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21/02/2023 | CEDH | N°001-223105

CEDH | CEDH, AFFAIRE CATANĂ c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, 2023, 001-223105


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CATANĂ c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 43237/13)

ARRÊT


Art 6 § 1 (civil) • Exigences d’indépendance et d’impartialité non réunies dans les deux procédures disciplinaires conduites à l’encontre d’une magistrate • Juges non majoritaires dans les formations du collège disciplinaire qui se sont prononcées • Présence au sein du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de membres d’office (dont le ministre de la Justice et le Procureur général) et de professeurs de droit sélectionnés sans suffisammen

t de garanties d’indépendance • Modification récente de la Constitution ayant changé la composition du CSM

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CATANĂ c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 43237/13)

ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Exigences d’indépendance et d’impartialité non réunies dans les deux procédures disciplinaires conduites à l’encontre d’une magistrate • Juges non majoritaires dans les formations du collège disciplinaire qui se sont prononcées • Présence au sein du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de membres d’office (dont le ministre de la Justice et le Procureur général) et de professeurs de droit sélectionnés sans suffisamment de garanties d’indépendance • Modification récente de la Constitution ayant changé la composition du CSM

STRASBOURG

21 février 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Catană c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris, juges,
Pauliine Koskelo, juge ad hoc,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 43237/13) dirigée contre la République de Moldova et dont une ressortissante de cet État, Mme Angela Catană (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 7 juin 2013,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention relatifs au manque allégué d’indépendance et d’impartialité des instances disciplinaires des magistrats et à l’absence alléguée d’un contrôle suffisant de la part de la Cour suprême de justice, et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Notant que Mme Diana Sârcu, juge élue au titre de la République de Moldova, s’est déportée pour l’examen de cette affaire (article 28 du règlement de la Cour), le président de la chambre a décidé de désigner Mme Pauliine Koskelo pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 2 du règlement de la Cour),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 janvier 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne la carrière de magistrate de la requérante, qui se vit infliger des sanctions disciplinaires. Elle porte notamment sur l’indépendance et l’impartialité du collège de discipline et du Conseil supérieur de la magistrature ainsi que sur la suffisance du contrôle opéré par la Cour suprême de justice dans l’affaire de la requérante.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1963 et réside à Chișinău. Elle a été représentée par Me A. Șișianu, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. O. Rotari.

4. À l’époque des faits, la requérante était juge d’instruction.

1. Première procédure disciplinaire

5. Le 27 juillet 2011, un membre du Conseil supérieur de la magistrature (« CSM »), A.A., ordonna l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre la requérante pour non-respect des normes impératives et pour atteinte à l’éthique judiciaire. Il reprochait notamment à l’intéressée d’avoir appliqué sans fondement légal l’amnistie à l’égard d’une personne condamnée pour viol aggravé. Il notait que la décision litigieuse de la requérante avait été infirmée par une cour d’appel.

6. Le 25 août 2011, le Procureur général – également membre du CSM – ordonna, lui aussi, l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre de la requérante relativement aux mêmes faits. Outre les griefs formulés par A.A., il reprochait à la requérante d’avoir manqué à son devoir d’impartialité.

7. Saisi de l’affaire, le collège disciplinaire auprès du CSM décida de joindre les deux procédures.

8. Le 7 octobre 2011, le collège en question, réuni en une formation de neuf membres, se prononça dans l’affaire de la requérante. Après avoir, entre autres, entendu en audience publique un juge inspecteur ainsi que l’avocat de l’intéressée et examiné les déclarations écrites de cette dernière, il considéra que la requérante avait abusivement appliqué les dispositions légales relatives à l’amnistie. Il estima que la requérante avait commis la faute disciplinaire prévue à l’article 22 § 1 f1) de la loi no 544-XIII sur le statut du juge (paragraphe 30 ci-dessous). Le collège considéra également que les irrégularités de procédure, constatées par la cour d’appel ayant infirmé la décision litigieuse rendue par la requérante, traduisaient un manque manifeste d’impartialité de cette dernière. Il jugea donc que la requérante avait en outre commis la faute disciplinaire prévue à l’article 22 § 1 a) de la loi no 544-XIII sur le statut du juge (ibidem). En même temps, il estima que les faits reprochés à l’intéressée ne pouvaient pas s’analyser distinctivement en un non-respect de l’éthique judiciaire et, par conséquent, il rejeta cette accusation. Finalement, au vu des fautes constatées, le collège disciplinaire prononça contre la requérante un « blâme sévère » (mustrare aspră).

9. La requérante forma un recours contre cette décision devant le CSM.

10. Par une décision du 6 décembre 2011 et après avoir entendu le rapport d’un de ses membres ainsi que l’avocat de la requérante, le CSM confirma les constats du collège disciplinaire et rejeta le recours de la requérante comme mal fondé. La décision était signée seulement par le président du CSM, sans aucune mention des autres membres ayant pris part aux délibérations.

11. Le 29 décembre 2011, la requérante introduisit une action en contentieux administratif aux fins d’obtenir l’annulation des décisions susmentionnées du collège disciplinaire et du CSM. Elle souleva des moyens tirés de l’irrecevabilité de la procédure disciplinaire engagée à son encontre. Quant au fond, elle nia principalement qu’il y avait eu une application arbitraire des dispositions relatives à l’amnistie et/ou qu’il y avait eu une faute intentionnelle de sa part dans l’application de la loi.

12. Par un arrêt du 3 avril 2012, la cour d’appel de Chișinău rejeta l’action de la requérante comme irrecevable, estimant qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur l’opportunité d’un acte administratif et des activités administratives ayant servi de base pour l’adoption de cet acte. Sur recours de la requérante, la Cour suprême de justice infirma cet arrêt et renvoya l’affaire, le 15 août 2012.

13. Le 31 août 2012, une modification de la loi no 947-XIII sur le CSM entra en vigueur, selon laquelle les décisions du CSM étaient susceptibles de recours directement devant la Cour suprême de justice et « seulement dans la partie relative à la procédure d’adoption » de ces décisions (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).

14. Par une décision définitive du 13 décembre 2012 et en application de cette nouvelle législation, la Cour suprême de justice déclina sa compétence quant aux questions soulevées par la requérante dans son action. Rappelant les dispositions légales selon lesquelles le CSM adoptait des décisions à la majorité de ses membres et en l’absence des autres participants, elle estima que la procédure d’adoption de la décision contestée du CSM avait été respectée. En outre, elle considéra que, compte tenu du souhait du législateur de restreindre l’applicabilité de l’article 6 de la Convention dans les litiges impliquant les juges, cette disposition conventionnelle n’était pas applicable en l’espèce. Dès lors, la Haute juridiction rejeta l’action de la requérante comme mal fondée.

2. Seconde procédure disciplinaire

15. Le 12 décembre 2011, le Procureur général ordonna l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre la requérante pour manque au devoir d’impartialité et pour non-respect des dispositions impératives de la loi. Il reprochait principalement à celle-ci d’avoir annulé des ordonnances du parquet d’ouverture de poursuites pénales et d’avoir ordonné une levée de séquestre en dehors des compétences d’un juge d’instruction et après l’expiration du mandat de juge d’instruction.

16. Le 29 juin 2012, le collège disciplinaire auprès du CSM, réuni en une formation de sept membres, se prononça dans cette affaire. Il décida de tenir une audience publique en l’absence de la requérante au motif que celle-ci avait déjà demandé à sept reprises un report d’audience. Après avoir examiné les éléments du dossier et, notamment, les explications écrites de l’intéressée, le collège estima que la requérante avait outrepassé ses attributions de juge d’instruction. Il nota que la décision rendue par la requérante avait été infirmée par une instance hiérarchique et que, selon la pratique judiciaire établie, les ordonnances du parquet annulées par la requérante n’étaient pas susceptibles de recours devant un juge. Le collège estima que la requérante avait, dès lors, manqué à son devoir d’impartialité et ainsi commis la faute disciplinaire prévue à l’article 22 § 1 a) de la loi no 544-XIII sur le statut du juge. Quant à l’accusation du non-respect des dispositions impératives de la loi, il la rejeta comme non étayée. Il rejeta également les fins de non-recevoir et les moyens de fond soulevés par la requérante. Finalement, au vu de la faute constatée, le collège disciplinaire prononça contre la requérante un « blâme sévère » (mustrare aspră).

