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07/07/2022 | CEDH | N°001-218457

CEDH | CEDH, AFFAIRE SAFI ET AUTRES c. GRÈCE, 2022, 001-218457


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SAFI ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 5418/15)

ARRÊT

Art 2 (procédural) • Absence d’enquête effective des autorités nationales sur le naufrage de réfugiés ayant entraîné la mort de certains • Absence d’examen du contenu des dépositions des réfugiés présentant des défaillances très sérieuses avant leur inclusion dans le dossier de l’affaire • Pas de participation adéquate des requérants à la procédure • Autres pistes d’investigation s’imposant de toute évidence non poursuivies

Art 2 (matériel)

Obligations positives • Vie • Omissions et retards concrets des autorités nationales dans la conduite et l’organisation...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SAFI ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 5418/15)

ARRÊT

Art 2 (procédural) • Absence d’enquête effective des autorités nationales sur le naufrage de réfugiés ayant entraîné la mort de certains • Absence d’examen du contenu des dépositions des réfugiés présentant des défaillances très sérieuses avant leur inclusion dans le dossier de l’affaire • Pas de participation adéquate des requérants à la procédure • Autres pistes d’investigation s’imposant de toute évidence non poursuivies

Art 2 (matériel) • Obligations positives • Vie • Omissions et retards concrets des autorités nationales dans la conduite et l’organisation de l’opération de sauvetage des réfugiés • Garde-côtes ayant une obligation de moyens et non de résultat de réussir le sauvetage de toute personne en situation de danger en mer • Décisions difficiles et rapides devant être prises par le commandant, généralement à sa discrétion, et l’équipage d’un bateau étatique impliqué dans le sauvetage de personnes en mer et devant s’inspirer de l’effort primordial de garantir le droit à la vie des personnes se trouvant en danger

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Fouilles corporelles sur les réfugiés naufragés, à leur arrivée sur une île grecque, obligés par les forces de l’ordre de se déshabiller en même temps et au même endroit, devant au moins treize personnes

STRASBOURG

7 juillet 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Safi et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Marko Bošnjak, président,

Péter Paczolay,

Krzysztof Wojtyczek,

Alena Poláčková,

Erik Wennerström,

Raffaele Sabato,

Ioannis Ktistakis, juges,

et de Renata Degener, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 novembre 2019 et le 14 juin 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 5418/15) dirigée contre la République hellénique par treize ressortissants afghans, deux ressortissants syriens et un ressortissant palestinien, dont les noms figurent en annexe (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 21 janvier 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes M. Papamina, K. Tsitselikis, I.-M. Tzeferakou, K. Papapantoleon, I. Kourtovik, V. Papadopoulos, E. Spathana, V. Tsipoura et P. Christopoulos, avocats aux barreaux d’Athènes et de Thessalonique. Par une lettre datée du 3 avril 2016, Me V. Papadopoulos a informé la Cour qu’il ne représentait plus les requérants. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les déléguées de son agent, Mme S. Charitaki, conseillère auprès du Conseil juridique de l’État, et Mme A. Magrippi, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.

3. Les requérants alléguaient en particulier une violation des articles 2, 3, et 13 de la Convention.

4. Le 22 février 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

ΙNTRODUCTION

5. La requête concerne un naufrage qui s’est produit le matin du 20 janvier 2014 en mer Égée, au large de l’île de Farmakonisi, ayant entraîné la mort de onze personnes.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Tout en tenant compte de la situation individuelle des requérants, pour des raisons pratiques et eu égard au nombre de ceux-ci, la Cour les désignera par les numéros qui correspondent à l’énumération de ceux-ci dans l’annexe au présent arrêt.

7. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1. La genèse de l’affaire

8. Le 20 janvier 2014, un bateau de pêche transportant vingt-sept ressortissants étrangers fit naufrage en mer Égée, au large de l’île de Farmakonisi. Ce naufrage entraîna la mort des proches des requérants, à savoir l’épouse et les quatre enfants du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 1 (Nazparwar Esakhil, Noman Safi, Mohammad Safi, Hanifa Safi, Malalai Safi), l’épouse et les trois enfants du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 2 (qui sont également la mère, la sœur et les deux frères des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 4 et 5) (Maleka Azimi, Narges Ahmadi, Mohebal Irahman Ahmadi et Muslim Ahmadi), ainsi que l’épouse et l’enfant du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 7 (Elaha Azizi et Behzad Azizi).

2. Sur les événements survenus le 20 janvier 2014
1. La version des requérants

9. Les requérants décrivent notamment comme suit les événements survenus le 20 janvier 2014. Le naufrage a été causé par le remorquage à très grande vitesse de leur embarcation par un bateau des garde-côtes qui cherchait à les refouler vers les côtes turques. Les garde-côtes avaient commis des omissions importantes lors de l’opération de sauvetage, ce qui aurait contribué à la mort des proches des trois premiers requérants.

10. Le soir du 19 janvier 2014, les requérants et leurs proches, qui se seraient trouvés sur la côte turque, ont pris place à bord du bateau de pêche turc « Conzuru » dans le but d’atteindre les côtes grecques. Après une heure et trente minutes de voyage, tôt le matin du 20 janvier 2014, le bateau de pêche est arrivé dans les eaux territoriales grecques et se trouvait alors très proche des côtes. Les femmes et les enfants, y compris la requérante figurant à l’annexe sous le numéro 10 et son fils, mineur à l’époque des faits (le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 15), ainsi que le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 2, étaient dans la cabine du bateau. Les autres requérants se trouvaient sur le pont.

11. Le moteur du bateau a alors cessé de fonctionner et l’embarcation a commencé à dériver. Selon le service météorologique et l’institut d’océanographie, les vents, de sud-est, étaient d’une force de quatre à cinq sur l’échelle de Beaufort. La hauteur des vagues, également de sud-est, était de 0,7 m en moyenne et atteignait 1,2 m au maximum.

12. Dans le contexte de l’opération européenne mixte Poséidon 2014 de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), le bateau de chasse des garde-côtes (λιμενικό καταδιωκτικό σκάφος) PLS 136 (« le PLS 136 »), qui aurait eu un équipage de quatre personnes, était apparu et s’était approché du bateau de pêche. Les garde-côtes ont demandé aux passagers de celui-ci de rentrer en Turquie et ont tiré en l’air. Le PLS 136 a effectué des mouvements d’identification (αναγνωριστικές κινήσεις) autour du bateau de pêche avant de l’aborder (το πλεύρισε). Deux garde-côtes sont montés à bord de l’embarcation et, leurs armes à la main, ont ordonné aux passagers du bateau de s’asseoir sur le pont. À cet instant et au cours de toute l’opération, ces derniers ont demandé de l’aide en criant aux garde-côtes que, sur le bateau, il y aurait eu des femmes et des enfants, et leur ont montré deux des enfants (le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 15 ainsi que l’un des enfants du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 1, qui a finalement perdu la vie) qui se seraient trouvés dans la cabine du bateau, afin de faire comprendre à l’équipage du bateau des garde-côtes que des femmes et des enfants se seraient bel et bien trouvés à bord de l’embarcation. Un des garde-côtes a attaché une corde de dix mètres de long à un point d’ancrage situé à la proue du bateau de pêche (πρωραία δέστρα). Le remorquage du bateau de pêche par le PLS 136 en direction des côtes turques et en éloignement du rivage de l’île de Farmakonisi a ensuite commencé et s’est déroulé en deux phases. Durant les deux phases du remorquage, la vitesse du PLS 136 était élevée. Ceci a eu pour effet d’élever la proue du bateau de pêche et de causer des entrées d’eau par les côtés du pont de l’embarcation et au niveau de la poupe (η εισροή στο πρυμναίο μέρος του καταστρώματος αυτού υδάτων από τις πλευρές). Avant le début du remorquage, il n’y avait pas d’eau dans le bateau de pêche.

13. Durant la première phase du remorquage, qui aurait duré au moins quinze minutes, le point d’ancrage situé à la proue du bateau de pêche a été arraché en raison : a) de la faible longueur de la corde de remorquage ; b) du brusque démarrage et des changements de vitesse abrupts pendant le remorquage ; c) du contrôle insatisfaisant du régime du moteur et de la poussée des jets d’eau causés par le PLS 136 afin de maintenir une vitesse de remorquage plus faible et d) de la position non horizontale de la corde de remorquage, ce qui aurait causé une tension complexe dans celle-ci (σύνθετη καταπόνηση της δέστρας). À la suite de l’arrachement du point d’ancrage situé à la proue du bateau de pêche, le PLS 136 s’est de nouveau approché du bateau en question. Les deux garde-côtes sont remontés à bord du PLS 136. Ils y sont restés et ont jeté la même corde de dix mètres au requérant figurant à l’annexe sous le numéro 14 en lui ordonnant de l’attacher au bateau de pêche et en particulier aux pavois de la proue (πρωραία ρέλια). Le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 14 s’est exécuté.

14. Les requérants ont demandé de l’aide en montrant de nouveau aux garde-côtes le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 8, à l’époque âgé de seulement quinze mois. Le deuxième remorquage a recommencé, à une vitesse élevée et avec des manœuvres dangereuses. Il a duré moins longtemps que le premier. La proue du bateau de pêche s’est élevée, le pont au niveau de la poupe s’est abaissé en raison de la manière de remorquage, de la faible longueur de la corde et de l’arrachement du point d’ancrage. De l’eau a continué à envahir le bateau de pêche et les requérants ont essayé d’écoper au moyen d’un pot. Ceux-ci ont alors crié à l’aide pour que le PLS 136 s’arrête et ont de nouveau montré le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 8 aux garde-côtes en les suppliant de le prendre à bord de leur bateau. Le PLS 136 s’est arrêté et s’est approché du bateau de pêche. Ce dernier était toujours attaché au bateau des garde-côtes par la corde de remorquage et penchait vers l’arrière. Les requérants ont demandé de l’aide à plusieurs reprises. Certains d’entre eux sont sortis de la cabine : la requérante figurant à l’annexe sous le numéro 10 avec son fils (le requérant figurant sous le numéro 15), le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 2, l’épouse de ce dernier, M.A., et leur enfant, A.I.M. L’un des garde-côtes a alors coupé la corde de remorquage. Le bateau de pêche a immédiatement chaviré. Les passagers qui étaient à l’extérieur de la cabine se sont retrouvés dans la mer, risquant de se noyer, tandis que les passagers restants, à savoir les femmes et les enfants, se sont trouvés acculés dans la cabine.

