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20/06/2023 | CEDH | N°001-225310

CEDH | CEDH, AFFAIRE KARACA c. TÜRKİYE, 2023, 001-225310


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARACA c. TÜRKİYE

(Requête no 25285/15)

ARRÊT


Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Requérant arrêté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir participé à une opération concertée dirigée contre les membres d’un groupe religieux et destinée à les priver de leur liberté par des dénonciations calomnieuses et des abus de pouvoir public

Art 5 § 1 • Décisions de maintien en détention du requérant non rendues selon les voies légales

Art 5 § 4 • Absence de

garanties suffisantes pour s’assurer que son maintien en détention provisoire avait été décidé par un « tribunal indépendant et...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARACA c. TÜRKİYE

(Requête no 25285/15)

ARRÊT

Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Requérant arrêté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir participé à une opération concertée dirigée contre les membres d’un groupe religieux et destinée à les priver de leur liberté par des dénonciations calomnieuses et des abus de pouvoir public

Art 5 § 1 • Décisions de maintien en détention du requérant non rendues selon les voies légales

Art 5 § 4 • Absence de garanties suffisantes pour s’assurer que son maintien en détention provisoire avait été décidé par un « tribunal indépendant et impartial »

Art 5 § 3 • Caractère raisonnable de la détention provisoire • Énumération stéréotypée par les cours d’assises de motifs d’ordre général, sans analyse approfondie des arguments en faveur d’une remise en liberté du requérant • Motifs insuffisants

STRASBOURG

20 juin 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Karaca c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,

et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu la requête (no 25285/15) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Hidayet Karaca (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 7 mai 2015,

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mai 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

Introduction

1. La requête concerne l’arrestation et la détention provisoire du requérant pour avoir assuré la diffusion d’une série télévisée sur l’une des chaînes du groupe de médias Samanyolu, appartenant au groupe fetullahiste, dans le but de calomnier, en les présentant comme des terroristes, les membres d’un autre groupe islamiste, connus sous le nom de tahşiyeciler (« les annotateurs »), dont les opinions seraient en général opposées à celles des fetullahistes. Le requérant se plaint d’une violation de ses droits au titre de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 ainsi que de l’article 10 de la Convention.

En fait

2. Le requérant, ressortissant turc, né en 1963, est détenu à Istanbul. Il a été représenté par Me C. Charrière-Bournazel, avocat à Paris, et par Mes F. Duran et Ö. Aşık, avocats à Istanbul.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1. Le parcours professionnel du requérant

5. Le requérant exerce la profession de journaliste depuis 1994. Ancien représentant à Ankara et à İzmir d’un quotidien national, il occupait au moment des faits depuis 1999 le poste de coordinateur général de la chaîne Samanyolu TV. Il était aussi le directeur du groupe de médias Samanyolu, auquel appartenaient quatorze chaînes de télévision, neuf stations de radio, un site Internet d’information et deux hebdomadaires. Le requérant était également membre du Conseil supérieur de la presse ainsi que de l’Association des journalistes d’İzmir. De 2009 à 2011, il présida le conseil d’administration de l’Association des producteurs de télévision.

2. Le conflit entre le groupe fetullahiste et le groupe tahşİye

6. Le Gouvernement indique qu’après le décès de Said Nursi, théologien sunnite connu sous le nom de « Bediüzzaman » et auteur des livres intitulés Risale-i Nur, publiés en 1960, de nombreux groupes affirmant être liés à lui et suivre son exemple apparurent, le plus influent d’entre eux étant celui qui se donnait le nom de mouvement Hizmet (« mouvement au service [de la population] »), dirigé depuis les années 1970 par Fetullah Gülen (groupe qualifié plus tard d’ « organisation terroriste » sous le nom de FETÖ/PDY). Selon le Gouvernement, ce groupe était une organisation dotée d’une structure parallèle à celle de l’État, qui dominait toutes les institutions du pays – politiques, administratives, judiciaires et de maintien de l’ordre –, et il a acquis un grand nombre de collaborateurs, notamment par les activités qu’il a menées pendant plus de quarante ans dans le domaine de l’éducation (dans des écoles et dans des établissements d’enseignement privés).

7. Par ailleurs, un groupe distinct développant un nouveau discours religieux fondé sur Risale-i Nur se forma autour de Hulusi Yahyagil, qui était l’un des élèves de Said Nursi. À la suite du décès de Hulusi Yahyagil en 1986, Mehmet Doğan, qui travaillait comme imam à cette époque, prit la tête du groupe. Après que Mehmet Doğan eut pris sa retraite en 1996, il continua à donner des leçons de religion et à tenir des débats religieux pour son entourage.

8. Mehmet Doğan écrivit, au sujet de Risale-i Nur, des annotations (haşiye), consistant en des notes de bas de page, des explications et des commentaires (cette explication par Mehmet Doğan de sa propre vision des questions religieuses porte le nom de tahşiye). Le groupe religieux dirigé par Mehmet Doğan (ci-après « le groupe Tahşiye ») organisa activement dans tout le pays des conférences afin de communiquer ces annotations à ses membres. Par la suite, en 2004, Mehmet Nuri Turan et trois autres personnes fondèrent le groupe d’édition BMB, avec le consentement de Mehmet Doğan, afin de publier les annotations sous forme de livres. Trois maisons d’édition, nommées respectivement Tahşiye, Rahle et Cihangir, furent établies au sein de ce groupe d’édition. Elles publièrent les livres en question avec l’agrément du ministère de la Culture.

9. Dans des livres intitulés Cihadname, Kazname, Cazül Kuran, Reddül Evham et Mesafiru’z Zekat, le groupe Tahşiye critiqua la structure dominée par Fetullah Gülen. Ses commentaires, particulièrement réprobateurs, portaient sur des tentatives de dialogue interconfessionnel soutenues par le mouvement de Fetullah Gülen, ainsi que sur la collecte de dons (himmet), qui constituait la source de fonds la plus importante de celui-ci. Selon le Gouvernement, ces critiques firent de Mehmet Doğan et de son groupe des cibles aux yeux du groupe dirigé par Fetullah Gülen.

10. Le 6 avril 2009, Fetullah Gülen affirma, dans un discours diffusé sur le site web www.herkul.org, que l’organisation terroriste armée Al-Qaïda allait agir en Türkiye, ajoutant que d’autres groupes pouvaient être liés au terrorisme, recevoir des munitions et commettre des actes terroristes et que les membres de ces derniers portaient le nom de tahşiyeciler.

11. Peu après ce discours, le 9 avril 2009, fut émis le 64e épisode de la série Tek Türkiye, diffusée par une des chaînes de télévision du groupe Samanyolu – dont le requérant était le directeur et qui appartenerait à la section des médias de l’organisation dirigée par Fetullah Gülen. Cet épisode contenait des conversations concernant la création d’un groupe qui commettrait des actes de terrorisme à des fins de provocation.

12. Le 29 avril 2009, la Direction de la sécurité d’Istanbul demanda à la Direction de la lutte contre le terrorisme l’ouverture d’une enquête concernant le groupe Tahşiye ; elle déclara que les propos de ce groupe étaient susceptibles d’engendrer des discriminations au sein de la société et de provoquer des conflits religieux et intellectuels, étant donné que ce groupe critiquait les autres communautés et groupes religieux, dont il disait que les activités étaient « opposées à la religion ».

13. Sur la base de ces informations, le bureau du procureur général d’Istanbul ouvrit une enquête contre vingt personnes dont la Direction de la sécurité lui avait indiqué le nom, notamment Mehmet Doğan et Mehmet Nuri Turan ; il étendit par la suite la portée de son enquête, qui finit par compter soixante-six suspects. Le 21 janvier 2010, lors d’opérations de police menées dans plusieurs départements, une trentaine de ces suspects furent placés en garde à vue. Le 25 janvier 2010, dix d’entre eux, dont Mehmet Doğan, furent placés en détention provisoire, les autres étant placés en liberté provisoire. Il fut par ailleurs annoncé à la presse que des armes (des grenades) avaient été saisies au domicile de l’un des suspects.

14. À la fin de l’enquête, le 12 mai 2010, une procédure pénale fut ouverte devant la 14e cour d’assises d’Istanbul contre les tahşiyeciler suspects, qui furent accusés de fondation d’une organisation terroriste armée, de direction d’une organisation terroriste armée, d’appartenance à une organisation terroriste armée et de transport de substances explosives.

15. À l’issue du procès, la cour d’assises d’Istanbul reconnut les tahşiyeciler accusés coupables des faits qui leur étaient reprochés. Cette décision fit l’objet d’un appel. La Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’assises pour des motifs procéduraux sans examiner le fond de l’affaire, étant donné que l’entrée en vigueur du nouveau régime de juridictions spécialisées alors que l’affaire était encore pendante signifiait que cette dernière devrait être traitée par une juridiction spécialisée.

16. Finalement, le 15 décembre 2015, la cour d’assises d’Istanbul, siégeant en une chambre spécialisée dans le domaine de la criminalité organisée, acquitta tous les tahşiyeciler accusés. Elle établit les faits suivants : dans le cadre de leurs débats, les accusés avaient formé, à partir des opinions de l’accusé Mehmet Doğan, une organisation qui adoptait des interprétations extrêmes de certains concepts religieux tels que le phénomène Mahdi et le djihad, et qui essayait d’interpréter au moyen de concepts religieux les événements politiques et les conflits survenant dans divers pays, mais qui ne correspondait pas pour autant à la définition d’une organisation terroriste. Elle dit que, bien que les opinions exprimées par Mehmet Doğan, qui rejetait les valeurs fondamentales de la République de Türkiye telles qu’elles étaient exprimées dans la Constitution – notamment le principe de laïcité –, fussent inacceptables, il n’avait pas été établi que certains des accusés eussent entrepris, en dehors et au-delà de l’expression de ces points de vue et opinions, un quelconque acte visant à renverser l’ordre constitutionnel existant ou accompli des préparatifs à cette fin. La cour d’assises considéra en particulier que le fait qu’il y eût plus de trois défendeurs n’était pas suffisant pour conclure in abstracto à l’existence d’une organisation criminelle, qu’il était nécessaire pour ce faire qu’il existât de manière continue des relations hiérarchiques entre les personnes concernées, même si ces relations pouvaient être souples, et que l’existence de tels éléments n’avait pas été constatée dans l’affaire dont elle était saisie. Elle estima par ailleurs qu’une perquisition qui avait été menée au domicile de l’un des accusés était entachée d’irrégularités, les empreintes digitales de certains des agents de police qui y avaient participé ayant été retrouvées sur les éléments de preuve recueillis lors de celle-ci, que cela avait rendu ces preuves inacceptables ou du moins suspectes, et que le doute devait être interprété en faveur des accusés.

17. La cour d’assises d’Istanbul conclut qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes, concluantes et convaincantes au-delà de tout doute que les accusés eussent fait de la propagande pour l’organisation terroriste Al-Qaïda, ni qu’ils eussent commis les infractions de fondation d’une organisation terroriste ou d’appartenance à une telle organisation ; elle ajouta que l’existence des éléments constitutifs des infractions qui leur étaient reprochées n’avait pas été établie.

3. L’arrestation du requérant et son placement en détention

18. Après l’arrêt de cassation en faveur des accusés, l’un d’entre eux, Mehmet Nuri Turan, copropriétaire de la maison d’édition Tahşiye, porta plainte contre le requérant et plusieurs autres personnes physiques pour dénonciation calomnieuse. Le parquet d’Istanbul ouvrit alors une enquête contre des journalistes, des producteurs, des scénaristes, des réalisateurs et des policiers, parmi lesquels figurait le requérant, afin de déterminer s’ils avaient commis « les infractions de dénonciation calomnieuse, de falsification de documents officiels et de privation illégale de liberté » au détriment du plaignant et de 29 autres personnes, qui avaient été maintenus en détention provisoire pendant environ 17 mois – illégalement selon le plaignant – et qui faisaient toujours l’objet d’un procès devant la 3e cour d’assises de Bakırköy pour « appartenance à la structure de l’organisation terroriste armée Al-Qaïda », infraction dont ils avaient été accusés en 2009.

19. Dans sa plainte pénale, Mehmet Nuri Turan alléguait en particulier que les membres de son groupe religieux (les tahşiyeciler) avaient été pris pour cibles le 6 avril 2009 en raison des déclarations faites par Fetullah Gülen sur son site web, selon lesquelles il était possible qu’une organisation liée à l’organisation terroriste Al-Qaïda eût été formée et armée et qu’elle agît sous le nom de Tahşiye, ses membres étant dénommés tahşiyeciler. Il affirmait qu’à la suite de ce discours, le 11 avril 2009, des lettres de dénonciation anonymes avaient été envoyées à la Direction de la sécurité d’Istanbul et que des poursuites pénales avaient en conséquence été engagées contre les membres du groupe. Il déclarait que ceux-ci avaient été accusés d’appartenance à une organisation illégale armée au motif que des bombes et des munitions militaires auraient été saisies au domicile de l’une des personnes visées par cette enquête, mais que ni cette personne ni les autres accusés n’avaient connaissance de ces armes. Il arguait qu’en réalité les tahşiyeciler n’avaient aucun lien avec l’organisation terroriste Al-Qaïda et qu’ils étaient pris pour cibles par le groupe de Fetullah Gülen parce qu’ils s’opposaient sur le plan doctrinal, dans les publications de la maison d’édition Tahşiye et dans les interventions de Mehmet Doğan, aux vues et aux actions de Fetullah Gülen sur des questions telles que le dialogue interconfessionnel, la manière de considérer les autres religions et la zakat. Mehmet Nuri Turan ajoutait que les fetullahistes travaillant au sein de la Direction de la sécurité d’Istanbul avaient préparé, en infraction aux lois et aux règlements, de faux documents visant à faire croire qu’une infraction à caractère terroriste avait été commise alors que ce n’était pas le cas. Il soutenait que lui-même et les autres tahşiyeciler qui avaient fait l’objet de la procédure pénale avaient été arrêtés et privés de leur liberté par des adeptes de Fetullah Gülen au motif de ces documents et en raison de leur opposition doctrinale aux préceptes de Fetullah Gülen.

20. Les 10 et 11 décembre 2014, il fut annoncé sur différents comptes sur les médias sociaux qu’une opération policière serait menée contre un grand nombre de professionnels des médias, dont le requérant. À la suite de ces annonces, l’intéressé consulta le 11 décembre le système UYAP afin de vérifier qu’il ne faisait l’objet d’aucune enquête. Le 12 décembre 2014 (soit la veille de l’émission de la décision de placement en détention), le requérant se rendit en personne au bureau du procureur général d’Istanbul, auquel il demanda s’il faisait l’objet d’une enquête, ajoutant que, le cas échéant, il souhaitait faire une déposition. Le procureur général d’Istanbul, H.S., lui répondit qu’aucune enquête n’était menée à son sujet.

21. Le lendemain (le 13 décembre 2014) furent émis une décision de placement du requérant en garde à vue et un mandat de perquisition de son domicile et de son lieu de travail. Le 14 décembre 2014 au petit matin, les agents du service antiterroriste de la Direction de la sécurité d’Istanbul se rendirent au domicile du requérant afin de procéder à son placement en garde à vue ; apprenant que ce dernier était au travail, ils dirent à son fils que l’intéressé devait se rendre dans les locaux de la Direction de la sécurité d’Istanbul pour y faire une déposition.

22. Dans la matinée du 14 décembre 2014, le requérant se rendit dans les locaux de la Direction de la sécurité d’Istanbul. Il fut alors placé en garde à vue par les agents du service antiterroriste sur ordre du parquet d’Istanbul dans le cadre d’une enquête pénale pendante sous le numéro 2014/133596, qui était dirigée contre plusieurs journalistes et fonctionnaires de police soupçonnés d’avoir adhéré « au mouvement religieux de l’imam turc Fetullah Gülen, expatrié en Pennsylvanie (aux États-Unis) depuis 1999 ». Il était plus précisément reproché au requérant d’avoir, dans le cadre d’une opération organisée par le groupe fetullahiste contre les tahşiyeciler, fait diffuser sur l’une des chaînes du groupe de médias Samanyolu dans le cadre d’une série télévisée des épisodes qui insinuaient que les tahşiyeciler étaient des terroristes.

23. Le requérant contesta son arrestation et la prolongation de sa garde à vue, mais le 3e juge de paix d’Istanbul rejeta ses oppositions. Il ne subit aucun interrogatoire pendant les quatre-vingt-quatre premières heures de sa garde à vue. Lorsqu’il fut interrogé, le procureur lui posa une question sur une conversation téléphonique qu’il avait eue avec Fetullah Gülen le 20 septembre 2013, dont le contenu avait été obtenu par l’intermédiaire de sources ouvertes au public. Sur objection des avocats du requérant, qui indiquèrent avoir déposé à ce sujet une plainte pénale pour mise sur écoute illégale, le procureur décida de ne pas interroger le requérant sur la teneur de cette conversation.

24. Entre-temps, le 13 décembre 2014, la 3e cour d’assises d’Istanbul avait rendu, en vertu de l’article 153 § 2 du code de procédure pénale (ci-après « le CPP »), une décision de restriction de l’accès au dossier d’enquête du parquet général d’Istanbul concernant l’affaire en cause.

25. Le 18 décembre 2014, le requérant comparut devant le 1er juge de paix d’Istanbul dans le cadre de l’interrogatoire de tous les suspects (onze au total), qui eut lieu de 10 h 30 à 23 h 30 environ. Par une décision du 18 décembre 2014, qui fut notifiée à l’ensemble des suspects le 19 décembre 2014, le 1er juge de paix d’Istanbul ordonna le placement en détention provisoire de plusieurs personnes, dont le requérant, soupçonné de fondation et de direction d’une organisation terroriste. Il observa notamment qu’un groupuscule islamiste dont les membres étaient nommés tahşiyeciler (« les annotateurs ») avait critiqué le dialogue interconfessionnel, les dons aux établissements d’éducation et l’interprétation libérale de la question du port du hijab que défendait le mouvement fetullahiste et que Fetullah Gülen, le chef de ce groupe, avait pris position dans ses discours contre le groupe des tahşiyeciler. Il nota que, dans deux épisodes d’une série télévisée produite par le groupe Samanyolu, le groupe des tahşiyeciler avait été présenté comme une branche d’Al-Qaïda, que le requérant avait discuté par téléphone de cette partie du scénario avec Fetullah Gülen et qu’à la suite de cette discussion, il avait orienté le contenu de certaines émissions du groupe Samanyolu de manière à influencer l’opinion publique au détriment des tahşiyeciler, ainsi que le souhaitaient les fetullahistes. Le juge de paix rappela que, dans le cadre d’une enquête judiciaire menée par le service antiterroriste de la police, de nombreux tahşiyeciler avaient été arrêtés en janvier 2010 et maintenus en détention provisoire pendant dix-sept mois sur une autorisation obtenue auprès du parquet d’Istanbul par E.E., l’un des chefs de la police, qui était lui aussi soupçonné d’être un adepte de Fetullah Gülen et qui était l’un des suspects dans l’affaire dont il était saisi. Dans ce contexte, le juge de paix qualifia le réseau fetullahiste d’organisation terroriste, en se fondant sur le raisonnement suivant : un certain nombre de fonctionnaires de police fetullahistes auraient agi sur les ordres de leur hiérarchie au sein du mouvement, en s’affranchissant de leur hiérarchie administrative, et ces fonctionnaires, qui étaient des agents armés de l’État, auraient, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, abusé de leur pouvoir dans le but de menacer et de réprimer leurs opposants au sein de la société. Le juge de paix rappela que, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, la « contrainte morale » était l’un des éléments constitutifs de l’infraction d’atteinte à l’ordre constitutionnel. Il conclut que l’on pouvait fortement soupçonner les suspects d’être pour certains (notamment le requérant) des dirigeants et pour d’autres des membres d’une organisation terroriste au sens des articles 1 et 7 de la loi antiterroriste no 3713, le mouvement fetullahiste.