17. La requérante forma un recours contre cette décision auprès du CSM.

18. Par une décision du 23 octobre 2012 et après avoir entendu le rapport d’un de ses membres ainsi que la requérante, le CSM confirma les constats du collège disciplinaire et rejeta le recours de la requérante comme mal fondé. Comme dans la première procédure (paragraphe 10 ci-dessus), cette décision était signée seulement par le président du CSM, sans aucune mention des autres membres ayant pris part aux délibérations.

19. Le 28 novembre 2012, la requérante intenta une action auprès de la Cour suprême de justice en annulation des décisions susmentionnées du collège disciplinaire et du CSM. Elle souleva, entre autres, des moyens tirés d’une irrecevabilité de l’action disciplinaire engagée à son encontre et d’une qualification juridique erronée des faits qui lui étaient reprochés.

20. Le 24 décembre 2012, la Haute juridiction adopta une décision similaire à celle prononcée dans le cadre de la première procédure (paragraphe 14 ci-dessus) et rejeta l’action de la requérante comme mal fondée.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. La Constitution de la République de Moldova

21. L’article 122 de la Constitution de la République de Moldova, en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellé :

« 1. Le Conseil supérieur de la magistrature est composé des juges et des professeurs titulaires élus pour un mandant de 4 ans.

2. Du Conseil supérieur de la magistrature font partie de droit : le Président de la Cour suprême de justice, le ministre de la Justice et le Procureur général. »

22. Le 1er avril 2022, une loi de modification de la Constitution de la République de Moldova entra en vigueur. Les passages pertinents en l’espèce de l’article 122 de la Constitution sont actuellement libellés comme suit :

« 1. Le Conseil supérieur de la magistrature est composé de 12 membres : six juges élus par l’Assemblée générale des juges (...) et six personnes qui jouissent d’une haute réputation professionnelle et intégrité morale, ayant une expérience dans le domaine du droit ou dans un autre domaine pertinent, qui n’exercent pas de fonctions dans les organes du pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire et qui n’ont pas d’affiliation politique.

(...)

3. Les candidats au poste de membre du Conseil supérieur de la magistrature qui ne sont pas juges sont sélectionnés sur concours, par le biais d’une procédure transparente, selon le mérite, et sont nommés par le Parlement avec le vote des trois cinquièmes des députés élus.

(...)

5. Les membres du Conseil supérieur de la magistrature sont élus ou nommés pour un mandat de 6 ans, non renouvelable. »

2. La loi no 950 du 19 juillet 1996 sur le collège disciplinaire

23. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 950 du 19 juillet 1996 sur le collège disciplinaire et sur la responsabilité disciplinaire des juges, en vigueur à l’époque des faits, se lisaient comme suit :

Article 1. Le collège disciplinaire

« 1. Le collège disciplinaire est constitué auprès du Conseil supérieur de la magistrature et a comme but l’examen des affaires relatives à la responsabilité disciplinaire des juges.

2. Le mandat du collège disciplinaire est de quatre ans. Le membre du collège disciplinaire peut exercer ses fonctions deux mandats consécutifs maximum. »

Article 2. La composition

« 1. Le collège disciplinaire fonctionne dans la composition suivante :

a) deux juges de la Cour suprême de justice, deux juges des cours d’appel et un juge des tribunaux de première instance ;

b) cinq professeurs titulaires.

2. Dans la composition du collège disciplinaire ne peuvent pas être élus les membres du Conseil supérieur de la magistrature (...).

3. (...) Le président du collège disciplinaire est élu parmi les professeurs titulaires. (...).

4. Les membres du collège disciplinaire exercent leurs fonctions sur des bases associatives, avec le maintien du salaire [de leur activité principale]. »

Article 3. L’élection des membres

« 1. Les membres du collège disciplinaire [choisis] parmi les juges de la Cour suprême de justice, des cours d’appel et des tribunaux de première instance sont élus (...) par les assemblées des juges du tribunal concerné, convoquées par le Conseil supérieur de la magistrature.

(...)

6. Deux membres du collège disciplinaire [choisis] parmi les professeurs titulaires sont nommés par le Conseil supérieur de la magistrature, et trois autres – par le ministre de la Justice. »

Article 10. Le droit d’intenter la procédure disciplinaire

« 1. Tout membre du Conseil supérieur de la magistrature détient le droit d’intenter la procédure disciplinaire.

(...) »

Article 12. La mise en mouvement de la procédure disciplinaire

« 1. Lors de la mise en mouvement de la procédure disciplinaire, la personne qui déclenche cette procédure ou les juges-inspecteurs vérifient au préalable le motif engageant la responsabilité du juge et demandent à celui-ci des explications écrites.

2. Avant d’être envoyées pour examen, les éléments de la procédure disciplinaire sont portés à la connaissance de la personne à l’encontre de laquelle la procédure est intentée. Celle-ci est en droit de donner des explications, de présenter des preuves et de demander un contrôle supplémentaire. »

Article 15. La composition du collège disciplinaire lors de la procédure disciplinaire

« Le collège disciplinaire examine les affaires disciplinaires en présence d’au moins deux tiers de ses membres. »

Article 17. Les participants à la procédure disciplinaire

« 1. Lors de l’examen de l’affaire disciplinaire, la participation du juge [à qui il est imputé la faute disciplinaire] est obligatoire. (...) le juge peut être assisté d’un défenseur. (...).

2. La personne ayant intenté la procédure disciplinaire ou son représentant a le droit de participer à l’examen de l’affaire (...) »

Article 18. L’examen de l’affaire disciplinaire

« 1. Les séances du collège disciplinaire sont publiques. Par décision du collège (...), les séances peuvent se tenir à huis clos (...).

11. (...) le juge [à qui il est imputé la faute disciplinaire] a le droit de récuser les membres du collège (...).

2. L’examen de l’affaire disciplinaire commence avec le rapport du président de la séance ou d’un membre du collège. La personne qui a intenté la procédure disciplinaire ou son représentant a le droit de donner son avis. L’audition des explications du juge [à qui il est imputé la faute disciplinaire] est obligatoire.

3. En cours d’audience, le juge [à qui il est imputé la faute disciplinaire] (...) a le droit de formuler à tout moment des démarches et de donner des explications supplémentaires. Sur décision du collège, peuvent être auditionnées les déclarations d’autres personnes, invitées tant à l’initiative du juge [concerné] qu’à celle du collège disciplinaire, [et] les explications des personnes qui ont déposé la plainte ayant servi de fondement pour engager la procédure disciplinaire ; des documents peuvent être lus ou d’autres éléments peuvent être examinés, tant ceux faisant partie du dossier que ceux fournis supplémentairement.

(...)

5. La décision est adoptée dans la salle de délibération. »

Article 20. L’adoption de la décision

« 1. La décision (...) est adoptée par le vote de la majorité des membres du collège disciplinaire qui participent à l’examen de l’affaire. (...) »

Article 21. Le contenu de la décision

« Il convient d’indiquer dans la décision : (...) les circonstances de l’affaire ; (...) ; la motivation de la décision adoptée, la mention des preuves ; la sanction disciplinaire appliquée (...). »

Article 23. Le recours contre la décision du collège disciplinaire

« La décision du collège disciplinaire peut être contestée auprès du Conseil supérieur de la magistrature par le juge concerné ou par la personne ayant intenté la procédure disciplinaire (...). »

3. La loi no 947 du 19 juillet 1996 sur le Conseil supérieur de la magistrature

24. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 947 du 19 juillet 1996 sur le Conseil supérieur de la magistrature, telles qu’en vigueur au moment où cette autorité s’est prononcée dans la première procédure mentionnée ci-dessus, soit avant le 31 août 2012, se lisaient comme suit :

Article 3. Composition

« 1. Le Conseil supérieur de la magistrature est constitué de 12 membres.

