérateur informatique. Ils étaient tous membres d’une association dénommée Eğitim-Sen (Syndicat des travailleurs de l’éducation et des sciences) (« le syndicat ») dont une requête pour les mêmes faits a été déclarée irrecevable en raison du fait qu’il n’y avait pas eu d’ingérence dans le droit à la liberté de manifester du syndicat, au sens de l’article 11 de la Convention (Barış Mutluay et Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası (« Eğitim-Sen ») c. Türkiye (déc.), no 81688/12, 20 novembre 2018).

5. Selon le procès-verbal établi par les responsables de la sécurité de l’université Hacettepe, le 2 novembre 2010, vers 12 h 15, un groupe de quinze personnes, dont les requérants, se présentèrent devant le campus Beytepe de ladite université et les avisèrent qu’ils avaient fait une demande écrite auprès de l’administration de l’université et qu’ils souhaitaient dresser un stand au nom de Eğitim-Sen devant la bibliothèque afin d’informer les fonctionnaires et de procéder à des recrutements de membres du syndicat.

6. Toujours d’après ce texte, lesdits responsables de la sécurité, S.A. et N.Y., indiquèrent alors au groupe que sa demande d’autorisation avait été rejetée par l’administration de l’université, qui ne permettait pas la tenue de stands à l’intérieur du campus, et que s’ils le faisaient, l’administration en serait informée par un procès-verbal. Le document expose que le groupe installa néanmoins un stand devant la bibliothèque, ainsi que des chaises qu’il avait obtenues dans un café privé situé à proximité, et qu’il y plaça des formulaires d’adhésion au syndicat et des dépliants. Il rapporte que deux personnes du groupe, qui portaient des gilets jaunes représentatifs du syndicat, distribuèrent des prospectus intitulés « Laissez mon étudiant tranquille » (Öğrencime Dokunma) et « Non aux mauvais traitements infligés aux assistants » (Asistan Kıyımına Hayır), et qu’un groupe d’environ trente‑cinq à quarante étudiants de l’université s’approcha du stand et distribua aux personnes qui s’étaient rassemblées le « Journal des étudiants de l’université ». Le procès-verbal indique enfin que le groupe de syndicalistes quitta les lieux vers 12 h 50.

7. Le 4 novembre 2010, la Direction de la protection et de la sécurité fit parvenir le procès-verbal au rectorat de l’université, expliquant qu’il avait été établi qu’un groupe du personnel académique et administratif avait érigé sans autorisation un stand au nom du syndicat Eğitim-Sen devant la bibliothèque en y joignant des photos prises des intéressés pendant l’évènement, des disques compacts contenant des vidéos, des exemplaires des tracts qui avaient été distribués et une liste d’organisateurs et d’étudiants ayant participé à l’incident. Les éléments envoyés comportaient les noms et numéros des étudiants ainsi que les noms et titres des individus figurant sur les photos.

8. À différentes dates, l’enquêteur en charge de l’affaire convoqua les requérants dans son bureau afin de recueillir leur défense en tant que mis en cause (sanık).

9. Les 9 et 11 mars 2011, le Rectorat de l’université infligea à chaque requérant une sanction disciplinaire d’« avertissement sans caractère punitif ». Pour ce qui concerne le requérant M. K. Kaynar, la sanction était rédigée comme suit en ses passages pertinents :

« Le 02.11.[2010], à la suite de l’enquête disciplinaire menée contre vous en relation avec l’installation non autorisée d’une table de promotion au nom d’Eğitim-Sen et la distribution de dépliants sur le campus Beytepe de notre université, même s’il a été établi à partir du rapport d’enquête que vous avez commis l’infraction disciplinaire d’« indifférence et [comportement] irrégulier (...) [au regard du] respect des procédures et des principes [édictés] par les institutions » comme définie par l’article 5 a) du Règlement disciplinaire des administrateurs, des enseignants et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur, et que vous devriez être puni de la sanction d’« AVERTISSEMENT » qui correspond à l’action [qui vous est reprochée], (...), il a été décidé [exceptionnellement] que vous seriez averti d’une manière sans caractère punitif en application de l’article 16 du règlement.

Soyez informé qu’en cas de poursuite de ce comportement indiscipliné, les mesures pénales nécessaires seront prises contre vous. »

10. Le 9 mai 2011, les requérants introduisent une action en annulation contre lesdites sanctions devant le tribunal d’administratif d’Ankara. Dans leur recours, ils soutenaient que dix autres membres du syndicat avaient été inculpés, et que par conséquent l’affaire avait pour objectif d’intimider les membres du syndicat. Invoquant les articles 109, 122 et 125 de la loi no 657 sur les agents publics, ils estimaient en outre que la peine disciplinaire infligée revêtait une importance substantielle dans leur dossier personnel au regard de futures promotion, nomination et avancement ainsi le cas échéant que relativement à d’autres procédures disciplinaires. Par ailleurs, ils arguaient que la mention, dans la lettre de notification de la sanction, avertissant que des procédures pénales seraient engagées en cas de poursuite d’un comportement indiscipliné, était de nature à susciter des hésitations chez eux et à les dissuader de participer à de futures activités et actions syndicales ou à d’autres actions démocratiques, et que par conséquent elle affectait leurs droits personnels et l’exercice de leurs droits constitutionnels démocratiques.