26. Sur le point de savoir si l’on pouvait fortement soupçonner l’existence d’une organisation terroriste au sens des articles 1 et 7 de la loi antiterroriste, le juge de paix exposa ses considérations dans les termes suivants :

« Mehmet Nuri Turan, Bünyamin Ateş, Burhan Bozgeyik et Mustafa Kaplan, propriétaires du groupe d’édition BMB, qui étaient des suspects dans l’enquête no 2009/1016 du parquet d’Istanbul et qui font actuellement l’objet d’un procès devant la 3e cour d’assises de Bakırköy, ont publié, par l’intermédiaire de maisons d’édition nommées Tahşiye, Rahle et Cihangir, des livres qui ont tous pour contenu des opinions et commentaires à caractère religieux ; dans ces livres, ils critiquent la notion de dialogue interconfessionnel, qui est le paradigme principal du suspect Fetullah Gülen, l’opinion de ce dernier selon laquelle la zakat pourrait être donnée à des institutions, son opinion sur le hijab, ainsi que la structure connue sous le nom de « mouvement Hizmet », qui est dirigée par le suspect Fetullah Gülen. Dans une lettre datée du 3 décembre 2008 ayant pour objet les « activités du groupe Tahşiye », Ali Fuat Yılmazer, ancien directeur du service de renseignement de la Direction de la sécurité d’Istanbul, qui est l’un des suspects dans la présente affaire, a communiqué à plusieurs autorités des renseignements sur ce groupe. Le 6 avril 2009, le suspect Fetullah Gülen a publié sur son site web www.herkul.org un enregistrement vidéo intitulé İrtica paranoyası (« paranoïa à propos de l’intégrisme »), où il affirme clairement « qu’ils pourront inventer quelque chose qu’ils nommeront Tahşiye (...) ils les appelleront tahşiyeci, puis ils leur donneront des kalashnikovs, ils qualifieront de terroristes des gens qui ne disposent même pas d’une grosse aiguille (...) ce sont des décisions prises par certaines personnes au sein de conseils obscurs (...) ». Cette déclaration a par la suite été reprise à la troisième page du journal Zaman du 8 avril 2009, sous le titre « Les producteurs d’organisations terroristes courent après un nouveau complot ». Le 9 avril 2009, dans le 64e épisode de la série Tek Türkiye, intitulé « Le Conseil obscur », figuraient des dialogues tels que « Le nom de notre nouveau projet sera tahşiye (...) Nous ferons en sorte que ce mouvement soit conforme à la définition d’une organisation terroriste armée ; des armes et du matériel précédemment utilisés dans le cadre d’actes terroristes seront laissés dans ces endroits et ils seront trouvés lors des raids (...) ». Ces propos ont été rapportés sous forme de chronique dans le quotidien Zaman par le suspect H.G. le 10 avril 2009 et par le suspect A.Ş. le 15 avril 2009. Le 23 avril 2009, le 66e épisode de la série Tek Türkiye, également intitulé « Le Conseil obscur », contenait lui aussi des dialogues tels que « C’était quoi, tahşiye ou tahşidat ? (...) Rahle ou mahle ? Dites un mot qui constituerait un symbole religieux (...) ». Le 26 avril 2009, le suspect Nuh Gönültaş a écrit dans le journal Bugün, au sujet des dialogues diffusés dans la série, une chronique intitulée « Les tahşiyeciler sont dévoilés, nous devons trouver un nouveau nom ».

Le 29 avril 2009, soit peu de temps après la lettre envoyée le 3 décembre 2008 par le suspect A.F.Y. – en détention (actuellement) pour une autre infraction – et les déclarations, publications et émissions ultérieures mentionnées ci-dessus, une lettre de dénonciation visant le « groupe radical Tahşiye », et plus précisément vingt personnes, signée par le suspect E.D. au nom du suspect E.E., a été envoyée par la Direction du renseignement à la Direction de la lutte contre le terrorisme. Cependant, en infraction à la règle selon laquelle les informations provenant des services de renseignement ne peuvent être utilisées dans une enquête judiciaire sans confirmation, il a été demandé au parquet d’Istanbul, par une note datée du 4 mai 2009, signée par le suspect E.E. par procuration du directeur adjoint du service antiterroriste, d’ouvrir une enquête. Conformément à cette demande, une autorisation d’enquête a été accordée le 5 mai 2009 et le parquet d’Istanbul a mené une enquête, sous le numéro 2009/1016. Des décisions de surveillance technique et physique ont été prises et elles ont été exécutées par les agents de la Direction de la lutte contre le terrorisme. Alors que l’organisation visée par l’enquête était désignée sous le nom de « groupe radical Tahşiye » jusqu’au 4 novembre 2009, après cette date, sa désignation a été changée en celle d’« organisation radicale pro-Al-Qaïda de Mehmet Doğan ». Le 10 décembre 2009, une lettre de dénonciation non datée, anonyme et non signée et un CD ont été envoyés [au parquet]. Le 22 janvier 2010, une opération a été menée simultanément dans 16 départements contre 122 personnes ; certains suspects ont été arrêtés et détenus pendant une durée pouvant aller jusqu’à 17 mois. La perquisition du lieu où se trouvait l’un des suspects, T.Y., a donné lieu à la saisie de grenades à main, de balles et de croquis, qui ont été considérés comme les outils de l’infraction [visée par l’enquête]. Seules les empreintes digitales des policiers qui ont effectué la fouille ont été retrouvées sur les grenades. Bien que le directeur du service de renseignement de l’époque, le suspect A.F.Y., ait déclaré dans sa lettre du 3 décembre 2008 qu’A.T. faisait également partie de cette organisation, et que le suspect T.Y. ait indiqué dans le rapport de perquisition que les brouillons et les croquis retrouvés avaient été apportés à son domicile par une personne nommée A.T., aucun échantillon de signature et d’écriture d’A.T. n’a jamais été recueilli et A.T. n’a pas été considéré comme un suspect. En outre, trente-huit empreintes digitales d’une personne nommée M.K. ont été relevées sur les croquis lors de la perquisition, mais cette question n’a pas non plus fait l’objet d’une enquête. Le fumigène de couleur jaune de fabrication MKE (no de série : 1365-27-0004080, date de fabrication : 2004, no de lot : 1-71) s’est toutefois avéré appartenir à la même série que le fumigène de couleur jaune de fabrication MKE (no de série : 1365-27-0004080) qui avait été trouvé enveloppé dans un sac transparent lors de fouilles menées dans la localité de Poyrazköy Keçilik du district de Beykoz le 21 avril 2009 dans le cadre des poursuites dirigées contre l’organisation terroriste Ergenekon. Il a été déterminé que la grenade portant le numéro de série Y3P f M-8722 était semblable à six grenades découvertes dans les locaux de la Direction de la sécurité du district de Kartal.

Les données contenues dans le dossier d’enquête du parquet d’Istanbul sont les suivantes : dans les conversations téléphoniques qui ont eu lieu entre le suspect Hidayet Karaca, directeur du groupe de diffusion Samanyolu, et le suspect Fetullah Gülen les 20 septembre 2010, 28 septembre 2013 et 10 octobre 2013, le suspect Hidayet Karaca a demandé si les épisodes intitulés « Le Conseil obscur » pouvaient être inclus dans la série Şefkat Tepe, il a lu le script de ces épisodes au suspect Fetullah Gülen et il a obtenu l’approbation personnelle de ce dernier. Selon les déclarations des scénaristes, des auteurs, des producteurs et des réalisateurs des séries télévisées Tek Türkiye et Şefkat Tepe, qui font partie des personnes visées par l’enquête, les épisodes intitulés « Le Conseil obscur » ont été scénarisés et ajoutés à la série par des personnes n’appartenant pas à l’équipe de la série. De cette manière, on comprend que le suspect Fetullah Gülen a déterminé les politiques de publication et de diffusion du groupe Samanyolu et du journal Zaman en général, et qu’il a essayé de mobiliser par ce biais l’opinion publique. De fait, certains des suspects dans les enquêtes nos 2014/41637, 2014/115949 et 2014/69722 du parquet d’Istanbul sont également suspects dans la présente affaire. Il est entendu qu’en raison des mesures prises dans le cadre de ces dossiers d’enquête, des articles ont été publiés en faveur des suspects dans la presse et les médias contrôlés par le suspect Fetullah Gülen. Il a ainsi été observé que la déclaration du suspect Fetullah Gülen sur la question des établissements de soutien scolaire a été utilisée dans les journaux et à la télévision afin d’influencer l’opinion publique de la manière susmentionnée. En même temps, il a été observé que ces événements ont également été inclus dans les épisodes de la série télévisée intitulés « Le Conseil de décision » et que les échanges entre le suspect Hidayet Karaca et le suspect Fetullah Gülen n’ont pas été niés. »

27. Sur le point de savoir en quoi une organisation constituée de fonctionnaires pouvait être considérée comme une organisation terroriste, le juge de paix exposa ce qui suit :

« Lorsque la nature de l’organisation a été analysée, il a été observé que les suspects travaillant dans les services de renseignement et de lutte contre le terrorisme de la Direction générale de la sécurité, et de la Direction de la sécurité d’Istanbul en particulier, ont formé une organisation illégale en créant une structure hiérarchique distincte de la structure hiérarchique de l’État et extérieure à celle-ci. Il a été observé que leur objectif était de s’emparer des fonctionnaires qui dirigent les systèmes social, économique, militaire et administratif de la République de Türkiye et de les neutraliser. Bien que l’on ait à ce jour pas décelé d’actions ou d’opérations impliquant la force et la violence [de la part des suspects], il a été observé que cette unité, armée par nature, constituée au sein de la Direction de la sécurité sous le nom de « service de lutte contre les organisations terroristes », avait utilisé son pouvoir de manière contraire aux exigences de ses fonctions pour exercer des pressions sur la société, susciter sa crainte et l’intimider, et ce afin d’atteindre le but qu’elle visait. En effet, ainsi qu’il ressort de son arrêt du 9 octobre 2013 (nos 2013/9110 E et 2013/12351 K), la 9e chambre pénale de la Cour de cassation, estimant que la contrainte morale pouvait être considérée comme suffisante également dans le cas d’atteintes à l’ordre constitutionnel, a constaté [relativement au mouvement fetullahiste] qu’il y avait bien un fort soupçon d’existence d’une organisation au sens des articles 1 et 7 de la loi antiterroriste. »

28. Quant à l’ensemble des critères de placement en détention provisoire, le juge de paix tint le raisonnement suivant :

« (...) considérant qu’il existe des preuves concrètes de l’existence d’un fort soupçon de commission d’une infraction étant donné que le suspect est le dirigeant de l’organisation et qu’il fait des publications conformément à la politique de l’organisation ; que la peine prévue par la loi pour l’infraction reprochée au suspect est lourde ; que l’arrestation du suspect était « requise par la loi » puisque l’infraction en cause fait partie des « infractions cataloguées », qui sont considérées comme importantes et graves ; qu’il n’y a pas d’obstacle à l’arrestation du suspect (par exemple une interdiction d’arrestation ou l’existence d’obstacles au déroulement de la procédure) ; et qu’il y a un risque de fuite compte tenu de la peine encourue et de l’importance de l’affaire, il est conclu que l’application de la mesure de contrôle judiciaire, qui est une mesure préventive plus légère, serait « insuffisante » et qu’elle ne servirait pas l’objectif d’instruire l’infraction, conformément au principe de proportionnalité exprimé à l’article 13 de la Constitution, et il est décidé de placer le suspect en détention provisoire conformément aux articles 100 et suivants du code de procédure pénale (loi no 5271). »

29. Le parquet demanda aussi que le requérant fût arrêté pour dénonciation calomnieuse, mais le juge de paix rejeta cette demande au motif que « l’article 267 § 7 du code pénal [avait] été annulé par l’arrêt de la Cour constitutionnelle daté du 17 novembre 2011 et numéroté 2010/115 E et 2011/154 K ».

4. Le maintien du requérant en détention provisoire ordonné par les juges de paix

30. Les conseils du requérant demandèrent à plusieurs reprises (les 12 et 27 janvier 2015, le 9 février 2015 et les 3, 16 et 26 mars 2015) que l’intéressé fût placé en liberté provisoire. Ils soutinrent qu’il n’y avait aucune raison plausible de soupçonner leur client d’avoir commis l’infraction pénale qui lui était reprochée, à savoir la direction d’une organisation terroriste. Ils ajoutèrent que le dossier ne contenait aucun indice de l’existence d’une organisation terroriste et qu’il n’existait dans cette affaire aucun élément matériel ou immatériel qui fût constitutif de cette infraction telle qu’elle était définie par le code pénal.

31. Les conseils du requérant déclarèrent aussi que, tant que les policiers, qui étaient dotés des armes ordinaires des forces de l’ordre, utilisaient celles‑ci de façon légale, on ne pouvait les considérer comme une organisation terroriste armée. Ils précisèrent sur ce point que l’opération menée par la police contre les membres du groupe Tahşiye était une opération légale, ordonnée conformément à la loi par des autorités officielles telles que la Direction de la sécurité et le parquet, et soumise au contrôle judiciaire des juridictions pénales compétentes. Ils indiquèrent en outre qu’il avait été procédé à l’arrestation et au placement en détention des tahşiyeciler sur l’ordre et sous le strict contrôle des magistrats, que ces personnes avaient finalement été condamnées en première instance par la cour d’assises d’Istanbul, et que, leur pourvoi en cassation ayant abouti en raison de vices qui avaient entaché la procédure menée devant la cour d’assises, leur procès était de nouveau pendant devant cette juridiction.

32. Les conseils du requérant et des autres suspects soutinrent en outre que, les tahşiyeciler ayant été condamnés par une juridiction pénale pour appartenance à une organisation terroriste, il était dès lors aberrant de la part du juge de paix de qualifier les accusations à l’origine de ces condamnations d’actes de contrainte et/ou d’actes terroristes. Ils plaidèrent aussi que, malgré ce que le juge de paix avait affirmé dans sa décision, il ne pouvait exister aucun élément de « contrainte morale » dans une opération judiciaire « légale », dès lors que, selon la Cour de cassation, la « contrainte morale » se définissait, en droit antiterroriste, comme la menace d’utiliser la force physique d’une façon illégale.

33. Par ailleurs, les conseils du requérant contestèrent la version des faits établie par le juge de paix, à savoir que les poursuites pénales contre les tahşiyeciler auraient été déclenchées à la suite d’instructions données par Fetullah Gülen au requérant et aux autres suspects : selon les conseils, Fetullah Gülen n’avait pas personnellement pris position contre les tahşiyeciler et il avait pris la défense de ces derniers contre les accusations de terrorisme dont ils avaient fait l’objet. Ils arguèrent que les enquêtes policières visant le groupe Tahşiye, soupçonné d’être une branche de l’organisation Al-Qaïda en Türkiye, avaient commencé au moins six mois avant le discours de Fetullah Gülen auquel se référait le juge de paix. Ils ajoutèrent que les services de renseignement des forces armées avaient depuis longtemps informé le chef d’état-major des forces armées que le groupe Tahşiye était soupçonné d’entretenir des liens avec Al-Qaïda.

34. De plus, toujours dans le but de contester la version des faits du juge de paix, les conseils du requérant affirmèrent que la série télévisée à laquelle le juge faisait référence avait été produite et tournée par des entreprises audiovisuelles extérieures au groupe Samanyolu. Ils expliquèrent que les épisodes incriminés de cette série avaient été présentés aux téléspectateurs en avril 2009, soit bien avant les conversations téléphoniques entre le requérant et Fetullah Gülen et l’autorisation que ce dernier aurait personnellement donnée. Les conseils du requérant plaidèrent qu’être sympathisant d’un mouvement religieux était un droit et une liberté reconnus par la Constitution sous l’angle du droit à la liberté de religion et de croyance, tel qu’il avait selon eux été établi par la Cour constitutionnelle dans ses arrêts.

35. Les conseils du requérant soutinrent en outre que les raisons pour lesquelles l’intéressé s’était vu refuser une mise en liberté provisoire, notamment le risque de fuite ou le risque d’altération des éléments de preuve, n’étaient pas étayées par des éléments concrets.

36. Les juges de paix d’Istanbul rejetèrent les différentes demandes de mise en liberté du requérant. Ils fondèrent systématiquement leurs décisions sur les motifs suivants, sans les étayer davantage : la nature des infractions dont l’intéressé était soupçonné (la fondation et la direction d’une organisation terroriste), le fait que ces infractions étaient visées à l’article 100 § 3 du CPP (disposition qui présume l’existence de motifs justifiant un placement en détention provisoire), le risque de destruction des éléments de preuve et le caractère insuffisant, pour garantir la participation de l’intéressé à la procédure pénale, des mesures alternatives à la détention.

37. Le requérant forma des oppositions contre toutes les décisions de rejet rendues à l’égard de ses demandes de mise en liberté provisoire. Ces oppositions furent systématiquement rejetées par les autres juges de paix d’Istanbul, compétents selon la loi pour se prononcer sur les oppositions formées contre les décisions de leurs pairs, qui estimèrent que le requérant n’avait présenté aucun élément nouveau susceptible de modifier les considérants des décisions attaquées. Certains des juges de paix en question avaient auparavant également rejeté des demandes de mise en liberté présentées par le requérant.

38. En particulier, le 22 décembre 2014, le requérant forma devant le 2e juge de paix d’Istanbul une opposition contre la décision de placement en détention provisoire qui avait été rendue à son égard, mais le juge rejeta aussitôt cette opposition. Le 12 janvier 2015, il saisit le 4e juge de paix d’Istanbul d’une demande de mise en liberté, qui fut elle aussi rejetée. Il forma une opposition contre ce rejet devant le 5e juge de paix d’Istanbul, qui rejeta à son tour cette opposition. Le 27 janvier 2015, le même processus se répéta devant le 3e juge de paix d’Istanbul. Le 10 mars 2015, le même processus se répéta devant le 9e juge de paix d’Istanbul : le requérant forma une opposition contre une décision de rejet rendue par ce juge, mais ce dernier rejeta également cette opposition. Le 16 mars 2015, le même processus se répéta devant le 10e juge de paix d’Istanbul. Le 26 mars 2015, le même processus se répéta devant le 7e juge de paix d’Istanbul. Toutes les oppositions formées par le requérant contre les décisions de maintien en détention provisoire rendues à son égard furent ainsi rejetées par les juges de paix, qui estimèrent systématiquement disposer d’indices sérieux permettant de soupçonner l’intéressé et les autres suspects placés en détention d’avoir commis les infractions à caractère terroriste qui leur étaient reprochées, et qui appliquèrent de ce fait à l’intéressé la présomption légale selon laquelle il était nécessaire de le maintenir en détention provisoire.

5. La récusation des juges de paix

39. Le requérant et les autres suspects présentèrent des demandes de récusation à l’égard des juges de paix d’Istanbul composant les formations de de décision. Les intéressés reprochaient à ces juges d’avoir montré, par leurs décisions – selon eux déraisonnables – les privant de liberté, qu’ils obéissaient au gouvernement dans le cadre de sa lutte contre l’opposition. Ils faisaient également valoir qu’ils avaient intenté contre ces juges de paix une action civile pour diffamation et pour privation illégale de liberté. Les demandes de récusation en question furent rejetées par les juges de paix attaqués eux-mêmes. Notamment, la demande de récusation formulée par le requérant à l’égard du 1er juge de paix d’Istanbul, B.A., auteur de la décision en application de laquelle l’intéressé avait été placé en détention provisoire, fut rejetée par ce juge lui-même, qui se déclara compétent pour statuer sur cette demande. L’opposition formée par le requérant contre cette décision de rejet fut rejetée à son tour par le 2e juge de paix d’Istanbul. Le même processus se répéta devant le 5e juge de paix d’Istanbul, C.Ö. : il rejeta la demande de récusation dirigée contre lui, et l’opposition formée par le requérant contre cette décision fut à son tour rejetée par le 6e juge de paix d’Istanbul.

40. Les conseils du requérant saisirent le juge de paix İ.Ç. d’une demande de récusation des dix juges de paix d’Istanbul, qu’ils accusaient d’être à la solde du gouvernement. Le juge İ.Ç. estima que cette demande ne pouvait être introduite que devant un tribunal correctionnel d’Istanbul.

