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13/06/2023 | CEDH | N°001-225214

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKTÜRK ET AUTRES c. TÜRKİYE, 2023, 001-225214


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKTÜRK ET AUTRES c. TÜRKİYE

(Requête no 16757/21)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Refus de l’administration de finaliser le contrat de vente d’un terrain agricole, occupé de manière continue par leur de cujus à partir de 1966, en l’inscrivant au nom des requérants sur le registre foncier • Affectation du terrain à un usage d’intérêt public • Marge d’appréciation particulièrement large • Possibilité de demander à l’administration le remboursement de la somme payée par leur de cujus • Absence de c

harge spéciale et exorbitante

STRASBOURG

13 juin 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions défini...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKTÜRK ET AUTRES c. TÜRKİYE

(Requête no 16757/21)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Refus de l’administration de finaliser le contrat de vente d’un terrain agricole, occupé de manière continue par leur de cujus à partir de 1966, en l’inscrivant au nom des requérants sur le registre foncier • Affectation du terrain à un usage d’intérêt public • Marge d’appréciation particulièrement large • Possibilité de demander à l’administration le remboursement de la somme payée par leur de cujus • Absence de charge spéciale et exorbitante

STRASBOURG

13 juin 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aktürk et autres c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu la requête (no 16757/21) dirigée contre la République de Türkiye et dont six ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 18 mars 2021,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs fondés sur l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le droit au respect des biens. Les requérants soutiennent en particulier que le refus des autorités turques de les autoriser à acheter un terrain agricole que leur de cujus avait occupé de manière continue à partir de 1966 a porté atteinte à leur droit de propriété garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Les noms, dates de naissance et lieux de résidence des requérants figurent en annexe. Les intéressés ont été représentés par Me H. Deniz, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme du ministère de la Justice.

1. La vente du terrain litigieux au de cujus des requérants

4. Le terrain litigieux est un terrain agricole situé à Ankara Polatlı. Il est enregistré au nom du Trésor public et sous le numéro de parcelle 3 de l’îlot 141 dans le registre foncier. Sa superficie est de 22 870 m2.

5. Le 9 février 2017, le de cujus des requérants, Ali Aktürk, déposa à la sous-préfecture de Polatlı une demande d’achat portant sur 9 000 m2 dudit terrain, sur lequel il exerçait une possession paisible et ininterrompue depuis 1966, payant à ce titre une indemnité d’occupation à l’administration.

6. Sa demande fut acceptée par l’administration, qui lui demanda de déposer 15 750 livres turques (soit environ 4 050 EUR à l’époque des faits) sur le compte du Trésor.

7. Le 16 février 2017, Ali Aktürk versa la somme demandée.

8. L’administration lui délivra un certificat de vente directe.

9. Ali Aktürk décéda le 28 février 2017.

2. La situation du terrain litigieux

10. Le 23 août 1979, par une décision du Conseil des ministres, le lieu où se trouvait le terrain litigieux avait été déclaré zone sinistrée en raison de la survenance d’une inondation.

11. Le 28 juin 2014, de fortes pluies entraînèrent de nouveau l’inondation de cette zone.

12. Un rapport d’étude géologique daté du 1er septembre 2014 estima alors qu’en cas de nouvelles intempéries, quarante-cinq maisons, une mosquée, vingt-deux écuries, sept garages, trois entrepôts, un moulin, une ancienne école et un logement social risqueraient de subir les conséquences de la situation.

13. Par une décision du 19 août 2015, l’administration déclara le lieu zone vulnérable aux inondations.

14. Le 16 janvier 2017, la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises d’Ankara (« la Direction générale ») écrivit à la sous-préfecture de Polatlı afin de l’informer du démarrage de travaux entrepris en vue de l’installation de vingt et une familles sinistrées à la suite des inondations, lui demandant de lui signaler les terrains qui appartenaient au Trésor dans la région.

15. Le 16 février 2017, la sous-préfecture de Polatlı lui répondit que le Trésor y était propriétaire de quatre terrains, parmi lesquels figurait la parcelle 3 de l’îlot 141.

16. Le 10 avril 2017, la Direction générale demanda à la sous-préfecture de Polatlı de lui attribuer ladite parcelle aux fins de la construction de logements destinés aux victimes de catastrophes naturelles.

17. Le 25 juillet 2017, la sous-préfecture de Polatlı avisa la Direction générale que 9 000 m2 de terrain situés sur la parcelle 3 de l’îlot 141 avaient été vendus, conformément à l’article 12 de la loi no 6292, à Ali Aktürk, mais que le terrain n’avait pas encore été enregistré au nom de celui-ci dans le registre foncier.