2. Font partie de la composition du Conseil supérieur de la magistrature des juges et des professeurs titulaires, ainsi que le Président de la Cour suprême de justice, le ministre de la Justice et le Procureur général, qui sont membres de droit.

(...)

4. Cinq membres parmi les juges sont élus (...) par l’Assemblée générale des juges de la République de Moldova. Quatre membres sont élus par le Parlement parmi les professeurs titulaires, avec le vote de la majorité des députés élus, sur proposition d’au moins 20 députés du Parlement.

(...)

6. Les membres du Conseil supérieur de la magistrature, à l’exception des membres de droit, ne peuvent exercer une autre activité rémunérée que celle didactique et scientifique.

(...) »

Article 15. Les séances

« 1. Le Conseil supérieur de la magistrature en tant qu’autorité collégiale exerce ces attributions en assemblée plénière.

2. La séance du Conseil supérieur de la magistrature est délibérative si au moins deux tiers de ses membres y participent.

3. Les séances du Conseil supérieur de la magistrature sont publiques (...).

4. Aux séances du Conseil supérieur de la magistrature sont obligatoirement citées les personnes [concernées par] la question examinée.

(...) »

Article 17. La procédure

« L’examen des questions (...) à l’audience commence par le rapport du président du Conseil supérieur de la magistrature ou d’un de ses membres, qui a étudié au préalable les documents et les éléments présentés, après quoi sont auditionnées les personnes invitées à la séance, sont étudiés les documents et les éléments nécessaires. »

Article 24. L’adoption des décisions

« 1. Le Conseil supérieur de la magistrature adopte des décisions avec le vote ouvert de la majorité de ses membres (...).

2. Le vote se déroule en l’absence de la personne dont l’affaire est examinée et en l’absence des autres invités.

(...)

5. (...) le membre sur proposition duquel ou à l’initiative duquel a été intentée la procédure disciplinaire ne participe pas à la délibération. »

Article 25. La contestation des décisions du Conseil supérieur de la magistrature

« Les décisions du Conseil supérieur de la magistrature peuvent être contestées auprès de la cour d’appel de Chișinău par toute personne intéressée (...) »

25. Le 31 août 2012, une loi de modification de la loi no 947 sur le CSM entra en vigueur. Les modifications pertinentes en l’espèce étaient les suivantes : 1) la composition du CSM a été légèrement modifiée, en ce sens que six membres sont des juges élus par l’Assemblée générale des juges et trois membres sont élus par le Parlement parmi les professeurs de droits titulaires ; 2) la disposition prévoyant que les séances du CSM étaient publiques a été abrogée, et 3) les décisions du CSM pouvaient dorénavant être contestées auprès de la Cour suprême de justice par toute personne intéressée « seulement dans la partie relative à la procédure d’adoption ».

26. À la suite de la décision de la Cour constitutionnelle du 14 mai 2018 (paragraphe 29 ci-dessous), une nouvelle loi de modification de la loi no 947 sur le CSM entra en vigueur le 19 octobre 2018. Elle supprima l’expression « seulement dans la partie relative à la procédure d’adoption » mentionnée au paragraphe précédent.

4. La jurisprudence pertinente de la Cour constitutionnelle

27. Par une décision du 28 juin 2012, la Cour constitutionnelle du 28 juin 2012 a notamment considéré que :

« (...) la [disposition] (...) qui accorde au Procureur général, en sa qualité de membre du Conseil supérieur de la magistrature, le droit d’engager une procédure disciplinaire contre des juges, ne porte pas atteinte au principe de l’indépendance des juges et ne méconnaît pas les normes constitutionnelles (...) ni le droit à un procès équitable (...). »

28. Par une décision du 2 juillet 2013, la Cour constitutionnelle jugea constitutionnelle la modification de la loi no 947 sur le CSM relativement à la possibilité de contester les décisions du CSM « seulement dans la partie relative à la procédure d’adoption ». Les passages pertinents en l’espèce de cette décision se lisent comme suit :

« 46. La Cour constitutionnelle considère que, en l’espèce, le Parlement de la République de Moldova a établi de manière justifiée que le CSM examine au fond, en respectant toutes les garanties procédurales (article 6 § 1 de la Convention européenne), toutes les contestations des magistrats, tandis que la Cour suprême de justice examine les contestations contre les décisions du CSM dans la partie en droit.

47. À ce sujet, le Parlement a considéré que l’autorité du CSM, organe électif composé en majorité des juges élus à partir de l’ensemble du corps judiciaire, remplit les critères nécessaires pour agir en tant que tribunal indépendant et impartial, établi par la loi.

48. Même si dans la composition du CSM se retrouvent des membres nommés sur des critères politiques, parmi lesquels les deux membres d’office – le ministre de la Justice et le Procureur général, (...) contrôlés politiquement et qui ne remplissent pas les critères d’indépendance et d’impartialité – , la majorité du CSM, composée des juges indépendants, peut garantir en principe l’adoption d’une décision correcte.

49. D’autre part, l’examen des recours contre les décisions du CSM par la Cour suprême de justice dans la partie relative à la procédure d’adoption, c’est-à-dire en droit, assure le contrôle complet de l’équité de la procédure (...) [et] permet l’annulation ou la modification de ces décisions au besoin.

50. Par conséquent, la Cour constitutionnelle considère que la procédure d’examen moins coûteuse des contestations des magistrats, qui assure la célérité sans préjudicier le respect de toutes les garanties procédurales, correspond tant aux intérêts des magistrats qu’à l’intérêt objectif de l’État. »

29. Par une décision du 14 mai 2018, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la disposition de la loi no 947 sur le CSM limitant la possibilité de contester les décisions du CSM « seulement dans la partie relative à la procédure d’adoption ». Les passages pertinents en l’espèce de cette décision sont ainsi libellés :

« 39. La Cour [constitutionnelle] souligne que les dispositions [pertinentes] (...) n’offrent pas à la Cour suprême de justice la compétence d’effectuer un réexamen des faits établis par le CSM dans les affaires disciplinaires contre les juges. Par conséquent, la Cour suprême de justice est empêchée d’examiner les questions qui peuvent être fondamentales pour l’issue des litiges dont elle est saisie (voir Oleksandr Volkov c. Ukraine, 9 janvier 2013, § 127). Selon les lois pertinentes, les éventuels requérants n’ont pas la possibilité d’un réexamen par la Cour suprême de justice des faits décisifs pour leur affaire (voir, mutatis mutandis, Tsfayo c. Royaume-Uni, 14 novembre 2006, § 48).

40. Cependant (...), la Cour suprême de justice doit avoir, en matière de contrôle des contestations dirigées contre les décisions du CSM, la capacité de trancher efficacement les questions dont elle est saisie et d’effectuer un contrôle tout aussi efficace des affaires (voir Ramos Nunes De Carvalho E Sá c. Portugal, § 88).

41. Ces considérations permettent à la Cour d’affirmer que les exigences imposées par les dispositions contestées ne confèrent pas un caractère suffisant au contrôle opéré par la Cour suprême de justice sur les décisions du CSM. »

5. La loi no 544 du 20 juillet 1995 sur le statut du juge

30. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 544 du 20 juillet 1995 sur le statut du juge, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

Article 22. Les fautes disciplinaires

« 1. Constitue faute disciplinaire :

a) le non-respect de l’obligation d’impartialité ;

(...)

f1) (...) le non-respect des normes impératives de la législation ;

(...) »

6. Le statut du Procureur général

31. Selon l’article 40 §§ 1 et 7 de la loi no 294 du 25 décembre 2008 relative au parquet, en vigueur au moment des faits, le Procureur général était nommé à son poste par le Parlement, sur proposition du président du Parlement, pour un mandat de cinq ans, renouvelable une fois.