41. Le 20 avril 2015, tout en maintenant leur demande de mise en liberté de leurs clients, les conseils des suspects, dont ceux du requérant, récusèrent les 1er, 2e, 3e, 4e, 5e, 6e, 7e, 8e, 9e et 10e juges de paix d’Istanbul (soit la totalité d’entre eux), au motif que ces magistrats n’étaient pas indépendants vis-à-vis du pouvoir exécutif, notamment du gouvernement et du président de la République. Ils soutinrent que les juges de paix en cause avaient rejeté leurs demandes de mise en liberté provisoire par des expressions stéréotypées présentant une grande similitude avec les nombreuses déclarations que des personnalités politiques gouvernementales avaient faites à l’égard de leurs clients à l’occasion de ces poursuites pénales. Sur ce point, les juges de paix se seraient pleinement conformés aux reproches de terrorisme exprimés par les responsables du gouvernement à l’égard des suspects, ce en quoi ils auraient outrepassé les accusations de dénonciation calomnieuse formulées par le parquet. Quant au contexte de ce rapprochement entre les juges de paix et les milieux gouvernementaux, les conseils du requérant et des autres suspects exposèrent qu’en décembre 2013, des personnalités importantes avaient été interpellées dans le cadre d’une vaste enquête pour corruption menée à l’égard des plus hauts cercles du pouvoir politique (les fils de trois ministres, le directeur d’une banque d’État et un homme d’affaires travaillant en étroite collaboration avec les autorités publiques se trouvaient parmi les suspects), que le Premier ministre et les autres membres du gouvernement avaient réagi violemment contre cette enquête, qu’ils auraient qualifiée de « complot » contre le gouvernement, et qu’ils avaient attribué la responsabilité de cette initiative à des policiers et magistrats sympathisants du mouvement fetullahiste. Les conseils du requérant précisèrent qu’à la suite de ce scandale de corruption le président de la République avait affirmé à plusieurs reprises que les partisans de Fetullah Gülen étaient des ennemis intérieurs et qu’il avait promis de les « traquer jusque dans leur terrier ». Ils ajoutèrent qu’il ressortait de déclarations faites par le Premier ministre et d’autres membres du gouvernement que de nouvelles mesures législatives seraient adoptées en juin et juillet 2014 dans le cadre d’un projet visant à démanteler la « structure parallèle » qu’avaient formée, selon eux, les individus qu’ils jugeaient fetullahistes qui étaient employés au sein de l’administration, notamment dans la police et dans la magistrature, et de forcer ces derniers à rendre des comptes. Les conseils du requérant indiquèrent que c’était le Haut Conseil de la magistrature (ci-après « le HCM ») dans sa nouvelle composition – constituée selon eux de magistrats progouvernementaux – qui avait procédé à la nomination des juges de paix d’Istanbul compétents en matière de détention provisoire. Ils alléguèrent notamment que les magistrats en cause avaient fait part de leur attachement au pouvoir politique en place soit en adressant par Twitter leurs compliments au président de la République, soit en élargissant certains prévenus dans l’affaire de corruption de décembre 2013. Ils ajoutèrent que leurs actes avaient suscité des protestations de la part de tous les partis politiques d’opposition et que ceux-ci avaient mis en doute l’impartialité de ces magistrats relativement aux poursuites visant les personnes que le gouvernement aurait considérées comme étant à l’origine des accusations de corruption lancées contre certains de ses membres.

42. Le 21 avril 2015, le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul invita les dix juges de paix d’Istanbul à lui soumettre par écrit leurs observations sur les motifs pour lesquels les suspects, dont le requérant, avaient demandé leur récusation. À l’exception du 4e juge de paix d’Istanbul, les juges de paix d’Istanbul répondirent à cette requête. Ils déclarèrent notamment que seuls les juges de paix avaient la compétence d’examiner une demande de récusation visant un de leurs pairs et de statuer sur cette demande, que la récusation d’un juge était une procédure relevant de la phase du procès, que, même s’il existait des raisons de demander la récusation d’un juge, pareille demande devait être présentée d’abord au tribunal ou au juge concernés et qu’il n’était pas possible de demander la récusation de tous les juges de paix de cette manière.

43. Par ailleurs, toujours le 21 avril 2015, le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul demanda au parquet d’Istanbul de lui transmettre les dossiers d’enquête pertinents et de lui communiquer son avis quant aux demandes de mise en liberté provisoire. Le parquet d’Istanbul répondit que les tribunaux correctionnels n’étaient pas compétents pour statuer sur des demandes de mise en liberté provisoire et refusa d’envoyer les dossiers d’enquête au 29e tribunal correctionnel.

44. Par une décision du 24 avril 2015, le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul décida, pour le motif suivant, de statuer sur les demandes de récusation des juges de paix d’Istanbul qui lui avaient été soumises :

« (...) l’évaluation faite par [ce] tribunal concernant les demandes de récusation des juges n’est pas une évaluation du bien-fondé du dossier [pénal], (...) tous les suspects sont en état d’arrestation, et par conséquent le dossier est de nature urgente, donc le fait que [le parquet] n’ait pas communiqué son avis sur les dossiers d’enquête et les demandes de récusation visant les juges, malgré la demande [de ce tribunal], ne constitue pas un obstacle juridique à l’examen des demandes de récusation visant les juges et à la prise de décision quant à ces demandes (...) »

45. Le 29e tribunal correctionnel examina les demandes formulées par les conseils des suspects, les pièces jointes à ces demandes par écrit et sur CD, ainsi que les réponses qui y avaient été faites, et il accueillit les demandes de récusation visant les 1er, 2e, 3e, 4e, 5e, 6e, 7e, 8e, 9e et 10e juges de paix d’Istanbul (soit la totalité d’entre eux). Pour justifier cette décision, il fit référence de manière détaillée à la jurisprudence de la Cour en matière d’impartialité objective et subjective des magistrats et il rappela le principe du « juge naturel », qui interdit les tribunaux spéciaux extraordinaires. Le tribunal correctionnel exposa ensuite que les responsables du pouvoir exécutif avaient présenté l’instauration du système des juges de paix compétents pour statuer sur les questions de détention provisoire comme un moyen de lutter contre certains groupes de fonctionnaires, que, lors des interrogatoires, ces juges de paix présentaient des versions des faits en tous points conformes à celles du pouvoir exécutif, que certains juges de paix qui, pour rendre une décision de placement en détention provisoire ou de mise en liberté provisoire, n’avaient pas suivi la ligne de raisonnement défendue par le pouvoir exécutif avaient été immédiatement remplacés, que l’accusation divulguait illégalement, sur les réseaux sociaux, l’identité des personnes qui allaient être placées en détention provisoire dans le cadre des opérations policières à venir, et que tous les juges de paix intervenus dans l’affaire dont il était saisi avaient avancé des motifs stéréotypés à l’appui de leurs décisions de rejet des demandes de mise en liberté formées par le requérant.

46. Tous les juges de paix d’Istanbul ayant été récusés dans le cadre de cette affaire, le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul, se fondant sur l’article 27 § 4 du CPP, désigna le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul pour statuer sur les recours formés par le requérant contre les décisions de maintien en détention provisoire qui avaient été rendues à son égard.

47. Par une décision du 25 avril 2015, le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul ordonna la mise en liberté provisoire du requérant ainsi que de plusieurs autres personnes suspectes dans cette affaire. Après s’être déclaré compétent pour connaître de l’affaire, il constata en premier lieu que le dossier ne contenait aucun élément de preuve ni indice de nature à laisser croire à l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions pénales qui lui étaient reprochées. Rappelant dans ses grandes lignes la jurisprudence de la Cour quant à la durée de la détention provisoire, le 32e tribunal correctionnel nota que les juges de paix, dans leurs décisions de maintien du requérant en détention provisoire, n’avaient respecté aucun des critères établis par cette jurisprudence. Il expliqua qu’eu égard à son lieu de résidence, à ses relations professionnelles et au fait qu’il s’était rendu de son plein gré dans les locaux des autorités d’enquête, le requérant ne présentait aucun risque de fuite. Il releva que les juges de paix n’avaient pas indiqué quels éléments de preuve distincts de ceux qui avaient déjà été versés au dossier le requérant risquait de détruire s’il était mis en liberté. Il dit que le motif invoqué par les juges de paix pour rejeter les recours du requérant, à savoir la persistance des raisons ayant fondé son placement en détention, ne constituait pas en lui-même un motif propre à justifier la prolongation de sa détention.

48. Toujours le 25 avril 2015, à la demande du parquet d’Istanbul, le 10e juge de paix d’Istanbul déclara nulle et non avenue la décision susmentionnée de mise en liberté provisoire du requérant et il ordonna le maintien en détention du requérant et des autres suspects. Il considéra que la loi du 18 juin 2014 portant création du statut de juge de paix compétent en matière de liberté et de détention provisoires avait implicitement annulé les dispositions du CPP quant à la récusation des juges de paix : il affirma ainsi qu’il n’était plus possible de récuser les juges de paix, les dispositions du CPP sur la récusation ne concernant – selon lui – que les magistrats qui statuaient sur le fond des affaires lors de la phase de procès. Il ajouta que le caractère urgent des affaires de détention traitées par les juges de paix rendait impossible l’application à ces magistrats du système de récusation. Le 10e juge de paix d’Istanbul estima en outre que la loi du 18 juin 2014 attribuait aux juges de paix une compétence exclusive en matière de détention provisoire et que ni les tribunaux correctionnels ni les cours d’assises n’étaient compétents pour connaître des oppositions formées contre les décisions des juges de paix dans ce domaine.

49. Le 26 avril 2015, la décision de mise en liberté provisoire rendue par le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul à l’égard du requérant fut officiellement communiquée au parquet d’Istanbul pour exécution. Celui-ci refusa de la transmettre à la maison d’arrêt, au motif que le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul n’était pas compétent en matière de détention provisoire et que le 10e juge de paix d’Istanbul, par sa décision du 25 avril 2015, avait ordonné le maintien du requérant en détention provisoire.

50. Le 27 avril 2015, le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul rappela au parquet d’Istanbul que le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul, après avoir accueilli les demandes de récusation visant les juges de paix d’Istanbul, l’avait chargé de statuer sur les demandes de mise en liberté du requérant et des autres suspects ; il ajouta que sa décision du 25 avril 2015 ordonnant la mise en liberté provisoire du requérant était conforme à la loi et définitive et que refuser de l’exécuter constituerait d’une part une violation du droit du requérant à la liberté, garanti par la Convention, et d’autre part un délit de privation de liberté au regard du code pénal. Le 32e tribunal correctionnel estima que la décision rendue le 25 avril 2015 par le 10e juge de paix d’Istanbul était contraire à la procédure pénale.

51. Dans un communiqué de presse publié le 26 avril 2015, le procureur de la République principal d’Istanbul, se fondant sur l’absence de compétence des tribunaux correctionnels en matière de détention provisoire et sur la décision rendue le 25 avril 2015 par le 10e juge de paix d’Istanbul, déclara que les décisions de maintien en détention provisoire rendues par les juges de paix d’Istanbul à l’égard du requérant étaient toujours valides.

52. Le HCM avait désigné le 25 avril 2015 des inspecteurs de justice qu’il avait chargés d’examiner le litige. Ceux-ci conclurent à l’issue de leur enquête que les 29e et 32e tribunaux correctionnels d’Istanbul avaient usurpé la compétence d’autres juridictions en statuant sur les demandes en cause et qu’en outre ils avaient statué sans disposer des dossiers. Dans leur opinion confidentielle, les inspecteurs recommandèrent la révocation des juges concernés de ces tribunaux correctionnels.

53. Lors d’une conférence de presse tenue le 27 avril 2015, le président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, déclara que dans cette affaire certaines juridictions empiétaient sur les compétences d’autres juridictions, que le HCM avait pris du retard dans l’examen de cette question et que lui‑même avait personnellement pris connaissance du contenu du rapport des inspecteurs de justice. Il ajouta que le HCM allait sans doute prendre des décisions qui iraient dans le sens des recommandations du rapport des inspecteurs et qu’en tant que président, il ne devait pas en dire davantage à ce stade. Par ailleurs, il critiqua les députés qui s’étaient rendus au palais de justice d’Istanbul pour soutenir le requérant, estimant qu’ils s’y étaient retrouvés pour faire pression sur la justice en réponse à des instructions venues de Pennsylvanie. Il déclara que tout membre de l’organisation de Fetullah Gülen devrait rendre des comptes. Il affirma enfin que, dans une démocratie, la justice ne pouvait être conduite et organisée suivant les souhaits d’un groupe en particulier.

54. Le 27 avril 2015, la 2e chambre du HCM prononça à titre de sanction la révocation des magistrats des 29e et 32e tribunaux correctionnels d’Istanbul au motif qu’ils avaient empiété sur la compétence des juges de paix. À cette occasion, le président de la 2e chambre présenta publiquement ses excuses pour le retard pris par le HCM dans l’examen de l’affaire. Il ajouta que personne n’avait le droit de commettre des délits et que les tribunaux correctionnels en cause étaient clairement incompétents rationae materiae en matière de détention provisoire. La 2e chambre observa en particulier que la loi portant création du statut de juge de paix ne contenait aucune disposition spécifique concernant la récusation des juges, et que les dispositions du CPP relatives à la récusation des juges n’avaient pas été modifiées. Elle expliqua que des doutes étaient en conséquence apparus quant à la possibilité de récuser les juges de paix n’agissant qu’au stade de l’enquête et quant à l’autorité compétente pour connaître de ces demandes de récusation le cas échéant. La 2e chambre releva que, même à supposer que l’article 27 § 2 du CPP n’eût pas été implicitement abrogé, cela ne changeait rien à la procédure selon laquelle une demande de récusation devait être présentée conformément aux exigences de l’article 26, c’est-à-dire être adressée au juge dont la récusation était demandée. La 2e chambre indiqua de même qu’après avoir accueilli les demandes de récusation, le tribunal correctionnel n’aurait pas dû désigner de manière arbitraire un juge ou un tribunal pour statuer sur les demandes de mise en liberté mais aurait dû se conformer aux dispositions légales, qui conféraient clairement la compétence en la matière aux juges de paix. La 2e chambre réaffirma que les tribunaux correctionnels n’avaient pas cette compétence. Elle dit qu’à supposer que tous les magistrats d’Istanbul pussent être récusés et qu’il n’y eût plus à Istanbul de juge de paix qui pût se prononcer sur la mise en liberté des suspects, ce seraient alors les juges de paix de Bakırköy qui seraient compétents, conformément à l’article 268 § 3 point a) du CPP, pour statuer sur toute opposition. Elle conclut qu’en tout état de cause, le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul n’était pas compétent pour se prononcer sur la mise en liberté des suspects.

55. La veille, le 26 avril 2015, lors d’un rassemblement électoral, le Premier ministre, A. Davutoğlu, avait déclaré qu’il existait des enregistrements prouvant que les magistrats des tribunaux correctionnels avaient reçu de Pennsylvanie l’instruction de faire libérer le requérant et les autres détenus. Le requérant affirme quant à lui qu’il n’existe aucun élément susceptible d’étayer cette allégation.

56. À la suite d’une dénonciation qui lui fut adressée par le HCM, le parquet ouvrit une enquête pénale contre les magistrats révoqués. Accusés d’appartenance à une organisation terroriste, ceux‑ci furent arrêtés et placés en détention provisoire.

57. De nouveaux magistrats furent nommés aux 29e et 32e tribunaux correctionnels d’Istanbul. Par une décision du 28 avril 2015, le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul, formé à cette occasion d’un juge unique nouvellement nommé, déclara nulles et non avenues les décisions rendues par le même tribunal dans cette affaire les 25 et 27 avril 2015 ainsi que celle rendue par le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul le 24 avril 2015, au motif que les tribunaux correctionnels n’étaient pas compétents en matière de récusation des juges de paix et de détention provisoire. Le 32e tribunal correctionnel déclara que, le 25 avril, il ne disposait pas du dossier de l’affaire, qui se trouvait en la possession et sous la compétence du procureur concerné. Il indiqua qu’il souscrivait à l’avis du ministère de la Justice selon lequel les juges de paix compétents en matière de détention et de liberté provisoires ne pouvaient être récusés.

58. Par une décision du 29 avril 2015, le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul, formé lui aussi d’un juge unique nouvellement nommé, déclara nulle et non avenue la décision qui avait été rendue par le même tribunal le 24 avril 2015, au motif qu’il n’était pas compétent pour se prononcer sur les demandes de récusation visant les juges de paix. Il estima que la récusation des juges n’était possible dans le cadre de la procédure pénale qu’au stade du procès, et qu’il n’existait aucune disposition prévoyant clairement la possibilité de récuser un magistrat au stade de l’enquête préparatoire. Le tribunal conclut qu’il souscrivait à l’avis en ce sens formulé par le ministère de la Justice.

59. Les conseils du requérant demandèrent au bureau des exécutions du parquet d’Istanbul et au tribunal correctionnel de Silivri (chargé de l’exécution des décisions judiciaires dans la maison d’arrêt de Silivri) la mise en liberté provisoire du requérant en application de la décision rendue le 25 avril 2015 par le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul. Ces demandes furent rejetées.

6. Le maintien du requérant en détention provisoire ordonné par la cour d’assises

60. Le 17 septembre 2015, le parquet introduisit devant la 14e cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation, ce qui ouvrit la phase du procès.

Le 2 octobre 2015, la cour d’assises ordonna le maintien en détention provisoire du requérant ainsi que de huit autres accusés et la remise en liberté des autres accusés. Après avoir rappelé les éléments de preuve à charge contre le requérant qui figuraient dans le dossier (les déclarations des plaignants, les livres contenant des opinions et des interprétations religieuses publiés par le groupe de radiodiffusion BMB dont certains des plaignants étaient propriétaires, la lettre sur les « activités du groupe Tahşiye », signée par Ali Fuat Yılmazer – l’un des accusés –, qui avait été envoyée le 3 décembre 2008 aux services de renseignement de certaines directions de la sécurité régionales, les rapports de surveillance technique, les enregistrements indiquant dans quelle zone des communications avaient eu lieu, les enregistrements des signaux de la station de base du réseau téléphonique, les coupures de journaux, les rapports d’expertise et les autres preuves concernant les grenades à main et autres munitions qui avaient été recueillies lors de l’opération menée sur le terrain le 22 janvier 2010), la cour d’assises exposa à l’appui de sa décision les motifs suivants :

« (...) les infractions reprochées [aux accusés], à savoir la fondation et la direction d’une organisation terroriste armée ou l’appartenance à une organisation terroriste armée, sont des infractions « cataloguées » au regard de l’article 100 § 3 point a) 11) du code de procédure pénale (loi no 5271), infractions qui entraînent la présomption légale qu’il existe des motifs justifiant un placement en détention ; (...) les peines prévues par la loi pour les infractions reprochées aux accusés peuvent dépasser [le seuil minimal requis pour que le placement en détention provisoire soit autorisé] ; (...) la détention est une mesure proportionnée au regard des peines encourues ; (...) les plaignants sont nombreux et (...) un grand nombre d’actes sont reprochés [aux accusés] ; (...) pour ces raisons, le placement des accusés sous contrôle judiciaire ne permettrait pas d’exercer un contrôle légal suffisant et efficace sur eux. »

61. Le requérant forma une opposition contre cette décision de maintien en détention. Par une décision du 23 octobre 2015, qui fut notifiée au requérant le 18 novembre 2015, la 15e cour d’assises d’Istanbul rejeta cette opposition, estimant que la décision contestée était conforme à la loi.

62. Le 25 décembre 2015, la 14e cour d’assises d’Istanbul décida de maintenir le requérant en détention, pour les mêmes motifs que dans sa décision précédente. Le requérant contesta cette décision, mais, le 5 janvier 2016, la 15e cour d’assises d’Istanbul rejeta son opposition.

63. Par un arrêt du 3 novembre 2017, la 14e cour d’assises d’Istanbul déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés par le parquet et le condamna à plusieurs peines d’emprisonnement. Ainsi, la détention provisoire du requérant prit fin.

7. Les recours individuels formés par le requérant devant la Cour constitutionnelle

64. Entre-temps, le 6 janvier 2015, le requérant avait saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Il plaidait notamment qu’il n’existait aucune raison plausible de le soupçonner d’avoir commis l’infraction pénale d’appartenance à une organisation terroriste qui lui était reprochée ; il arguait en outre que les juges de paix qui avaient rejeté ses demandes de mise en liberté provisoire n’étaient ni indépendants, ni impartiaux, et il se plaignait d’un non-respect des droits de la défense dans le cadre de la procédure portant sur la régularité de sa détention. Il soutenait également que sa garde à vue s’était prolongée au-delà de la durée légale, que le juge de paix avait motivé sa décision de le placer en détention notamment par des écoutes téléphoniques que lui-même estimait illégales, que les conditions de sa garde à vue s’analysaient en un traitement dégradant, et que les oppositions qu’il avait formées contre les décisions de placement ou de maintien en détention rendues à son égard avaient été rejetées au moyen de décisions selon lui stéréotypées et dépourvues de toute motivation spécifique à son affaire.