11. À différentes dates, diverses chambres du tribunal administratif rejetèrent les recours en annulation formés par les requérants sans procéder à un examen du bien-fondé de leurs demandes. Dans son jugement du 21 mai 2011 concernant M. K. Kaynar, rendu à la majorité de deux contre un, la 15ème chambre du tribunal administratif considéra que la mesure attaquée n’était pas constitutive d’une sanction disciplinaire pouvant faire l’objet d’un contentieux devant les juridictions administratives, dans la mesure où, en vertu d’un principe bien connu du droit administratif, aucune action ne pouvait être intentée contre des actes administratifs non définitifs et non exécutables et qui n’affectaient pas directement les droits et les intérêts de la personne en étant le destinataire. Après avoir résumé les faits, elle conclut qu’en l’espèce, l’absence d’effets négatifs d’ordre disciplinaire produits par l’acte administratif attaqué faisait obstacle à un examen du bien-fondé de l’action en annulation intentée contre ledit acte. Dans son opinion dissidente, un des juges de la formation formula toutefois l’avis selon lequel l’acte administratif en question, dès lors qu’il avait été versé au dossier personnel de l’intéressé et était susceptible de fonder à l’avenir des actes administratifs faisant grief au demandeur, s’analysait en un acte exécutable affectant les droits de la personne concernée, et que le fond de l’affaire devait en conséquence être examiné.

12. Les requérants Mete Kaan Kaynar et Göksu Uğurlu se pourvurent en cassation. Par deux arrêts distincts du 13 décembre 2011, le Conseil d’État confirma les jugements les concernant, considérant que la motivation de ceux-ci était conforme à la procédure et au droit.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

13. L’article 4, intitulé « Sanctions disciplinaires », du règlement disciplinaire des administrateurs, des formateurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur du 21 aout 1982[1] se lit comme suit :

« Les sanctions disciplinaires sont les suivantes :

a- Avertissement : Notification écrite que l’intéressé est tenu d’être plus prudent dans ses fonctions et sa conduite,

b- Blâme : Notification écrite que l’intéressé a commis une faute dans ses fonctions et sa conduite,

c- Licenciement du poste administratif : Licenciement des postes de recteur, doyen, directeur d’institut, directeur de la haute école [d’études supérieures], chef de division, chef de département, chef de la division artistique, chef de la division scientifique et chef du département artistique,

d- Retenue sur salaire mensuel : Retenue [d’un montant compris] entre un trentième et un huitième du salaire mensuel brut,

e- Report d’avancement : Report d’avancement de poste de un à trois ans selon le degré de gravité de l’acte,

f- Prise en considération de démission de poste : Révocation du poste [occupé] conformément à la volonté de l’intéressé,

g- (Tel que modifié : Journal officiel du 7 novembre 1998, no 23516) Licenciement de la profession d’enseignant universitaire : Licenciement de la profession d’enseignant universitaire sans possibilité d’être réemployé dans un cadre académique en tant qu’instructeur ou assistant instructeur dans un établissement d’enseignement supérieur appartenant à l’État ou à une fondation. »

14. L’article 5 a), intitulé « Sanction d’avertissement », du règlement disciplinaire des administrateurs, des instructeurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur, se lit comme suit :

« Les actes et cas qui nécessitent une sanction d’avertissement sont les suivants :

a- Agir avec indifférence ou désordre en ce qui concerne l’exécution d’ordres ou de tâches donnés en temps utile, le respect des règles et procédures établies par les institutions du lieu de service, la protection, l’utilisation ou la conservation des documents, outils et équipements officiels liés au devoir.

(...) »

15. L’article 16, intitulé « Évaluation de la bonne conduite », du règlement disciplinaire des administrateurs, des formateurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur se lit comme suit :

« Une sanction d’un degré plus léger que la sanction applicable peut être infligée aux administrateurs, instructeurs et fonctionnaires dont les travaux accomplis au cours de leurs mandats antérieurs sont [jugés] positifs et dont les notes d’évaluation sont bien ou très bien. »

16. L’article 13 § b (5), intitulé « Devoirs, pouvoirs et responsabilités des recteurs », de la loi no 2547 se lit comme suit :

« (5) S’acquitter de la tâche de supervision générale et d’inspection des unités et du personnel de l’université à tous les niveaux ; (...) »

17. L’article 109 de la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État, en ses passages pertinents, se lit comme suit :

« Dans le dossier du personnel, sont versés les renseignements professionnels de l’agent, les déclarations de revenu, [et] le cas échéant, les rapports d’examen, d’enquête, les rapports de contrôle, les sanctions disciplinaires et les renseignements et documents relatifs aux prix et aux certificats de réussite.