32. Selon l’article 23 de cette loi, le parquet général est l’autorité hiérarchique du parquet et est dirigé par le Procureur général. Selon l’article 27 de la loi en cause, ce dernier nome les procureurs inférieurs, exerce, directement ou par l’intermédiaire de ses adjoints, le contrôle sur l’activité des procureurs, suspend ou annule les décisions des procureurs contraires à la loi, et dispose des moyens financiers alloués au parquet.

LES DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

1. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (« Commission de Venise »)

33. La Commission de Venise a, à plusieurs reprises, fait part de ses préoccupations quant à la présence du ministre de la Justice dans des organes appelés à statuer disciplinairement à l’égard de juges (voir Avis sur des modifications récentes de la loi relative aux principales dispositions constitutionnelles de la République d’Albanie, document CDL-INF(1998)09, § 16 ; Rapport sur les nominations judiciaires, document CDL-AD(2007)028, § 33 ; Avis conjoint sur la loi relative au système judiciaire et au statut des juges de l’Ukraine par la Commission de Venise et la Direction de la coopération au sein de la Direction générale des droits de l’homme et des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, document CDL-AD(2010)026, § 97 ; et Avis conjoint urgent de la Commission de Venise et de la Direction des droits de l’homme de la Direction générale droits de l’homme et état de droit du Conseil de l’Europe sur le projet de loi portant modification de la loi no 947/1996 sur le Conseil supérieur de la magistrature de la République de Moldova, document CDL-AD(2020)015, § 21).

34. Les extraits pertinents de l’Avis conjoint sur la loi modifiant certains textes législatifs de l’Ukraine relatifs à la prévention de l’abus de droit d’appel, par la Commission de Venise et la Direction de la coopération de la Direction générale des droits de l’homme et des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, adopté par la Commission de Venise lors de sa 84ème séance plénière (Venise, 15-16 octobre 2010, document CDL‑AD(2010)029), sont ainsi libellés :

« Le fait que le Procureur général soit un membre d’office du Conseil supérieur de la magistrature est particulièrement préoccupant car sa présence peut avoir un effet dissuasif sur les juges et être perçue comme une menace potentielle. Le Procureur général est partie à de nombreuses affaires dont les juges sont saisis, et sa présence dans un organe concerné par la nomination, la discipline et la révocation des juges est un facteur de risque. En effet, les juges peuvent manquer d’impartialité dans ces affaires où le Procureur peut manquer d’impartialité envers les juges dont il désapprouve les décisions. »

35. Les extraits pertinents en l’espèce de l’avis sur la loi portant révision de la Constitution de la République de Moldova (système judiciaire), adopté par la Commission de Venise à sa 114ème session plénière (Venise, 16‑17 mars 2018, document CDL-AD(2018)003), se lisent comme suit :

« 58. Le projet de révision supprime aussi les membres d’office du CSM qui sont : le ministre de la Justice, le Procureur général et le Président de la Cour suprême.

59. Il n’y a pas de normes communes sur l’appartenance de ces membres d’office au conseil de la magistrature. Il est clair qu’en tant que membre d’office, le Président de la Cour suprême ne peut être compté parmi les juges élus par leurs pairs, auxquels renvoie la Recommandation Rec(2012)12. Si le Procureur général reste membre d’office, il faudrait contrebalancer sa présence par la désignation d’office d’un représentant du barreau. En tout état de cause, ce membre d’office ne devrait pas pouvoir voter sur les questions concernant la carrière des juges ou sur une procédure disciplinaire visant l’un d’eux. »

2. Le Conseil consultatif de juges européens (« CCJE »)

36. Les passages pertinents en l’espèce des Avis du CCJE sont ainsi libellés :

Avis no 10 (2007) du CCJE

« 15. La composition du Conseil de la Justice doit lui permettre de garantir son indépendance et d’accomplir effectivement ses fonctions.

16. Le Conseil de la Justice peut être composé, soit exclusivement de juges, soit à la fois de juges et de non juges. Dans ces deux situations, il convient d’éviter tout corporatisme.

17. Quand le Conseil de la Justice est composé exclusivement de juges, le CCJE estime que ces juges doivent être élus par leurs pairs.

18. Quand sa composition est mixte (juges et non juges), le CCJE considère que pour éviter toute manipulation ou pression indue, le Conseil de la Justice doit compter une majorité substantielle de juges élus par leurs pairs.

19. Selon le CCJE, une telle composition mixte présente l’avantage d’une part d’éviter le corporatisme et d’autre part de refléter les différents courants d’opinion de la société et apparaître ainsi comme une source supplémentaire de légitimation du pouvoir judiciaire. Même avec une composition mixte, le Conseil de la Justice doit fonctionner sans la moindre concession au jeu des majorités parlementaires et des pressions de l’exécutif, en dehors de toute subordination aux logiques partisanes, pour pouvoir se porter garant des valeurs et des principes essentiels de la justice.

(...)

22. Les membres non juges peuvent être choisis parmi des juristes émérites et des professeurs universitaires avec une certaine ancienneté professionnelle ou parmi des citoyens reconnus. La gestion moderne du corps judiciaire peut requérir également la contribution de membres dotés d’une expérience dans des domaines non juridiques (par exemple en matière de gestion, de finances, de technologies de l’information et de sciences sociales).

23. Qu’ils soient juges ou non juges, les futurs membres du Conseil de la Justice ne devraient pas être des responsables politiques, des membres du Parlement, de l’exécutif ou de l’administration. Cela signifie que ni le chef de l’État, s’il est le chef du gouvernement, ni aucun ministre ne peut être membre du Conseil de la Justice. Chaque État devrait édicter des règles juridiques afin de s’assurer que tel est bien le cas.

(...)

32. Les membres non juges ne devraient pas être désignés par le pouvoir exécutif. Même s’il appartient à chaque État de trouver un équilibre entre des impératifs parfois contradictoires, le CCJE recommande la mise en place de systèmes qui confient la sélection des membres non juges à des autorités non politiques. Si, dans un État, les membres non juges sont élus par le Parlement, ils ne devraient pas être membres du Parlement, devraient être élus à une majorité qualifiée requérant un soutien significatif de l’opposition et devraient permettre une représentation diversifiée de la société dans la composition globale du Conseil de la Justice. »

Avis no 24 (2021) du CCJE

« 28. Le CCJE est conscient que dans certains États membres, les Conseils de la Justice comprennent des membres d’office. L’adhésion d’office n’est pas acceptable, sauf dans un très petit nombre de cas, par exemple le Président de la Cour suprême, mais ne devrait pas inclure de membres ou de représentants du législatif ou de l’exécutif. Un membre d’office qui n’est pas juge ne doit pas participer aux décisions disciplinaires.