15. L’entrée de l’eau dans le bateau de pêche était due à la manière dont le remorquage aurait été effectué et notamment à la faible longueur de la corde, au fait que la proue aurait été soulevée, au sillage du bateau des garde-côtes et à l’arrachement du point d’ancrage situé à la proue de l’embarcation. L’entrée d’eau dans le bateau a provoqué une carène liquide (ελεύθερη επιφάνεια) tant sur le pont que dans la coque et la cabine. Dans ces conditions, étant donné également les conditions de houle et le centre de gravité élevé de l’embarcation (en raison de la présence de l’ensemble des passagers sur le pont et de la traction de la corde de remorquage vers le haut), le chavirement du bateau était inévitable.

16. Se référant à leurs dépositions devant le procureur près le tribunal de la marine nationale du Pirée (« le tribunal maritime ») et devant la juge d’instruction du tribunal de première instance de Kos, les requérants indiquent ce qui suit. L’équipage du PLS 136 n’a pas lancé de gilets ni d’autres moyens de sauvetage et n’a entrepris aucune action afin de sauver les passagers du bateau de pêche. Au contraire, dans certains cas, il a empêché les personnes tombées à la mer de grimper à bord du PLS 136. Malgré les difficultés, les requérants sont parvenus à monter sur le bateau des garde-côtes, tandis que les autres passagers (les membres de la famille des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1, 2, 4, 5 et 7) se sont noyés. En particulier, l’épouse et l’enfant du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 2 (respectivement la mère et le frère des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 4 et 5), se sont noyés sous leurs yeux. Le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 14, qui se serait alors trouvé sur le bateau des garde-côtes, a plongé afin de secourir les naufragés, sans succès.

17. Le 20 janvier 2014 à 2 h 13, l’équipage du PLS 136 a notifié par téléphone le centre national de coordination de la recherche et du sauvetage (« le centre national de coordination ») (Εθνικό Κέντρο Συντονισμού Έρευνας και Διάσωσης) de la situation suivante : « à la position (...) détection d’un A/K [le bateau de pêche] à moitié submergé avec environ trente passagers, quinze personnes ont été récupérées et [nous procédons] à la récupération des [passagers] restants, certains d’entre eux [étant] acculés à l’intérieur du bateau ».

18. Tel qu’il ressort de l’extrait du journal des événements, le centre national de coordination n’a été informé de l’opération qu’après le naufrage et la récupération des survivants. Aucun enregistrement électronique permettant d’obtenir des informations objectives sur l’opération n’existe. La position du naufrage du bateau de pêche mentionnée par l’équipage du PLS 136 au centre national de coordination n’est corroborée par aucun enregistrement électronique ni par un radar.

19. À 2 h 16, le PLS 136 a communiqué au centre national de coordination les informations suivantes : « (...) problème grave dans la salle des machines (μηχανοστάσιο), possible départ de feu, impossible d’entrer dans la salle des machines et [présence] sur le pont de quinze à seize personnes secourues. Le A/K est submergé et il est possible que des personnes y soient bloquées, mais toutes les [personnes] ayant été localisées à la surface de la mer ont été recueillies. Le PLS 136 ne peut pas rester pour des raisons de sécurité et se dirige vers Farmakonisi ».

20. À 2 h 21, les bateaux se trouvant à proximité ont reçu l’ordre de se mettre immédiatement en route pour la zone du naufrage. À 2 h 25, un signal d’urgence international a été émis. Par la suite, une série d’actions a été ordonnée afin de secourir les naufragés. À 2 h 30, le PLS 136 a accosté au port de Farmakonisi avec les rescapés.

21. À 3 h 32, soit une heure après le naufrage, un premier bateau est arrivé sur la zone du naufrage. À 3 h 50, les autorités grecques en ont informé le centre national de coordination de la recherche et du sauvetage turc. À 8 h 12, soit six heures après le naufrage, l’autorité portuaire de Leros a envoyé au procureur du tribunal de première instance de Kos un signal intitulé : « Sauvetage de seize migrants illégaux et déroulement des recherches pour retrouver douze disparus dans la région maritime de l’île de Farmakonisi ». Dans ce signal, il fut mentionné que le bateau de pêche avait été localisé par le PLS 136 à 1 h 25.

22. À 16 h 10, le PLS 136 a fait la déclaration suivante : « Douze personnes (neuf enfants et trois femmes) disparus, aucun d’entre eux ne portait de gilet de sauvetage, les deux bouées de sauvetage ont été lancées » (annexe 25).

23. À 16 h 40, les requérants ont été transférés sur l’île de Leros. À 16 h 48 et à 16 h 55, le centre national de coordination de la recherche et du sauvetage turc a informé le centre national de coordination grec qu’un navire de garde-côtes turc avait localisé les cadavres d’un garçon et d’une femme et les avait récupérés. À 21 h 45, l’autorité maritime de Leros a envoyé au procureur du tribunal de première instance de Kos une « répétition correcte » du signal de 8 h 12, apportant quelques changements à ce dernier. En particulier, selon le rapport du 21 h 45, le bateau de pêche a été localisé non pas à 1 h 25 mais à 2 heures, il transportait un nombre inconnu de passagers, le remorquage a commencé à 2 h 10 et vers 2 h 15 les passagers ont bougé sur le bateau, deux des passagers, à savoir une femme et un enfant, sont tombés à la mer et le bateau s’est ensuite enfoncé. Dans ce rapport, les coordonnées de localisation et du naufrage du bateau de pêche sont les mêmes.

24. Les requérants indiquent enfin que, lors d’une interview accordée à un journaliste en octobre 2013, le ministre de la Marine nationale de l’époque avait déclaré : « La première chose qu’on fait est de dire aux autorités turques de venir les chercher et de les récupérer (...) s’ils n’ont pas traversé la frontière ou, de toute façon, de les renvoyer côté turc ». Selon les requérants, il avait ajouté que les garde-côtes avaient déjà arrêté environ 7 000 personnes et que « le nombre des migrants (...) que nous empêchons [d’arriver en Grèce] en est un multiple ».

2. La version du Gouvernement

25. Le Gouvernement se réfère aux faits tels que décrits par l’arrêt no 19/2015 de la cour d’appel du Dodécanèse en formation de trois juges (paragraphe 58 ci-dessous), par l’ordonnance no 18/2015 de la chambre du tribunal maritime (paragraphe 79 ci-dessous), par l’acte no 263/2014 du procureur près le tribunal maritime (paragraphe 69 ci-dessous) et par l’ordonnance no 2153/2014 du procureur près le tribunal militaire du Pirée (paragraphe 83 ci-dessous).

26. Il décrit notamment comme suit les événements en cause.

27. Le 20 janvier 2014 entre 1 h 40 et 1 h 45, N.B., membre de l’équipage du PLS 136, a informé par téléphone K.G., capitaine de seconde classe, qui était le responsable « de la coordination et de la gestion des incidents liés à l’immigration illégale en mer Égée » et travaillait à la direction de la protection des frontières maritimes du corps des garde-côtes, que le PLS 136 s’était hâté d’identifier et de contrôler un « objectif suspect » détecté par le poste militaire de Farmakonisi. En arrivant là où se trouvait le bateau en question, à une distance de 1,5 mille marin des côtes de Farmakonisi, l’équipage du PLS 136 a constaté qu’il s’agissait d’un bateau de pêche en bois à moteur, d’une longueur de 9 mètres, renommé « Conzuru », doté d’une construction métallique et d’une cabine et sur lequel se trouvaient vingt-sept étrangers, dont trois femmes et neuf enfants.

28. Le nombre des passagers excédait la limite maximale autorisée et les conditions météorologiques étaient défavorables (vent de force cinq sur l’échelle de Beaufort et forte houle). Le bateau de pêche était mal entretenu et impropre à la navigation car il n’aurait pas eu de matériel de sauvetage, d’équipement de protection ni de feux de navigation à l’exception des feux de côté. Eu égard à ces informations, K.G. a ordonné à N.B. de mettre en sécurité le bateau de pêche avec ses passagers au port de Farmakonisi.

29. Le remorquage du bateau de pêche par le PLS 136 a alors commencé. Les membres de l’équipage O.M. et I.T. sont montés à bord de l’embarcation et ont fixé une corde à un point stable de la proue, à l’aide de laquelle ils auraient commencé le remorquage à petite vitesse (4 milles nautiques à l’heure environ) en direction du nord-est de l’île de Farmakonisi, afin d’éviter le danger pour les bateaux en raison de la forte houle. En raison de la faible capacité du bateau de pêche et des fortes vagues, la panique s’est emparée des passagers ce qui aurait eu pour conséquence le chavirement du bateau. Les passagers se sont alors retrouvés à la mer.

30. À 2 h 13, l’équipage du PLS 136 a rapporté au centre national de coordination la localisation du bateau à moitié naufragé et l’a informé de la présence à son bord d’environ trente passagers, dont quinze avaient selon lui déjà été recueillis, et du fait que l’équipage était en train de récupérer les passagers restants, dont certains auraient été acculés dans la cabine.

31. À 2 h 16, le capitaine du PLS 136 a de nouveau communiqué avec le centre national de coopération et a indiqué que le bateau de pêche avait fait naufrage, probablement avec des personnes coincées dans la cabine, que le PLS 136 avait un problème grave en salle des machines en raison de fumée provoquée probablement par un feu, et que les membres de l’équipage ne pouvaient pas y entrer en raison de la présence des rescapés sur le pont. Le capitaine du PLS 136 a estimé que, pour des raisons de sécurité, ils devaient se diriger vers Farmakonisi, étant donné que toutes les personnes ayant été localisées à la surface de la mer avaient selon lui été recueillies. Le PLS 136 a recueilli seize personnes. Celles-ci ont déclaré que douze personnes avaient disparu.

32. À 2 h 25, le centre national de coopération a transmis un message d’alerte « Mayday Relay » via la station côtière Olympia Radio afin que des bateaux navigants à proximité soient informés de la situation et aillent rapidement prêter assistance aux naufragés. Il a en outre informé le centre national de coordination de la recherche et du sauvetage turc afin qu’une recherche parallèle dans la zone turque soit effectuée. Les recherches pour la localisation du bateau, des survivants ou des corps ont continué sous la coordination du centre national de coordination jusqu’à ce que tous les espoirs raisonnables de localiser et de sauver des survivants disparaissent. Le centre national de coordination a procédé à la mobilisation de tous les moyens de sauvetage disponibles dans la région, en envoyant sur place des moyens flottants et aériens, à savoir : un bateau de sauvetage (Ν/G 512) et un bateau des garde-côtes (PLS 616) appartenant tous deux à l’autorité maritime de Leros, un bateau de la marine militaire, un bateau des garde-côtes appartenant à l’autorité maritime de Kalymnos (PLS 613), deux hélicoptères Super Puma de Chios et de Rhodes et un hélicoptère des garde-côtes. En particulier, à 2 h 29, le centre national de coordination et de recherche a demandé le décollage d’un hélicoptère de l’aviation militaire, qui serait arrivé sur place à 3 h 52. À 2 h 45, il a sollicité la mise à disposition d’un bateau de la marine militaire. À 2 h 46, il a ordonné au bateau PLS 616, appartenant à l’autorité maritime de Kos, de rallier la zone de toute urgence. Le PLS 616 est arrivé le premier sur la zone en question, à 3 h 32.