Pour évaluer les réalisations, qualifications et capacités des agents, dans [le cadre de] leur avancement de grade, de leur promotion dans le grade, de leur départ à la retraite ou de la cessation de leurs relations avec le service, les dossiers du personnel sont pris en considération en plus des exigences du service. »

18. L’article 122 de la loi no 657 contient les règles concernant les réalisations des agents publics alors que certaines dispositions de l’article 125 de la même loi prescrit la prise en considération du dossier personnel des agents pour la fixation des peines disciplinaires.

EN DROIT

1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

19. Par une déclaration du 11 juillet 2018, transmise à la Cour par son représentant, Göksu Uğurlu indique qu’il n’entend plus maintenir sa requête.

20. Dans ses observations sur le fond, le Gouvernement demande à la Cour de rayer l’affaire du rôle en ce qui le concerne.

21. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a lieu de rayer la requête du rôle, pour autant qu’elle concerne ce requérant, en application de l’article 37 § 1 a) de la Convention.

22. Par ailleurs, conformément à l’article 37 § 1 in fine, la Cour estime qu’aucune circonstance particulière touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles n’exige la poursuite de l’examen de la requête. Il y a donc lieu de rayer l’affaire du rôle en ce qui concerne le requérant Göksu Uğurlu.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

23. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit à la liberté d’association et à la liberté syndicale. Ils invoquent l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

1. Sur la recevabilité
1. Sur le défaut d’épuisement des voies de recours internes

24. Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne les requérants Cihan Turan et Muammer Kaymak. Il leur reproche à cet égard de ne pas avoir introduit de pourvoi devant le Conseil d’État. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement, et ils soutiennent avoir épuisé les voies de recours internes disponibles, arguant que les recours qu’ils avaient précédemment formés avaient été rejetés et qu’il n’y avait pas d’intérêt à exercer le recours en cassation.

25. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, qui doivent être à la fois relatives aux violations incriminées, disponibles et adéquates. Elle rappelle également qu’il incombe au Gouvernement excipant d’un non-épuisement des voies de recours internes de convaincre la Cour que le recours auquel il se réfère était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999‑V, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II, Vučković et autres c. Serbie (exceptions préliminaires) [GC], no 17153/11 et suiv., § 74, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015). Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien qu’il n’était, pour une raison quelconque, ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Prencipe c. Monaco, no 43376/06, § 93, 16 juillet 2009, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 89, 19 décembre 2018).

26. La Cour rappelle également qu’elle doit appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes en tenant dûment compte du contexte, en faisant preuve d’une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que ladite règle ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu et que pour en contrôler le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment qu’elle doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans lequel les recours s’inscrivent ainsi que de la situation personnelle des requérants (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres, précité, § 69, Selmouni, précité, § 77, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, Reshetnyak c. Russie, no 56027/10, § 58, 8 janvier 2013, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 114, 26 octobre 2017).

27. En l’espèce, la Cour considère que Muammer Kaymak et Cihan Turan peuvent passer pour avoir épuisé les voies de recours internes disponibles dans la mesure où les pourvois que les requérants Göksu Uğurlu et Mete Kaan Kaynar ont formés, qui portaient exactement sur les mêmes faits et les mêmes questions juridiques que l’affaire des intéressés, ont été rejetés par le Conseil d’État. Or le Gouvernement n’a pas démontré dans quelle mesure un tel recours, exercé par Muammer Kaymak et Cihan Turan, aurait été effectif alors que rien n’était de nature à le différencier de pourvois, dont l’objet aurait été le même, rejetés quelques mois auparavant (voir, mutatis mutandis, pour une approche similaire, Kohen et autres c. Turquie, nos 66616/10 et 3 autres, § 48, 7 juin 2022).

28. Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement et de conclure que les voies de recours internes ont été épuisées par Muammer Kaymak et Cihan Turan.

2. Sur la qualité de victime des requérants Muammer Kaymak, Cihan Turan et Mete Kaan Kaynar

29. Le Gouvernement expose que, alors que selon la législation applicable la sanction disciplinaire d’« avertissement » aurait dû être imposée aux requérants, il a été décidé de ne leur infliger qu’un « avertissement sans caractère punitif », lequel préservait leur droit d’exercer une activité syndicale à condition que la décision en question fut exécutée dans le respect de la réglementation pertinente. Il estime en conséquence que les intéressés ne peuvent se prévaloir de la qualité de victime.

30. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils sont d’avis que la présence de pareille sanction administrative dans leurs dossiers personnels prouve précisément le contraire de ce que soutient le Gouvernement. À cet égard, ils arguent que l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont les autorités académiques disposent concernant les offres d’emploi universitaires permettra à celles-ci de traiter toute candidature de leur part avec suspicion tant que la décision de sanction administrative figurera dans leurs dossiers personnels. En outre, ils considèrent que ladite sanction induit leur culpabilité.

31. La Cour constate que cette exception est étroitement liée au grief des requérants fondé sur l’article 11 de la Convention. Partant, elle décide de la joindre au fond.

32. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Les requérants

33. Les requérants réitèrent les arguments qu’ils ont avancés relativement à la question de leur qualité de victime, et ils soutiennent que la sanction qui leur a été infligée constituait une menace tant pour leur avenir professionnel que pour leurs activités syndicales. Ils estiment en outre que ni l’article 5 a) ni l’article 16 du règlement ne pouvaient fonder juridiquement la sanction, et que la mesure n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Ils expliquent que les actes litigieux n’ont pas duré plus de trente-cinq minutes et qu’ils n’ont en rien perturbé l’ordre public, et, se référant à la jurisprudence de la Cour et à la Convention de l’Organisation international du Travail no 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, ils rappellent qu’en vertu de l’article 11, ils disposent d’un droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association avec d’autres, ainsi que d’un droit de fonder des syndicats et de s’affilier à ceux-ci en vue de la protection de leurs intérêts.

b) Le Gouvernement

34. Le Gouvernement réitère également les arguments qu’il a soulevés quant à la recevabilité de la requête, et il soutient qu’aucune ingérence n’a eu lieu dans le droit des requérants à la liberté d’association et à la liberté syndicale. À cet égard, il précise que la décision de sanctionner les requérants par un « avertissement sans caractère punitif », qui a été rendue à l’issue d’une enquête disciplinaire, d’une part, ne faisait nullement obstacle à la prolongation de la durée d’exercice des fonctions académiques et/ou administratives qu’ils occupaient à l’époque des faits, et, d’autre part, n’avait aucun effet dissuasif sur l’exercice par les requérants de leur droit de se livrer à une activité syndicale. Il indique par ailleurs que les mesures en question avaient une base légale, à savoir l’article 13 § b (5), intitulé « Devoirs, pouvoirs et responsabilités des recteurs », de la loi no 2547 et l’article 5 a) du règlement disciplinaire des administrateurs, des instructeurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur, mais, faisant valoir une absence de grief soulevé par les requérants quant à la légalité des mesures litigieuses, il demande à la Cour de ne pas examiner la question de la légalité des sanctions litigieuses.

35. En outre, le Gouvernement soutient que les mesures litigieuses poursuivaient les objectifs légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui, dans la mesure où les activités au sein de l’université doivent être menées selon une discipline propre à permettre au Rectorat d’inspecter et de superviser le personnel académique et administratif et de s’assurer de leur discipline.

36. Quant à la nécessité et la proportionnalité des sanctions, il explique que le 3 décembre 2010, le Rectorat a initié une enquête disciplinaire concernant l’installation non autorisée d’un stand de promotion au nom de l’Union Eğitim-Sen devant la bibliothèque du campus de Beytepe et la distribution de prospectus. Il ajoute que dans des lettres datées du 10 janvier 2011, le département juridique a informé l’enquêteur, d’une part, qu’à la date de l’incident, le syndicat concerné n’avait déposé aucune demande tendant à l’établissement d’un stand et que si les règlements administratifs concernant les syndicats de fonctionnaires autorisaient ceux-ci à mener des activités de promotion au sein de l’institution, l’autorisation en question ne devait pas être interprétée comme leur permettant d’exercer toutes les activités qu’ils souhaitaient à tout moment et en tout lieu à l’intérieur de l’institution, un tableau d’affichage et une salle ayant été attribués aux syndicats à cette fin respectivement à Beytepe et dans l’unité centrale, d’autre part, que selon le règlement administratif, les syndicats ou personnes concernés devaient s’adresser au Rectorat à l’avance relativement aux activités menées dans d’autres lieux et confirmer si les lieux en question étaient disponibles à la date à laquelle ils souhaitaient organiser l’activité, et, enfin, que les représentants syndicaux n’étaient pas autorisés à dresser un stand à tout moment et en tout lieu à l’intérieur du campus universitaire, ce sous réserve de l’autorisation de l’administration de l’université.

37. Le Gouvernement souligne en outre qu’alors que, selon la législation pertinente, une « sanction d’avertissement » devait être imposée au personnel académique et administratif, y compris celui en fonction à l’université Hacettepe, il a été décidé de sanctionner les requérants par un « avertissement sans caractère punitif », qui n’est pas une sanction disciplinaire, compte tenu du fait qu’il n’y avait pas eu de violence verbale ou physique entre le personnel en question et la sécurité privée, qu’aucune sanction disciplinaire n’avait précédemment été infligée aux intéressés à l’exception de l’un d’entre eux et que leurs notes d’évaluation étaient « très bien » et « bien ».