29. Le CCJE recommande de composer les Conseils de la Justice d’une majorité de juges élus par leurs pairs. D’autres membres peuvent être ajoutés conformément aux fonctions des Conseils. Le CCJE recommande d’y faire figurer également des membres n’appartenant pas au milieu judiciaire, y compris éventuellement des profanes qui ne sont pas des professionnels du droit. S’il convient que les juges soient toujours majoritaires, les membres appartenant à des professions non judiciaires, de préférence avec droit de vote, assurent une représentation diversifiée de la société, réduisant ainsi le risque de corporatisme. La participation de profanes peut accroître la légitimité du Conseil et remettre en cause l’idée que le système judiciaire est un « domaine réservé aux professionnels du droit ». Le CCJE adopte à cet égard un point de vue plus nuancé que dans l’Avis no 10 (2007). »

3. Le Groupe d’États contre la corruption (« GRECO »)

37. En ses parties pertinentes en l’espèce, le rapport d’évaluation du quatrième cycle sur la République de Moldova, adopté par le GRECO lors de sa 72ème réunion plénière (Strasbourg, 27 juin - 1er juillet 2016), est ainsi libellé :

« 91. L’EEG [l’Équipe d’Évaluation du GRECO] a de sérieuses inquiétudes au sujet de la composition et du fonctionnement du CSM. Elle exprime tout d’abord des réserves quant à la participation de droit du ministre de la Justice au CSM, compte tenu tout spécialement des accusations de politisation dont l’appareil judiciaire de la République de Moldova a été l’objet dans le passé. L’EEG attire l’attention des autorités sur l’Avis no 10 (2007) du Conseil consultatif des juges européens, qui souligne explicitement que les membres du Conseil de la justice ne doivent pas être des hommes politiques en activité et, en particulier, des membres du gouvernement. En ce qui concerne la participation de droit du Procureur général, l’EEG renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle la présence du Procureur général au sein d’un organe chargé de la nomination, du contrôle disciplinaire et du renvoi des juges crée un risque pour l’impartialité de cet organe. Les autorités signalent que le gouvernement a lancé le 12 avril 2016 une initiative de révision de la Constitution afin d’abolir la participation du Procureur général au CSM. Cette initiative a été approuvée par la Cour constitutionnelle. De plus, étant donné l’image extrêmement négative de l’appareil judiciaire parmi le public, le CSM aurait tout à gagner d’une composition reflétant de manière plus large les justiciables. Un certain nombre d’interlocuteurs de l’EEG ont exprimé sur ce point l’avis que les membres non professionnels du CSM pourraient inclure non seulement des professeurs de droit mais d’autres catégories de personnes, par exemple des représentants de la société civile. L’initiative susmentionnée contient des dispositions à cet effet.

92. L’EEG est aussi préoccupée par le processus de sélection des membres du CSM, qui n’assure pas la mise à disposition d’informations suffisantes sur les candidats pour les votants et le public. (...) Les membres non professionnels (...) sont élus par le Parlement. Pour dissiper l’impression que ces membres pourraient être élus sur la base de critères politiques, la Loi sur le CSM a été amendée de façon à introduire l’exigence que les candidats soient sélectionnés par la commission permanente des nominations et des immunités, suite à une procédure concurrentielle publique. Cette nouvelle méthode de sélection a été appliquée pour la première fois en décembre 2013 de manière quelque peu précipitée : la procédure concurrentielle a été annoncée en décembre 2013, une audition a eu lieu le 19 décembre et les candidats ont été sélectionnés par la commission immédiatement après cette audition, sans que soit fournie aucune précision sur les critères de sélection utilisés. Au vu de ce qui précède, le GRECO recommande de (i) modifier la composition du Conseil supérieur de la magistrature, notamment en supprimant la participation de droit du ministre de la Justice et du Procureur général et en autorisant l’inclusion de profils plus divers parmi les membres non professionnels du Conseil, sur la base de critères de sélection objectifs et mesurables ; et (ii) veiller à ce que les membres judiciaires et non judiciaires du Conseil soient les uns et les autres élus au terme d’une procédure équitable et transparente.

93. (...) En outre, l’EEG est préoccupée par l’absence d’un véritable contrôle judiciaire des décisions du CSM. Ces décisions peuvent être contestées devant la Cour suprême mais seulement sur la forme. (...) Comme l’a souligné le Conseil consultatif des juges européens, l’indépendance du Conseil de la Justice ne signifie pas soustraction au droit et absence de contrôle juridictionnel. Par conséquent, le GRECO recommande que les décisions du Conseil supérieur de la magistrature soient motivées de façon adéquate et puissent faire l’objet d’un contrôle juridictionnel, à la fois sur le fond et sur des motifs de procédure. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

38. La requérante allègue que les instances internes n’ont pas assuré un examen indépendant et impartial de son affaire. Elle avance notamment que, compte tenu du fait que plusieurs de ses douze membres auraient été nommés sur des critères politiques – y compris le Procureur général qui a déclenché les procédures disciplinaires à son encontre –, le CSM n’était pas indépendant et impartial. Elle se plaint en outre qu’elle n’a pas pu contester les décisions du CSM devant un tribunal de pleine juridiction et que la Cour suprême de justice n’a pas opéré en l’espèce un contrôle suffisant, en violation de son droit d’accès à un tribunal. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »

1. Sur la recevabilité
1. Applicabilité de l’article 6 de la Convention

39. Faisant référence aux critères dégagés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, CEDH 2007‑II), le Gouvernement estime que l’article 6 de la Convention sous son volet civil est inapplicable en l’espèce. Il argue que le Parlement moldave, en modifiant la loi no 947, a établi la compétence du CSM pour examiner au fond les contestations des juges et la compétence de la Cour suprême de justice pour se prononcer seulement sur les questions de droit soulevées dans les recours formés contre les décisions du CSM. Il met également en exergue la décision de la Cour constitutionnelle du 2 juillet 2013 (paragraphe 28 ci-dessus) dans laquelle cette Haute juridiction a estimé que la modification en question de la loi no 947 a mis en place une procédure moins onéreuse et plus rapide, sans porter préjudice aux garanties procédurales, tout en étant conforme aux intérêts des magistrats et de l’État. Le Gouvernement conclut à l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec la Convention.

40. La requérante rétorque que les conditions d’exclusion de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention posées dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité) ne sont pas réunies en l’espèce. D’une part, elle souligne que le droit interne n’a pas exclu les juges de l’accès à un tribunal, mais qu’il s’agit en l’occurrence d’une limitation du droit d’accès à la Cour suprême de justice. D’autre part, elle soutient que le Gouvernement n’a pas fourni des motifs objectifs pour justifier cette limitation.

41. La Cour constate d’emblée que l’inapplicabilité en l’espèce de l’article 6 de la Convention sous son volet pénal ne prête pas à controverse entre les parties. Elle estime à son tour que les circonstances de la présente affaire ne lui permettent pas de parvenir à une conclusion différente (voir Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 43, 25 septembre 2018, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 122-27, 6 novembre 2018).

42. Quant à l’applicabilité du volet civil de l’article 6 de la Convention à des litiges concernant des juges, la Cour renvoie aux principes de sa jurisprudence Vilho Eskelinen et autres, tels que résumés dans le récent arrêt Grzęda c. Pologne ([GC], no 43572/18, §§ 257-64, 15 mars 2022). Elle rappelle que deux conditions doivent être cumulativement remplies pour pouvoir conclure à l’inapplicabilité de la protection consacrée à l’article 6 de la Convention. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (ibidem, § 261). La Cour a appliqué ces critères à de nombreux litiges relatifs à des procédures disciplinaires dirigées contre des juges (ibidem, § 263 et les affaires qui y sont citées).

43. En l’espèce, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement. Elle constate que les parties s’accordent à dire que la modification litigieuse de la loi no 947 n’a pas exclu l’accès à un tribunal pour les juges souhaitant contester la décision du CSM de leur infliger une sanction disciplinaire. De l’aveu même du Gouvernement, cette modification législative a seulement limité le contrôle opéré par la Cour suprême de justice dans ce type de litiges. À ce sujet, la Cour note que la requérante a effectivement fait usage de la possibilité qui lui était offerte d’introduire un recours devant la Cour suprême de justice et que cette dernière s’est prononcée dans l’affaire. La Cour estime donc que la première condition Eskelinen, telle qu’affinée dans l’arrêt Grzęda (précité, § 292), à savoir l’exclusion du droit d’accès à un tribunal, n’est pas remplie en l’espèce. Rappelant que les deux conditions énoncées dans l’arrêt Eskelinen sont cumulatives (ibidem, § 291), la Cour considère qu’il n’est pas nécessaire de rechercher dans le cas présent si la seconde condition a été satisfaite.