18. Par une lettre du 27 juillet 2017, la Direction générale exposa, en réponse, que vingt et une familles sinistrées devaient être logées dans les habitations en question, qu’elle avait donc besoin de la totalité du terrain de la parcelle 3 de l’îlot 141, que la partie de 9 000 m2 en cause était située dans la zone la plus adaptée à la construction de logements, qu’il n’y avait pas d’autre terrain approprié aux alentours et que le besoin de logements pour les victimes de la catastrophe naturelle était urgent.

19. Le 21 septembre 2017, le ministère des Finances estima que la totalité de la parcelle 3 de l’îlot 141 devait être attribuée à la Direction générale, et qu’Ali Aktürk devait en conséquence être remboursé de la somme qu’il avait versée.

20. Le 16 octobre 2017, la sous-préfecture de Polatlı, qui n’avait pas eu connaissance du décès d’Ali Aktürk, adressa à celui-ci une lettre par laquelle elle lui faisait part de sa décision d’attribuer la totalité de la parcelle 3 de l’îlot 141 à la Direction générale pour les besoins urgents d’une construction de logements destinés aux victimes de catastrophe naturelle, lui demandant de lui transmettre ses coordonnées bancaires en vue du remboursement du montant qu’il avait payé.

21. Cette lettre fut réceptionnée par l’un des voisins d’Ali Aktürk le 20 octobre 2017.

22. Selon l’information fournie par le Gouvernement et non contestée par les intéressés, les requérants n’ont pas réclamé à l’administration le remboursement de la somme de 15 750 livres turques que leur de cujus avait versée.

23. Il ressort des documents produits par le Gouvernement que l’administration a envoyé une lettre aux requérants le 20 février 2023 afin de leur rappeler qu’ils pouvaient demander le remboursement de la somme payée, majorée des intérêts moratoires au taux légal.

3. Le recours en annulation et les développements ultérieurs

24. Les requérants saisirent le tribunal administratif d’Ankara d’un recours en annulation de la décision de la sous-préfecture du 16 octobre 2017.

25. Ils soutenaient qu’ils étaient les propriétaires du terrain qui avait été acheté à l’administration par leur de cujus et ils demandaient au tribunal d’ordonner que le terrain fût inscrit à leurs noms dans le registre foncier.

26. Par un jugement du 9 mai 2019, le tribunal administratif les débouta au motif que la décision attaquée n’était entachée d’aucune illégalité.

27. Il estima en particulier que la conclusion d’un contrat de vente ne conférait pas obligatoirement un droit à faire inscrire un droit de propriété sur le registre foncier et que seul le remboursement de la somme versée pouvait être demandé par les acheteurs en cas d’annulation de la vente.

28. Il ajouta par ailleurs que le terrain litigieux avait été réclamé par l’administration dans un but d’intérêt public, à savoir la construction de logements pour les familles victimes des inondations, et que dans ces circonstances, il convenait de faire prévaloir l’intérêt public sur les intérêts particuliers.

29. Les requérants relevèrent appel du jugement.

30. Le 26 décembre 2019, la cour administrative régionale d’Ankara confirma le jugement attaqué en toutes ses dispositions.

31. Les requérants formèrent un recours individuel, se plaignant notamment d’une atteinte à leur droit de propriété.

32. Le 5 novembre 2020, la Cour constitutionnelle rejeta ledit recours pour défaut manifeste de fondement, considérant qu’il n’y avait pas eu d’ingérence dans les libertés et les droits fondamentaux consacrés par la Constitution.

33. Elle ajouta que les griefs des intéressés concernaient l’interprétation des faits par les juridictions du fond et l’appréciation que celles-ci avaient retenue des éléments de preuve, et qu’ils visaient l’issue de la procédure.

34. Elle conclut que les tribunaux ne s’étaient pas livrés à une appréciation arbitraire et n’avaient pas commis d’erreur manifeste d’appréciation.

35. Le 14 avril 2022, la construction des logements pour les familles sinistrées fut inscrite par l’Organisme public turc de gestion des catastrophes (AFAD) dans un programme d’investissement de l’année 2022.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

36. L’article 35 de la Constitution turque dispose ce qui suit :

« Le droit de propriété et le droit d’héritage sont reconnus à chacun. Ces droits peuvent être limités par la loi, mais uniquement dans un but d’intérêt public. Le droit de propriété ne peut être exercé d’une manière contraire à l’intérêt de la société. »

37. L’article 633 de l’ancien code civil (loi no 743) (l’« ACC »), qui était en vigueur du 4 octobre 1926 au 1er janvier 2002, était ainsi libellé :

« La propriété foncière s’acquiert par inscription au registre foncier.