65. Par un arrêt rendu le 14 juillet 2015 et prononcé le 9 octobre 2015, la Cour constitutionnelle, siégeant en formation plénière, déclara à la majorité que le recours individuel du requérant était irrecevable sur tous les points.

66. Quant à l’existence de forts soupçons que le requérant eût commis une infraction liée à une organisation terroriste, la Cour constitutionnelle rappela d’abord les principes découlant de sa jurisprudence et de celle de la Cour en la matière, en particulier les normes suivantes :

« (...) Le troisième paragraphe de l’article 19 de la Constitution stipule que les personnes pour lesquelles il existe de forts soupçons de culpabilité ne peuvent être arrêtées, sur décision d’un juge, que dans le but d’empêcher leur fuite ou la destruction ou l’altération de preuves, ou dans d’autres cas semblables qui nécessitent une arrestation et sont prévus par la loi. Par conséquent, l’arrestation d’une personne dépend principalement de l’existence d’un fort soupçon qu’elle ait commis une infraction. C’est la condition sine qua non de l’arrestation. Pour cela, l’accusation doit être étayée par des preuves convaincantes qui puissent être considérées comme solides. La nature des faits et informations qui peuvent être considérés comme des preuves convaincantes dépend largement des circonstances spécifiques du cas concret (Hanefi Avcı, B. no : 2013/2814, 18/6/2014, § 46).

(...) Toutefois, selon cette définition, il n’est pas forcément nécessaire que des preuves suffisantes pour que la personne puisse être accusée d’une infraction aient été recueillies au moment de son arrestation ou de son placement en détention. En effet, le placement d’une personne en détention pendant l’enquête et/ou les poursuites vise à ce que le processus judiciaire consistant à prouver ou à infirmer la véracité des soupçons qui sont à l’origine de l’arrestation de la personne puisse être mené à bien de manière plus saine. Par conséquent, les faits qui sont à l’origine des soupçons sur lesquels est fondée une accusation pénale ne doivent pas être examinés sur le même plan que les faits qui sont évoqués dans les étapes ultérieures de la procédure pénale et qui constituent les motifs d’une éventuelle condamnation (...) »

67. En ce qui concerne l’existence de forts soupçons dans les circonstances de l’espèce, la Cour constitutionnelle fit les constats suivants :

« (...) En l’espèce, le requérant a été appréhendé le 14 décembre 2014 dans le cadre de l’enquête menée à son égard et il a été placé en détention provisoire le 18 décembre 2014. Les motifs de son placement en détention étaient le contenu du dossier d’enquête no 2009/1016 du bureau du procureur général d’Istanbul, le procès pendant devant la 3e cour d’assises de Bakırköy, les enregistrements vidéo publiés sur le site Internet www.herkul.org, les dialogues de la série Tek Türkiye diffusée sur STV, les nouvelles et les chroniques des journaux, les conversations téléphoniques entre le requérant et Fetullah Gülen, également suspect dans l’enquête en question, et les déclarations d’autres suspects (les producteurs, réalisateurs et scénaristes des séries Şefkat Tepe et Tek Türkiye). Le requérant nie les actes dont il est accusé.

(...) La question de savoir si les actes dont le requérant est accusé constituent ou non une infraction pénale pourra être tranchée à la fin du procès, en fonction des preuves recueillies, par le tribunal qui entendra l’affaire. De même, la légalité de cette décision pourra faire l’objet de recours juridiques. L’interprétation des dispositions de la loi, y compris celles relatives à la détention, et leur application à des cas concrets relèvent du pouvoir discrétionnaire des tribunaux de première instance, sauf en cas d’atteinte aux droits et libertés résultant d’interprétations manifestement contraires à la Constitution ou d’une appréciation manifestement arbitraire des preuves.

(...) Lorsque l’on examine les motifs de la décision de placement en détention provisoire qui a été rendue à l’égard du requérant, on constate que les épisodes intitulés « Le Conseil obscur » ou « Le Conseil de décision » des séries Şefkat Tepe et Tek Türkiye, diffusées sur la chaîne Samanyolu TV, dont le requérant est responsable, n’ont pas été écrits par les scénaristes de ces séries (dans ces épisodes figurent des dialogues qui seraient à l’origine de l’ouverture d’une enquête et de poursuites dirigées contre les personnes qui ont par la suite porté plainte contre le requérant) et qu’ils ont été ajoutés aux séries plus tard ; qu’ils ont été diffusés peu de temps après la publication sur le site Web www.herkul.org de l’enregistrement vidéo en cause ; que ces dialogues ont été repris dans le journal Zaman ; que les fonctionnaires de la Direction de la sécurité d’Istanbul ont ouvert une enquête au sujet des tahşiyeciler en réponse à cet article, à ces [nouveaux] dialogues [ajoutés aux] séries télévisées et à cet enregistrement vidéo publié sur le site Web. Dans ce contexte, il est conclu que l’allégation du requérant selon laquelle il a été arrêté en l’absence d’indices solides de nature à susciter le soupçon qu’il ait commis une infraction n’est pas justifiée. »

68. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle déclara irrecevables les griefs du requérant consistant à dire que les juges de paix n’étaient ni impartiaux ni indépendants. Rappelant que les principes de la jurisprudence en matière d’indépendance et d’impartialité des magistrats s’appliquaient aussi dans l’affaire dont elle était saisie, elle se prononça comme suit :

« (...) En l’espèce, il est également observé que les juges de paix dont le requérant conteste l’indépendance et l’impartialité ont rejeté, dans le cadre de la même enquête, les demandes du parquet tendant à l’arrestation de certains suspects (...) Il est entendu que les juges concernés exercent lesdites fonctions sur la base d’une réglementation juridique générale et à la suite d’une nomination effectuée par le Haut Conseil des juges et des procureurs. Par conséquent, il est impossible de considérer, à partir de faits dont la réalité et la nature ne peuvent être déterminées avec certitude, que, pour des raisons politiques ou personnelles, les juges concernés n’aient pas agi de manière indépendante et impartiale, sans pour autant agir et se comporter concrètement de manière préjudiciable à l’égard du requérant.

(...) En effet, la Cour constitutionnelle a déjà rejeté la demande d’annulation de la disposition légale portant création du statut des juges de paix, en déclarant que, comme tous les autres juges, les juges de paix sont nommés par le Haut Conseil des juges et des procureurs et qu’ils ont droit aux garanties statuaires reconnues aux magistrats par l’article 139 de la Constitution, qu’ils sont organisés conformément au principe d’indépendance des tribunaux et aux garanties dont bénéficient les magistrats en vertu de la Constitution, qu’il n’existe dans leur structure et leur fonctionnement aucun élément qui permette de conclure qu’ils ne peuvent pas agir de manière impartiale, et qu’il existe des dispositions procédurales qui empêchent un juge de connaître d’une affaire lorsqu’il est prouvé par des éléments concrets, objectifs et convaincants que le juge a perdu son impartialité (...) »

69. Les 10 avril et 14 décembre 2015 et le 5 février 2016, le requérant introduisit d’autres recours devant la Cour constitutionnelle, notamment pour se plaindre de la durée de sa détention provisoire. Par un arrêt du 12 décembre 2018, la 1ère chambre de la Cour constitutionnelle rejeta ce grief pour non-épuisement des voies de recours légales. Elle statua sur ce point dans les termes suivants :

« (...) La Cour constitutionnelle a déjà conclu que, en ce qui concerne les recours individuels portant sur un dépassement allégué dans le cadre d’une détention provisoire de la durée maximale prévue par la loi ou de la durée raisonnable, la possibilité d’intenter une action en réparation prévue à l’article 141 du code de procédure pénale est un recours effectif qui doit être exercé si à la date d’examen du recours individuel le tribunal de première instance a rendu un verdict de condamnation, et ce même si cette condamnation n’est pas définitive (...)

(...) L’allégation du requérant – qui a été condamné le 3 novembre 2017 après avoir introduit un recours individuel – consistant à dire que sa détention provisoire a excédé la durée raisonnable peut être examinée dans le cadre d’un recours formé en vertu de l’article 141 de la loi no 5271. Si, à l’issue d’un tel recours, il est établi que la détention du requérant a excédé la durée raisonnable, le tribunal peut également accorder au requérant une indemnisation. Par conséquent, le recours prévu à l’article 141 de la loi no 5271 est un recours effectif capable d’apporter une réparation au requérant, et l’examen du recours individuel qu’il a introduit sans s’être prévalu de cette voie de recours ordinaire est incompatible avec le caractère subsidiaire du recours individuel.

(...) Pour les raisons expliquées ci-dessus, étant entendu que le requérant a introduit son recours individuel sans avoir épuisé les voies de recours judiciaires quant à son allégation selon laquelle sa détention provisoire a excédé la durée raisonnable, cette partie du recours doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours. »

8. LA procédure pénale dirigée contre le requérant

70. Le 14 décembre 2015, le parquet d’Istanbul déposa devant la cour d’assises d’Istanbul un nouvel acte d’accusation, visant le requérant, Fetullah Gülen et 31 autres personnes, parmi lesquelles figuraient principalement des policiers impliqués dans l’instruction pénale dirigée contre le groupe Tahşiye.

71. Reprenant les lignes principales du raisonnement suivi par le juge de paix d’Istanbul dans la décision du 19 décembre 2014 par laquelle il avait ordonné le placement en détention du requérant et des autres accusés, le parquet reprochait aux accusés d’avoir publiquement diffamé le groupe Tahşiyeciler, d’avoir falsifié des documents officiels, d’avoir été dirigeants ou membres d’une organisation terroriste (le mouvement fetullahiste), et d’avoir ainsi exercé une contrainte sur les membres du groupe cible.

72. Dans son acte d’accusation, le parquet décrivit les caractéristiques du groupe Tahşiye, victime alléguée des actes reprochés aux membres du mouvement fetullahiste. Il constata qu’au moyen des publications de ses maisons d’édition et de ses sites Internet, le groupe Tahşiye communiquait les opinions et points de vue suivants : les fidèles auraient le devoir de mener le djihad en vue de l’expansion de la religion musulmane, et ce contre toutes les personnes non musulmanes, hormis les fidèles d’une autre religion reconnue par l’islam payant leurs impôts à une autorité spécifique ; sur le plan moral, le djihad devrait être mené par chaque croyant, tandis que, sur le plan physique et militaire, il serait une affaire d’État dans le cadre de laquelle les individus ne devraient prendre aucune initiative, sous peine de provoquer des cruautés et des injustices ; le christianisme et le judaïsme ne seraient plus les religions pures reconnues comme légitimes par le Coran mais seraient devenus des croyances dénaturées et falsifiées ; en particulier, la Bible et la Torah auraient été interprétées de manière incorrecte et détournées de leur sens originel, respectivement par les religieux chrétiens et les religieux juifs, et ces religieux auraient créé des systèmes de croyances erronés et invalides (batıl) ; enfin, les commentaires de la Torah – rassemblés sous le nom de Talmud – assimileraient les non-juifs à des esclaves et des chiens, et toléreraient à leur égard le vol, le dol et le faux témoignage ; dès lors, on ne pourrait espérer ni amitié ni tolérance de la part des juifs.

73. Par ailleurs, le parquet exposa que, à la différence des fetullahistes, les tahşiyeciler estimaient que le dialogue interconfessionnel avec les chrétiens et les juifs provoquerait la désintégration des vertus du Coran tout comme cela avait à leurs yeux été le cas au fil des siècles pour la Bible et la Torah. Il indiqua que, toujours selon le groupe Tahşiye, le port du foulard islamique n’était pas un détail de l’islam, comme l’auraient prétendu les fetullahistes, mais une obligation qui était imposée par le Coran et qu’il fallait respecter à la lettre. De même, selon le groupe Tahşiye, le sacrifice des animaux devait être fait en suivant strictement les conventions religieuses et non remplacé par un don correspondant à la valeur de l’animal. Le parquet exposa aussi que les adeptes du groupe Tahşiye croyaient que les religieux chrétiens, juifs et chiites, de même que certains religieux sunnites, avaient constitué au niveau international des comités secrets soutenant le dialogue interconfessionnel et qu’ils travaillaient ainsi en permanence dans le but de détruire l’unité des musulmans et de rendre ceux-ci vulnérables. Il ajouta que les tahşiyeciler pensaient que ces comités secrets utilisaient la religion comme un moyen de s’approprier l’argent des croyants en invitant ceux-ci à faire des dons en faveur de prétendues activités de charité. Il dit que, selon eux, les organisations internationales telles que l’UNESCO ou la Croix‑Rouge avaient été créées dans cet objectif, et que l’argent recueilli par elles était dépensé non pas dans le respect de la voie montrée par Allah, conformément aux règles très précises de charité établies par le Coran (la zakat), mais de manière à faire obstacle à la voie d’Allah et à réduire le rayonnement du Coran, par l’intermédiaire d’activités menées par des fondations, des associations, des établissements religieux, des écoles, etc. Le parquet indiqua enfin que, selon le groupe Tahşiye, il était du devoir de tout bon musulman de protéger l’intégrité et la pureté de l’islam en combattant ces comités secrets et en débarrassant les écoles de leurs dirigeants si ceux‑ci appartenaient à de tels comités promouvant le dialogue interconfessionnel.

74. Le parquet conclut de cette analyse que les fetullahistes s’opposaient au groupe Tahşiye au sujet du dialogue interconfessionnel, des dons aux établissements d’éducation et du port du hijab. Selon le parquet, s’ils défendaient une interprétation des règles religieuses beaucoup plus fondamentaliste que celle des fetullahistes, les tahşiyeciler ne prônaient toutefois pas le djihad physique ou militaire et ne conseillaient pas aux croyants de prendre les armes ou d’aller combattre à l’étranger. Le parquet en concluait que les fonctionnaires et journalistes fetullahistes (dont le requérant) avaient exercé une contrainte et des menaces à l’égard des membres du groupe Tahşiye (en les exposant au regard du public par des séries télévisées et en ouvrant contre eux des poursuites pénales pour appartenance à l’organisation Al-Qaïda) au simple motif que ceux-ci avaient une vision du monde différente de la leur.

75. Par un arrêt du 3 novembre 2017, la 14e cour d’assises d’Istanbul condamna le requérant à dix-huit ans d’emprisonnement pour fondation et direction d’une organisation terroriste, à quatre ans d’emprisonnement pour dénonciation calomnieuse et à neuf ans d’emprisonnement pour falsification de documents officiels. Par un arrêt du 21 septembre 2018, la 3e cour d’appel d’Istanbul confirma l’arrêt du 3 novembre 2017 dans toutes ses dispositions. La condamnation du requérant pour dénonciation calomnieuse devint ainsi définitive, les condamnations à moins de cinq ans d’emprisonnement ne pouvant faire l’objet d’un pourvoi en cassation à l’époque des faits. Par un arrêt du 20 avril 2021, la Cour de cassation confirma la condamnation du requérant pour direction d’une organisation terroriste et infirma la condamnation pour falsification de documents officiels, sollicitant un complément d’enquête sur ce dernier chef d’accusation. Le requérant introduisit récemment une requête devant la Cour (no 17383/23) concernant ses condamnations définitives du 21 septembre 2018 et du 20 avril 2021, après que la Cour constitutionnelle rejeta, le 30 novembre 2022, ses recours individuels concernant ces condamnations.

Le cadre juridique interne pertinent

76. En matière de récusation des magistrats, les dispositions pertinentes du CPP qui étaient en vigueur à l’époque des faits étaient libellées comme suit :

Motifs de récusation du juge et personnes pouvant demander une récusation

« ARTICLE 24. – 1) La récusation d’un juge peut être demandée dans les cas où le juge ne peut pas connaître de l’affaire, ainsi que pour d’autres raisons qui peuvent mettre en doute son impartialité.

2) Le procureur, le suspect, l’accusé ou son défenseur, la partie civile ou son avocat peuvent demander la récusation du juge.

(...) »

Procédure de demande de récusation

« ARTICLE 26. – 1) La récusation d’un juge se fait par une demande en ce sens adressée au tribunal dont il est membre ou par une demande de préparation d’un procès-verbal à cet égard adressée au greffier du tribunal [présent à l’audience].

2) La personne qui demande la récusation est tenue d’expliquer en une seule fois tous les motifs de récusation dont elle a connaissance et de les présenter, ainsi que les faits, dans le délai prescrit.

3) Le juge dont la récusation est demandée présente par écrit son opinion sur les motifs de récusation. »

Tribunal compétent pour statuer sur une demande de récusation

« ARTICLE 27. – (...)

2) Si la demande de récusation est dirigée contre un juge de paix pénal, le tribunal correctionnel de la juridiction duquel il relève statue [sur la demande] ; si elle est dirigée contre un juge unique, la cour d’assises de la juridiction de laquelle il relève statue [sur la demande].

(...)

4) Si la demande de récusation est accueillie, un autre juge ou tribunal est désigné pour connaître de l’affaire. »

Décisions relatives à une demande de récusation et voies de recours possibles

« ARTICLE 28. – 1) Une décision accueillant une demande de récusation est définitive ; une décision de rejet peut être contestée. En cas de contestation, la décision de rejet est examinée lors du jugement. »

Activité d’un juge dont la récusation est demandée

« ARTICLE 29. – 1) Un juge dont la récusation est demandée n’accomplit que les actes pour lesquels un retard serait préjudiciable, et ce jusqu’à ce qu’une décision soit rendue relativement à la demande de récusation. »

77. Les dispositions pertinentes du CPP en matière d’opposition aux décisions rendues par les juges ou les tribunaux qui étaient en vigueur à l’époque des faits étaient libellées ainsi :

Décisions susceptibles d’opposition

« ARTICLE 267. – 1) Une opposition peut être formée contre les décisions d’un juge et, dans les cas prévus par la loi, contre les décisions d’un tribunal. »

Procédure d’opposition et instances de réexamen

« ARTICLE 268. – 1) Dans les cas où la loi ne prévoit pas de disposition particulière, pour faire opposition contre une décision d’un juge ou d’un tribunal, il faut adresser une demande en ce sens à l’autorité qui a rendu la décision, dans un délai de sept jours à compter de la date à laquelle les personnes concernées ont eu connaissance de la décision, conformément à l’article 35, ou adresser au greffier du tribunal une déclaration en ce sens, qui doit être consignée au procès-verbal. La déclaration signée consignée au procès-verbal est approuvée par le président de la juridiction ou le juge (...)

2) Si le juge ou la juridiction dont la décision est contestée estime l’opposition justifiée, il ou elle rectifie sa décision ; sinon, il ou elle transmet l’opposition à l’autorité compétente dans un délai maximum de trois jours.

3) Les autorités compétentes pour examiner une opposition sont les suivantes :

a) (Modifié : 6545 – 18.6.2014 / art. 74) L’examen des oppositions aux décisions d’un juge de paix appartient au juge de paix portant le numéro suivant, s’il y a plus d’un juge de paix dans la juridiction concernée, et au premier juge de paix pour le juge de paix portant le dernier numéro ; s’il n’y a qu’un seul juge de paix dans une juridiction sans cour d’assises, [il appartient] au juge de paix de la juridiction où se trouve la cour d’assises ; s’il n’y a qu’un seul juge de paix une juridiction dotée d’une cour d’assises, [il appartient] au juge de paix de la plus proche juridiction dotée d’une cour d’assises. »

78. Une modification apportée par la loi no 7331 à l’article 268 § 3 point a) du CPP le 8 juillet 2021 a rétabli la compétence des juges des tribunaux correctionnels concernant l’examen des oppositions aux décisions des juges de paix en matière d’arrestation et de contrôle judiciaire.

79. Les dispositions pertinentes du code pénal concernant la dénonciation calomnieuse qui étaient en vigueur à l’époque des faits étaient libellées comme suit :

« DEUXIÈME CHAPITRE

Infractions contre les institutions judiciaires

Calomnie

« ARTICLE 267. – 1) Toute personne qui, en déposant une dénonciation ou une plainte auprès des autorités compétentes ou par voie de presse et de radiodiffusion, accuse autrui d’avoir commis un acte illégal afin qu’une enquête ou des poursuites soient ouvertes contre la personne accusée ou qu’une sanction administrative lui soit imposée, alors qu’elle sait que la personne accusée n’a pas commis cet acte, encourt une peine d’emprisonnement d’un à quatre ans.