33. Le PLS 136 ne disposait pas de système automatique de transmission de position (A.I.S.), de sorte qu’il n’aurait pas été possible pour le centre national de coordination et de recherche d’avoir une image sur la carte en temps réel de sa position exacte. Cependant, il ressort des positions communiquées par le capitaine du PLS 136 à 2 h 13 et à 2 h 16 au centre national de coordination et de recherche ainsi que du fait que l’incident a évolué en un incident de recherche et de sauvetage que le PLS 136 se dirigeait vers l’est, c’est-à-dire vers Farmakonisi.

3. Sur les événements survenus le 20 janvier 2014 après l’arrivée des requérants à Farmakonisi
1. La version des requérants

34. Les requérants présentent comme suit les événements survenus le 20 janvier 2014 après leur arrivée à Farmakonisi. Les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1, 3, 4, 6, 7, 9 et 11 ont reçu des coups de pieds et ont été bousculés par deux garde-côtes. Les rescapés (à l’exception des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 10, 14 et 15) ont tout de suite été amenés sur un terrain de basket en plein air et ont été soumis à une fouille corporelle à nu devant les autres survivants et un groupe de militaires. Il leur a été demandé de se pencher en avant et de tourner sur eux-mêmes alors qu’ils auraient toujours été nus. La fouille corporelle des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 10 et 14 a eu lieu dans un endroit fermé par des garde-côtes, sans le respect requis, selon eux, dans cette situation. Pendant leur séjour à Farmakonisi, les requérants n’avaient aucun contact avec le monde extérieur.

2. La version du Gouvernement

35. Le Gouvernement décrit comme suit les événements du 20 janvier 2014 après l’arrivée des requérants à Farmakonisi. À 2 h 30, les requérants sont descendus du PLS 136 à Farmakonisi et ont été reçus par huit personnes du personnel du poste militaire de Farmakonisi, qui les auraient conduits audit poste. Les requérants, à l’exception de ceux figurant à l’annexe sous les numéros 10 et 15, y ont subi une fouille corporelle et leurs effets personnels (à l’exception de l’argent qu’ils avaient sur eux) ont été enregistrés. Chaque requérant a fait l’objet d’un examen médical préventif (vérification de la présence de fièvre et de l’existence de blessures ainsi qu’un examen au stéthoscope) dans un conteneur. Les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 10, 14 et 15 ont été examinés dans le bureau médical du poste. Lors de ces examens, K.A., médecin militaire, n’a constaté aucune trace de mauvais traitements. Sur l’île de Farmakonisi se trouvait également une équipe des forces spéciales des garde-côtes. Parmi les membres de cette équipe, K.P. est mentionné par le sergent E.C. comme étant celui qui aurait giflé le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 quand les requérants n’auraient pas répondu à la question de savoir qui était le capitaine du bateau de pêche. Toutefois, le nombre des gifles ainsi que la durée de l’incident en cause ne sont pas connus. Aucun des requérants n’a soulevé la question de la responsabilité des garde-côtes dans le naufrage de leur embarcation.

3. Les faits non contestés

36. À 15 h 30, les requérants furent transférés à Leros.

37. Les 20, 21 et 22 janvier 2014, ils déposèrent en tant que témoins dans le cadre d’une enquête (προανάκριση) engagée d’office par les garde-côtes de Leros afin de déterminer les causes de l’accident. Selon le Gouvernement, le requérant figurant sous le numéro 14 s’était vu attribuer un interprète parlant l’anglais car les autres requérants auraient indiqué que l’intéressé comprenait l’anglais. Toujours selon le Gouvernement, pour les autres requérants, H.S. et R.R. ont agi comme interprètes, faute d’autres interprètes sur l’île, et ont déclaré aux autorités qu’ils étaient afghans. Le Gouvernement indique que les requérants n’ont pas dit aux garde-côtes qu’ils manquaient d’interprètes et que lesdits garde-côtes n’étaient pas en position de s’en apercevoir. Par conséquent, les requérants déposèrent en tant que témoins. Le Gouvernement indique que, dans leurs dépositions, les requérants n’ont formulé aucune accusation à l’encontre des garde-côtes ou d’un autre organe étatique. Il ajoute que les requérants ont désigné le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 comme étant le capitaine du bateau de pêche.

38. Le 21 janvier 2014, les requérants rencontrèrent des représentants du Haut-Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés (« le HCR »). Les requérants disent leur avoir livré leur version des événements. Dans un communiqué de presse publié le même jour, le HCR s’exprima ainsi : « Selon les récits des survivants, le bateau des garde-côtes qui remorquait leur bateau se dirigeait avec une grande vitesse vers les côtes turques, quand l’incident tragique a eu lieu en mer mouvementée (εν μέσω θαλασσοταραχής). Les mêmes témoins mentionnent que les personnes criaient au secours, étant donné qu’un grand nombre d’enfants se trouvaient dans le bateau ».

39. Le 22 janvier 2014, la décision ordonnant l’expulsion des requérants fut suspendue et les requérants furent remis en liberté. Les requérants afghans reçurent des documents selon lesquels ils devaient quitter le pays dans un délai de trente jours. Les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 9 et 16 reçurent des documents selon lesquels ils devaient quitter le pays dans un délai de six mois. Les requérants soutiennent que les éléments de leur identité figurant sur ces documents n’étaient pas corrects en raison de l’absence d’interprétation appropriée. La validité de ces documents fut par la suite renouvelée à Athènes.

40. Le 23 janvier 2014, les requérants arrivèrent au Pirée. À leur arrivée dans ce port, ils donnèrent une conférence de presse en rapportant leur version des faits.

41. Le 25 janvier 2014, un chalut détecta en mer un objet lourd, qui s’enfonça avant qu’il ne lui fût possible de le récupérer. Selon les requérants, la position de cet objet était différente de celle qui avait été donnée du naufrage de leur bateau.

42. Le 27 janvier 2014, le HCR adressa au ministère des Affaires maritimes un document rassemblant les dépositions recueillies par cette organisation.

43. Le 29 janvier 2014, le directeur du centre national de coordination et de recherche informa le comité compétent du Parlement grec de l’événement en cause. Il indiqua que, le 20 janvier 2014 à 1 h 45, le PLS 136 avait reçu une information du poste militaire de Farmakonisi selon laquelle un bateau immobilisé avait été détecté sur le radar. Il exposa que le PLS 136 s’était approché et avait commencé à remorquer le bateau vers l’île de Farmakonisi, à faible vitesse et en deux phases. Il déclara que les passagers s’étaient déplacés vers l’un des côtés du bateau, ce qui aurait eu pour résultat de faire chavirer l’embarcation. Il ajouta que, par la suite, les garde-côtes ont été obligés de couper la corde.

44. Le 27 janvier 2014, le Conseil grec pour les réfugiés adressa un fax notamment au ministère des Affaires maritimes et de la mer Égée, au quartier général de l’autorité maritime, au centre national de coopération et à l’autorité maritime de Leros en demandant la recherche et la localisation des corps des personnes disparues. Il demanda également à être informé des démarches déjà entreprises à cet égard.

45. Le 29 janvier 2014, la juge d’instruction près le tribunal de première instance de Kos ordonna l’enlèvement du bateau de pêche et la réalisation d’une expertise de celui-ci, ainsi que l’enlèvement des corps, dans le cadre de la procédure à l’encontre du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 (voir paragraphe 55 ci-dessous et suivants).

46. Le 5 février 2014, le corps d’un mineur fut retrouvé dans la région maritime de Samos. Le 18 mars 2014, il fut identifié comme étant celui de la fille du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 1. Le même jour, un certificat de décès fut délivré.

47. Le 6 février 2014, le bateau de pêche fut retrouvé à une position différente, selon les requérants, de celle qui aurait été donnée du naufrage. Les requérants soutiennent que la différence entre les deux positions est de 1 111 m et qu’il était impossible pour le bateau de pêche d’avoir été déplacé aussi loin en seize jours. Ils en déduisent que la position du naufrage ayant été donnée est imprécise et que le rapport y relatif n’est pas crédible.

48. Les 7, 17 et 19 février 2014, respectivement cinq, trois et un corps furent remontés par l’unité des missions sous-marines des garde-côtes (Μονάδα Υποβρυχίων Αποστολών Λιμενικού Σώματος). Les travaux de remontée du bateau de pêche avaient entre-temps été suspendus en raison des conditions météorologiques.

49. Le 18 février 2014, la remontée du bateau de pêche ainsi que des corps restants eut lieu. Une expertise fut ordonnée. Selon les requérants, il avait été constaté que, en dix jours, à savoir du 7 février 2014, date à laquelle une bouée avait été attachée à l’épave, au 17 février 2014, la bouée et par conséquent l’épave avaient été déplacées de 50 à 80 mètres.

50. Le 11 mars 2014, à la suite d’un rapport médicolégal et d’un test ADN, les corps des enfants du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 2 et frère et sœur des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 4 et 5, ainsi que les corps des enfants du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 1, le corps de l’épouse du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 1 et les corps de l’épouse et du fils du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 7, furent identifiés.

51. Le 28 mars 2014, les certificats de décès furent délivrés.

4. Les procédures pénales
1. La procédure concernant les événements du 20 janvier 2014

52. Les 20 et 22 janvier 2014, les quatre membres de l’équipage du PLS 136 déposèrent en tant que témoins dans le cadre d’une enquête concernant les faits en cause. Ils mentionnèrent que deux remorquages avaient eu lieu et que le chavirement du bateau de pêche était dû au mouvement brusque des passagers.