Celui qui acquiert un immeuble par occupation, succession, expropriation, exécution forcée, jugement ou tout autre cas prévu par la loi en devient toutefois propriétaire avant l’inscription, mais il ne peut [se prévaloir du] registre foncier qu’après que cette formalité a été remplie. »

38. La teneur de cette disposition a été reprise à l’article 705 du nouveau code civil (loi no 4721) (le « NCC »).

39. En vertu de l’article 713 alinéa 1 du nouveau code civil (NCC), toute personne ayant exercé pendant vingt ans une possession continue et paisible, à titre de propriétaire, sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action en justice en vue d’obtenir l’enregistrement de ce bien comme étant sa propriété.

40. Selon l’article 12 de la loi no 6292 du 26 avril 2012, les personnes mentionnées ci-dessous pouvaient, dans le délai de deux ans à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi, demander l’acquisition des terrains agricoles concernés à l’administration moyennant le paiement du prix fixé par elle :

- toute personne qui louait depuis au moins trois ans à la date du 31 décembre 2011 un terrain agricole appartenant au Trésor public et dont le contrat de bail était toujours en vigueur ;

- toute personne ayant utilisé à des fins agricoles, pendant la même période, des terres appartenant au Trésor public et dont l’administration estimait que l’utilisation devait se poursuivre.

41. L’alinéa 3 dudit article précise par ailleurs que ceux des terrains agricoles appartenant au Trésor qui relèvent du champ d’application des lois spéciales et doivent être utilisés conformément à celles-ci, ou qui sont désignés par le ministère des Finances comme étant insusceptibles d’être cédés, ne peuvent être vendus aux ayants droit des personnes visées aux alinéas précédents.

42. L’article 21 de la loi no 7269 du 25 mai 1959 relative aux aides à apporter et aux mesures à prendre à la suite de « catastrophes naturelles affectant la vie publique » dispose que les biens immobiliers appartenant au Trésor public et se trouvant dans une zone sinistrée sont, à la demande du ministère du Logement et de l’Habitat, attribués ou affectés gratuitement à des services publics en vue de la réalisation de travaux de construction. Dans les cas où il n’est pas possible d’attribuer lesdits biens immobiliers conformément à ce qui précède, des terrains et bâtiments peuvent être achetés par l’administration et des procédures d’expropriation peuvent être engagées en application de la loi sur l’expropriation. Les biens immobiliers mis à disposition en vertu dudit article sont enregistrés au nom du Trésor public dans le registre foncier, sur demande du ministère du Logement et de l’Habitat.

43. L’article 47 de la loi no 5018 sur la gestion et le contrôle des finances publiques prévoit que les biens immobiliers ainsi attribués ne peuvent être utilisés à d’autres fins que celles de services publics.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

44. Les requérants soutiennent que les autorités nationales ont méconnu leur droit au respect de leur bien, protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui en sa partie pertinente en l’espèce est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

(...) »

1. Sur la recevabilité

45. Le Gouvernement estime que les requérants ne sont pas titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Se référant à la législation en vigueur, il explique que la propriété foncière ne s’acquiert que par inscription au registre foncier et que le certificat de vente directe qui a été délivré au de cujus des requérants par l’administration n’est pas un titre de propriété. Il considère par conséquent que les prétentions des requérants à se voir reconnaître un titre de propriété sur le bien en question n’avaient pas de base suffisante en droit interne pour être qualifiées de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. De plus, selon le Gouvernement, dans les circonstances de la cause, compte tenu du fait que le terrain litigieux devait être utilisé à des fins d’utilité publique par l’administration, aucune espérance légitime de pouvoir être titulaire du terrain n’a pu naître dans le chef des requérants. Le Gouvernement conclut que le grief soulevé par ceux-ci doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention ou, alternativement, pour défaut manifeste de fondement.

46. Les requérants contestent cette thèse. Ils plaident l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1.

47. La Cour observe que nul ne conteste que le terrain litigieux appartenait au Trésor public. Elle note en revanche que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si les requérants étaient ou non titulaire d’un bien susceptible de relever de la protection de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour est donc appelée à déterminer si la situation juridique des requérants était de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.