2) Si une calomnie est assortie de la contrefaçon d’éléments matériels et de preuves de l’acte allégué, la peine encourue est augmentée de moitié.

3) Si la personne visée par la calomnie a fait l’objet d’une mesure préventive autre que son arrestation ou son placement en détention, et que, par la suite, une décision d’acquittement ou d’abandon des poursuites est rendue à son égard parce qu’elle n’a pas commis l’acte dont elle a été accusée, la peine encourue en vertu des paragraphes précédents est augmentée de moitié.

4) Si une décision d’acquittement ou d’abandon des poursuites est rendue à l’égard de la personne visée par la calomnie parce qu’elle n’a pas commis l’acte dont elle a été accusée, mais que cette personne a été arrêtée ou placée en détention en raison de cette accusation, la responsabilité de l’auteur de la calomnie est engagée également pour l’arrestation ou le placement en détention, dont il est considéré comme un auteur indirect, conformément aux dispositions relatives au délit de privation de liberté.

... »

80. Le septième alinéa de l’article 267 du Code pénal fut abrogé par la décision de la Cour constitutionnelle nos 2010/115 E et 2011/154 K du 17 novembre 2011, qui fut publiée au Journal officiel le 17 mars 2012 sous le numéro 28236 et entra en vigueur un an plus tard. Cet alinéa était libellé ainsi :

« Si une sanction judiciaire ou administrative autre que l’emprisonnement est infligée à la victime d’une calomnie, l’auteur de la calomnie est condamné à une peine d’emprisonnement de trois à sept ans. »

81. Les dispositions pertinentes de l’article 109 du code pénal concernant la privation illégale de liberté qui étaient en vigueur à l’époque des faits étaient libellées comme suit :

« ARTICLE 109. – 1) Une personne qui prive illégalement une autre personne de la liberté de se rendre dans un lieu ou de séjourner dans un lieu encourt une peine d’emprisonnement d’un à cinq ans.

2) Si ladite personne utilise la force, la menace ou la fraude pour commettre l’infraction ou dans le cadre de celle-ci, elle encourt une peine d’emprisonnement de deux à sept ans.

3) Si l’infraction est commise :

(...)

b) par plusieurs personnes agissant de concert ;

(...)

d) en abusant de l’influence issue de l’appartenance à la fonction publique ;

(...)

la peine encourue en vertu des paragraphes précédents est doublée.

(...) »

En droit

1. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 de la Convention (relativement à la question de l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction)

82. Le requérant soutient qu’il n’y a aucun élément de preuve solide de nature à indiquer l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Il argue que le dossier le concernant ne contenait absolument aucun élément de preuve ou indice susceptible de convaincre un observateur objectif qu’il pouvait être soupçonné de fondation et de direction d’une organisation terroriste. Il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci (...) »

1. Thèses des parties
1. Le requérant

83. Le requérant allègue qu’il n’y a aucun élément de preuve solide de nature à indiquer l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions pénales qui lui étaient reprochées, à savoir des actes à caractère terroriste qui auraient visé les membres du groupuscule islamiste Tahşiye. Il rappelle que le juge de paix d’Istanbul a ordonné le 18 décembre 2014 son placement en détention provisoire au motif qu’il aurait donné son accord à la diffusion d’une série télévisée sur l’une des chaînes du groupe de médias Samanyolu et que cet acte était susceptible d’être constitutif d’une infraction pénale d’une extrême gravité : la « direction d’une organisation terroriste ». Le requérant argue que ce n’est pourtant que plus d’un an et cinq mois après son placement en détention que le gouvernement a commencé à qualifier le mouvement fetullahiste d’« organisation terroriste », sous le nom de « FETÖ/PDY ». L’intéressé explique que c’est à l’issue du Conseil des ministres du 30 mai 2016, que N.K., vice-Premier ministre et porte-parole du gouvernement, a déclaré que « la structure parallèle [avait] été, sur la recommandation du Conseil de la sécurité nationale, qualifiée pour la première fois d’organisation terroriste, et [que] désormais la lutte contre cette organisation [allait] s’inscrire dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ». Le requérant ajoute que le Conseil supérieur de l’audiovisuel turc (RTÜK) avait auparavant examiné la série télévisée en cause et qu’il s’était prononcé à leur sujet par une décision du 27 mars 2014, dans laquelle il avait constaté que les événements et personnages de ladite série relevaient de la fiction et en avait conclu que sa diffusion ne violait aucunement les dispositions de la loi no 6112 sur la radiodiffusion et la télédiffusion. Le requérant précise que le motif, selon lui fantaisiste, voire absurde, qui a été avancé à l’appui de son placement et de son maintien en détention a été repris en plusieurs occasions par les juridictions turques.

84. Le requérant affirme que l’arrestation en décembre 2014 de plusieurs personnalités des médias, dont lui-même, a entraîné de nombreuses réactions dans le monde. Selon ses dires, en février 2015, quatre-vingt-neuf membres du Congrès des États-Unis d’Amérique ont ainsi adressé au secrétaire d’État John Kerry une lettre dans laquelle ils auraient déclaré « contestables » les charges retenues contre le requérant, ajoutant qu’une démocratie solide avait besoin à la fois de tolérance et de transparence pour prospérer et que cette décision des autorités turques d’intimider les personnes opposées au gouvernement, de les arrêter et d’étouffer leur voix était une menace pour les principes démocratiques auxquels la Türkiye prétendait être attachée. Une lettre rédigée en des termes similaires et signée par soixante-quatorze sénateurs des Etats-Unis aurait été adressée en mars 2015 à John Kerry. Par ailleurs, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe aurait publié un mémorandum consacré à la liberté d’expression et à la liberté des médias en Türkiye, fondé sur des constatations faites lors de deux visites dans le pays, en avril et septembre 2016. Il y aurait déclaré que les juges de paix, dont le statut avait été créé en 2014 afin d’améliorer la protection des droits de l’homme dans le cadre des procédures pénales, se seraient changés en des formations ayant l’effet exactement inverse, dont les décisions seraient à l’origine de la majorité des violations les plus évidentes du droit à la liberté d’expression, car ils pratiqueraient désormais le harcèlement judiciaire pour faire taire l’opposition et les critiques légitimes. Dans une nouvelle déclaration du 10 mars 2017 dénonçant la détérioration de la situation en matière de liberté d’expression, le Commissaire aux droits de l’homme aurait notamment indiqué que les juges de paix auraient « ordonné des détentions provisoires par des décisions dotées d’un raisonnement clairement défectueux, attestant d’un mépris des normes en matière de droits de l’homme ». Le requérant soutient que son placement et son maintien en détention provisoire relèvent de la catégorie des « violations les plus flagrantes du droit à la liberté d’expression » dénoncées par le Commissaire aux droits de l’homme.

2. Le Gouvernement

85. Le Gouvernement soutient qu’il existait des preuves suffisantes pour faire naître chez un observateur objectif un soupçon raisonnable que l’organisation dirigée par Fetullah Gülen aurait procédé, de manière organisée, à une persécution injuste à l’égard d’un autre groupe religieux, en se servant de ses membres au sein de la presse – dont, principalement, le requérant – et au sein de la police judiciaire. Il rappelle que, lorsqu’elles ont évalué l’existence d’un fort soupçon qu’une infraction eût été commise, les autorités qui ont ordonné le placement en détention du requérant et des autres suspects ont pris en considération les faits suivants : la plainte introduite par les personnes accusées et détenues dans le cadre de l’opération menée contre les tahşiyeciler, les enregistrements vidéo publiés sur le site www.herkul.org par le suspect Fetullah Gülen, dans lesquels il accusait le groupe Tahşiye de terrorisme, les dialogues des épisodes intitulés « Le Conseil obscur » de la série télévisée Tek Türkiye, diffusée sur la chaîne Samanyolu TV, une conversation téléphonique entre le requérant et Fetullah Gülen, ainsi que les dépositions des autres suspects (les producteurs, réalisateurs et scénaristes des séries télévisées Şefkat Tepe et Tek Türkiye). Le Gouvernement affirme que les épisodes intitulés « Le Conseil obscur » ou « Le Conseil de décision » ont été ajoutés à la série télévisée juste après la diffusion du discours de Fetullah Gülen, dirigeant de l’organisation FETÖ/PDY, sur le site www.herkul.org. Il assure qu’il a déjà été établi que les épisodes en question n’avaient pas été écrits par les scénaristes de ladite série télévisée, qu’ils ne figuraient pas dans le scénario original et qu’ils ont été ajoutés ultérieurement. Il explique qu’à la suite de la diffusion des épisodes en question sur la chaîne de télévision dont le requérant était le coordinateur général, des articles de journal au contenu semblable ont été publiés par des organes de la presse écrite qui, selon lui, appartiennent l’organisation FETÖ/PDY. Il indique que, juste après ces événements, la Direction de la sécurité d’Istanbul a ouvert une enquête contre les tahşiyeciler et que des mandats d’arrêt ont alors été émis à l’égard d’un grand nombre de ces derniers.

2. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité

86. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Les principes généraux

87. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004-II).

88. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5. La liste des exceptions que dresse l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Assanidzé, précité, § 170, Al‑Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits)).

89. L’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, soit au moment de l’arrestation, soit pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume‑Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A no 145‑B). L’objet d’un interrogatoire pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, série A no 300‑A, § 55, Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, § 57, 3 mars 2015, et Ayşe Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).

90. Ceci dit, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention contre les privations de liberté arbitraires. C’est pourquoi la suspicion de bonne foi n’est pas suffisante à elle seule. De fait, l’exigence de l’existence de « soupçons plausibles » possède deux aspects distincts mais qui se chevauchent : un aspect factuel et un aspect relatif à la qualification pénale.

91. En premier lieu, en ce qui concerne l’aspect factuel, l’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour « plausible » dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (voir, entre autres, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 184, 28 novembre 2017), mais la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention est demeurée intacte. Elle doit donc se demander, dans son examen de l’aspect factuel, si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits et étaient imputables aux persconnes suspectées (Fox, Campbell et Hartley, précité, §§ 32‑34, et Murray, précité, §§ 50-63). C’est pourquoi il incombe au gouvernement défendeur de fournir à la Cour au moins certains renseignements factuels propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée.

92. En deuxième lieu, l’autre aspect de l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, celui relatif à la qualification pénale, exige que les faits qui se sont produits puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections du code pénal traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas une infraction au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008).

93. En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux-mêmes étaient liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili, précité, § 187). À cet égard, la Cour souligne que, étant donné que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (voir, parmi de nombreux autres exemples, N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 171, 13 février 2020), on ne saurait considérer comme plausibles les soupçons fondés sur une démarche consistant à ériger en infraction l’exercice des droits et libertés reconnus par la Convention. Dans le cas contraire, le recours à la notion de « soupçons plausibles » pour priver des personnes de leur liberté physique risquerait de rendre impossible l’exercice des droits et libertés reconnus par la Convention (voir, entre autres, Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 148, 10 novembre 2020).

94. Sur ce point, la Cour rappelle que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » que contient l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (voir, entre autres, A. et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-164, 19 février 2009, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012).

95. La Cour rappelle aussi que si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (voir, parmi de nombreux autres exemples, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, p. 40, § 4, série A nº 9, McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006-X, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 90, 22 mai 2014). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).

b) Application de ces principes en l’espèce

96. Dans la présente affaire, la Cour observe que lors de son arrestation, le requérant était soupçonné d’avoir participé à une opération concertée dirigée contre les membres du groupe religieux Tahşiye et destinée à priver ceux-ci de leur liberté par des dénonciations calomnieuses et des abus de pouvoir public. Ces actes sont des infractions pénales passibles d’emprisonnement au regard du droit pénal turc.

97. La Cour note en premier lieu que le litige entre les parties en l’espèce ne concerne pas le contenu des dialogues prévus dans le scénario de deux épisodes qui auraient été ajoutés à des séries télévisées intitulées Şefkat Tepe et Tek Türkiye ni celui des conversations téléphoniques que le requérant aurait eues avec Fetullah Gülen, mais plutôt la vraisemblance de la commission par le requérant de certains actes susceptibles d’être constitutifs d’infractions pénales, dont l’intéressé a été accusé sur la base de ces éléments (aspect factuel), ainsi que sur la qualification pénale qui a été apportée aux actes en question (aspect relatif à la qualification pénale).

98. Quant à l’aspect factuel de l’existence de « raisons plausibles » de croire que le requérant aurait pu perpétrer les faits reprochés, la Cour observe que les autorités qui ont décidé d’appréhender le requérant pour avoir comploté contre le groupe religieux Tahşiye ont fondé leur décision notamment sur les faits suivants : les appels téléphoniques que le requérant avait passés à Fetullah Gülen, pendant lesquels il aurait reçu de ce dernier l’autorisation d’ajouter à une série diffusée par la chaîne de télévision Samanyolu, dont il était le coordinateur général, deux épisodes supplémentaires destinés à ternir l’image des tahşiyeciler en les présentant comme des terroristes ; le message publié sur un site Internet par Fetullah Gülen, qui y critiquait le groupe Tahşiye, le qualifiant de groupuscule terroriste ; les activités de renseignement menées par la police au sujet des tahşiyeciler, dans le cadre desquelles ces derniers avaient été considérés comme affiliés à l’organisation Al-Qaïda ; enfin, l’opération du service antiterroriste de la police qui avait abouti à l’arrestation d’un grand nombre de tahşiyeciler. Lorsqu’elle a examiné le recours dans lequel le requérant affirmait qu’il n’existait pas de forts soupçons qu’il eût commis une infraction pénale, la Cour constitutionnelle s’est elle aussi appuyée sur ces éléments, en mettant l’accent sur la décision du requérant d’ajouter aux séries télévisées en cause deux épisodes absents du scénario original, selon elle spécifiquement dans le but de calomnier le groupe Tahşiye.

99. La Cour examine ensuite la thèse du requérant consistant à dire qu’il était insensé de le soupçonner de diriger une organisation terroriste à l’époque des faits au simple motif qu’il aurait approuvé la diffusion d’une série télévisée qui, ajoute-t-il, a d’ailleurs passé sans problème le contrôle de l’organe régulateur des médias. Elle observe effectivement qu’au moment de l’arrestation du requérant, les autorités judiciaires n’ont mentionné aucun élément indiquant directement que l’intéressé eût donné des instructions aux policiers également suspects dans l’affaire en cause. La Cour estime que même s’il est délicat d’établir d’emblée, in abstracto, un lien entre la diffusion approuvée par le requérant de la série télévisée et la privation de liberté subie par les membres du groupe Tahşiye, il est vrai que les autorités judiciaires à l’origine des poursuites dirigées contre le requérant et les autres suspects ont relevé un certain enchaînement des faits incriminés, ceux-ci étant survenus plus ou moins à la même période et s’analysant à leurs yeux en des actes concertés et coordonnés visant à ternir l’image des tahşiyeciler. La Cour considère que ces faits pouvaient aussi raisonnablement laisser supposer l’existence d’une certaine relation de coopération entre le suspect principal Fetullah Gülen, le requérant et les membres de la police chargée de l’enquête contre les tahşiyeciler dans la préparation et la formulation des accusations de terrorisme qui ont été portées contre ceux-ci. Elle estime en particulier qu’au début de l’enquête pénale et lors de son arrestation, le renseignement concret selon lequel le requérant avait discuté avec Fetullah Gülen de l’ajout à une série télévisée de deux épisodes spéciaux donnant une image négative des tahşiyeciler, en les qualifiant de terroristes, pouvait passer pour un indice susceptible de suggérer que le requérant s’était peut-être vu demander ou ordonner de diffuser les épisodes en question à l’appui de la dénonciation calomnieuse organisée alléguée. La Cour rappelle sur ce point que la notion de « raisons plausibles » de soupçonner la commission d’une infraction n’exige pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour être en mesure de porter des accusations au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue.

100. Quant à la qualification pénale des faits reprochés au requérant, la Cour note que le parquet d’Istanbul, dans le cadre de l’enquête pénale dirigée contre l’intéressé et les autres suspects, a qualifié ces faits de dénonciation calomnieuse (en ce qui concerne l’allégation d’appartenance à une organisation terroriste formulée à l’égard des tahşiyeciler), de falsification de documents officiels (en ce qui concerne les documents indiquant que des explosifs et des munitions appartenant au groupe Tahşiye avaient été saisies au domicile d’un des membres du groupe accusés) et de privation illégale de liberté (en ce qui concerne le placement des tahşiyeciler en détention provisoire sur la base d’accusations selon lui fausses), et qu’il a affirmé que tous les suspects avaient commis ces infractions de concert et de manière organisée. Les infractions en question sont passibles de peines d’emprisonnement d’une durée comprise entre un an et six ans en fonction de la nature de la calomnie, qui peut être simple (sans production de faux éléments de preuve) ou qualifiée (assortie de la production de faux éléments de preuve). Même si la diffusion dans le cadre d’une série télévisée de deux épisodes présentant les tahşiyeciler comme des terroristes, prise isolément, pouvait susciter le soupçon que le requérant eût commis uniquement une dénonciation calomnieuse simple (passible d’une peine d’emprisonnement d’un à quatre ans), il n’est pas surprenant que l’enquête préliminaire le visant ait été étendue à la recherche d’éventuels éléments indiquant que les actes litigieux qu’il aurait commis en concertation avec les autres suspects avaient un caractère organisé. La Cour en déduit que les actes que le requérant était soupçonné d’avoir commis pouvaient raisonnablement relever, si leur commission venait à être établie, des dispositions du code pénal portant sur la dénonciation calomnieuse dans ses formes simple ou qualifiée, qui sanctionnent ce délit d’une peine d’emprisonnement.

101. Certes, comme le signale le requérant, le juge de paix qui a ordonné son placement en détention provisoire a qualifié les actes dont il était soupçonné de « direction d’une organisation terroriste ». De fait, la Cour observe que le juge de paix a fondé sa décision exactement sur les mêmes faits que ceux mentionnés par le parquet comme motifs pour l’ouverture d’une enquête préliminaire, mais que, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation concernant l’élément de « contrainte morale » des actes de terrorisme, il les a en outre qualifiés d’« actes terroristes » lorsqu’il a examiné la question de savoir s’ils avaient ou non un caractère organisé. La Cour estime toutefois que, dans les circonstances de l’espèce, la qualification finalement attribuée aux faits reprochés au requérant n’entrait en ligne de compte que lors de l’examen de la question du maintien du requérant en détention provisoire ou lors du jugement du fond de l’affaire, ce dernier point faisant l’objet de la requête no 17383/23 récemment introduite devant la Cour. Elle estime donc qu’une éventuelle surqualification par le juge de paix des faits litigieux, qui relevaient de toute façon de dispositions du code pénal prévoyant des sanctions privatives de liberté, n’a pas à elle seule d’influence déterminante ou décisive sur la question de l’existence de soupçons plausibles lors de l’arrestation du requérant.

102. La Cour examine ensuite la question de savoir si les faits reprochés au requérant étaient liés à l’exercice par ce dernier de ses droits garantis par la Convention. Elle note à cet égard que le requérant allègue que son placement et son maintien en détention provisoire font partie des « violations les plus flagrantes du droit à la liberté d’expression » que le Commissaire aux droits de l’homme a dénoncées en réaction à l’arrestation et au placement en détention de journalistes critiques vis-à-vis du gouvernement. Or elle constate qu’il n’était pas reproché au requérant d’avoir exprimé, dans des articles ou des messages écrits ou oraux, ses opinions relativement aux idées vraisemblablement antidémocratiques propagées par le groupe Tahşiye. Il ne lui était pas reproché non plus d’avoir dénoncé un éventuel discours de haine que le groupe Tahşiye aurait tenu dans ses publications. La représentation, même dans le cadre d’une fiction, d’un groupe religieux spécifique comme une organisation terroriste ne saurait passer pour faire partie du travail ordinaire d’un journaliste, qui consiste à rapporter au public des informations pertinentes dans le cadre de débats d’intérêt public. Même si le fait d’attirer l’attention du public sur des groupes radicalisés qui constituent une menace pour la sécurité des citoyens peut relever de la vie professionnelle ordinaire des journalistes, un tel acte, lorsqu’il est dirigé contre des tiers (dont le droit au respect de la réputation est garanti par la Convention) et non contre les autorités détentrices de la puissance publique, ne peut être accompli gratuitement : pour qu’il soit couvert par la liberté d’expression et la liberté de la presse, il doit être fondé sur une discussion fondée sur des informations factuelles précis. La Cour note que les émissions télévisées en question ne contenaient nullement une telle discussion (a contrario, voir par exemple, Bergens Tidende et autres c. Norvège, no 26132/95, § 53, CEDH 2000‑IV).

103. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que le dossier pénal contenait des renseignements propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis au moins une partie des infractions pour lesquelles il était poursuivi. Elle considère qu’il y a donc lieu de conclure que le requérant peut passer pour avoir été arrêté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Murray, précité, § 63).

Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

2. Sur la violation alléguée de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention (relativement au maintien du requérant en détention provisoire en application de décisions rendues par les juges de paix dont il avait demandé la récusation)

104. Le requérant se plaint de n’avoir pas pu contester efficacement la régularité de sa détention provisoire devant une autorité judiciaire indépendante et impartiale. Il plaide notamment qu’il n’a pas pu contester ce qu’il voit comme un manque d’impartialité et d’indépendance de la part des juges de paix d’Istanbul, étant donné que, selon l’interprétation de la loi faite par ces derniers à l’époque des faits, il était impossible de les récuser, même pour des motifs touchant à leur obligation d’indépendance et d’impartialité.

105. La Cour examine ces griefs sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, dont les passages pertinents sont ainsi libellés :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci (...)

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

1. Sur la recevabilité

106. Dans ses observations du 7 novembre 2016, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que la Cour constitutionnelle n’a pas encore statué sur le fond du recours que le requérant a formé relativement, entre autres, au caractère selon lui illégal de son maintien en détention.

107. Les parties ont informé la Cour que, par son arrêt du 12 décembre 2018, la Cour constitutionnelle avait rejeté notamment ce grief du requérant – qu’elle avait considéré comme un grief lié à la durée de la détention provisoire –, pour non-épuisement de la procédure d’indemnisation prévue à l’article 141 du CPP.

108. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, sauf exceptions, à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, la Cour tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint peu après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017), ce qui est le cas en l’espèce. Par conséquent, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

109. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le requérant

110. Le requérant soutient que de nombreux éléments l’amenaient à soupçonner les juges de paix d’Istanbul de manquer d’impartialité à son égard dans l’affaire en cause. Il affirme que ces derniers ont rejeté ses demandes de mise en liberté provisoire en s’appuyant sur des motifs stéréotypés et très semblables aux nombreuses déclarations faites par des personnalités politiques gouvernementales à son sujet à l’occasion de cette affaire. Il argue que les juges de paix d’Istanbul ont été nommés par le HCM, dont la majorité des membres ont selon lui été élus à partir d’une liste proposée et soutenue par le gouvernement, qu’ils entretenaient d’étroites relations avec le gouvernement et que certains se sont exprimés publiquement contre sa cause. Le requérant plaide que l’adoption immédiate par le HCM de mesures directes contre des juges en raison de décisions que ceux-ci avaient rendues en faveur des accusés dans des affaires en cours a amené la Commission de Venise à demander aux autorités turques de réexaminer les mesures adoptées à l’égard des juges concernés, de réviser à nouveau la loi sur le HCM pour réduire l’influence du pouvoir exécutif au sein de cet organe et d’interdire toute ingérence du HCM dans les affaires pendantes.

111. Selon l’intéressé, la révision de la loi sur le HCM qui a eu lieu en 2014 est revenue sur les acquis positifs de la réforme constitutionnelle de 2010 en matière d’indépendance des magistrats. La Cour constitutionnelle aurait certes par la suite déclaré inconstitutionnelles bon nombre de ces modifications adoptées en 2014, mais le ministre de la Justice aurait remplacé entre-temps les membres du HCM et, l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’ayant pas d’effet rétroactif, ses décisions n’auraient pas été annulées.

112. Le requérant expose par ailleurs que les juges de paix d’Istanbul travaillaient dans le cadre d’un système d’« appel circulaire » et, qu’à l’époque des faits, ils avaient interprété la loi (la nouvelle version du CPP) de telle sorte qu’il était impossible de les récuser, même pour des motifs touchant à leur obligation d’indépendance et d’impartialité. Il affirme que ce système a été fortement critiqué par la Commission de Venise, qui, selon lui, a déclaré que les juges de paix statuant en matière pénale étaient des juges d’expérience et de qualifications équivalentes, qui travaillaient ensemble, partageaient les mêmes bureaux et statuaient les uns et les autres sur les recours formés contre leurs décisions respectives, et qu’ils fonctionnaient donc en circuit fermé. Elle aurait ajouté qu’on pouvait imaginer dès lors qu’ils se fissent mutuellement confiance et respectassent les décisions de leurs collègues, et que, par conséquent, il était fort probable qu’ils défendraient naturellement la réputation de compétence de ces derniers, leur propre réputation et celle de l’institution dans son ensemble. Elle aurait conclu que ce système n’offrait pas suffisamment de garanties qu’il serait procédé à un examen impartial et effectif des recours portant sur des demandes de contrôle de la légalité d’une détention.

b) Le Gouvernement

113. Le Gouvernement indique que des modifications législatives adoptées le 16 juin 2014 ont transféré aux tribunaux correctionnels les tâches des tribunaux d’instance liées au procès pénal, et aux juges de paix nouvellement créés leurs autres tâches et compétences liées aux processus d’enquête préliminaire, notamment en matière de placement sous surveillance, d’examen physique du suspect, de prélèvement d’échantillons sur le corps du suspect, de perquisition, de saisie, d’arrestation et de placement en détention au stade de l’enquête. Il explique que ces modifications visaient à remédier à l’absence, dans le système de procédure pénale, de juges spécialisés dans les mesures préventives, qui était selon lui à l’origine de nombreuses divergences dans la pratique et de retards dans la gestion des mesures préventives adoptées dans le cadre des enquêtes. Il expose que le statut de juge de paix a ainsi été créé dans le but d’assurer la spécialisation des juges et la normalisation des mesures préventives appliquées dans le cadre de la procédure pénale dans tout le pays. Le Gouvernement argue qu’une demande d’annulation de la modification législative portant création du statut de juge de paix a été examinée et rejetée par la Cour constitutionnelle pour les raisons suivantes : parce que les juges de paix sont nommés par le HCM comme tous les autres juges ; parce qu’ils bénéficient de l’inamovibilité des juges prévue dans la Constitution, et que, comme tous les autres tribunaux, ils sont organisés conformément aux principes d’indépendance des tribunaux et d’inamovibilité des juges, ainsi que le prévoit la Constitution ; parce qu’aucun élément dans leur organisation et leur fonctionnement ne permet de conclure que les juges en question n’agissent pas de manière impartiale ; enfin, parce qu’il existe des dispositions procédurales qui empêchent un juge d’examiner une affaire lorsqu’il est prouvé de manière concrète, objective et convaincante qu’il a perdu son impartialité. Le Gouvernement soutient par ailleurs qu’en maintenant le requérant en détention provisoire seulement au motif de l’accusation de direction d’une organisation terroriste, et non également au motif de l’accusation de dénonciation calomnieuse, le juge de paix a statué en faveur de celui-ci. Il assure que le juge de paix a refusé de placer en détention provisoire certaines personnes soupçonnées au même titre que le requérant alors même que le parquet avait demandé le placement en détention provisoire de tous les suspects dans l’affaire en cause. Le Gouvernement ajoute que le requérant n’a pas présenté d’arguments concrets ou factuels quant à l’absence de garanties procédurales dont il se plaint et qui l’aurait conduit à douter de l’impartialité et de l’indépendance des juges de paix.

114. Quant à la question de savoir si les juges de paix compétents en matière de détention provisoire pouvaient faire l’objet d’une demande de récusation, le Gouvernement indique en premier lieu que le requérant et les autres suspects ont adressé directement au tribunal correctionnel leurs demandes de récusation des juges de paix, que le tribunal correctionnel a traité directement ces demandes au lieu de les envoyer aux juges de paix concernés pour qu’ils mènent l’examen préliminaire nécessaire, et que le tribunal correctionnel a décidé d’accepter la récusation des juges sur le fondement des demandes. Le Gouvernement estime donc que les juges de paix ont été privés de la possibilité d’examiner la question de savoir si les demandes de récusation remplissaient les conditions procédurales et de la possibilité de les rejeter en vertu de l’article 31 du CCP si ce n’était pas le cas. Le Gouvernement en conclut qu’il est impossible de récuser l’ensemble des juges de paix d’une juridiction donnée. Dans le cas contraire, soutient-il, un tribunal pourrait changer le magistrat légalement compétent pour connaître d’une affaire de détention (le « juge naturel »).

115. Le Gouvernement expose que le HCM a ouvert une enquête à l’égard des juges des tribunaux correctionnels qui avaient accueilli – illégalement selon lui – les demandes de récusation visant les juges de paix et qui avaient ordonné la libération du requérant et des autres suspects. Il précise que les deux juges en question ont été arrêtés pour tentative de « renverser le gouvernement de la République de Türkiye ou de l’empêcher partiellement ou entièrement de remplir ses fonctions et [pour] appartenance à une organisation armée ». Il indique que la Cour constitutionnelle, saisie d’un recours par ces juges, a conclu dans un arrêt du 20 janvier 2016 que leur arrestation n’avait pas été ordonnée en raison des décisions qu’ils avaient rendues dans le cadre de l’exercice de leurs pouvoirs judiciaires mais parce qu’ils avaient commis, en abusant délibérément de leur statut de juges et en collaboration avec des personnes détenues, des actes visant à libérer ces dernières alors qu’ils n’en avaient pas la compétence.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

116. La Cour rappelle qu’il est bien établi dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 de la Convention que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale, mais également, le cas échéant, à d’autres normes juridiques applicables aux intéressés, y compris celles qui trouvent leur source dans le droit international (Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 79, CEDH 2010). Dans tous les cas, elle consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi de nombreux autres exemples, Assanidzé, précité, § 171, et McKay, précité, § 30). Le titre de détention justifiant le maintien en détention doit donc être valable, au regard du droit interne, pendant toute la période de détention (Paci c. Belgique, no 45597/09, § 64, 17 avril 2018).

117. S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté (voir, parmi de nombreux autres exemples, Benham c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 50, CEDH 2000-III, et Creangă, précité, § 101). Pour ce faire, la Cour doit tenir compte de la situation juridique telle qu’elle existait à l’époque des faits (Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 114, CEDH 2000-XI).

118. En cas de privation de liberté, la Cour doit également s’assurer que le droit interne est lui-même conforme à la Convention, y compris aux principes généraux qui s’y trouvent contenus de manière explicite ou implicite, notamment le principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à satisfaire au critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre à tout individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013, Medvedyev et autres, précité, § 80, Creangă, précité, § 120, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 92, 15 décembre 2016, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 103, 16 avril 2019).

119. Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 5 § 4 confère à toute personne privée arrêtée ou détenue le droit d’intenter une procédure tendant à faire contrôler par un tribunal le respect des conditions procédurales et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 162, Recueil 1998‑VIII). Bien que l’article 5 § 4 de la Convention emploie le terme de « tribunal », il n’exige pas explicitement que ce tribunal soit « indépendant et impartial », et il diffère ainsi de l’article 6 § 1. Toutefois, la Cour a jugé que tant l’indépendance que l’impartialité représentent des éléments constitutifs essentiels de la notion de « tribunal », quel que soit l’article de la Convention où celle-ci se trouve mentionnée (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 42, CEDH 2001-III).

120. La Cour a confirmé dernièrement dans son arrêt Baş c. Turquie (no 66448/17, §§ 266-267, 3 mars 2020) que la notion de « tribunal », au sens de l’article 5 § 4, doit être comprise comme désignant un organe doté des mêmes qualités d’indépendance et d’impartialité que celles requises d’un « tribunal » au sens de l’article 6, qu’elle a détaillées dans son arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal ([GC], nos 55391/13 et 2 autres, §§ 144‑150, 6 novembre 2018).

121. Pour les besoins de la présente affaire, la Cour précise que, pour se prononcer sur l’existence d’une raison légitime de redouter dans le chef d’une juridiction un défaut d’indépendance ou d’impartialité, le point de vue de la personne concernée entre en ligne de compte, mais sans pour autant jouer un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées (Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 58, Recueil 1996-III, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 71, Recueil 1998-IV, et Baş, précité, § 268). En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, justice must not only be done, it must also be seen to be done (« il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous ») (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 26, série A no 86). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Doit donc se déporter tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 98, CEDH 2009).

b) Application de ces principes en l’espèce

122. Dans la présente affaire, la Cour considère que les griefs formulés par le requérant quant à son maintien en détention provisoire par des juges de paix dont il avait demandé la récusation pour absence d’indépendance et d’impartialité vis-à-vis du pouvoir exécutif relèvent des paragraphes 1 et 4 de l’article 5 de la Convention, pris isolément ou combinés.

123. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné et rejeté, dans son arrêt Baş (précité, §§ 269-280), des griefs portant sur un manque allégué d’indépendance et d’impartialité objective des juges de paix chargés de rendre, au stade de l’enquête, les décisions nécessaires en matière de mesures préventives, par exemple quant au placement en détention provisoire. Même si elle a souligné que cette conclusion ne préjugeait en rien d’un éventuel réexamen de la question de l’indépendance et de l’impartialité des juges de paix, la Cour limite en l’espèce son examen à l’aspect subjectif de l’impartialité des juges de paix envers le requérant.

124. La Cour examine donc en premier lieu le point de savoir si le requérant peut prétendre qu’il avait des raisons de soupçonner les juges de paix compétents pour statuer sur sa détention provisoire de nourrir un quelconque préjugé ou parti pris à l’égard de sa situation personnelle, à savoir sa qualité de directeur d’un groupe de médias proche de l’opposition au gouvernement. La Cour note que le requérant mentionne plusieurs éléments à l’appui de sa thèse selon laquelle il était nécessaire qu’il pût faire entendre ses soupçons quant à l’impartialité des juges de paix d’Istanbul intervenus dans son affaire. Ces éléments sont les suivants : certains membres du pouvoir exécutif auraient reproché au requérant et aux autres suspects d’avoir commis les infractions en cause et de l’avoir fait en qualité de membres d’une organisation terroriste ; le HCM, dont certains membres se seraient prononcés contre la défense du requérant dans cette affaire, aurait continué à intervenir dans les affaires en cours afin d’obtenir les résultats souhaités par le pouvoir exécutif ; les juges de paix qui ont ordonné la détention provisoire du requérant auraient repris les thèses soutenues par le pouvoir exécutif quant aux accusations de terrorisme, ce en quoi ils auraient outrepassé les accusations de dénonciation calomnieuse formulées par le parquet ; enfin, les autres juges de paix d’Istanbul auraient rejeté les objections du requérant au seul motif des accusations de terrorisme pesant contre lui, sans répondre à ses arguments contre elles, alors même qu’ils savaient qu’à l’époque des faits, aucune des instances judiciaires saisies des affaires relatives aux membres présumés du groupe fetullahiste n’avait établi de manière définitive la qualification d’organisation terroriste. Le requérant ajoute que les autres suspects et lui-même ont engagé contre les juges de paix des actions civiles pour diffamation et privation illégale de liberté.

125. La Cour estime que ces éléments avancés par le requérant nécessitent qu’une instance judiciaire légalement compétente examine, selon la démarche subjective qu’elle-même a définie dans sa jurisprudence en la matière, la question de savoir si les appréhensions du requérant quant à une absence d’indépendance et d’impartialité de la part des juges de paix d’Istanbul intervenus dans son affaire étaient fondées ou non.

126. La Cour observe toutefois que les demandes de récusation formulées par le requérant et les autres suspects détenus ont fait l’objet de réactions divergentes de la part des juges de paix concernés. Certains juges de paix ont procédé eux-mêmes à un examen au fond des demandes de récusation dirigées contre eux et les ont rejetées. Un autre juge de paix s’est déclaré incompétent ratione materiae en faveur des tribunaux correctionnels. Lorsqu’un tribunal correctionnel a accueilli les demandes de récusation et a invité les juges de paix à présenter leurs observations sur ces demandes, tous ont répondu dans le sens de l’avis formulé par le ministère de la Justice sur ce point, à savoir qu’il n’était pas possible de récuser un juge de paix compétent en matière de détention provisoire.

127. La Cour estime que deux des trois réactions des juges de paix aux demandes de récusation – celle consistant à statuer eux-mêmes sur les demandes dirigées contre eux et celle consistant à dire que leur récusation était impossible au regard du droit – non seulement apparaissent contraires au droit national (article 27 du CPP, voir paragraphe 76 ci-dessus) mais en outre enfreignent les principes établis dans la jurisprudence de la Cour citée ci‑dessus. En particulier, comme tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité devrait se déporter, il faut que le droit national prévoie des voies de recours pour contester un tel manque d’impartialité ; partant, on ne saurait admettre la réaction consistant à affirmer l’impossibilité de récuser les juges de paix (voir, par exemple, Micallef [GC], précité, §§ 99‑100). De plus, ces voies de recours doivent être conformes au principe général selon lequel « personne ne doit être juge de sa propre cause, parce qu’on ne peut être à la fois juge et partie » (Aliquis non debet esse judex in propria causa, quia non potest esse judex et pars) : ainsi, on ne saurait non plus admettre la réaction des juges de paix consistant à examiner et rejeter eux-mêmes les demandes de récusation formulées à leur égard (Kolesnikova c. Russie, no 45202/14, § 57, 2 mars 2021).

128. La Cour observe que la troisième réaction des juges de paix aux demandes de récusation, consistant à les renvoyer devant le tribunal correctionnel d’Istanbul pour examen, était conforme aux dispositions de l’article 27 du CPP. Elle en déduit que, étant donné que le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul a accueilli le 24 avril 2015 les demandes de récusation visant les juges de paix, ceux-ci n’étaient plus compétents pour statuer sur le maintien du requérant en détention provisoire ou sa mise en liberté provisoire.

129. La Cour examine sur ce point la thèse du Gouvernement selon laquelle l’acceptation des demandes de récusation par le 29e tribunal correctionnel, combinée avec la libération des suspects par un autre tribunal correctionnel, était un acte invalide qui faisait partie d’une tromperie destinée à libérer illicitement le requérant et les autres suspects. La Cour observe que la procédure qui a abouti aux décisions rendues le 24 avril 2015 comportait deux phases, l’une concernant la récusation des juges de paix et l’autre portant sur le renvoi de l’affaire devant une autre instance pour l’examen de la question de la détention provisoire. Elle a déjà observé dans son arrêt Başer et Özçelik (nos 30694/15 et 30803/15, § 198, 30 janvier 2023) qu’à l’époque des faits les tribunaux correctionnels n’étaient pas compétents en matière de mise en liberté provisoire. Elle a toutefois noté ci-dessus que le tribunal correctionnel d’Istanbul était compétent pour connaître des demandes de récusation visant les juges de paix.

La Cour estime à cet égard que le principe de sécurité juridique garanti par l’article 5 de la Convention exige qu’on ne puisse pas disqualifier l’ensemble des actes judiciaires successifs (d’une part la récusation des juges et d’autre part l’examen de la légalité de la détention provisoire) au seul motif du résultat final du processus. En d’autres termes, on ne peut pas conclure que la décision rendue par un tribunal correctionnel compétent quant à la récusation des juges de paix soit devenue caduque du fait qu’un autre tribunal correctionnel a par la suite libéré le requérant en outrepassant sa compétence. Ce dernier acte judiciaire ne porte pas atteinte à la validité de l’acceptation des demandes de récusation.