38. À cet égard, le Gouvernement estime que les enquêtes disciplinaires menées n’ont pas eu d’effet préjudiciable, et il argue qu’alors que les requérants, en violation des règles et instructions, n’avaient pas déposé de demande auprès de l’administration de l’université en vue de l’acte (ouverture d’un stand) qu’ils souhaitaient accomplir, et qu’ils avaient été avertis par les responsables de la sécurité, ils ont poursuivi ‘activité syndicale litigieuse en utilisant le bureau et les chaises qu’ils avaient obtenus dans un café privé.

39. En outre, le Gouvernement invite la Cour à tenir compte du fait que le 9 mars 2011, conformément à la recommandation de l’enquêteur dans son appréciation relative à la proportionnalité des mesures, le Rectorat a décidé de clôturer le dossier relatif à un groupe de membres du personnel académique et administratif comprenant les requérants de l’université Hacettepe.

40. En conclusion, le Gouvernement soutient que la décision d’imposer aux requérants un « avertissement sans caractère punitif », qui a été rendue en vue de prévenir tout désordre et à la suite d’une enquête menée à leur encontre, découlait d’un « besoin social impérieux » et que, pour cette raison, les décisions du Rectorat en l’espèce étaient proportionnées et nécessaires dans une société démocratique.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

41. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 de la Convention présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect particulier de la liberté d’association (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, § 38, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, § 39, série A no 20, Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, § 34, série A no 21, et Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 109, CEDH 2008). Les termes « pour la défense de ses intérêts » figurant dans cette disposition ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement (Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002‑V, Danilenkov et autres c. Russie, no 67336/01, § 121, CEDH 2009 (extraits), Doǧan Altun c. Turquie, no 7152/08, § 43, 26 mai 2015).

42. De plus, la Cour rappelle que l’article 11 de la Convention garantit aux membres d’un syndicat, en vue de la défense de leurs intérêts, le droit à ce que leur syndicat soit entendu, mais qu’il ne leur garantit pas un traitement précis de la part de l’État. Ce qu’exige la Convention, c’est que la législation permette aux syndicats, selon des modalités conformes à cet article, de lutter pour la défense des intérêts de leurs membres (Demir et Baykara, précité, § 141, Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 134, CEDH 2013 (extraits), et Doǧan Altun, précité, § 44).

43. Par ailleurs, les principes généraux concernant la nécessité d’une ingérence dans le droit à la liberté de réunion pacifique ont été exposés dans les affaires Kudrevičius et autres c. Lituanie ([GC], no 37553/05, §§ 142-160, CEDH 2015) et ont été repris dans l’affaire Lashmankin et autres c. Russie (nos 57818/09 et 14 autres, § 412, 7 février 2017). La Cour a appliqué ces principes dans des affaires afin de vérifier si les juridictions internes avaient effectué une mise en balance des différents intérêts en présence (voir, par exemple, Öğrü et autres c. Turquie, nos 60087/10 et 2 autres, 19 décembre 2017).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

1. Sur l’existence d’une ingérence et le respect de la légalité

44. La Cour prend note des avis divergents des parties quant à l’existence en l’espèce d’une ingérence prévue par la loi. Les requérants estiment que l’« avertissement sans caractère punitif » qui leur a été infligé s’analyse en une ingérence, et qu’il n’avait pas de base légale. Le Gouvernement soutient quant à lui qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’association et à la liberté syndicale, et que si la Cour venait à qualifier les sanctions litigieuses d’ingérence, il conviendrait de retenir que celles-ci reposaient sur une base légale, à savoir l’article 13 § b (5), intitulé « Devoirs, pouvoirs et responsabilités des recteurs », de la loi no 2547 et l’article 5 a) du règlement disciplinaire des administrateurs, des instructeurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur.

45. La Cour constate tout d’abord qu’il n’est pas contesté par les parties qu’à la suite des événements du 2 novembre 2010, le rectorat a suivi la procédure habituelle, et que les 9 et 12 mars 2011, les requérants « ont été avertis », et informés que « les mesures pénales nécessaires seraient prises contre » eux en cas de poursuite du comportement reproché (paragraphe 7 ci‑dessus). Sans devoir spéculer sur la dénomination de la mesure, la Cour estime qu’en l’occurrence la mesure disciplinaire d’« avertissement sans caractère punitif » constitue une ingérence à la liberté d’association des requérants.

46. La Cour observe que les parties ont également des avis divergents en ce qui concerne le respect de la légalité. Alors que les requérants soutiennent que ni l’article 5 a) ni l’article 16 du Règlement ne pouvaient constituer la base juridique de la sanction, le Gouvernement fait savoir que les mesures incriminées avaient pour base légale l’article 13 § b (5) intitulé « Devoirs, pouvoirs et responsabilités des recteurs » de la loi no 2547 et l’article 5 a) du règlement disciplinaire.