53. Les 20, 21 et 22 janvier 2014, les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1, 4, 5, 7, 8, 10, 12, 14 et 15 déposèrent en tant que témoins devant les autorités maritimes dans le cadre d’une enquête initiée d’office pour entrée sur le territoire grec et transfert illégaux. Selon eux, aucun interprète certifié exerçant dans une langue qu’ils comprenaient n’avait participé à la procédure. Les requérants indiquent que deux personnes avaient agi en tant qu’interprètes non certifiés, qu’elles ne parlaient pas le grec et qu’elles ne savaient ni lire ni écrire. Ils ajoutent que l’une de ces personnes parlait ourdou et l’autre pachto, et que cette dernière avait servi d’interprète pour les requérants de langue farsi. Dans leurs dépositions du 22 janvier 2014, les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1, 5, 8, 10, et 12 déclaraient que le bateau avait fait naufrage en raison du mouvement brusque des passagers et remerciaient les garde-côtes de les avoir sauvés. Les intéressés contestent avoir fait les dépositions susmentionnées et remettent en question la précision du contenu de celles-ci.

54. À une date non précisée, le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 5 identifia les corps recueillis par les autorités turques. Il s’agissait de l’épouse du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 2 et mère des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 4 et 5 et du fils du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 2 et frère des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 4 et 5.

2. La procédure à l’encontre du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11

55. Le 20 janvier 2014, le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11, qui était mineur au moment des faits, fut arrêté. Il était soupçonné notamment de trafic et d’exposition à un danger en sa qualité de capitaine du bateau de pêche.

56. Le 22 janvier 2014, le procureur près le tribunal de première instance de Kos engagea des poursuites pénales à l’encontre du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 pour « trafic illégal de ressortissants de pays tiers ayant entraîné la mort [de ceux-ci] » et pour entrée illégale sur le territoire grec, des agissements relevant des articles 83 § 1 a), 88 § 1 b), c) et d) de la loi no 3386/2005. La détention provisoire de l’intéressé fut ordonnée.

57. Le 24 janvier 2014, ce requérant présenta sa défense et nia les accusations portées contre lui.

58. Le 5 février 2015, la cour d’appel du Dodécanèse, en formation de trois juges, condamna le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 à une peine de 145 ans d’emprisonnement (dont une peine de 25 ans était exécutoire) et une sanction pécuniaire de 570 500 euros (EUR) pour trafic illégal de ressortissants de pays tiers à des fins de spéculation ayant entraîné la mort et pour entrée illégale sur le territoire grec, et ce sans sursis (arrêt no 19/2015). Elle considéra en particulier que l’intéressé était le capitaine du bateau de pêche et que ses actions avaient eu pour conséquence la mort de deux personnes par négligence.

59. Le même jour, l’intéressé interjeta appel. L’affaire était pendante au stade de l’échange des observations.

60. Le 19 juin 2017, la cour d’appel du Dodécanèse en formation de cinq juges condamna le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 à une peine globale de 29 ans d’emprisonnement et à une sanction pécuniaire de 14 000 EUR pour trafic illégal de ressortissants de pays tiers (arrêt no 69/2017). La peine d’emprisonnement imposée à l’intéressé fut convertie en sanction pécuniaire de 5 EUR par jour de détention. La cour d’appel du Dodécanèse considéra que l’infraction d’entrée illégale sur le territoire grec était prescrite.

61. Les événements survenus le 20 janvier 2014 sont décrits comme suit dans cet arrêt :

« (...) il n’a pas été prouvé que la mort des réfugiés transportés a été causée par les conditions dans lesquelles l’accusé a effectué le transport, ni qu’il existe un lien de causalité entre l’acte de l’accusé de transport des ressortissants des pays tiers ci-dessus dans les conditions mentionnées et la survenance du décès de ceux-ci, étant donné que leur mort n’a pas été causée par le transport ni les conditions de transport mais [est survenue] plus tard, pendant le contrôle et le remorquage du bateau (...), en raison des conditions météorologiques et du déplacement brusque des passagers du bateau vers un endroit [de l’embarcation]. La cause exacte de la noyade de douze des passagers du bateau (qui n’a aucun rapport avec la conduite des garde-côtes qui étaient venus pour contrôler et fournir une assistance) est due au fait que, lorsque certains des passagers sont tombés à la mer, tous les passagers restants se sont concentrés vers ce côté (du bateau), ce qui causé le renversement et finalement le naufrage du bateau avec ses passagers. [La noyade de douze des passagers du bateau est également due] au fait que, à cet instant, la plupart des passagers se trouvaient dans la cabine intérieure, qu’ils ne savaient pas nager et qu’ils ne disposaient pas d’un gilet de sauvetage. C’est pourquoi la circonstance aggravante (...) (avoir provoqué la mort) ne peut pas s’appliquer dans le cas de l’accusé. (...) Qui plus est, il n’a pas été prouvé que l’accusé a commis cet acte à des fins de spéculation, car aucune somme d’argent susceptible de prouver une transaction financière avec les passagers n’a été retrouvée (...) »

62. Aucun recours n’a été introduit contre l’arrêt no 69/2017. La suite de l’affaire ne ressort pas du dossier.

3. La procédure à l’encontre des garde-côtes

63. Le 24 janvier 2014, le procureur près le tribunal de première instance de Kos transmit au procureur près le tribunal maritime des copies du dossier de l’affaire afin que ce dernier enquêtât sur l’éventuelle responsabilité pénale des garde-côtes impliqués dans la gestion de l’incident en cause.

64. Le même jour, le procureur près le tribunal maritime ordonna une enquête.

65. À différentes dates, les requérants, les membres de l’équipage du PLS 136, des membres du corps des garde-côte, des soldats en poste sur l’île de Farmakonisi, des membres des forces spéciales du corps des garde-côtes en poste sur l’île de Farmakonisi, des garde-côtes en poste auprès de l’autorité maritime de Leros et les interprètes ayant participé à l’enquête à Leros déposèrent en tant que témoins.

66. Les 7 et 20 février 2014, le procureur près le tribunal maritime ordonna une expertise et une expertise complémentaire du PLS 136 ainsi que du bateau de pêche.

67. Le 30 avril 2014, la procureure près le tribunal de première instance de Kos envoya le dossier de l’affaire concernant le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 au procureur près le tribunal maritime.

68. À différentes dates, les requérants demandèrent au procureur près le tribunal maritime notamment d’ordonner l’enlèvement du bateau de pêche ainsi que l’examen de celui-ci par des experts, de leur fournir l’enregistrement des communications entre les garde-côtes ainsi que les données du signal et du radar de la base militaire de Farmakonisi et de leur permettre de nommer un expert. Ils soutiennent que seules leurs demandes concernant l’enlèvement du bateau de pêche et la nomination d’un expert ont été accueillies.

69. Le 27 juin 2014, par l’acte no 263/2014, le procureur près le tribunal maritime ordonna le classement sans suites de l’affaire dans sa partie relative aux infractions de mise en danger, de provocation de naufrage et de lésions corporelles prévues aux articles 306, 277, 278 et 308 du code pénal. Il constata en particulier que les dépositions des requérants des 20, 21 et 22 janvier 2014 étaient « cohérentes, courtes et concordantes » (« ομόρροπες, σύντομες και αλληλοεπικαλυπτόμενες κατά περιεχόμενο »), que, dans ces dépositions, les requérants n’avaient formulé aucune allégation selon laquelle les garde-côtes auraient été responsables du naufrage et qu’ils avaient déclaré être reconnaissants aux garde-côtes de les avoir sauvés d’une mort certaine. Le procureur présenta cette version des faits et ajouta que celle-ci était largement la même que celle des garde-côtes. Il indiqua que, après leur arrivée au Pirée, les requérants avaient modifié leur version des faits concernant les conditions et les causes du naufrage ainsi que la gestion de la situation par les garde-côtes impliqués et que, dans leurs nouvelles dépositions, les intéressés rejetaient la faute sur les garde-côtes concernant la provocation du naufrage et la mort de leurs proches. Le procureur présenta cette version des faits ainsi que les allégations des requérants concernant les interprètes présents lors des dépositions des 20, 21 et 22 janvier 2014. Il indiqua notamment que les bateaux des garde-côtes effectuaient des patrouilles sur la frontière maritime dans le but de « localiser en temps utile et d’empêcher/prévenir la tentative d’entrée illégale [sur le territoire grec] ». Il ajouta que, dans certains cas, lorsqu’une cible en provenance de Turquie et qui se trouvait encore dans les eaux territoriales de ce pays approchait des côtes grecques, le centre de coordination et de recherche grec informait son homologue turc afin que ce dernier prît en charge l’embarcation en question. Toutefois, selon le procureur, lorsqu’un tel bateau était détecté dans les eaux territoriales grecques, les bateaux de garde-côtes en patrouille se chargeaient de l’arrestation de l’équipage et de la récupération des passagers, afin que ceux-ci soient transférés à l’autorité portuaire la plus proche. Selon le procureur, « si, pendant le déroulement d’une telle opération, une personne tombe à la mer, l’opération est automatiquement transformée en opération de recherche et de sauvetage ». Le procureur ajouta que, dans ces conditions, « le refoulement comme procédure de renvoi ou de remorquage de tels bateaux vers les eaux territoriales turques n’exist[ait] pas en tant que pratique, puisque cela mettrait éventuellement en danger l’intégrité (...) tant des bateaux impliqués que des passagers » et que, dans certains cas, les passagers détruisaient le contour en plastique des bateaux afin que l’opération fût transformée en une opération de recherche et de sauvetage. Dès lors, toujours selon le procureur, le remorquage était une méthode peu mise en œuvre et, en tout cas, à la discrétion absolue du commandant du bateau des garde-côtes, après évaluation de tous les paramètres, habituellement complexes, avec un accent fondamental mis sur la sécurité des personnes.

70. Le procureur ajouta, en premier lieu, que la crédibilité de la version des requérants était sapée par le fait que le médecin qui les avait examinés avait déclaré qu’ils n’avaient pas de signes de mauvais traitements et qu’ils ne s’étaient pas plaints d’avoir subi de tels traitements. En second lieu, il nota que le fait que, après son arrachement, le point d’ancrage situé au niveau de la proue était resté relativement étanche en raison de l’existence d’une niche pour stocker des cordes affaiblissait le scénario selon lequel, en raison de cet arrachement, le bateau avait subi une entrée d’eau croissante et renforçait la version selon laquelle l’entrée d’eau était due « aux problèmes généraux de construction du bateau de pêche » décrits dans le rapport d’expertise. En troisième lieu, le procureur attacha une importance particulière au fait que, selon la déposition de G., second capitaine, l’ordre donné au commandant du PLS 136 après la localisation du bateau de pêche était de « ramener [les passagers] en sécurité à Farmakonisi (...) ». Il nota que « cet ordre a[vait] délimité dès le début le champ d’action des garde-côtes impliqués et que toute déviation par rapport à celui-ci, en tant que produit et résultat d’une action menée de leur propre chef, ne peut pas être expliquée avec persuasion et (...) logique et n’est pas compatible avec la structure hiérarchique et les relations d’autorité entre les supérieurs et les personnes placées sous leurs ordres (σχέσεις υπηρεσιακής επιβολής ανώτερου προς κατώτερο) qui caractérisent un corps tel que le garde-côte, avec un caractère militaire et une dimension fonctionnelle correspondante ». En quatrième lieu, le procureur releva qu’il existait des divergences entre les dépositions des personnes d’origine afghane, qui avaient soutenu que l’équipage du PLS 136 les avait activement empêchées de monter à bord de leur bateau afin d’être sauvées et celles des personnes d’origine syrienne, qui avaient déclaré ne pas avoir constaté un tel comportement de la part des garde-côtes.