48. À cet égard, la Cour rappelle que la notion de « bien » évoquée à l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc pour des « biens » aux fins de cette disposition (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I).

49. Bien que l’article 1 du Protocole no 1 ne vaille que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de cette disposition (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 74, 13 décembre 2016).

50. L’« espérance légitime » de pouvoir continuer à jouir d’un « bien » doit reposer sur une base suffisante en droit interne ; tel est le cas par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux ou lorsqu’elle est fondée sur une disposition législative ou sur un acte légal concernant l’intérêt patrimonial en question (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 52, CEDH 2004‑IX, Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 63, CEDH 2010, et Saghinadze et autres c. Géorgie, no 18768/05, § 103, 27 mai 2010). Dès lors que cela est acquis, la notion d’« espérance légitime » peut entrer en jeu (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 63, CEDH 2005‑IX).

51. En revanche, l’espoir de se voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

52. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, et Depalle, précité, § 63).

53. Dans l’affaire Saghinadze et autres (arrêt précité, §§ 104‑108), la Cour a qualifié de « bien » le droit d’utiliser une maison, en notant que ce droit avait été exercé de bonne foi et avec la tolérance des autorités pendant plus de dix ans, malgré l’absence d’un titre de propriété régulièrement enregistré.

54. Dans l’affaire Depalle (arrêt précité, §§ 65-68), elle a estimé que le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme un « droit », et notamment comme un « droit de propriété », ne fait pas obstacle à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et elle a conclu à l’applicabilité de cette disposition au cas d’espèce, soulignant notamment que le temps écoulé avait fait naître, au bénéfice du requérant, un intérêt patrimonial suffisamment reconnu et important à jouir d’une maison érigée sur une parcelle appartenant au domaine public maritime.

55. Dans l’arrêt Hamer c. Belgique (no 21861/03, § 76, CEDH 2007‑V (extraits)), elle a considéré que l’intérêt de continuer à jouir d’une maison de vacances érigée sans permis pouvait passer pour un « bien », relevant que la requérante avait payé des impôts relativement à cette maison, que la réaction des autorités s’était fait attendre pendant vingt-sept ans et que la tolérance de celles-ci avait encore perduré pendant dix ans après la constatation de l’infraction.

56. Plus récemment, dans l’affaire Keriman Tekin et autres c. Turquie (no 22035/10, §§ 40-47, 15 novembre 2016), elle a estimé qu’une maison érigée sans permis constituait un bien dès lors notamment que les requérants avaient pu en jouir pendant un certain temps sans avoir jamais été inquiétés en raison de cette illégalité.

57. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les requérants pouvaient espérer acquérir un droit de propriété par le jeu de la prescription acquisitive, puisque leur de cujus avait exercé une possession paisible et ininterrompue sur le terrain en cause de 1966 à 2017 et qu’il avait payé une indemnité d’occupation à l’administration à ce titre. De plus, les autorités avaient reconnu à l’intéressé le droit de bénéficier des dispositions de l’article 12 de la loi no 6292 du 26 avril 2012 puisqu’il payait une indemnité d’occupation d’un terrain agricole depuis au moins 3 ans à la date du 31 décembre 2011.

58. Elle observe ensuite que l’intéressé avait déposé une demande d’achat d’une partie du terrain auprès de l’administration, que, considérant qu’il remplissait les conditions prévues par l’article 12 de la loi no 6292 du 26 avril 2012, sa demande avait été acceptée par celle-ci, qu’il avait payé la somme qui lui était réclamée et qu’il avait obtenu de l’administration un certificat de vente directe.

59. Aussi la Cour considère-t-elle qu’après avoir joui du terrain pendant aussi longtemps et versé à l’administration le montant fixé par elle pour l’achat, le de cujus des requérants et, par suite, les requérants en leur qualité d’ayants droit avaient acquis un intérêt patrimonial suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel, et donc un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition est dès lors applicable au grief formulé par les requérants.

60. La Cour considère par conséquent que la requête n’est pas incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

61. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond

62. Les requérants arguent que leur de cujus remplissait l’ensemble des conditions légales pour acheter le terrain litigieux lorsqu’il en a fait la demande. Ils soutiennent qu’à compter du versement par lui de la somme réclamée par l’administration, celle-ci disposait légalement d’un délai de six mois pour finaliser la transaction en faisant enregistrer le terrain dans le registre foncier, et ils considèrent qu’elle a annulé de manière illégale et arbitraire le contrat de vente, indiquant à cet égard que la loi ne conférait aucun droit de préemption à la Direction générale. Les requérants estiment que cette situation a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1.