47. À l’examen du texte de la sanction d’avertissement infligé aux requérants, la Cour constate que les mesures sont effectivement fondées sur l’article 5 a) et 16 du règlement disciplinaire des administrateurs, des instructeurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur (paragraphe 7 ci-dessus). Cela dit, d’une part, si l’article 16 permet d’infliger une sanction « d’un degré plus léger que la sanction applicable », en l’occurrence, aucune sanction disciplinaire intitulée « l’avertissement sans caractère punitif » ne semble figurer dans les textes pertinents et, d’autre part, l’avertissement étant déjà la sanction encourue la plus légère selon l’article 4 du même règlement (paragraphe 11 ci-dessus), la norme sur laquelle le Rectorat s’est fondé pour appliquer l’article 16 de cette manière demeure incertaine. Selon la Cour, ces deux éléments soulèvent une question quant à la prévisibilité de la base légale des mesures litigieuses.

48. Par ailleurs, la Cour note que la sanction disciplinaire d’« avertissement sans caractère punitif » a été infligée aux requérants « en relation avec l’installation non autorisée d’une table de promotion au nom d’Eğitim-Sen » (paragraphe 7 ci-dessus) alors qu’une telle sanction n’était pas expressément visée par les textes applicables. À supposer même qu’il soit nécessaire selon le droit interne d’obtenir une autorisation spéciale pour des activités syndicales de cette nature, la question pourrait se poser de savoir si une telle exigence serait justifiée au regard de l’article 11 de la Convention. Toutefois, pour les raisons exposées ci-après, elle n’estime pas nécessaire d’examiner ce point plus avant (voir, mutatis mutandis, Doǧan Altun, précité, §§ 35-36).

2. Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un ou des buts légitimes

49. Le Gouvernement soutient que l’ingérence poursuivait les objectifs légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime, ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.

50. Tout en exprimant des doutes au sujet de la légitimité des buts poursuivis par les mesures prises à l’égard du requérant, la Cour partira de l’hypothèse que l’ingérence visait le but légitime de la défense de l’ordre.

3. Sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »

51. En l’espèce, la Cour note que les requérants se sont vu infliger « un avertissement sans caractère punitif » à titre de sanction disciplinaire pour avoir dressé un stand de leur syndicat à l’université Hacettepe et y avoir distribué des tracts. Il ressort des documents versés au dossier devant elle que les requérants, en compagnie de quelques autres personnes, se sont présentés spontanément à l’entrée de l’université et ont indiqué aux agents de sécurité qu’ils avaient fait une demande écrite auprès de l’administration de l’université afin d’établir un stand au nom de Eğitim-Sen, que lesdits agents les ont informés que l’autorisation avait été refusée par l’administration, qui interdisait la tenue de stands à l’intérieur du campus, et que s’ils le faisaient, l’administration en serait informée par un procès-verbal, et que le groupe a néanmoins installé un stand devant la bibliothèque et y a distribué des prospectus en présence d’un groupe d’environ trente-cinq à quarante étudiants de l’université. Le Rectorat ayant été informé de l’incident, les requérants ont par la suite été convoqués par l’enquêteur afin de présenter devant lui leur défense en tant que mis en cause, et à la fin de l’enquête disciplinaire, ils se sont vu infliger un « avertissement sans caractère punitif » en application de l’article 5 a) du règlement ainsi que de son article 4, qui prévoit une échelle de six sanctions, parmi lesquelles la sanction d’avertissement est la plus légère, et de l’article 16 qui permet l’imposition d’une sanction d’un degré plus léger que celle prévue si, notamment, les notes d’évaluation que l’intéressé a obtenues au cours de sa carrière sont bien ou très bien. Dans le texte de la sanction, il leur a été rappelé qu’en cas de poursuite du comportement indiscipliné, les mesures pénales qui seraient jugées nécessaires seraient prises à leur encontre.

52. La Cour rappelle avoir déjà considéré que le droit d’organiser des manifestations ou actions spontanées ne pouvait permettre de passer outre une obligation de préavis que dans des circonstances particulières (voir, parmi d’autres, Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 77, 18 juin 2013, et Doǧan Altun, précité, § 46).

53. En l’espèce, le Gouvernement avance que l’activité litigieuse a été organisée sans autorisation tandis que les requérants soutiennent avoir préalablement demandé une autorisation, mais n’avoir été informés que le jour de l’évènement, par les agents de sécurité, que leur demande avait été rejetée.