71. Le procureur estima que, en tout état de cause, une évaluation séparée de chaque paramètre composant les deux versions des faits, leur comparaison, la mise en évidence des contradictions entre celles-ci et la formulation de conclusions finales sur le bien-fondé de chaque version serait secondaire et inutile. Et ce, selon lui, en raison du fait que la version des faits des requérants était basée sur l’hypothèse que le bateau de pêche avait été remorqué vers les côtes turques à grande vitesse pendant au moins quinze minutes et que, en raison de ce remorquage, l’eau était entrée dans le bateau, provoquant ainsi son chavirement et son naufrage ainsi que la mort de plusieurs de ses passagers. Toutefois, le procureur considéra que cette hypothèse était contraire à la version présentée dans les dépositions des militaires, qui pouvaient être considérées comme fiables et objectives en raison du fait qu’elles ne provenaient pas des deux parties. Le procureur conclut que « l’émergence de ce contraste structurel de base » (« η ανάδειξη αυτής της βασικής δομικής αντίθεσης ») ne pouvait pas permettre de retenir la version des faits des requérants et rendait superflu et inutile de prendre en compte les paramètres spécifiques de ces allégations. Il ajouta que le rapport d’expertise confortait la version des garde-côtes et était compatible avec celle-ci.

72. Par le même acte, des poursuites pénales furent engagées et une enquête (κύρια ανάκριση) fut ordonnée concernant la responsabilité pénale du personnel de l’autorité maritime de Leros ayant participé à l’enquête menée du 20 au 22 janvier 2014. En particulier, une enquête fut ordonnée concernant le recueil des témoignages des requérants et l’interprétation exacte ayant été fournie pendant cette procédure (infractions de fausse déclaration à répétition et de manquement au devoir à répétition).

73. Le 23 juillet 2014, le procureur près la cour d’appel de la marine nationale (αναθεωρητικό δικαστήριο) approuva le classement sans suites de l’affaire. Par la suite, les requérants purent prendre connaissance des copies du dossier de l’affaire. Le Conseil grec pour les réfugiés, qui représentait les requérants, conclut un accord avec un expert, qui examina le dossier de l’affaire et, le 17 janvier 2015, il leur délivra un rapport.

4. La procédure concernant les dépositions des requérants les 20, 21 et 22 janvier 2014 à l’encontre des interprètes H.S. et R.R.

74. Le 13 février 2014, la procureure près le tribunal correctionnel de Kos rédigea un acte d’accusation à l’encontre de H.S., qui avait été employé comme interprète lors du recueil des dépositions des requérants les 20, 21 et 22 janvier 2014, pour parjure lors de l’exercice de la fonction d’interprète, faux témoignage en l’absence de prestation de serment et falsification de certificats (articles 220, 225 § 2 et 226 § 1 et 2 du code pénal).

75. Le 7 mars 2014, lors d’une expertise, H.S. ne comprit pas des textes lus en dari et en pachto, mais comprit des textes lus en ourdou. R.R., quant à lui, comprit les textes lus en dari et en ourdou et comprit très bien ceux lus en pachto.

76. Le 27 juin 2014, le procureur près le tribunal maritime du Pirée envoya le dossier de l’affaire au procureur près le tribunal de première instance de Kos. Il précisa qu’il y existait des soupçons selon lesquels H.S. et R.R., qui avaient été employés comme interprètes lors du recueil des dépositions des requérants les 20, 21 et 22 janvier 2014, avaient commis l’infraction de parjure lors de l’exercice de la fonction d’interprète.

77. Le 26 septembre 2015, par l’arrêt no 478/2015, le tribunal correctionnel de Kos acquitta H.S. Celui-ci avait entre autres soutenu qu’il était un ressortissant pakistanais, que les autorités maritimes avaient demandé un interprète afghan, que l’ourdou et le farsi étaient deux langues très différentes, et que les garde-côtes l’avaient enregistré en tant que ressortissant afghan. Le tribunal considéra que l’accusé ne parlait pas la langue des requérants.

5. La procédure concernant les accusations formulées par les requérants dans leurs dépositions des 20, 21 et 22 janvier 2014 à l’encontre des garde-côtes S.M., K.P., P-E.C. et E.V.

78. Le 27 juin 2014, le procureur près le tribunal de la marine nationale ordonna une enquête (κύρια ανάκριση) notamment pour fausse déclaration à répétition et manquement au devoir contre S.M. et K.P., fausse déclaration et parjure lors de l’exercice de la fonction d’interprète contre P.-E.C. et fausse déclaration contre E.V.

79. Le 20 juillet 2015, par l’ordonnance no 18/2015, les garde-côtes furent acquittés. Il fut considéré qu’il n’y existait pas des indices sérieux quant à la commission des infractions, notamment en ce qui concernait le dol, car les accusés « étaient conscients de l’inexactitude de l’interprétation en raison de l’insuffisance d’interprètes » (τελούσαν σε γνώση της ανακρίβειας της διερμηνείας λόγω ανεπάρκειας των διερμηνέων).

6. La procédure à l’encontre des militaires concernant les mauvais traitements prétendument subis par les requérants après leur arrivée à Farmakonisi

80. Le 4 février 2014, le procureur près le tribunal militaire d’Athènes ordonna une enquête préliminaire (προκαταρκτική εξέταση) concernant les allégations des requérants selon lesquelles ils avaient subi des mauvais traitements à Farmakonisi. Les 13 et 17 février 2014, les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 3, 4, 5, 6, 7, 14 et 16 déposèrent en tant que témoins. Ils dénoncèrent les mauvais traitements qui leur auraient été infligés par des « soldats », identifiés comme tels notamment en raison du fait qu’ils portaient, selon eux, « des vêtements ressemblant à ceux [portés dans] l’armée ». À des différentes dates, les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1, 2, 3, 6, 7, 8, 9, 10, 12, 13, 14 et 16 déclarèrent leur intention de se constituer partie civile et demandèrent la somme de 44 EUR chacun.

81. Les 17 et 21 février 2014, K.A., médecin effectuant son service militaire, G.G., capitaine, G.C., sergent, et E.C., sergent, qui se trouvaient sur l’île de Farmakonisi le 20 janvier 2014, déposèrent en tant que témoins.

82. Le 20 mars 2014, les requérants demandèrent à se constituer parties civiles dans la procédure devant le tribunal maritime du Pirée, entre autres, en raison des « traitements inhumains et dégradants [au sens] des articles 137A § 3 du code pénal et de l’article 3 de la Convention (...) [qu’ils auraient] subis aux mains des garde-côtes (...) pendant leur arrestation, leur fouille corporelle et leur détention à Farmakonisi (...) ».

83. Le 21 mars 2014, par l’ordonnance no 2153/2014, l’affaire fut classée sans suites en ce qui concernait la responsabilité pénale des militaires. Le procureur compétent conclut que le personnel militaire n’avait pas commis d’infractions à l’encontre des requérants et n’avait même pas eu de contact physique avec eux. Il ajouta que le personnel militaire n’avait pas participé aux fouilles corporelles et qu’il avait uniquement assuré la sécurité du port de Farmakonisi et, par la suite, du poste central. Il indiqua qu’il existait des indices que des infractions avaient été commises par les garde-côtes et précisa que les dépositions des requérants et l’expertise effectuée avaient déjà été envoyées au procureur près le tribunal maritime du Pirée.

84. Le 16 avril 2014, le procureur du tribunal maritime du Pirée demanda au directeur de la prison d’Avlonas de recueillir la déposition du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 concernant les allégations précitées.

85. Le 17 avril 2014, le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 déposa en tant que témoin.

86. Le 27 juin 2014, le procureur près le tribunal maritime du Pirée ordonna le classement sans suites de l’affaire dans sa partie concernant les infractions de mise en danger, de provocation de naufrage et de lésions corporelles (articles 306, 277, 278 et 308 du code pénal) (paragraphe 69 ci‑dessus).

87. Le 23 juillet 2014, le procureur près la cour d’appel de la marine nationale approuva le classement sans suites de l’affaire (paragraphe 73 ci‑dessus).

2. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

88. Le droit et la pratique internes et internationaux pertinents en l’espèce sont décrits dans les arrêts Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 24-32, CEDH 2012, Tsalikidis et autres c. Grèce, no 73974/14, § 34, 16 novembre 2017, et Sarwari et autres c. Grèce, no 38089/12, § 60, 11 avril 2019).

89. L’article 98 § 2 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 (CNUDM) se lit ainsi :

« Tous les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d’un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace pour assurer la sécurité maritime et aérienne et, s’il y a lieu, collaborent à cette fin avec leurs voisins dans le cadre d’arrangements régionaux. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 13 DE LA CONVENTION

90. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants se plaignent que, en raison des actes et/ou omissions des garde-côtes, leur vie a été mise en danger lors du naufrage du bateau à bord duquel ils se trouvaient le 20 janvier 2014, au large de l’île de Farmakonisi. Certains d’entre eux se plaignent aussi à cet égard du décès de leurs proches lors du naufrage dudit bateau. Invoquant l’article 2 de la Convention sous son volet procédural, ils dénoncent le caractère inadéquat à leurs yeux de l’enquête administrative et judiciaire sur les responsables de l’accident mortel en cause. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, les requérants déplorent l’absence de recours interne effectif au travers duquel ils auraient pu formuler leur grief de méconnaissance de l’article 2.

91. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits en cause. Elle estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations des requérants sous l’angle du seul article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

92. Elle examinera les griefs des requérants premièrement sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention, et, deuxièmement, sous le volet matériel de cet article.