130. La Cour examine ensuite la thèse du Gouvernement selon laquelle la procédure de récusation n’a pas été suivie à la lettre dans la présente affaire, les demandes de récusation visant les juges de paix d’Istanbul n’ayant pas été introduites d’abord devant ces derniers pour qu’ils les transmettent, assorties de leurs éventuelles observations, au tribunal compétent. La Cour, dans son arrêt Başer et Özçelik (précité, § 198), avait constaté les mêmes manquements mais elle avait estimé qu’ils ne justifiaient pas les soupçons dirigés contre les juges concernés. Elle considère que les formalités secondaires d’une procédure de récusation, qui ont trait notamment au fonctionnement interne de l’appareil judiciaire, ne peuvent priver un justiciable du droit de faire valoir ses appréhensions quant à l’impartialité des juges qui statuent sur sa privation de liberté. À cet égard, elle observe d’une part que, lorsqu’ils ont reçu directement les demandes de récusation, les juges de paix ne les ont pas transmises, assorties de leurs observations, au tribunal correctionnel, mais les ont directement rejetées, contrairement à ce que prévoyait le droit national. Elle observe d’autre part que, lorsque le requérant a saisi directement le tribunal correctionnel compétent, ce dernier a invité les juges de paix à lui communiquer leurs observations sur les demandes de récusation en cause, que même si les demandes n’avaient pas été introduites directement devant eux, les juges de paix concernés ont de ce fait pu commenter ces demandes, et que leur rejet de ces demandes était fondé sur l’impossibilité selon eux de les récuser, argument qui était lui aussi contraire à la loi.

131. À la lumière des circonstances exposées ci-dessus, la Cour estime que les décisions de maintien en détention du requérant rendues par les juges de paix d’Istanbul dont la récusation avait été acceptée par un tribunal correctionnel n’ont pas été rendues selon les voies légales, contrairement aux exigences de l’article 5 § 1 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

132. Par ailleurs, l’impossibilité absolue de mettre en cause l’impartialité des juges de paix d’Istanbul qui a été opposée au requérant par les autorités judiciaires et le non-respect par celles-ci de la décision du tribunal correctionnel d’Istanbul accueillant la demande de récusation des juges de paix d’Istanbul ont également emporté violation de l’article 5 § 4 de la Convention, étant donné qu’à l’époque des faits, le requérant ne disposait pas de garanties suffisantes pour être en mesure de faire valoir ses doutes quant au caractère de « tribunal indépendant et impartial », au sens de cette disposition, des juges de paix qui avaient décidé de son maintien en détention provisoire.

3. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention (relativement à la durée de la détention provisoire)

133. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire. Il soutient que les décisions de rejet de ses demandes de mise en liberté provisoire se contentaient de reprendre, de manière stéréotypée et dépourvue de lien avec son affaire, les motifs de détention énumérés dans la loi. Il reproche aux autorités d’avoir, dès le début de l’enquête, qualifié les faits qui lui étaient reprochés d’infractions à caractère terroriste en l’absence de tout élément de preuve en ce sens. Il estime que les autorités ont en conséquence appliqué de manière automatique l’article 100 § 3 du CPP, ce qui a selon lui créé la présomption légale qu’il existait des motifs nécessitant de le maintenir en détention provisoire. Il invoque l’article 5 § 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

1. Sur la recevabilité

134. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le requérant

135. Le requérant expose que les autorités judiciaires ont systématiquement fondé leurs décisions de rejet de ses demandes de mise en liberté provisoire sur les motifs suivants : la nature des infractions qui lui étaient reprochées, à savoir la fondation et la direction d’une organisation terroriste ; le fait que ces infractions figuraient à l’article 100 § 3 du CPP, disposition qui établit la présomption qu’il existe des motifs justifiant un placement en détention provisoire ; le risque de destruction d’éléments de preuve ; le caractère insuffisant, pour garantir la participation de l’intéressé à la procédure pénale, des mesures alternatives à la détention. Il argue que les autorités judiciaires ont employé des formules stéréotypées et vagues, consistant en grande partie en des citations ou des paraphrases des dispositions légales. Il en conclut que les décisions de maintien en détention litigieuses n’étaient en aucune façon étayées. Or, affirme-t-il, selon la jurisprudence de la Cour, les motifs en faveur et en défaveur d’un élargissement ne doivent pas être généraux et abstraits mais s’appuyer sur des faits précis ainsi que sur la situation personnelle du détenu. Le requérant se réfère sur ce point aux considérations du tribunal correctionnel d’Istanbul relativement aux motifs retenus par les autres magistrats pour justifier la détention provisoire en cause, même si ce tribunal a depuis lors été déclaré incompétent dans cette affaire par le HCM. L’intéressé affirme que le tribunal correctionnel a constaté que le dossier ne contenait aucun élément de preuve ni indice de nature à laisser croire à l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions pénales qui lui étaient reprochées, qu’eu égard à son lieu de résidence, à ses relations professionnelles et au fait qu’il s’était rendu de son plein gré dans les locaux des autorités d’enquête, le requérant ne présentait aucun risque de fuite, que les magistrats qui avaient ordonné son maintien en détention n’avaient pas indiqué quels éléments de preuve qui n’auraient pas été versés au dossier le requérant risquait de détruire et que la persistance des raisons sur lesquelles était fondé le placement en détention n’était pas en elle-même un motif de prolongation de la détention.

b) Le Gouvernement

136. Le Gouvernement soutient à l’inverse qu’au cours de la phase d’enquête, la nécessité de maintenir le requérant en détention provisoire a été examinée par les magistrats de garde à des intervalles ne dépassant pas un mois. Il argue que, lors de ces examens, les magistrats n’ont pas utilisé de formules stéréotypées et qu’ils ont rendu des décisions comportant une motivation « pertinente » et « suffisante », fondées sur les dépositions obtenues et les éléments de preuve versés au dossier. Le Gouvernement soutient que les autorités chargées de l’enquête ont agi de manière très méticuleuse et diligente dans la présente affaire. Il affirme par exemple que, même si des poursuites pénales avaient été ouvertes à l’égard d’un grand nombre de suspects, les autorités judiciaires ont décidé, après la clôture de l’enquête concernant certaines des personnes détenues, dont le requérant, de disjoindre de la procédure les dossiers des suspects pour lesquels l’enquête n’était pas encore terminée, afin que les personnes détenues pour lesquelles l’enquête était achevée ne soient pas lésées. Le Gouvernement expose aussi qu’après l’ouverture d’une procédure pénale devant la cour d’assises, cette juridiction a examiné de manière plus détaillée que les juges de paix de l’avaient fait au cours de la phase d’enquête dans leurs décisions de maintien en détention du requérant l’existence d’un fort soupçon que l’intéressé eût commis les infractions qui lui étaient reprochées.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

137. La Cour renvoie aux principes généraux qui découlent de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 3 de la Convention concernant la justification d’une détention, tels qu’ils sont décrits notamment dans les arrêts Buzadji (précité, §§ 87-91), et Merabishvili (précité, §§ 222-225).

138. En particulier, la présomption est toujours en faveur de la libération. Comme la Cour l’a dit dans l’affaire Neumeister c. Autriche (27 juin 1968, p. 37, § 4, Série A no 8), le second volet de l’article 5 § 3 – la mise en liberté pendant la procédure – n’offre pas aux autorités judiciaires une option entre la mise en jugement dans un délai raisonnable et une mise en liberté provisoire dans l’attente du procès. Jusqu’à sa condamnation, la personne accusée doit être réputée innocente et la disposition analysée a essentiellement pour objet d’imposer la mise en liberté provisoire dès que le maintien en détention cesse d’être raisonnable (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 61, 10 mars 2009, et Buzadji, précité, § 89).

139. La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, lorsque les autorités judiciaires nationales apprécient pour la première fois, « aussitôt » après l’arrestation, s’il y a lieu de mettre la personne arrêtée en détention provisoire, elle ne suffit plus et les autorités doivent aussi avancer d’autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention. Ces autres motifs incluent le risque de fuite, le risque de pression sur les témoins ou d’altération de preuves, le risque de collusion, le risque de récidive, le risque de trouble à l’ordre public, ou encore la nécessité en découlant de protéger la personne faisant l’objet de la mesure privative de liberté (Buzadji, précité, §§ 87‑88 et 101‑102, et les affaires qui y sont citées). L’existence de ces risques doit être dûment établie et le raisonnement des autorités à cet égard ne saurait être abstrait, général ou stéréotypé (Merabishvili, précité, § 222, et les affaires qui y sont citées).

140. Le risque de fuite ne peut s’apprécier sur la seule base de la gravité de la peine encourue ; il doit s’analyser en fonction d’un ensemble de données supplémentaires, notamment le caractère de l’intéressé, sa moralité, ses ressources, ses liens avec l’État qui le poursuit ainsi que ses contacts internationaux. De plus, il résulte de la dernière phrase de l’article 5 § 3 de la Convention que, lorsque la détention n’est plus motivée que par la crainte de voir l’accusé se soustraire par la fuite à sa comparution devant la juridiction de jugement, la libération provisoire de l’accusé doit être ordonnée s’il est possible d’obtenir des garanties assurant cette comparution (Merabishvili, précité, § 223, et les affaires qui y sont citées). De même, le risque de pression sur les témoins ne peut pas découler uniquement de la probabilité qu’une lourde peine soit infligée, mais il doit être rattaché à des faits précis (ibidem, § 224, et les affaires qui y sont citées).

b) Application de ces principes en l’espèce

141. En l’occurrence, le requérant a été placé en garde à vue le 14 décembre 2014, et, après son interrogatoire par la police et les autorités judiciaires, il a été placé en détention provisoire le 18 décembre 2014. Il a été condamné en première instance le 3 novembre 2017. La période à prendre en considération a donc duré près de deux ans et onze mois.

142. La Cour a déjà constaté que les décisions de maintien en détention rendues à l’égard du requérant avant le 2 octobre 2015 (date de l’ouverture de son procès devant la 14e cour d’assises d’Istanbul) par les juges de paix d’Istanbul, dont la récusation avait été accueillie par un tribunal, n’avaient pas été rendues conformément à la procédure prévue par la loi. Elle estime donc qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément sous l’angle de l’article 5 § 3 les décisions rendues par les juges de paix au cours de cette période.

143. Quant au maintien du requérant en détention provisoire décidé par la 14e cour d’assises d’Istanbul, la Cour constate que cette juridiction s’est prononcée ainsi pour les motifs suivants : l’existence d’éléments de preuves permettant de soupçonner fortement le requérant d’avoir commis les infractions en cause ; le fait que ces infractions figuraient parmi les infractions visées à l’article 100 § 3 du CPP ; la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées, qui entraînait selon elle un risque de fuite ; le nombre élevé de plaignants et la multitude d’actes reprochés aux accusés, qui rendaient l’affaire relativement complexe ; enfin, le constat que les mesures alternatives à la détention paraissaient insuffisantes.

144. D’abord, en ce qui concerne l’existence d’éléments de preuve concrets permettant de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, la Cour a admis que les soupçons pesant sur le requérant pouvaient expliquer son arrestation. Néanmoins, elle rappelle que, comme elle l’a déjà indiqué au paragraphe 139 ci-dessus, bien que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction soit une condition sine qua non de la régularité de sa détention, elle ne suffit pas à la justifier (Buzadji, précité, §§ 92-102). Dès lors, elle examine la question de savoir s’il existait en l’espèce d’autres motifs pertinents et suffisants propres à justifier la détention provisoire du requérant.

145. En ce qui concerne le motif selon lequel les infractions reprochées au requérant étaient des infractions dites « cataloguées », visées à l’article 100 § 3 du CPP, qui prévoit une présomption légale d’existence de motifs de détention, la Cour rappelle que tout système de détention provisoire automatique est en soi incompatible avec l’article 5 § 3 de la Convention (Ilijkov c. Bulgarie, no 33977/96, § 84, 26 juillet 2001). Lorsque la loi prévoit une présomption concernant les motifs de détention provisoire, l’existence de faits concrets aboutissant à déroger à la règle du respect de la liberté individuelle doit néanmoins être démontrée de façon convaincante (Contrada c. Italie, 24 août 1998, §§ 58-65, Recueil 1998-V). À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà conclu que la simple mention par les autorités nationales d’une telle présomption légale ne procure, dans le cadre du contrôle qu’elle doit exercer aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention, aucun élément spécifique démontrant la nécessité du maintien en détention provisoire (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 62, 8 juillet 2014). Dans la présente affaire, elle relève que les autorités judiciaires n’ont pas spécifié dans la motivation de leurs décisions les circonstances concrètes qui prouvaient selon elles l’existence de l’un ou l’autre des risques visés par cette disposition et qu’elles n’ont pas précisé en quoi pareils risques étaient avérés ni pour quelles raisons elles considéraient qu’ils persistaient pendant une si longue période (Galip Doğru c. Turquie, no 36001/06, § 58, 28 avril 2015).

146. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’en droit turc, même lorsqu’il est question d’une infraction dite « cataloguée », les autorités judiciaires ont l’obligation d’envisager tout d’abord les mesures alternatives à la détention provisoire (Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, § 39, 27 février 2018). De surcroît, elle relève qu’en l’espèce, le constat des cours d’assises selon lequel des mesures alternatives à la détention semblaient insuffisantes n’était pas fondé sur une analyse de la situation personnelle du requérant.

147. Quant au motif consistant à dire que la gravité de la peine encourue par le requérant entraînait un risque de soustraction à la justice de la part de celui-ci en cas de libération, la Cour rappelle que la nécessité de maintenir la privation de liberté, en particulier à un stade avancé de la procédure, ne peut s’apprécier d’un point de vue purement abstrait sur la base de ce seul élément. En outre, la continuation de la détention du requérant ne saurait servir à anticiper sur une peine privative de liberté (voir, entre autres, Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 145, 22 mai 2012).

148. La Cour estime à cet égard que l’énumération stéréotypée par les cours d’assises de motifs d’ordre général, sans analyse approfondie des arguments en faveur d’une remise en liberté du requérant, n’a pas satisfait à l’exigence de justification par des motifs suffisants du maintien en détention provisoire de ce dernier (voir notamment Şık, précité, § 62).

149. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Kolomenskiy c Russie, no 27297/07, § 88, 13 décembre 2016).

150. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

151. Le requérant se plaint que son arrestation et son placement en détention provisoire au motif qu’il aurait fondé et dirigé une organisation terroriste – accusation qui, selon lui, repose uniquement sur l’autorisation de diffusion d’une série télévisée qu’il avait donnée en tant que directeur du groupe de médias Samanyolu, – constituaient en eux-mêmes une atteinte à sa liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

152. Le requérant soutient que la détention provisoire qui lui a été imposée dans le cadre d’une procédure pénale représentait une contrainte réelle et effective constituant une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Il maintient à titre principal que l’irrégularité de son placement en détention au regard de l’article 5 § 1 c) et l’illégalité de son maintien en détention au regard de l’article 5 § 3 suffisent en elles-mêmes à rendre injustifiable l’atteinte à son droit de communiquer des informations et des idées. À titre subsidiaire, il soutient que la loi pénale qui lui a été appliquée ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité et dénonce sur ce point « le caractère arbitraire et extensif ainsi que la mauvaise foi de l’interprétation de la loi pénale à laquelle les juridictions compétentes ont procédé à son encontre ».

153. Le Gouvernement soutient que l’objet de l’enquête ouverte contre le requérant n’était pas lié au seul fait que ce dernier aurait autorisé la diffusion de la série télévisée en question. Il considère que ce grief est le même que celui relatif à l’allégation d’avoir été détenu sans raisons valables.

154. La Cour rappelle qu’elle a examiné ci-dessus la question de savoir si l’arrestation du requérant résultait de faits liés à l’exercice par ce dernier de ses droits garantis par la Convention (paragraphe 102 ci-dessus). Elle y a répondu par la négative, estimant que les soupçons formulés à l’égard du requérant lors de son arrestation ne portaient pas sur l’expression par lui, au moyen d’articles ou de messages écrits ou oraux, d’opinions ou de critiques relativement aux idées propagées par les Tahşiyeciler, mais sur sa prétendue implication à une éventuelle dénonciation calomnieuse qualifiée et organisée, entrainant la privation des membres de ce groupe de leur liberté (voir, mutatis mutandis, Kotlyar c. Russie, nos 38825/16 et 2 autres, §§ 41 et 43‑44, 12 juillet 2022). De plus, une attaque aussi véhémente, à caractère général, contre un groupe religieux, qui établit un lien entre l’ensemble du groupe et des actes terroristes, serait contraire aux valeurs proclamées et garanties par la Convention (voir, mutatis mutandis, Norwwod c. Irlande (déc.), no 23131/03, 16 novembre 2004).

155. La Cour n’ignore pas l’hypothèse du requérant selon laquelle la diffusion dans une série télévisée de deux épisodes présentant les Tahşiyeciler comme des terroristes, prise isolément de l’ensemble des actes reprochés au requérant lors de son arrestation, puisse être considérée comme un acte entrant dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention.

156. À supposer que cette hypothèse soit acceptée, la Cour rappelle avoir déjà constaté que cette arrestation était conforme à la loi (voir ci-dessus § 100). Elle estime en outre que cette mesure peut passer pour avoir poursuivi le but de la protection des droits d’autrui (notamment la présomption d’innocence des Tahşiyeciler) et de la défense de l’ordre et de la prévention du crime (en particulier la prévention de l’utilisation des instances judiciaires comme outil de répression contre les adversaires).

157. Quant à la nécessité d’une telle mesure dans une société démocratique, la Cour rappelle que le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition toutefois qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (voir, par exemple, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999-III). Le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias même s’agissant de questions d’un grand intérêt général (voir, entre autres, Zemmour c. France, no 63539/19, § 62, 20 décembre 2022). De plus, ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir de l’importance lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation des personnes concrètement désignées et de nuire aux « droits d’autrui » (voir, entre autres, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI et, mutatis mutandis, dans le cadre d’un discours de haine, Lilliendahl c. Islande (déc.), no 29297/18, 12 mai 2020 et, dans le cadre d’une intention discriminatoire, Zemmour, précité, § 61). Aux fins de l’exercice de mise en balance des intérêts concurrents auquel la Cour doit se livrer, il lui faut aussi tenir compte du droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie (voir, entre autres, Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, § 34, CEDH 2000-X).

158. La Cour observe en l’espèce qu’il ressort des constatations des autorités judiciaires impliquées dans l’arrestation du requérant que l’émission télévisée en question ne reposait sur aucun fait précis, ne contenait aucune information fiable et exacte et ne visait apparemment qu’à attaquer gratuitement un groupe religieux adverse au moyen d’accusations de terrorisme. La Cour estime qu’une émission ayant un tel objectif, combinée aux autres actes incriminés dont le requérant et les autres suspects sont soupçonnés, ne saurait passer pour une diffusion d’informations de bonne foi en vue de contribuer à un débat sur un sujet d’intérêt général. Pour autant que son caractère de diffamation calomnieuse soit confirmé à l’issue de la procédure pénale, une telle diffusion pourrait bien porter atteinte à la présomption d’innocence des tahşiyeciler et serait contraire à la déontologie journalistique. La Cour admet donc qu’il existait un besoin social impérieux de mener une enquête pénale concernant les allégations diffamatrices et accusatrices prétendument dirigées de manière organisée par le requérant et les autres suspects contre le tahşiyeciler, et incluant, le cas échéant, l’arrestation de certains suspects en vue de les interroger ou de procéder à d’autres actes d’enquête.

159. La Cour note par ailleurs que, dans leurs décisions de placement du requérant en détention provisoire, les autorités judiciaires ont considéré son appartenance alléguée au groupe fetullahiste comme un indice supplémentaire du rôle qu’il aurait joué dans le cadre de la dénonciation calomnieuse alléguée, mais qu’elles ne l’ont pas examinée séparément des faits principaux reprochés à l’intéressé. Dans ces circonstances, la Cour ne saurait examiner séparément, sans se livrer à des spéculations, la qualité d’opposant politique qui pourrait résulter pour le requérant de son appartenance alléguée à ce groupe.

160. Eu égard aux considérations exposées ci-dessus et aux conclusions auxquelles elle est déjà parvenue au titre de l’article 5 § 1 de la Convention en ce que le requérant a été arrêté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, la Cour estime que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté sur le terrain de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

5. Sur les autres violations alléguées de la Convention

161. Invoquant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été, de manière irrégulière, maintenu en détention en dépit de la décision accueillant sa demande de mise en liberté provisoire rendue le 25 avril 2015 par le 32e tribunal correctionnel d’Istanbul.

162. Sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant se plaint aussi de n’avoir pas pu accéder au dossier de l’enquête préparatoire pendant celle-ci, ce qui l’aurait empêché de contester effectivement les décisions de maintien en détention provisoire rendues à son égard.

163. Le requérant se plaint par ailleurs, sur le terrain de l’article 7 de la Convention, de l’interprétation, à ses yeux arbitraire et extensive, faite du droit pénal par les autorités chargées de l’enquête pénale, ainsi que de l’utilisation du scénario d’épisodes d’une série télévisée comme preuve pour l’accuser de fondation et de direction d’une organisation terroriste, qui ont selon lui porté atteinte au principe nullum crimen, nulla poena sine lege.