54. À ce sujet, la Cour constate que bien qu’il semble que les requérants aient préalablement demandé une autorisation, leur réunion s’est déroulée de manière spontanée et sans autorisation officielle. En l’absence d’un quelconque argument développé par le Gouvernement quant à la nécessité d’obtenir une autorisation spéciale pour des activités syndicales de cette nature, la Cour n’est pas certaine de l’existence de pareille obligation. Elle juge toutefois inutile de trancher cette question, dès lors qu’il ne lui incombe pas d’apprécier l’opportunité de la sanction disciplinaire en tant que telle, ni en particulier de s’exprimer sur la question de savoir si les requérants, en menant leur action sans y avoir été autorisés par l’administration de l’université (paragraphe 7 ci-dessus), auraient fait « preuve d’indifférence et [auraient] agi de manière irrégulière (...) [au regard] des procédures et des principes spécifiés par les institutions », au sens de l’article 5 a) du règlement. La Cour doit examiner les incidences de la sanction disciplinaire infligée aux requérants sur leur droit à mener des activités syndicales tel que garanti par l’article 11 de la Convention (Metin Turan c. Turquie, no 20868/02, § 28, 14 novembre 2006, et, dans le même sens, Doǧan Altun, précité, §§ 47-48) afin d’évaluer si cette sanction répondait à un besoin social impérieux et si, eu égard à ses effets, elle était proportionnée au but légitime poursuivi.

55. La Cour note que les requérants ont organisé l’action litigieuse au nom du syndicat dont ils étaient membres. En outre, rien dans le dossier, et le Gouvernement d’ailleurs ne le soutient pas, ne démontre que les requérants aient causé une quelconque perturbation dans le travail du personnel de l’université ni gêné l’activité d’enseignement. De plus, la manifestation s’est déroulée à partir de 12 h 15 et n’a duré que plus de trente-cinq minutes. La Cour constate que l’administration a ouvert une enquête disciplinaire contre les requérants et a nommé un enquêteur qui les a convoqués dans son bureau afin de recueillir leur défense en tant que mis en cause. Alors que selon l’article 5 a) du règlement les actes reprochés auraient dû être sanctionnés par un avertissement, l’administration a prononcé une peine « d’avertissement sans caractère punitif » en considération des notes d’évaluation des intéressés. Toutefois, s’il est vrai que l’instance disciplinaire a tenu compte de cet élément pour alléger la sanction imposée aux requérants, elle a tout de même précisé dans la décision portant sanction « qu’en cas de poursuite du comportement indiscipliné, les mesures pénales nécessaires » seraient prises à leur encontre. De surcroît, la Cour constate que l’administration a sanctionné les requérants sans avoir prêté aucune attention à la qualité en laquelle ils avaient organisé l’installation d’un stand afin d’encourager les adhésions au syndicat.

56. La Cour rappelle enfin qu’un individu ne jouit pas de la liberté d’association si les possibilités de choix ou d’action qui lui restent se révèlent inexistantes ou réduites au point de n’offrir aucune utilité (voir, mutatis mutandis, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 114, CEDH 1999 III). Or, en l’espèce, elle relève que la sanction litigieuse, si minime qu’elle ait été et malgré sa dénomination « sans caractère punitif », qui d’ailleurs est imprécise, était de nature à dissuader les requérants et les autres membres de syndicats d’exercer librement leur activité (voir, mutatis mutandis, Karaçay c. Turquie, no 6615/03, § 37, 27 mars 2007, Kaya et Seyhan c. Turquie, no 30946/04, § 30, 15 septembre 2009, Şişman et autres c. Turquie, no 1305/05, § 34, 27 septembre 2011, Doǧan Altun, précité, § 50; pour une approche similaire dans le contexte de l’article 10, RID Novaya Gazeta et ZAO Novaya Gazeta c. Russie, no 44561/11, § 62, 11 mai 2021).

57. Dès lors, il y a lieu de considérer que les requérants peuvent se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. La Cour rejette donc l’exception du Gouvernement (paragraphe 31 ci-dessus).

58. En ce qui concerne les recours formés par les requérants devant les juridictions internes, la Cour constate qu’alors qu’à l’appui de ceux-ci, les intéressés soutenaient que l’affaire poursuivait un objectif d’intimidation des membres du syndicat, que la peine disciplinaire infligée revêtait de l’importance dans leur dossier personnel au regard de promotions, nominations et avancements futurs ainsi que dans le cas d’éventuelles autres procédures disciplinaires, que le fait que la lettre portant sanction mentionnait que des procédures pénales seraient engagées en cas de poursuite du comportement indiscipliné était de nature à susciter des hésitations chez eux et à les dissuader de participer à de futures activités et actions syndicales ou à d’autres actions démocratiques, ni le tribunal administratif ni le Conseil d’État n’ont jugé possible d’examiner le bien-fondé de l’affaire.