1. Quant à l’effectivité des investigations menées par les autorités nationales
1. Sur la recevabilité

93. Le Gouvernement allègue que, en ce qui concerne le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11, la requête est abusive, car ce requérant a déjà été reconnu coupable de la mort de passagers du bateau. Il ajoute que, si la circonstance aggravante n’est pas retenue à l’encontre de l’intéressé, celui-ci peut toujours demander au tribunal maritime du Pirée de la réouverture de l’affaire.

94. Le Gouvernement allègue en outre que le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 ne peut pas se prétendre victime d’une violation des articles 2 et 13 de la Convention au motif que, d’une part, la procédure engagée contre lui est toujours pendante devant les juridictions internes et, d’autre part, qu’il n’a pas demandé à se constituer partie civile devant le tribunal maritime du Pirée. Quant aux requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1, 2, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 15, le Gouvernement indique qu’il ne ressort pas du dossier qu’ils aient demandé à se constituer parties civiles devant le tribunal militaire.

95. Le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique, en premier lieu, que la procédure était toujours pendante devant les juridictions internes, que les autorités internes ont lancé une enquête d’office, que les requérants ne se sont pas présentés afin de déposer en tant que témoins de la défense lors du procès à l’encontre du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 et que le rapport d’expertise soumis par eux devant la Cour n’a pas été présenté devant le procureur près le tribunal maritime du Pirée. En second lieu, le Gouvernement estime que les requérants peuvent toujours demander, conformément à l’article 43 § 5 du code de procédure pénale (CPP), la réouverture de l’affaire devant le tribunal maritime du Pirée et le tribunal militaire. À cet égard, il indique que le rapport de l’expert nommé par les requérants n’a pas été soumis au procureur près le tribunal maritime du Pirée et ajoute que l’argument des requérants selon lequel ce rapport n’aurait pas constitué une « nouvelle preuve » est hypothétique et a porté préjudice au jugement des officiers de justice. Il expose en outre qu’il existe des cas ou le procureur de la cour d’appel maritime ne confirme pas la décision du procureur du tribunal maritime et décide d’engager des poursuites pénales conformément à l’article 43 § 3 du CPP.

96. En troisième lieu, le Gouvernement indique que les requérants n’ont pas introduit d’action en dommages-intérêts contre l’État. Selon lui, ce recours aurait permis aux intéressés d’obtenir un dédommagement mais également de constituer, par l’intermédiaire d’un raisonnement concernant la responsabilité civile, la base légale et factuelle pour demander la réouverture de l’affaire. Le Gouvernement allègue que, dans sa jurisprudence, la Cour a déjà considéré que, dans le contexte des opérations de sauvetage, son rôle ne consiste pas à enquêter sur la responsabilité individuelle des personnes ayant conçu et exécuté l’opération mais de se prononcer sur le point de savoir si l’État dans son ensemble s’est conformé à ses obligations internationales. Il déclare que, en l’espèce, l’examen porte uniquement sur la question de savoir si, au cours de l’incident en cause, toutes les mesures raisonnablement attendues ont été prises afin de minimiser le risque pour la vie des intéressés. Il ajoute que les requérants mettent en question la responsabilité de l’État en général et dénoncent les défaillances dans la conception et l’exécution de l’opération de sauvetage. Or, à ses yeux, l’action en dommages-intérêts aurait été un recours effectif afin d’établir cette responsabilité. Le Gouvernement indique en outre que les requérants réclament devant la Cour des sommes élevées à titre de satisfaction équitable, sommes qui ne pourraient jamais être allouées par les juridictions pénales. Selon lui, les intéressés cherchent ainsi à contourner la procédure devant les juridictions civiles.

97. En quatrième lieu, le Gouvernement expose que, si les requérants se plaignent de l’impartialité des tribunaux militaires, ils n’ont toutefois pas introduit de plainte contre les procureurs pour abus de pouvoir ni d’action de prise à partie (αγωγή κακοδικίας).

98. Les requérants soutiennent que la cour d’appel de Rhodes, en formation de trois juges, n’était pas compétente pour se prononcer sur la responsabilité des garde-côtes et que seuls les tribunaux militaires l’étaient. Ils allèguent que l’issue de la procédure contre le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 n’est pas décisive quant à la question de la responsabilité des garde-côtes, laquelle ne peut selon eux pas être exclue. En effet, selon les requérants, dès que les garde-côtes les ont pris en charge, les vies des passagers du bateau de pêche relevaient de la responsabilité unique de l’État.

99. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants auraient dû introduire une action en dommages-intérêts contre l’État, les intéressés indiquent qu’ils avaient tenté d’obtenir l’ouverture d’une enquête effective sur les événements en cause et la sanction des responsables, ce qui aurait revêtu, pour eux, une importance particulière. Ils ajoutent qu’une procédure civile éventuelle tendant uniquement à l’allocation d’une indemnisation et non à l’identification et à la sanction des responsables n’aurait pas constitué un redressement approprié.

100. En ce qui concerne la possibilité pour eux de demander la réouverture de l’affaire devant le tribunal maritime, les requérants précisent que, à supposer même qu’une réouverture était permise, celle-ci ne pouvait pas remédier aux défaillances de l’enquête déjà menée en l’espèce. Ils ajoutent que la réouverture est rarement appliquée en pratique et qu’elle exige l’invocation de nouvelles preuves, découvertes à la suite du classement de l’affaire. Or, selon eux, en l’espèce, la décision concernant la responsabilité pénale du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 ne constituait pas une nouvelle preuve, étant donné que la procédure pénale engagée contre lui aurait déjà été connue au moment du classement de l’affaire.

101. La Cour observe qu’une partie des exceptions du Gouvernement concerne, en réalité, l’épuisement des voies de recours internes. Elle rappelle, à cet égard, que la règle de l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil 1996-II, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention –avec lequel elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI).

102. L’article 35 § 1 de la Convention prévoit une répartition de la charge de la preuve. Pour ce qui concerne le gouvernement défendeur, lorsque celui-ci excipe du non-épuisement des recours internes, il doit convaincre la Cour que le recours dont il invoque l’existence était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil 1996‑IV ; et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II).

103. En premier lieu, la Cour relève que l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil est une disposition transversale du droit grec qui s’applique à une multitude de situations. Dans le cadre d’une action fondée sur cet article, les tribunaux examinent de manière incidente s’il y a eu de la part des autorités un acte illégal et, dans l’affirmative, ils accordent au demandeur une indemnité pour dommage moral.

104. Elle note que le Gouvernement ne fournit pas d’exemples d’arrêts par lesquels des personnes concernées auraient obtenu des dommages-intérêts du fait des actes ou d’omission des autorités dans des situations similaires. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue qu’un tel recours indemnitaire aurait une chance raisonnable de succès et offrirait au moment des faits un redressement approprié en l’espèce. Ce constat ne préjuge en rien de la position de la Cour au cas où la jurisprudence des juridictions nationales en matière d’application de l’article 105 précité viendrait à évoluer dans l’avenir dans le sens d’englober des situations comme celle qui fait l’objet de la présente requête.

105. Nonobstant le fait que les requérants n’ont pas fait usage de la voie suggérée par le Gouvernement, la Cour estime qu’en l’état actuel de la jurisprudence nationale, leur grief ne saurait être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes. Elle rejette donc l’exception formulée par le Gouvernement à ce titre.

106. En deuxième lieu, la Cour note que ni la plainte contre les procureurs pour abus de pouvoir ni l’action de prise à partie n’étaient de nature à remédier aux défaillances alléguées de la procédure pénale concernant les circonstances ayant entouré les faits en cause (Gjikondi et autres c. Grèce, no 17249/10, §§ 89 et 90, 21 décembre 2017).

107. Partant, la Cour conclut que les exceptions soulevées par le Gouvernement à cet égard doivent être rejetées.

108. La Cour estime que les exceptions restantes du Gouvernement par rapport au non-épuisement des voies de recours internes et celles tirées du défaut de la qualité de victime sont étroitement liées à la substance du grief énoncé par les requérants sur le terrain du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Elle décide donc de les joindre au fond.

Conclusion

109. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

a) Arguments des parties

1. Les requérants

110. Les requérants mettent en cause l’impartialité du tribunal militaire en raison du fait que celui-ci se trouve selon eux sous l’autorité du ministère de la Défense et non du ministère de la Justice. Ils arguent que le procureur du tribunal maritime du Pirée a classé l’affaire sans procéder ni à un examen approfondi de leurs allégations et des causes du naufrage ni à la collecte des preuves nécessaires.

111. Les requérants soutiennent qu’il ne leur a pas été possible d’introduire un recours effectif contre la décision du procureur près le tribunal maritime du Pirée de classer l’affaire ni d’obtenir un examen approfondi de l’affaire par le procureur près le tribunal militaire d’appel malgré l’introduction de demandes de constitution de partie civile. Ils allèguent que l’examen de l’affaire ne répondait pas aux exigences de l’article 2 de la Convention car, en premier lieu, les experts nommés n’auraient pas procédé à leur audition, ne disposaient que du récit des événements fait par les garde-côtes, et ont considéré que cette version des faits était « une évidence et un truisme ». Ils indiquent que le procureur s’est basé sur des informations prises de manière isolée dans le rapport, à savoir l’état du bateau de pêche et les spécificités des deux bateaux. Or, selon eux, l’expertise qu’ils ont soumise constituait un élément de preuve complémentaire de l’absence d’examen approprié de l’affaire. Les requérants ajoutent qu’ils n’avaient pas le droit de demander l’accès au dossier de l’affaire avant son classement ni le droit de soumettre leur rapport aux autorités.

112. De l’avis des requérants, étant donné la divergence entre les deux versions des faits et l’absence de preuves objectives (et notamment au fait que l’expert a pris pour acquis le fait qu’il n’y existait pas de trace électronique des événements), les autorités auraient dû mener une enquête supplémentaire au lieu de classer l’affaire. Ils avancent que le procureur a considéré comme un fait établi qu’il n’y avait pas eu de refoulement et que les garde-côtes avaient reçu l’ordre de transférer les passagers du bateau de pêche à Farmakonisi, et qu’il a conclu que, étant donné qu’un tel refoulement n’avait pas eu lieu, « il [devenait] superflu et inutile de poursuivre l’examen [de tous les] paramètres individuels de ces allégations ». Ils allèguent en outre que le procureur s’est basé uniquement sur les dépositions des officiels, qu’il a rejeté les dépositions des requérants, estimant que celles-ci n’étaient pas fiables, et qu’il a accepté les dépositions des requérants enregistrées sur l’île de Leros malgré l’absence d’interprétation appropriée et l’engagement de poursuites pénales à l’encontre des officiers du port à cet égard. Les requérants ajoutent que les employés du HCR, qui les ont rencontrés après le naufrage, n’ont pas été invités à déposer en tant que témoins. Ils déclarent en outre que le procureur compétent a ignoré le fait que les dépositions des garde-côtes étaient contradictoires, qu’il n’a pas examiné pourquoi le centre national de coordination et de recherche n’a été notifié qu’après le naufrage et qu’il n’a pas pris en compte que le cadre réglementaire concernant « la protection des frontières nationales et l’immigration illégale » et non les principes et les règles applicables du droit international en la matière.