164. En ce qui concerne le grief du requérant portant sur son maintien en détention malgré la décision du tribunal correctionnel accueillant sa demande de mise en liberté, la Cour rappelle qu’elle a déjà constaté une violation de l’article 5 § 1 de la Convention relativement à cette partie de la détention provisoire du requérant, du fait que c’étaient les juges de paix dont l’intéressé avait demandé la récusation qui avaient ordonné son maintien en détention. Elle renvoie par ailleurs à son arrêt Başer et Özçelik (précité, § 198), dans lequel elle a observé qu’à l’époque des faits, les tribunaux correctionnels n’étaient pas compétents pour décider de l’adoption de mesures préventives au stade de l’instruction, c’est-à-dire avant l’ouverture d’un procès, que l’article 10 de la loi no 5235 attribuait cette compétence exclusivement aux juges de paix, et que la désignation par le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul, pour statuer sur la demande de mise en liberté de personnes placées en détention provisoire, d’un autre tribunal correctionnel d’Istanbul (le 32e) et la décision favorable rendue par cette dernière enfreignaient cette disposition légale. L’avis du HCM va dans le même sens : il y est indiqué que, dans l’hypothèse où tous les juges de paix d’Istanbul seraient récusés et où il n’y aurait plus à Istanbul de juge de paix qui pût se prononcer sur une demande de mise en liberté, les juges de paix de Bakırköy, district voisin de celui d’Istanbul, seraient compétents en vertu de l’article 268 § 3 point a) du CPP pour statuer sur toute opposition. Ce n’est qu’en 2021, soit après les faits en cause en l’espèce, que les tribunaux correctionnels ont recouvré la compétence d’examiner les oppositions formées contre les décisions des juges de paix en matière de détention provisoire.

Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

165. Quant au grief du requérant portant sur la restriction de son accès au dossier d’enquête lors de l’instruction pénale (article 5 § 4 de la Convention), la Cour estime qu’eu égard à ses conclusions concernant l’absence de compétence des juges de paix d’Istanbul que l’intéressé avait récusés (paragraphes 131 et 132 ci-dessus), il ne s’impose pas d’examiner plus avant les autres griefs tirés de l’article 5 et relatifs à la procédure devant les juges de paix d’Istanbul (voir, mutatis mutandis, Incal, précité, § 74).

166. Quant à l’atteinte alléguée au principe nullum crimen, nulla poena sine lege (article 7 de la Convention), la Cour constate que le requérant n’a nullement soulevé ce grief devant la Cour constitutionnelle dans son recours individuel rejeté le 9 octobre 2015 et portant sur son placement en détention provisoire, l’objet de la présente affaire devant la Cour (voir paragraphe 64 ci-dessus). Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

6. Sur l’application de l’article 41 de la Convention

167. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

168. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi du fait de sa détention provisoire illégale, en raison de laquelle il a éprouvé, dit-il, du stress, de l’anxiété, de l’angoisse, un sentiment d’abandon, un sentiment de déchéance et un sentiment de révolte contre l’arbitraire. Il argue que sa détention ainsi que les poursuites pénales engagées contre lui pour « fondation et direction d’une organisation terroriste » ont porté aux yeux de l’opinion publique turque une atteinte sans doute irréparable à sa réputation de professionnel des médias connu et plus encore à son honneur de citoyen. Il affirme qu’il a été séparé de sa famille (son épouse et ses deux enfants). Par ailleurs, il soutient qu’après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, ses conditions de détention se sont considérablement dégradées en raison d’un afflux massif de personnes placées en détention provisoire dans la maison d’arrêt où il était incarcéré, ce qui y a selon lui provoqué une surpopulation carcérale.

169. Le Gouvernement considère que le montant réclamé par le requérant est excessif compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière et que cette demande doit être rejetée.

170. En ce qui concerne le préjudice moral subi, la Cour considère que les violations de la Convention qu’elle a constatées ont causé au requérant un dommage certain et considérable. En conséquence, statuant en équité, la Cour décide qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 12 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

171. Le requérant réclame 8 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour par son avocat français, Me Charrière-Bournazel. Il affirme qu’il est dans l’incapacité de communiquer à la Cour les notes d’honoraires de ses avocats turcs, Me Duran ayant été placé en détention après l’introduction de la requête devant la Cour et Me Aşık s’étant désisté. Il présente à l’appui de sa demande une note d’honoraires de son représentant actuel.

172. Le Gouvernement soutient que le montant réclamé par le requérant est excessif.

173. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 291, 14 septembre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 6 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

3. Intérêts moratoires

174. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

Par ces motifs, la Cour

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs formulés sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention (relativement d’une part à l’absence alléguée de raisons plausibles, au moment de l’arrestation du requérant, de le soupçonner d’avoir commis une infraction, et d’autre part à l’irrégularité alléguée des décisions de maintien en détention provisoire rendues à son égard par les juges de paix qu’il avait récusés), de l’article 5 § 3 de la Convention (relativement à la durée supposément excessive de la détention provisoire du requérant) et de l’article 5 § 4 de la Convention (relativement à l’absence alléguée de garanties suffisantes pour que l’intéressé pût faire valoir ses doutes quant au caractère de « tribunal indépendant et impartial » des juges qui avaient ordonné son maintien en détention provisoire) ;
2. Déclare, par six voix contre une, la requête irrecevable quant aux griefs concernant le maintien du requérant en détention provisoire malgré la décision du tribunal correctionnel accueillant sa demande de mise en liberté (article 5 § 1 de la Convention) et quant aux griefs formulés sur le terrain de l’article 10 de la Convention ;
3. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable quant aux griefs concernant la violation alléguée du principe nullum crimen, nulla poena sine lege (article 7 de la Convention) ;
4. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention (relativement à l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction) ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’irrégularité des décisions de maintien du requérant en détention provisoire rendues par les juges de paix que l’intéressé avait récusés et qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention du fait de l’absence de garanties suffisantes pour qu’il pût s’assurer que son maintien en détention provisoire avait été décidé par un « tribunal indépendant et impartial » ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison de la durée excessive de la détention provisoire ;
7. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner plus avant la recevabilité et le bien-fondé des autres griefs formulés sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention (accès au dossier d’enquête) ;
8. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Schembri Orland.

A.R.B.
H.B.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE LA JUGE SCHEMBRI ORLAND

(Traduction)

1. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je suis en désaccord avec elle sur la question de l’irrecevabilité du grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention dans la mesure où l’intéressé allègue que son arrestation et son placement en détention n’étaient pas fondés sur des « raisons plausibles de soupçonner », au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, qu’il eût commis une infraction à caractère terroriste. J’ai toutefois voté avec la majorité relativement aux autres griefs, que nous avons accueillis à l’unanimité.

2. Certes, cette affaire présente une certaine complexité eu égard au contexte religieux, culturel et politique en Türkiye au moment des faits. Cependant, je pense que les principes directeurs de la Convention n’autorisent pas la Cour à se dispenser d’analyser l’accusation de terrorisme portée contre le requérant, laquelle est indiscutablement prédominante, pour se contenter de débattre des accusations de dénonciation calomnieuse. Cela équivaudrait à ignorer à quel point il est grave d’accuser des personnes d’une infraction particulièrement odieuse contre la démocratie et de les poursuivre pour cette infraction en l’absence de toute base raisonnable.

3. Les faits, tels qu’ils sont rapportés dans l’arrêt, montrent que le requérant a joué un rôle important dans la diffusion par la chaîne Samanyolu de deux épisodes d’une série télévisée qui attaquaient, en le présentant comme un groupe terroriste, le groupe religieux Tahşiye, rival de celui dirigé par Fetullah Gülen (ci-après « le mouvement güleniste »). La diffusion, qui avait eu lieu en 2009, avait entraîné l’arrestation de membres dudit groupe rival et l’ouverture de poursuites contre eux pour terrorisme. Ils avaient fini par être acquittés, en conséquence de quoi le requérant avait fait l’objet d’un dépôt de plainte et d’une mise en accusation pour dénonciation calomnieuse.

4. Le requérant fut arrêté dans le cadre d’une répression visant en particulier des journalistes et des représentants des médias. La décision du 18 décembre 2014 ordonnant son placement en détention indiquait que celui-ci était justifié eu égard à des conversations téléphoniques qui avaient eu lieu entre l’intéressé et Fetullah Gülen, le dirigeant du groupe, ainsi qu’au rôle qu’il avait joué dans la préparation et la diffusion des épisodes en cause.

5. Les principes de la Convention qui sont applicables lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » la commission d’une infraction sont bien établis. Ce qui est « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances, mais les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 184, 28 novembre 2017). Toutefois, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » la commission d’une infraction présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 314, 22 décembre 2020, Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 88, 22 mai 2014, Erdagöz c. Turquie, 22 octobre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, et Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182). Ainsi, si les autorités ne mènent pas une enquête réelle sur les faits fondamentaux d’une affaire pour vérifier le bien-fondé d’un grief, alors il y a violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Stepuleac c. Moldova, no 8207/06, § 73, 6 novembre 2007, et Elçi et autres c. Turquie, nos 23145/93 et 25091/94, § 674, 13 novembre 2003). Le terme « plausibilité » désigne aussi le seuil que doit atteindre le soupçon pour convaincre l’observateur objectif de la vraisemblance des accusations (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 128, 10 décembre 2019). Dans le contexte du terrorisme, si l’on ne peut exiger des États contractants qu’ils établissent la plausibilité des soupçons motivant l’arrestation d’un terroriste présumé en divulguant des sources confidentielles de renseignement, la Cour a jugé que la nécessité de combattre la criminalité terroriste ne saurait justifier que l’on étende la notion de « plausibilité » jusqu’à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 § 1 c) de la Convention (O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 35, CEDH 2001-X, et Baş c. Turquie, no 66448/17, §§ 84, 3 mars 2020).

6. En l’espèce, la question de la vraisemblance de l’existence d’un lien entre la préparation d’une série télévisée et la participation à la direction d’une organisation terroriste, raison avancée par les juges à l’appui du maintien en détention provisoire du requérant, est très problématique, et elle appelle un examen approfondi sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention. Sans entrer dans un débat quant à la question de savoir quand le système de l’État a commencé à considérer le mouvement güleniste comme un « groupe terroriste », il fallait tout de même analyser la question du degré auquel le requérant était impliqué dans l’organisation terroriste, ainsi que celle de savoir si ce niveau était suffisant pour justifier le placement de l’intéressé en détention au motif d’accusations de terrorisme.

7. Il me semble que ce lien était extrêmement ténu et que les juges n’ont mené aucune enquête réelle, contrairement aux exigences de la Convention. Les juridictions internes se sont livrées à certaines suppositions qui, relativement au requérant, étaient au mieux hypothétiques et commandaient une analyse plus rigoureuse, compte tenu notamment de l’extrême gravité des accusations. Rien dans l’analyse qu’ont faite les juridictions internes des communications qui avaient eu lieu entre le requérant et Fetullah Gülen ne donne à penser qu’il y eût des éléments révélant que le requérant aurait ourdi un complot pernicieux pour aider à renverser l’État par des moyens illégitimes. Assurément, une accusation de terrorisme doit reposer sur davantage d’éléments que la diffusion d’un contenu biaisé, même si celui-ci a un caractère de propagande (auquel cas il risque de ne pas bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention), n’est-ce pas ? De plus, rien n’indique que le requérant ait participé de manière illégale à la direction du mouvement güleniste. Il est difficile pour un observateur objectif de considérer que la simple diffusion, sur une chaîne de télévision dont le requérant était responsable, d’une série de fiction était en elle-même suffisante pour atteindre le seuil de l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » la commission d’une infraction qui est fixé à l’article 5 § 1 de la Convention. La série pouvait certes être constitutive de l’infraction de calomnie, mais, même au stade initial de l’arrestation et de l’accusation, pareille émission ne pouvait en elle-même, prise isolément, constituer un fait suffisant pour que le requérant fût accusé d’être à la tête d’une organisation terroriste. L’examen mené par les juridictions internes aux fins de la justification de l’arrestation et du placement en détention aurait dû être strictement limité, tout au plus, à la question de savoir si la série avait porté atteinte aux droits de l’autre organisation, et ne pas aller au-delà.

8. En conséquence, le caractère ténu des accusations portées contre le requérant et l’absence d’éléments propres à étayer les allégations de terrorisme posent problème lorsqu’il est question de l’existence « de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction » dont il est accusé (voir les passages susmentionnés des arrêts Selahattin Demirtaş (no 2) [GC], Ilgar Mammadov, Erdagöz, et Fox, Campbell et Hartley, précités), en l’occurrence celle de direction d’une « organisation terroriste ». L’absence d’analyse est un défaut que la majorité n’a pas abordé.

9. Ce raisonnement de la juridiction interne s’avère encore plus superficiel lorsqu’on tient compte du fait que le terrorisme figure parmi les infractions dites « cataloguées », qui, en vertu du droit interne, justifient une présomption en faveur d’un placement en détention. Il va de soi que l’accusation de dénonciation calomnieuse n’est pas du même niveau qu’une accusation de terrorisme, et, si elle avait été la seule accusation portée, alors la question du maintien en détention provisoire de l’accusé aurait été examinée au regard de critères différents, fondés sur un contexte totalement différent. C’est la raison pour laquelle le fait de ne pas avoir analysé le contexte plus vaste dans lequel s’inscrivait une approche liée au terrorisme et l’applicabilité de celle-ci, même sur une base prima facie, au moment du placement en détention du requérant ainsi que de chacune de ses demandes de mise en liberté provisoire par la suite a peut-être desservi la garantie des droits protégés par l’article 5 § 1 c) de la Convention.

10. La majorité admet que, dans sa décision du 18 décembre 2014, la première juridiction saisie a « surqualifié » les faits litigieux. Elle déclare cependant ce qui suit :

« Elle estime donc qu’une éventuelle surqualification par le juge de paix des faits litigieux, qui relevaient de toute façon de dispositions du code pénal prévoyant des sanctions privatives de liberté, n’a pas à elle seule d’influence déterminante ou décisive sur la question de l’existence de soupçons plausibles lors de l’arrestation du requérant. »

Je ne suis pas de cet avis. La « surqualification » par le juge de paix a précisément joué un rôle déterminant dans la décision de placement du requérant en détention. C’est cette décision que la Cour aurait dû examiner.

11. Le requérant a soulevé à plusieurs reprises la question de l’accusation de terrorisme dépourvue de fondement qui avait été portée contre lui. Le terrorisme a servi de contexte et de motivation à la répression coordonnée qui s’est abattue sur lui et sur d’autres membres du secteur des médias. Ce facteur n’aurait donc pas dû être dissocié de l’examen mené par la Cour. De fait, la « surqualification » des faits litigieux a été entérinée par le fait que le requérant a finalement été poursuivi précisément pour terrorisme.

12. Il est intéressant de revoir le raisonnement que la cour d’assises, siégeant en chambre spécialisée dans la criminalité organisée, a tenu dans son arrêt du 15 décembre 2015 relativement aux motifs pour lesquels le groupe Tahşiye ne pouvait pas être considéré comme un groupe terroriste (paragraphe 16 de l’arrêt). Ce raisonnement aurait été tout aussi pertinent en l’espèce. Dans son analyse, la cour d’assises a considéré que malgré les opinions extrémistes défendues par ce groupe, parmi lesquelles figuraient les notions de Mahdi et de djihad (dont on pourrait considérer qu’elles équivalent en elles-mêmes à un discours de haine) et malgré le rejet par son dirigeant des valeurs fondamentales consacrées par la Constitution turque, ce groupe n’avait pas pour but un renversement de l’ordre constitutionnel existant. De manière significative, la Cour dit ce qui suit :

« (...) il n’avait pas été établi que certains des accusés eussent entrepris, en dehors et au-delà de l’expression de ces points de vue et opinions, un quelconque acte visant à renverser l’ordre constitutionnel existant ou accompli des préparatifs à cette fin. La cour d’assises considéra en particulier que le fait qu’il y eût plus de trois défendeurs n’était pas suffisant pour conclure in abstracto à l’existence d’une organisation criminelle, qu’il était nécessaire pour ce faire qu’il existât de manière continue des relations hiérarchiques entre les personnes concernées, même si ces relations pouvaient être souples, et que l’existence de tels éléments n’avait pas été constatée dans l’affaire dont elle était saisie. »

Or, en l’espèce, aucune des juridictions saisies, pas même la Cour constitutionnelle, n’a fait pareil raisonnement dans le cadre de son analyse sous l’angle de l’article 5 § 1.

13. Quant au fait que l’infraction de terrorisme figure parmi les infractions dites « cataloguées », il convient de préciser que la Cour a relevé qu’en vertu du droit interne, les autorités judiciaires sont tout de même tenues d’envisager des mesures alternatives à la détention. En l’espèce, la Cour conclut à l’unanimité que les cours d’assises n’ont pas dûment pris en compte la situation personnelle du requérant. Si je suis d’accord avec la majorité sur ce point, j’estime toutefois que ce raisonnement ne change rien au fait qu’en dernière analyse, le requérant a peut-être été accusé arbitrairement et irrégulièrement d’avoir commis des actes à caractère terroriste, avec toutes les conséquences juridiques de pareille accusation pour sa liberté. En effet, cette approche mentionne la possibilité de mesures alternatives à la détention uniquement dans le cas d’une détention régulière et fondée sur des « raisons plausibles de soupçonner » la commission d’une infraction. Voilà qui n’offre guère de consolation à une personne dont le placement en détention lui-même était peut-être irrégulier.

14. Je me tourne à présent vers le grief relatif au maintien en détention du requérant après que le tribunal correctionnel d’Istanbul avait ordonné son élargissement le 15 avril 2015. La majorité juge que ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement au motif que les tribunaux correctionnels n’étaient pas compétents pour ordonner l’élargissement de l’intéressé. Je pense cependant que ce n’est pas la décision d’élargissement rendue par les tribunaux correctionnels qui se trouve au cœur de cet argument, mais le constat de l’existence d’une prévention judiciaire chez tous les juges de paix qui avaient confirmé et prolongé de manière répétée la détention du requérant.

15. Les 29e et 32e tribunaux correctionnels ont fourni à l’appui de leurs conclusions quant à l’existence d’une prévention des raisons détaillées qui auraient dû être examinées de manière plus poussée. Ce raisonnement n’a fait l’objet d’aucune appréciation de la part des juridictions internes car les juges de paix saisis ont conclu de leur interprétation du code de procédure pénale qu’ils étaient compétents en vertu du droit turc. Ils ont ajouté qu’ils ne pouvaient en principe pas être récusés dans les affaires de détention ou de mise en liberté provisoire, alors même que le code de procédure pénale ne comportait aucune disposition prévoyant une telle exception à la règle générale en matière de récusation des juges.

16. Selon notre jurisprudence, le « juge » au sens de l’article 5 § 3 et le « tribunal » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention doivent répondre aux conditions d’« impartialité » et d’« indépendance vis-à-vis de l’exécutif et des parties », lesquelles garantissent à toute personne détenue qu’elle ne subira pas une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (voir par exemple Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 49, CEDH 1999-II, et D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 46, 29 mars 2001). Cette impossibilité absolue de contester l’impartialité ou l’indépendance des organes judiciaires chargés de contrôler la régularité de la détention pose indéniablement des problèmes du point de vue de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention, et le grief qui s’y rapporte n’aurait dès lors pas dû être rejeté pour défaut manifeste de fondement.

17. En conclusion, je ne puis souscrire à l’avis de la majorité lorsqu’elle rejette les griefs formulés par le requérant sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention. Premièrement, dans la mesure où son placement en détention au motif d’accusations de terrorisme n’était pas conforme à l’exigence de l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » la commission d’une infraction qui figure à l’article 5 § 1 c), je suis en faveur d’un constat de violation. Deuxièmement, j’estime que le grief formulé par le requérant concernant son maintien en détention malgré la décision d’élargissement rendue par le tribunal correctionnel n’aurait pas dû être rejeté pour défaut manifeste de fondement, et qu’il nécessitait une analyse plus approfondie de la part de la Cour, en particulier eu égard à l’absence de recours accessible propre à permettre à l’intéressé d’obtenir un contrôle juridictionnel de l’impartialité alléguée des juges de paix.


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