63. Le Gouvernement réitère l’argument selon lequel les requérants n’étaient pas titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il expose que le terrain en cause appartient au Trésor public, que le de cujus des requérants a utilisé la propriété pendant de longues années, en contrepartie du paiement d’un loyer qu’il versait à l’administration à titre d’indemnité d’occupation, et que les requérants sont des ayants droit, la vente conclue en application de la loi no 6292 n’ayant cependant pas été finalisée en raison de l’attribution du terrain à la Direction générale en vue de la construction de logements destinés aux victimes de sinistres. Il argue que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens, ajoutant qu’à la suite de l’annulation de la vente, l’administration a demandé aux requérants leurs coordonnées bancaires afin de procéder au remboursement de la somme que leur de cujus avait payée, mais que ces derniers n’ont pas donné suite à cette sollicitation. Il estime que dans ces circonstances, le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1 n’a pas été rompu.

64. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes :

La première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété.

La deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions.

Quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en appliquant les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin.

Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, § 245, 5 avril 2022).

65. En l’espèce, la décision de l’administration de renoncer, en raison de l’affectation du terrain à un usage d’intérêt public, à finaliser le contrat de vente en faisant inscrire ledit terrain au nom des requérants dans le registre foncier s’analyse sans conteste en une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit au respect de leur bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Tenant compte du contexte dans lequel la mesure litigieuse s’inscrivait, la Cour examinera l’affaire à la lumière du principe général établi par la première norme de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 71, 6 décembre 2011, qui concernait l’annulation d’un titre de propriété au motif que la vente était invalide).

66. En ce qui concerne la légalité de l’ingérence, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige que les ingérences de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens aient une base légale : ainsi, la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » et le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 79, CEDH 2000‑XII, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §147, CEDH 2004‑V).

67. Se tournant vers les circonstances de la présente espèce, la Cour note d’emblée que la décision de l’administration de renoncer à finaliser le contrat de vente en faisant inscrire le terrain litigieux au nom des requérants dans le registre foncier avait pour base légale l’alinéa 3 de l’article 12 de la loi no 6292 (paragraphe 41 ci-dessus) et qu’elle était fondée sur l’article 21 de la loi no 7269 relative aux aides à apporter et aux mesures à prendre à la suite des catastrophes naturelles affectant la vie publique (paragraphe 42 ci-dessus).

68. Il s’ensuit que l’ingérence litigieuse était légale au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

69. Quant au but de l’ingérence, la Cour redit qu’une ingérence de la puissance publique dans la jouissance du droit au respect des biens ne peut se justifier que si elle sert un intérêt général légitime (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 105, 11 décembre 2018). En effet, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique » (Béláné Nagy, précité, § 113). Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des mesures portant atteinte au droit au respect des biens. Aussi, la Cour estime qu’il est normal que l’administration dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, et elle respecte la manière dont celle-ci conçoit les impératifs de l’« utilité publique » (İkiztaş Elektrik Taahhüt Ticaret Ve Sanayi Limited Şirketi c. Türkiye, no 21962/15, § 42, 4 octobre 2022).

70. Dans la présente espèce, l’ingérence avait pour finalité la construction de logements pour les victimes de catastrophes naturelles. Sur ce point, la Cour rappelle que les catastrophes naturelles sont des évènements sur lesquels les États n’ont pas de prise et pour lesquels la prévention ne peut être assurée que par la mise en place de mesures visant à la réduction de leurs effets pour atténuer au maximum leur dimension catastrophique. À cet égard, la portée de l’obligation de prévention consiste donc essentiellement à adopter des mesures renforçant la capacité de l’État à faire face à ce type de phénomènes naturels violents et inattendus.

71. Dans un tel contexte, la Cour estime en particulier que la prévention comprend, notamment, l’aménagement du territoire et la maîtrise de l’urbanisation. À cet égard, elle considère que les autorités nationales sont les mieux placées, d’une part, pour évaluer le risque de catastrophe naturelle auquel est soumise une région ainsi que l’étendue des zones inondables et, d’autre part, pour recenser les communes concernées et les populations résidant dans ces zones.

72. Dans les circonstances de la cause, la Cour observe que le lieu où se trouvait le terrain litigieux a été déclaré par l’administration zone sinistrée, et que celle-ci a ensuite décidé d’attribuer ledit terrain à la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises d’Ankara aux fins de la construction de logements adaptés destinés aux familles victimes des inondations.