2. Le Gouvernement

113. Le Gouvernement soutient que des organes indépendants et impartiaux ont effectué tous les actes d’enquête nécessaires afin de faire la lumière sur l’affaire. Il indique à cet égard que les procureurs et magistrats militaires sont indépendants de l’exécutif et qu’ils exercent leurs fonctions à l’instar des magistrats ordinaires. Il avance que les enquêtes ont été menées en temps utile et de manière équitable et que les procureurs chargés de l’affaire étaient compétents pour examiner celle-ci en profondeur et engager des poursuites pénales contre les personnes impliquées. Il indique que l’enquête a été très approfondie, que des dépositions de tous les témoins ont été recueillies, que des autopsies établissant la cause des décès ont été effectuées et que l’identification tant des corps que des militaires et des garde-côtes mentionnés par les requérants a eu lieu. Qui plus est, selon le Gouvernement, une expertise a été initiée d’office. En ce qui concerne cette dernière, le Gouvernement déclare que le procureur a demandé aux experts non seulement de répondre aux questions spécifiques qu’il leur avait posées, mais également d’inclure dans leur rapport tout élément susceptible de contribuer au caractère complet de l’enquête. En effet, selon lui, les experts sont tenus de parvenir à leurs conclusions conformément à leurs connaissances et de ne pas être influencés par des témoignages. Le Gouvernement avance que, en l’espèce, les experts n’ont pas favorisé la version des garde-côtes mais ont apprécié librement toutes les observations scientifiques. Il soutient que, en tant que parties civiles, les requérants n’avaient pas le droit de nommer des experts et qu’une telle obligation ne découle pas de l’article 2 de la Convention. Il argue que, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, la limitation de l’implication de la partie civile lors de l’enquête n’est pas contraire à l’article 6 de la Convention, et que l’article 6 § 2 et l’économie du procès exigent que la partie civile « ne puisse pas exercer tous les droits qui lui sont accordés après l’engagement des poursuites pénales ». En ce qui concerne l’accès aux informations militaires classifiées, le Gouvernement estime que celui-ci peut être limité pour des raisons de sécurité nationale. Il ajoute que, à la suite d’enquêtes approfondies, les procureurs compétents ont conclu à l’absence d’indices sérieux de culpabilité des militaires et des garde-côtes impliqués. En outre, après le classement des affaires par le procureur près le tribunal maritime et par le procureur près le tribunal militaire d’Athènes, les procureurs près la cour d’appel auraient également examiné d’office les dossiers.

114. En ce qui concerne l’expertise soumise à la Cour par les requérants, le Gouvernement indique que celle-ci est irrecevable car elle n’aurait pas été produite devant le procureur près le tribunal maritime. Il soumet à la Cour un rapport selon lequel les opérations de sauvetage des migrants et des réfugiés sont particulièrement difficiles, notamment pour les raisons suivantes : les intéressés se trouvent dans des bateaux peu équipés ou totalement dépourvus de moyens de sauvetage, ils ne respectent pas les ordres des garde-côtes pendant les opérations de sauvetage, cèdent à la panique et se déplacent souvent vers les côtés des bateaux, ce qui provoque le chavirement des embarcations. Selon le même rapport, les passagers détruisent l’embarcation dans laquelle ils se trouvent ou se jettent à la mer afin que l’opération devienne une opération de sauvetage et ils sont désorientés car les incidents ont lieu pendant la nuit, dans des conditions météorologiques difficiles et dans des régions qu’ils ne connaissent pas, et ils subissent l’effet de facteurs stressants.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

115. Selon la jurisprudence constante de la Cour, en cas de blessure grave, potentiellement mortelle, ou de perte de vie humaine dans des circonstances susceptibles d’engager la responsabilité de l’État, l’article 2 de la Convention impose à celui-ci de garantir, par tous les moyens dont il dispose, une réponse appropriée – judiciaire ou autre – pour que le cadre législatif et administratif instauré aux fins de la protection de la vie soit effectivement mis en œuvre et pour que, le cas échéant, les violations du droit en jeu soient réprimées et sanctionnées (voir, parmi beaucoup d’autres, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 91, 30 novembre 2004, Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 83, 17 janvier 2008, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02 et 4 autres, § 138, CEDH 2008 (extraits), Kalender c. Turquie, no 4314/02, § 51, 15 décembre 2009, et Banel c. Lituanie, no 14326/11, § 66, 18 juin 2013) et qu’un redressement adéquat pour la victime soit assuré (voir, par exemple, Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 67, 14 juin 2011, et Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, § 39, 10 avril 2012).

116. La Cour estime nécessaire de préciser que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 de la Convention s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels : l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête, la participation des proches du défunt à celle-ci et l’indépendance de l’enquête. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi, comme c’est le cas pour l’exigence d’indépendance de l’article 6 de la Convention. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question, dont celle de l’indépendance, doit être appréciée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 225, 14 avril 2015).

117. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, une enquête sur un décès susceptible d’engager la responsabilité d’une Partie contractante au titre de cette disposition doit d’abord être adéquate. Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à identifier les responsables et, le cas échéant, les sanctionner (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016). Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à conduire à l’identification de la ou des personnes responsables risque de faire conclure à son inadéquation (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 223, CEDH 2004-III).

118. La Cour rappelle encore que, dans ses arrêts rendus dans des affaires dans lesquelles il était allégué que des agents de l’État étaient responsables du décès d’une personne, elle a précisé que l’obligation susmentionnée est une obligation de moyens et non de résultat. Ainsi, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et des expertises. (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 139, CEDH 2002‑IV, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 113, CEDH 2005‑VII, et Ognyanova et Choban c. Bulgarie, no 46317/99, § 105, 23 février 2006).

119. Quant au type d’enquête devant permettre d’atteindre ces objectifs, il peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités choisies, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l’initiative de déposer une plainte formelle ou une demande tendant à l’exploitation de certaines pistes d’enquête ou procédures d’investigation (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000‑VII, et Natchova et autres, précité, § 111).

120. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Il est essentiel que les investigations soient menées à bref délai lorsque survient un décès dans une situation controversée, car l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traverse la famille du défunt (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).

2. Application en l’espèce

121. La Cour constate qu’une procédure pénale a été engagée à l’encontre des garde-côtes impliqués dans les événements en cause. Cette procédure était susceptible en principe de faire la lumière sur les circonstances de l’affaire, d’établir les faits et de conduire, le cas échéant, à sanctionner les responsables.

122. Il reste à savoir si la procédure en cause a satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention.

123. En premier lieu, la Cour relève que les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1, 4, 5, 7, 8, 10, 12, 14 et 15 ont déposé en tant que témoins pour la première fois les 20, 21 et 22 janvier 2014. Elle note que ceux-ci se plaignent de problèmes d’interprétation lors du recueil de leurs dépositions et qu’ils soutiennent, d’une part, que le véritable contenu de leurs dépositions n’est pas celui qui a été enregistré et, d’autre part, qu’ils n’ont jamais déclaré que le bateau avait fait naufrage en raison du mouvement brusque de ses passagers. Elle note aussi qu’une procédure a été engagée à l’encontre de H.S. et R.R., qui ont fait office d’interprètes pendant ces dépositions, pour parjure lors de l’exercice de la fonction d’interprète. Le dossier ne contient pas d’informations sur l’issue de la procédure à l’encontre de R.R. Toutefois, le 26 septembre 2015, le tribunal correctionnel de Kos, en acquittant H.S., a reconnu que celui-ci ne parlait pas la langue des requérants (paragraphe 77 ci-dessus). S’il est vrai que la décision du procureur près le tribunal maritime avait déjà classé l’affaire le 27 juin 2014, les autorités ont été informées de ces problèmes graves d’interprétation dès le 23 janvier 2014, date à laquelle les requérants ont tenu une conférence de presse après leur arrivée au Pirée.

124. Force est de constater que, malgré le fait que le contenu de ces dépositions présentait des défaillances très sérieuses, il a continué à faire partie intégrale du dossier de l’affaire jusqu’au classement de celle-ci par le procureur près le tribunal maritime du Pirée. Il est à noter que, dans l’acte no 263/2014, le procureur a pris en compte ces dépositions et a notamment constaté qu’elles étaient « cohérentes, courtes et concordantes », concluant que les requérants n’y avaient fait aucune allégation relative à la responsabilité des garde-côtes dans le naufrage. Il a aussi pris en compte le fait que, après leur arrivée au Pirée, les requérants avaient modifié leur version des faits concernant les conditions et les causes du naufrage ainsi que la gestion de la situation par les garde-côtes impliqués mais n’a ni expliqué les différences entre les deux versions des dépositions ni tiré des conclusions de cette divergence. La Cour observe par ailleurs que le Gouvernement, dans ses observations devant elle, indique que dans ces dépositions les requérants n’ont formulé aucune accusation à l’encontre du corps des garde-côtes ou d’un autre organe étatique. Elle est d’avis que, à partir du moment où les autorités ont pris connaissance des allégations des requérants concernant les défaillances précitées, elles devaient au moins enquêter sur celles-ci, avant de procéder à leur inclusion dans le dossier de l’affaire.

125. En second lieu, la Cour rappelle que, dans tous les cas, les proches de victimes doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes, mais que l’on ne saurait toutefois considérer comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 de la Convention que les victimes ou les proches d’une victime puissent avoir accès au dossier de l’enquête tout au long de son déroulement. De plus, l’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités d’enquête l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par la victime ou un proche de celle-ci au cours de l’enquête (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, §§ 347-348, 15 mai 2007).

126. À cet égard, la Cour observe que les requérants ont demandé au procureur près le tribunal maritime du Pirée d’ordonner l’enlèvement du bateau de pêche et son examen par des experts, de leur fournir l’enregistrement contenant la communication des garde-côtes ainsi que les éléments ressortant du signal et du radar de la base militaire de Farmakonisi et de leur permettre de nommer un expert (paragraphe 68 ci-dessus). Seules les deux premières demandes ont été acceptées par le procureur. Or, si le principe de confidentialité de la procédure quant à la période précédant l’engagement des poursuites contre les suspects pourrait constituer un argument valable à l’égard des autres demandes, la Cour ne peut cependant que constater que l’affaire en cause présentait des aspects très complexes, qui étaient uniquement connus des autorités. En effet, il est fort douteux que les requérants aient pu participer de manière adéquate à cette procédure, qui concernait des faits très graves, sans les enregistrements qu’ils avaient demandés, car l’essence de l’affaire résidait justement dans cet aspect.