59. La Cour constate que les juridictions internes n’ont pas examiné le bien-fondé des actions en annulation, en considérant que aucune action ne pouvait être intentée contre des actes administratifs non définitifs et non exécutables et qui n’affectaient pas directement les droits et les intérêts de la personne en étant le destinataire ; et ont conclu que l’absence d’effets négatifs d’ordre disciplinaire produits par l’acte administratif attaqué faisait obstacle à un examen du bien-fondé de l’action en annulation intentée contre ledit acte (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour observe que dès lors que les juridictions internes n’ont pas procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence, elles ne peuvent passer pour avoir appliqué les règles pertinentes d’une manière conforme aux principes consacrés par l’article 11 de la Convention ni pour s’être fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, mutatis mutandis, Öğrü et autres, précité, §§ 65-70). Elle estime en conséquence qu’on ne saurait considérer que les sanctions contestées ont fait l’objet d’un contrôle judiciaire adéquat. À ses yeux, en ne pesant pas les différents intérêts en présence, les autorités internes n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants propres à justifier les mesures en question et il n’a dès lors pas été établi que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

60. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’en l’espèce le Gouvernement n’a pas démontré que « l’avertissement sans caractère punitif » infligé aux requérants répondait à un besoin social impérieux. Il n’est donc pas établi qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre l’atteinte à la liberté d’association et le but poursuivi – pour autant que l’on admet la légitimité de ce dernier – ni que cette atteinte était « nécessaire dans une société démocratique »

61. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

62. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent de ne pas avoir disposé de voie de recours pour soumettre le grief fondé sur l’article 11 à l’examen des tribunaux internes. Eu égard aux faits de l’espèce, aux arguments des parties et aux conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention, et qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ces griefs.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

63. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

64. Le requérant Cihan Turan sollicite 2 000 euros (EUR) pour dommage moral. Les requérants Muammer Kaymak et Mete Kaan Kaynar réclament quant à eux un constat de violation de la Convention, qu’ils considèrent en soi suffisant pour la réparation du dommage qu’ils auraient subi.

65. Le Gouvernement conteste ces demandes et reproche au requérant Cihan Turan de ne pas avoir étayé ses prétentions, qu’il estime par ailleurs excessives.

66. Statuant en équité, la Cour octroie au requérant Cihan Turan 1 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme. Compte tenu de leur demande, elle conclut que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants Muammer Kaymak et Mete Kaan Kaynar.

2. Frais et dépens

67. Les requérants demandent 1 900 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils produisent à cet égard un tableau horaire indiquant un total de dix-neuf heures de travail accomplies en sept différentes dates par leur conseil pour la procédure interne et celle suivie devant la Cour. Ils réclament également 700 EUR, correspondant au montant indicatif d’honoraires dus, selon la tarification des barreaux, pour un recours international, ainsi que 460 EUR pour les frais postaux et de traduction qu’ils disent avoir exposés et qu’ils justifient par des reçus et factures. Enfin, ils sollicitent respectivement 400 EUR et 220 EUR au titre de frais et de frais de traduction qu’ils seraient conduits à engager dans le futur, sans étayer davantage ce chef de demande.

68. Le Gouvernement soutient que les prétentions des requérants au titre des frais et dépens ne sont pas étayées, et qu’elles doivent par conséquent être rejetées.

69. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, entre autres, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 167, 23 mars 2016). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer conjointement aux requérants 1 160 EUR, tous frais confondus.

3. Intérêts moratoires

70. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide, de rayer du rôle la requête en ce qui concerne le requérant Göksu Uğurlu ;
2. Décide de joindre au fond l’exception préliminaire du gouvernement concernant la qualité de victime des requérants Muammer Kaymak, Cihan Kaymak et Cihan Turan et la rejette ;
3. Déclare , la requête recevable quant au grief formulé par les requérants Muammer Kaymak, Cihan Turan et Mete Kaan Kaynar sur le terrain de l’article 11 de la Convention ;
4. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
5. Dit, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le fond des griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;
6. Dit, que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants Muammer Kaymak et Mete Kaan Kaynar ;
7. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), au requérant Cihan Turan, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 1 160 EUR (mille cent soixante euros), aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera / ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président

Annexe

Liste des requérants

Requête no 62239/12

No

|

Prénom NOM

|

Année de naissance

/d’enregistrement

|

Nationalité

|

Lieu de résidence

---|---|---|---|---

1.

|

Muammer KAYMAK

|

1975

|

turc

|

Ankara

2.

|

Mete Kaan KAYNAR

|

1972

|

turc

|

Ankara

3.

|

Cihan TURAN

|

1963

|

turc

|

Ankara

4.

|

Göksu UĞURLU

|

1986

|

turc

|

Ankara

* * *

[1] Le Règlement disciplinaire des administrateurs, des formateurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur du 21 aout 1982 a été abrogé le 20 octobre 2017 : [Başbakanlık Mevzuatı Geliştirme ve Yayın Genel Müdürlüğü (resmigazete.gov.tr)](https://www.resmigazete.gov.tr/eskiler/2017/10/20171020-5.htm)


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