73. Tenant compte de la marge d’appréciation particulièrement large dont jouissent les autorités internes en la matière, la Cour ne voit aucune raison de douter que la mesure contestée répondait à l’intérêt général.

74. S’agissant de la question de savoir si l’ingérence litigieuse a ou non ménagé un « juste équilibre » entre les intérêts en présence, la Cour tient à indiquer de nouveau que les autorités nationales, du fait de leur légitimité démocratique, sont en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (voir, entre autres, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 108, 11 décembre 2018, Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 137, 6 novembre 2017, et Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003‑VIII). Cela étant, les choix qu’elles opèrent n’échappent pas au contrôle de la Cour, à laquelle il incombe en particulier de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État ou du public en général et ceux des individus directement touchés par les solutions retenues par lesdites autorités.

75. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État. Dans chaque affaire où est soulevé un grief fondé sur la violation de cette disposition, la Cour doit donc vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’État, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (voir, par exemple, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 150, CEDH 2004‑V, et Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 227, CEDH 2015). Pour apprécier la conformité de la conduite de l’Etat à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Cette appréciation peut porter non seulement sur les modalités d’indemnisation applicables – si la situation s’apparente à une privation de propriété – mais également sur la conduite des parties, y compris les moyens employés par l’Etat et leur mise en œuvre. À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’Etat. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence conformément au principe de bonne gouvernance (Bērziņš et autres c. Lettonie, no 73105/12, § 90, 21 septembre 2021).

76. La Cour observe que le de cujus des requérants a occupé un terrain public qu’il a cultivé, et qu’il a payé les taxes et redevances y afférentes. Le fait que l’intéressé a acquis le terrain conformément à l’article 12 de la loi no 6292 n’est pas contesté. Or cette vente n’a pas été finalisée par l’administration et le terrain n’a pas été inscrit au nom des requérants dans le registre foncier en raison de sa revendication par la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises d’Ankara en vue de la construction de logements destinés aux victimes de catastrophes naturelles. À cet égard, la Cour redit qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de décider du type de mesures à prendre aux fins de la prévention des risques naturels et au titre des aides qui doivent être apportées aux sinistrés, de telles mesures relevant par essence des domaines d’intervention de l’État. Il s’agit là en effet de dispositions qui concernent indéniablement l’intérêt général, lequel doit être regardé comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité. Cet intérêt général confère précisément à l’État la mission de poursuivre des objectifs qui s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers. Pour la Cour, ce sont des considérations déterminantes pour apprécier si un juste équilibre a été préservé entre les divers intérêts en cause.

77. En outre, la Cour note qu’en l’espèce, l’administration a immédiatement réagi, annulant la transaction pour des motifs impérieux d’intérêt public avant même que le terrain ne fût inscrit au nom des requérants dans le registre foncier, de sorte que les intéressés ne sont pas restés dans l’incertitude quant au sort du bien litigieux.

78. La Cour considère par ailleurs que l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté dans les circonstances de la cause réside dans le fait que les requérants disposent toujours de la possibilité de demander à l’administration le remboursement de la somme payée par leur de cujus, majorée d’intérêts moratoires au taux légal.

79. Aussi, au vu de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, la Cour estime que les requérants n’ont pas supporté une charge spéciale et exorbitante à raison du refus de l’administration de finaliser la transaction par l’inscription du terrain litigieux en leurs noms sur le registre foncier, et que par conséquent, il n’y a pas eu rupture de l’équilibre entre les droits des requérants et l’intérêt général de la communauté.

80. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président

Appendix

Liste des requérants

Requête no 16757/21

No

|

Prénom NOM

|

Année de naissance

|

Nationalité

|

Lieu de résidence

---|---|---|---|---

1.

|

Metin AKTÜRK

|

1968

|

turc

|

Ankara

2.

|

Nurten AKDAĞ

|

1966

|

turque

|

Ankara

3.

|

Müjdat AKTÜRK

|

1956

|

turc

|

Ankara

4.

|

Ayten YENİLMEZ

|

1958

|

turque

|

Kayseri

5.

|

Satıa YENİLMEZ

|

1956

|

turque

|

Ankara

6.

|

Cevriye YERTUTAN

|

1961

|

turque

|

Ankara


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-225214
Date de la décision : 13/06/2023
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : AKTÜRK ET AUTRES
Défendeurs : TÜRKİYE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DENIZ H.

Origine de la décision
Date de l'import : 14/06/2023
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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