44. La Cour note par ailleurs avoir déjà jugé l’article 6 de la Convention applicable dans son volet « civil » à une procédure disciplinaire ayant abouti, comme en l’espèce, à l’infliction d’un blâme à un juge (Lorenzetti c. Italie (déc.), no 24876/07, § 39, 7 juillet 2015).

45. Au vu de ce qui précède, la Cour juge que l’article 6 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce dans son volet civil (voir également Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, § 123, 20 novembre 2012, Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, §§ 37-38, 9 juillet 2013, Denisov, précité, § 55, et Donev c. Bulgarie, no 72437/11, § 48, 26 octobre 2021).

46. Il y a donc lieu de rejeter l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione materiae formulée par le Gouvernement.

2. Non-épuisement des voies de recours internes

47. Dans ses observations sur le fond, le Gouvernement met en exergue le fait que, durant la procédure devant le CSM, la requérante n’a récusé aucun membre de cette institution, alors que la loi l’y autorisait. Il soutient que la requérante ne peut pas se plaindre ex post facto que les membres du CSM n’étaient pas suffisamment indépendants.

48. Interprétant cet argument du Gouvernement comme une exception de non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle que l’obligation pour un requérant de les épuiser n’exige que l’utilisation des recours à la fois relatifs aux violations incriminées et à même de redresser celles-ci. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi ils seraient dépourvus de l’accessibilité et l’effectivité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 52, 20 janvier 2020).

49. Se tournant vers le cas d’espèce, la Cour note que la composition du CSM est établie par la loi. Or, le Gouvernement ne démontre pas que la récusation de la moitié ou plus des membres du CSM avait des chances sérieuses d’aboutir. La Cour constate que les séances du CSM étaient délibératives si au moins deux tiers de ses membres y participaient (article 15 § 2 de la loi no 947 citée au paragraphe 24 ci-dessus). À supposer même que la récusation de la moitié ou plus des membres du CSM pouvait être sollicitée et accordée, la Cour relève que cela aurait manifestement mis le CSM dans l’impossibilité de statuer à l’égard de la requérante. La Cour observe que le Gouvernement ne soutient pas qu’il existait, dans un tel cas de figure, un dispositif légal permettant de remplacer les membres récusés du CSM. Elle remarque par ailleurs que le Gouvernement ne fait état d’aucune jurisprudence interne pertinente pour appuyer sa thèse. Partant, la Cour rejette l’exception tirée d’un non-épuisement des voies de recours internes.

3. Conclusion sur la recevabilité

50. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) La requérante

51. La requérante affirme que le CSM a manqué en l’espèce d’indépendance et d’impartialité. Elle précise que, sur douze membres de cette autorité, seulement six étaient des juges élus par leurs pairs. Elle ajoute que les trois membres d’office du CSM, à savoir le président de la Cour suprême de justice, le ministre de la Justice et le Procureur général, occupaient leur poste à la suite d’un vote du Parlement, et que trois autres membres du CSM étaient également élus par le Parlement. Elle avance que le droit interne ne garantissait pas que les décisions du CSM d’infliger une sanction disciplinaire à un juge aient été adoptées par au moins la moitié de ses membres juges. En outre, la requérante soutient qu’il n’existe aucune information, tel un procès-verbal, sur le vote du CSM dans son affaire. Ainsi, elle argue que rien ne prouve en l’espèce que le Procureur général s’était effectivement retiré et qu’il n’avait pas participé au vote du CSM. Par ailleurs, elle affirme que la majorité des membres du collège disciplinaire qui avaient examiné son affaire et décidé de lui appliquer des sanctions n’était pas composée de juges non plus.

52. Citant un avis à l’égard de l’Ukraine adopté par la Commission de Venise (paragraphe 34 ci-dessus), la requérante soutient que son affaire illustre beaucoup d’inquiétudes identifiées dans cet avis. Elle souligne notamment que le Procureur général a engagé des procédures disciplinaires à son encontre après qu’elle ait rendu des décisions défavorables au parquet général. Elle avance qu’il ne peut y avoir d’indépendance et d’impartialité de la justice quand une partie à une procédure a le pouvoir d’obtenir l’infliction d’une sanction disciplinaire contre un juge dont la décision ne lui convient pas. Elle affirme que cette pratique nie l’autorité judiciaire, porte atteinte à l’indépendance judiciaire et assujettit les juges au parquet général par crainte d’être révoqués ou d’être sanctionnés par le CSM à la demande du parquet général.

53. De plus, la requérante allègue ne pas avoir bénéficié d’un contrôle judiciaire suffisant. Elle relève que le seul recours sur le fond qu’elle pouvait exercer contre les décisions du collège disciplinaire était celui devant le CSM. Or, ce dernier manquait, selon elle, d’indépendance et d’impartialité au motif qu’il aurait été composé de membres nommés sur des critères politiques. En déplorant notamment l’absence d’information sur le vote et sur la présence en audience des membres du CSM, la requérante allègue que la procédure devant cet organe a été inefficace et que celle-ci s’analyse en un déni d’accès à un tribunal indépendant et impartial.

54. Quant à la Cour suprême de justice, la requérante avance que celle-ci n’a pas été en mesure d’effectuer un contrôle adéquat et équitable des décisions du CSM et n’a pas réparé les défauts des étapes antérieures de la procédure. Enfin, elle soutient que les juges de cette Haute juridiction, dont les carrières dépendaient également du CSM, n’ont pas non plus démontré avoir été indépendants et impartiaux.

b) Le Gouvernement

55. Le Gouvernement rétorque d’abord que le collège disciplinaire représente un tribunal au sens de l’article 6 de la Convention. Il avance que cette autorité relève d’un mécanisme d’autogouvernance public destiné à assurer le fonctionnement du système judiciaire à travers le contrôle qu’il opère sur les faits qui compromettent ou qui pourraient compromettre l’autorité de la justice. Il soutient que le collège disciplinaire est une autorité indépendante qui se prononce sur la responsabilité disciplinaire des juges, qui inflige, le cas échéant, des sanctions disciplinaires et qui délivre des décisions obligatoires. Même si cet organe a été créé auprès du CSM, le Gouvernement argue que ce dernier fournit au premier seulement une assistance organisationnelle et de secrétariat, et que le collège disciplinaire est une entité séparée, régie par une loi distincte. Il précise que les membres du CSM ne peuvent pas être siéger au sein du collège disciplinaire, ce qui prouverait, à ses yeux, l’indépendance de ce dernier. Il soutient également que les deux décisions du collège disciplinaire à l’égard de la requérante ont été adoptées par une majorité de membres juges.

56. En outre, le Gouvernement assure que, dans le cadre de la procédure devant le collège disciplinaire, la requérante a bénéficié de toutes les garanties nécessaires. Il relève que celle-ci disposait du droit de participer aux audiences relatives à son affaire, d’être assistée par un défenseur, de demander à produire des preuves, de fournir des explications et de contester les décisions adoptées devant le CSM, et que la requérante a effectivement fait usage de ces droits.

57. Quant au CSM, le Gouvernement soutient que la présence du Procureur général n’a pas porté atteinte à l’indépendance et à l’impartialité de cette autorité. Il affirme que, en application de l’article 24 § 5 de la loi no 947 (paragraphe 24 ci-dessus), le Procureur général a seulement engagé des procédures disciplinaires à l’encontre de la requérante et que par la suite celui-ci n’a plus participé à ces procédures. Il avance que ce point distingue la présente affaire de l’affaire Oleksandr Volkov c. Ukraine (no 21722/11, 9 janvier 2013), où il était question de la présence du Procureur général au sein d’une autorité chargée de la nomination, de la sanction et de la révocation des juges. Le Gouvernement renvoie également aux conclusions opérées dans la décision du 28 juin 2012 de la Cour constitutionnelle, selon lesquelles la possibilité pour le Procureur général d’engager une procédure disciplinaire contre les juges ne porte pas atteinte au principe d’indépendance des juges ni au droit à un procès équitable (paragraphe 27 ci-dessus).

58. Il précise en outre que, dans le cadre de la première procédure disciplinaire contre la requérante, la moitié des membres du CSM étaient des juges, à savoir, cinq magistrats élus par leurs pairs auxquels s’ajoute le président de la Cour suprême de justice (sur un total de douze membres). Quant à la seconde procédure, il relève que les juges étaient majoritaires dans la composition du CSM : six juges élus par leurs pairs et le président de la Cour suprême de justice (toujours sur un total de douze membres). Le Gouvernement allègue que la composition du CSM dans les deux cas offrait des garanties suffisantes d’indépendance et d’impartialité.

59. Le Gouvernement renvoie également aux conclusions opérées dans la décision de la Cour constitutionnelle du 2 juillet 2013 (paragraphe 28 ci‑dessus), selon lesquelles le fait que la majorité des membres du CSM étaient des juges indépendants assurait en principe l’adoption par cette autorité de décisions équitables.

60. Pour ce qui est enfin de la Cour suprême de justice, le Gouvernement relève que le contrôle opéré par celle-ci dans la présente affaire était conforme au droit applicable et dans les limites de sa juridiction. Il soutient que la Cour suprême de justice a agi en tant que tribunal susceptible de réparer tout défaut de procédure éventuellement survenu devant le collège disciplinaire ou le CSM.

2. Appréciation de la Cour

61. Lorsque l’article 6 § 1 de la Convention trouve, comme en l’espèce, à s’appliquer à des procédures disciplinaires, la Cour rappelle que la Convention requiert la mise en place, pour le moins, d’un des deux mécanismes suivants : soit les organes professionnels disciplinaires répondent eux-mêmes aux exigences de l’article 6 de la Convention, soit ils ne les remplissent pas mais la procédure devant eux est soumise à un contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58, Fazia Ali c. Royaume-Uni, no 40378/10, § 75, 20 octobre 2015, et Eminağaoğlu c. Turquie, no 76521/12, §§ 94 et 103, 9 mars 2021, et les affaires qui y sont citées).

62. Dans le cas d’espèce, il n’est pas contesté par les parties que la Cour suprême de justice n’avait pas la compétence pour examiner les questions de fait, la qualification juridique des actes reprochés à la requérante ni la proportionnalité des sanctions disciplinaires infligées. À ce titre, la Cour tient notamment compte des arguments du Gouvernement relatifs à son exception d’irrecevabilité ratione materiae (paragraphe 39 ci-dessus). Elle estime que la Cour suprême de justice ne disposait dès lors pas d’un contrôle de pleine juridiction, au sens de l’article 6 de la Convention, dans les deux procédures disciplinaires dirigées contre la requérante (voir, mutatis mutandis, Albert et Le Compte, précité, § 36, Oleksandr Volkov, précité, §§ 124-29, Denisov, précité, § 74-78, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 212-14 ; contrairement à la situation en cause dans Donev, précité, §§ 88-90). Elle est confortée dans ce constat par les conclusions de la Cour constitutionnelle moldave, opérées dans sa décision du 14 mai 2018 (paragraphe 29 ci-dessus).

63. Dans ces conditions, il incombe à la Cour de rechercher si les deux instances disciplinaires, à savoir le collège disciplinaire et le CSM, répondaient, quant à eux, aux exigences de l’article 6 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gubler c. France, no 69742/01, §§ 26 et 27, 27 juillet 2006).

64. La Cour renvoie à cette fin à sa jurisprudence relative aux exigences d’indépendance et d’impartialité objective posées par l’article 6 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 144-50).

65. En ce qui concerne, tout d’abord, l’impartialité objective, il convient de se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 96, CEDH 2009, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 76, CEDH 2015).

66. Pour établir, ensuite, si un tribunal peut passer pour « indépendant » au regard de l’article 6 de la Convention, la Cour prend en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (voir, parmi beaucoup d’autres, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 144).

67. La Cour rappelle que les exigences d’indépendance et d’impartialité objective sont fortement liées (Sacilor-Lormines c. France, no 65411/01, § 62, CEDH 2006‑XIII) et qu’elles entretiennent elles-mêmes un lien très étroit avec celle du « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, §§ 231-34 et 295).

68. La Cour renvoie aux critères qu’elle a retenus pour évaluer l’indépendance et l’impartialité du Conseil supérieur de la magistrature ukrainien (Oleksandr Volkov, précité, §§ 109-15, et Denisov, précité, §§ 68‑69). Elle rappelle que, s’agissant des procédures disciplinaires dirigées contre des juges, elle a souligné la nécessité qu’un nombre important des membres de l’organe disciplinaire soient eux-mêmes juges, ce qui donne un gage certain d’impartialité (Oleksandr Volkov, précité, § 109, et Xhoxhaj c. Albanie, no 15227/19, § 299, 9 février 2021).

a) Collège disciplinaire

69. La Cour note que le seul reproche formulé par la requérante au sujet du collège disciplinaire tient au fait que celui-ci n’est pas composé majoritairement de juges (paragraphe 51 in fine ci-dessus).

70. La Cour a déjà exprimé sa préoccupation lorsque des membres non‑juges constituaient une majorité capable de juger de l’issue de la procédure disciplinaire relative à un magistrat (Oleksandr Volkov, précité, §§ 109-11, et Grzęda, précité, § 305 in fine).

71. En l’espèce, la Cour observe que, selon le droit interne (paragraphe 23 ci-dessus), le collège disciplinaire était composé de cinq membres juges élus par leurs pairs et cinq professeurs de droit nommés par le CSM ou le ministre de la Justice. Elle relève également que le collège disciplinaire devait examiner les affaires dont il était saisi en présence d’au moins deux tiers de ses membres et que, dans les deux procédures disciplinaires dirigées contre la requérante, ceux-ci étaient au nombre de neuf et sept respectivement (paragraphes 8 et 16 ci-dessus). En l’occurrence, la Cour constate que le Gouvernement n’a pas étayé ses affirmations selon lesquelles les juges étaient majoritaires dans les formations du collège disciplinaire qui se sont prononcées dans ces deux procédures.

72. Cela étant, eu égard aux conclusions opérées ci-dessous au sujet du CSM, qui constitue l’instance de recours contre les décisions prises par le collège disciplinaire, la Cour estime qu’il ne s’impose pas d’examiner plus en avant la question de savoir si le collège disciplinaire répondait aux exigences d’indépendance et d’impartialité requises par l’article 6 de la Convention.

b) Conseil supérieur de la magistrature

73. La Cour note que cette partie du grief de la requérante porte sur le manque allégué d’indépendance et d’impartialité du CSM en raison de la présence, en son sein, des trois membres d’office, à savoir le ministre de la Justice, le Procureur général et le président de la Cour suprême de justice, ainsi que des professeurs de droit qui seraient élus sur la base de considérations politiques par le Parlement. La requérante dénonce également le rôle joué par le Procureur général dans les deux procédures disciplinaires la concernant.

74. La Cour observe que, dans la première procédure disciplinaire dirigée contre la requérante, le CSM s’est prononcé avant la modification législative du 31 août 2012 et qu’il était composé des trois membres d’office précités, de cinq juges élus par leurs pairs et de quatre professeurs de droit (paragraphe 24 ci-dessus). Quant à la seconde procédure disciplinaire, le CSM s’est prononcé après cette date. Outre les trois membres d’office, il était composé de six juges élus par leurs pairs et de trois professeurs de droit (paragraphe 25 ci-dessus).

75. Pour ce qui est, d’abord, de la qualité de membre de droit du ministre de la Justice, la Cour relève qu’il s’agit d’un membre du Gouvernement, soit du pouvoir exécutif. À ce sujet, elle rappelle l’importance que revêt la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire dans sa jurisprudence (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 144, Xhoxhaj, précité, § 295, et Grzęda, précité, § 304). Elle considère que la présence, même simplement passive, d’un membre du Gouvernement au sein d’un organe habilité à sanctionner disciplinairement des magistrats est, en soi, extrêmement problématique au regard des exigences de l’article 6 de la Convention et singulièrement de l’exigence d’indépendance de l’organe disciplinaire (voir également en ce sens les préoccupations de la Commission de Venise et du Conseil consultatif de juges européens mentionnées respectivement aux paragraphes 33 et 36 ci-dessus).

76. S’agissant, ensuite, du Procureur général, la Cour rappelle avoir déjà jugé, dans des affaires concernant l’Ukraine, que la présence du Procureur général au sein du CSM en tant que membre de droit était source de préoccupations eu égard au rôle du parquet dans la justice interne (Oleksandr Volkov, précité, § 114, et Denisov, précité, §§ 68 et 70). Elle note que, dans le système juridique moldave, tout comme dans celui de l’Ukraine, le Procureur général se trouve au sommet de la hiérarchie du parquet, qu’il supervise tous les procureurs et qu’il participe comme ces derniers à de nombreuses affaires dont les juges sont saisis. Dans ces conditions, la Cour considère que les conclusions énoncées dans ces affaires ukrainiennes quant à la présence du Procureur général dans le CSM sont pertinentes dans le cas d’espèce. Ainsi, la présence du Procureur général dans un organe intervenant dans la discipline des juges s’avère également problématique au regard des exigences d’impartialité et d’indépendance requises par l’article 6 de la Convention. Le risque est en effet que les juges n’officient pas de manière impartiale dans les affaires dont ils sont saisis par crainte d’être sanctionnés disciplinairement ou que le Procureur général n’agisse pas de manière impartiale envers les juges dont il désapprouve les décisions (Oleksandr Volkov, précité, § 114).

77. Aux yeux de la Cour, la qualité de membre de droit du Procureur général au sein du CSM était d’autant plus problématique que les deux procédures disciplinaires à l’encontre de la requérante ont été engagées par le Procureur général (paragraphes 6 et 15 ci-dessus). Certes, le Gouvernement allègue que celui-ci s’était retiré des délibérations du CSM, comme l’exigeait la loi (paragraphe 57 ci-dessus). Cela étant, et comme le souligne la requérante, la Cour constate que rien dans le dossier ne permet de confirmer cette affirmation du Gouvernement. En effet, il apparait qu’aucun procès-verbal n’a été dressé à l’issue des délibérations du CSM. En outre, les deux décisions du CSM adoptées en l’espèce étaient signées seulement par le président du CSM, sans mention des membres ayant pris part aux délibérations (paragraphes 10 et 18 ci-dessus). La Cour rappelle que, en la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (« il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous ») (voir, parmi beaucoup d’autres, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 149, et Beg S.p.a. c. Italie, no 5312/11, § 132, 20 mai 2021). En l’espèce, elle estime que le manque de transparence sur le rôle du Procureur général dans la prise de décision par le CSM était source tout à fait légitime de préoccupation quant au risque de partialité de ce dernier (voir, pour les cas avérés de confusion entre les fonctions liées à l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre un juge et celles de prise de décision dans la même procédure, Oleksandr Volkov, précité, § 115, Kamenos, précité, §§ 107-08, et Denisov, précité, § 71 ; et contrairement à la situation en cause dans Xhoxhaj, précité, § 306).

78. Le Gouvernement prétend encore, en se référant à la décision de la Cour constitutionnelle du 2 juillet 2013, que le fait que le ministre de la Justice et le Procureur général ne présentent pas les garanties nécessaires d’impartialité et indépendance, ne porte pas atteinte à l’impartialité et à l’indépendance du CSM en raison du caractère collégial du CSM (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour ne peut souscrire à cette thèse. Compte tenu du secret des délibérations, il est impossible de spéculer sur l’influence effective du ministre de la Justice et/ou du Procureur général sur les décisions du CSM adoptées dans les procédures de la requérante (voir Stoimenovikj et Miloshevikj c. Macédoine du Nord, no 59842/14, §§ 39 et 41, 25 mars 2021, et les affaires qui y sont citées).

79. Enfin, pour ce qui est de la présence des professeurs de droit au sein du CSM, la Cour note que ceux-ci étaient élus par le Parlement par un vote à la majorité simple des députés, sur la proposition d’au moins vingt députés (paragraphe 24 ci-dessus).

80. D’une part, elle rappelle que la notion même de « tribunal » implique que celui-ci se compose de juges, qu’ils soient professionnels ou non, sélectionnés sur le critère du mérite, car cela, entre autres, est crucial pour préserver la confiance du public dans la justice et sert de garantie supplémentaire à l’indépendance des juges (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, §§ 220 et 222, et Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne, nos 49868/19 et 57511/19, § 273, 8 novembre 2021). En l’espèce, elle remarque que le Gouvernement ne soutient pas, et il ne ressort pas davantage de la législation interne produite devant elle, que les candidats devaient remplir un quelconque critère prédéterminé de sélection, excepté le fait d’être titulaire d’un poste de professeur en droit. Il apparait dès lors que les députés, notamment ceux de la majorité, disposaient d’une large discrétion dans le choix des candidats (voir les standards élaborés par le Conseil consultatif de juges européens, cités au paragraphe 36 ci-dessus).

81. D’autre part, la Cour n’est pas en mesure de conclure au vu des éléments dont elle dispose qu’il existait un processus clair et transparent de sélection des candidats présentés au vote du Parlement. À ce titre, elle tient également compte de la préoccupation du GRECO quant à l’absence d’une procédure équitable et transparente de sélection des membres non judiciaires du CSM (paragraphe 92 du rapport GRECO cité au paragraphe 35 ci-dessus).

82. Dans ces conditions, la Cour juge que le processus de sélection des professeurs de droit n’offrait pas suffisamment de garanties d’indépendance.

83. L’ensemble des éléments ci-dessus suffit à la Cour pour considérer que les exigences d’indépendance et d’impartialité n’étaient pas réunies en l’espèce dans le chef du CSM ayant statué sur le cas de la requérante (voir mutatis mutandis Oleksandr Volkov, précité, § 117, et Denisov, précité, § 72).

84. La Cour prend toutefois note qu’à la suite de la récente modification de la Constitution (paragraphe 22 ci-dessus), la composition du CSM a été modifiée, en ce sens que les trois membres de droit, dont le ministre de la Justice et le Procureur général, n’en font plus partie et qu’il est précisé que les membres non-juges du CSM doivent être sélectionnés sur la base du critère du mérite, par un vote à la majorité qualifiée du Parlement et à l’issue d’une procédure transparente.

85. À l’aune de ce qui précède, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée à l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial dans les deux procédures disciplinaires conduites à l’encontre de la requérante.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

86. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

87. La requérante demande 12 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.

88. Le Gouvernement conteste cette prétention.

89. La Cour estime que la requérante a dû subir un dommage moral que le constat de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Statuant en équité, elle lui octroie 3 600 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

90. La requérante réclame 28 025 lei moldaves (soit 1 355 EUR selon le taux de change en vigueur au moment où cette prétention a été formulée) au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Elle fournit un décompte détaillé des heures de son représentant ainsi que des justificatifs.

91. Le Gouvernement estime cette demande non étayée et excessive.

92. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d’autres, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 291, 14 septembre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante l’intégralité de la somme demandée, à savoir 1 355 EUR, pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 1 355 EUR (mille trois cent cinquante-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 février 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président


Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Tribunal impartial;Tribunal indépendant);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : CATANĂ
Défendeurs : RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

Références :

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ȘIȘIANU A.

Origine de la décision
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Date de la décision : 21/02/2023
Date de l'import : 22/02/2023

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 001-223105

Source

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