127. En troisième lieu, la Cour observe que, en classant l’affaire, le procureur s’est limité à constater que « le refoulement comme procédure de renvoi ou de remorquage (...) vers les eaux territoriales turques n’existe pas en tant que pratique (...) ». Il a ajouté qu’il serait « inutile et superflu » de prendre en compte les paramètres spécifiques des allégations des requérants en raison du fait que leur version des faits était basée sur l’hypothèse que leur bateau était remorqué vers les côtes turques, ce qui, selon l’évaluation et l’appréciation des preuves faites par le procureur, ne pouvait pas être le cas en l’espèce (paragraphe 71 ci-dessus). La Cour note que, selon les requérants, le ministre de la Marine nationale de l’époque avait déclaré que les autorités grecques auraient « renvoyé (les migrants) côté turc » et que les garde-côtes avaient empêché (d’arriver en Grèce) un nombre « multiple » de migrants (par rapport aux 7 000 personnes arrêtés) (paragraphe 24 ci-dessus). Par ailleurs, les requérants avaient également présenté d’autres allégations, qui n’ont pas été examinées par le procureur compétent. Ils s’étaient plaints, en particulier, que l’ensemble de l’opération en cause n’avait pas été organisé et conduit de manière à garantir la protection de leur droit à la vie et de celui de leurs proches, que le centre de coordination et de recherche n’avait pas été informé et que les dispositions des textes internationaux en la matière n’avaient pas été respectées. Il s’agissait là, aux yeux de la Cour, des pistes d’investigation qui s’imposaient de toute évidence mais qui n’ont pas été poursuivies, ce qui a compromis leur capacité à faire toute la lumière sur les circonstances du naufrage (voir, mutatis mutandis, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 175).

3. Conclusion

128. Eu égard à ce qui précède, la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les autres défaillances alléguées de la procédure en cause. Compte tenu des éléments exposés ci-dessus, elle rejette les exceptions du Gouvernement tirées du défaut de la qualité de victime et du non-épuisement des voies de recours internes (voir aussi paragraphe 108 ci‑dessus), et elle conclut à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural à l’égard de tous les requérants.

2. Quant aux mesures positives visant la protection de la vie au sens de l’article 2 de la Convention
1. Sur la recevabilité

129. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Arguments des parties

1. Les requérants

130. Les requérants allèguent que, selon le droit international pertinent en l’espèce, les autorités grecques sont obligées d’assurer la recherche et le sauvetage en mer. Ils soutiennent que celles-ci sont entre autres tenues de développer le cadre juridique et d’organiser un centre de recherche et de sauvetage compétent pour recevoir les informations nécessaires et coordonner les procédures relatives à la recherche et au sauvetage. Ils exposent que l’État grec conduit depuis longtemps de telles opérations dans la zone définie par l’article 2 de la loi no 1844/1989, par la Convention de Chicago relative à l’aviation civile internationale, par les plans régionaux de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) et par la réglementation 15 de la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS).

131. Ils estiment que les garde-côtes, par leurs actes et omissions, n’ont garanti ni le sauvetage ni le transfert en toute sécurité des passagers. Ils considèrent au contraire que le naufrage du bateau de pêche, la mise en danger de leur vie et le décès de leurs proches ont été causés par les actes et omissions desdits garde-côtes. En effet, selon eux, malgré le fait que les autorités ont reconnu qu’il s’agissait en l’espèce d’un incident de sauvetage, les procédures et les protocoles de sauvetage tels qu’ils ressortent de la législation grecque et internationale n’ont pas été suivis.

132. En particulier, les requérants soutiennent que le bateau de pêche a chaviré pendant qu’il se serait trouvé sous le contrôle absolu des garde-côtes, qui étaient selon eux responsables de leur sécurité, qu’au moment de la prise en charge du bateau de pêche par les garde-côtes l’eau ne l’avait pas encore envahi et que le naufrage a eu lieu pendant le remorquage. Les requérants allèguent qu’il s’agissait en l’espèce d’une opération de refoulement vers la Turquie, ce qui expliquerait que le centre national de coordination et de recherche et l’information n’en ait pas été informé, au contraire de la direction de la protection des frontières maritimes. Selon eux, le fait que des refoulements avaient lieu systématiquement à l’époque des faits est corroboré par des rapports établis par des organisations internationales.

133. Or, de l’avis des requérants, indépendamment du fait de savoir s’il s’agissait en l’espèce d’une opération de refoulement ou si l’opération tendait à les transférer vers Farmakonisi, les obligations nationales et internationales concernant le sauvetage en mer n’ont pas été respectées. Les requérants ajoutent qu’aucun enregistrement ou trace électronique n’existe quant à la position exacte et au trajet du PLS 136, à la durée de l’opération ou aux communications téléphoniques, car le PLS 136 n’aurait pas disposé d’un système d’enregistrement de position et aucun radar dans la région n’aurait procédé à un enregistrement. Selon eux, l’absence de tels enregistrements porte atteinte à la crédibilité de la version des faits du Gouvernement et met en doute l’exactitude des positions de localisation et du naufrage du bateau de pêche ayant été rapportées. Les requérants indiquent à cet égard que la position de la première localisation du bateau de pêche et du naufrage sont les mêmes, tandis que la position où le naufrage a eu lieu et la localisation de celui-ci sont irréalistes (απέχουν εξωπραγματικά). À leurs yeux, l’absence d’un enregistrement objectif de ces positions constitue en soi une violation de l’obligation de sauvetage d’une part et a empêché la recherche, le sauvetage et la localisation des disparus en temps utile d’autre part.

134. Les requérants indiquent aussi que le PLS 136 n’était pas un bateau de sauvetage mais une vedette rapide et qu’il était inadapté au sauvetage car il n’aurait pas été équipé de moyens de sauvetage tels que des gilets et des cordes de remorquage appropriées. Ils ajoutent que les membres de l’équipage du PLS 136 manquaient d’expertise en la matière et dénoncent le fait que, malgré l’échec de la première phase du remorquage et l’arrachement du point d’ancrage situé à la proue, qui aurait exposé le bateau de pêche à un danger plus grave encore, le remorquage a continué. En effet, les requérants indiquent que la méthode de remorquage suivie en l’espèce était contraire aux règles de l’art, selon lesquelles il aurait été incorrect d’utiliser une corde de dix mètres et a fortiori une corde dépourvue d’élasticité. Ils allèguent qu’un poids devait être suspendu au milieu de la corde pour absorber les chocs, ce qui n’aurait pas été le cas en l’espèce. Ils soutiennent que, en raison de ce remorquage inadapté, la proue du bateau de pêche s’est élevée, sa poupe s’est abaissée et, compte tenu des conditions météorologiques à cet instant et du sillage provoqué par le PLS 136, l’eau a envahi le bateau de pêche. L’échec de cette méthode de remorquage est également démontrée, selon les requérants, par l’arrachement du point d’ancrage situé à la proue du bateau, qui aurait également contribué à l’entrée de l’eau dans l’embarcation. Les requérants indiquent que, malgré l’échec de la première phase du remorquage, le point d’ancrage ayant été arraché, l’entrée de l’eau dans le bateau et la présence d’un trou, une seconde phase de remorquage a commencé, et ce sans la présence sur le bateau de pêche des deux garde-côtes qui étaient entre-temps remontés à bord du PLS 136. Ils ajoutent que, avant la mise en œuvre de cette seconde phase, aucune mesure n’a été prise afin de protéger la vie des intéressés, aucune communication avec le centre national de coordination et de recherche n’a été établie et aucune demande d’assistance urgente n’a été transmise aux autres bateaux.

135. Les requérants soutiennent que le bateau de pêche était immobile lorsqu’il aurait été localisé par le poste militaire de Farmakonisi. Ils indiquent que l’heure exacte de la localisation du bateau n’est pas mentionnée dans les observations du Gouvernement, mais qu’il ressort selon eux des documents officiels que ladite localisation a eu lieu soit à 0 h 35, soit à 1 h 25, soit à 1 h 45, soit à 2 heures. Les requérants ajoutent que leur bateau était déjà en situation d’urgence et qu’il se trouvait en particulier en détresse en mer quand le bateau des garde-côtes l’aurait approché à 2 heures. Selon eux, c’est à ce moment que les garde-côtes ont reconnu que le nombre des passagers excédait la limite admise, que le bateau sur lequel ils se trouvaient était de petit tonnage, que les conditions météorologiques étaient défavorables, avec notamment une forte houle, que le moteur du bateau de pêche était coupé et que les passagers ont demandé de l’aide. Les requérants allèguent que, après avoir pris en considération ces informations, K.G., le commandant en poste à la direction de la protection des frontières maritimes, a ordonné à l’équipage du PLS 136 de remorquer le bateau vers Farmakonisi. Qui plus est, ils avancent que, avant de commencer le remorquage, l’équipage du PLS 136 savait que sur le bateau se trouvaient vingt-sept personnes, dont trois femmes et neuf enfants. Ils soutiennent en outre que, comme l’admet le Gouvernement, le centre national de coordination et de recherche, qui est l’autorité compétente pour la recherche et le sauvetage en cas de détresse en mer, n’a été informé qu’à 2 h 13, soit après le naufrage du bateau de pêche. Ils indiquent également que, selon les règles internationales en la matière, le centre national de coordination et de recherche aurait dû être immédiatement informé de la situation afin de lancer une opération conformément aux principes et règles internationaux. À leurs yeux, l’argument du Gouvernement selon lequel l’opération est devenue une opération de sauvetage uniquement après que les intéressés se sont retrouvés à la mer n’a aucune base légale ni logique et est contraire à la législation relative à la recherche et au sauvetage.

136. Les requérants indiquent également que, dans leurs dépositions, certains garde-côtes ont admis que les passagers étaient exposés à un grand risque. Ils ajoutent qu’il ressort de ces dépositions que le centre national de coordination et de recherche n’est informé qu’en cas de naufrage et non lorsqu’un bateau se trouve en danger, et que la tactique des garde-côtes est de transférer les personnes qui se trouvent en détresse en mer sur leur bateau. Qui plus est, selon les requérants, l’assistance par d’autres bateaux n’a été demandée en l’espèce qu’après le naufrage du bateau de pêche et la demande d’intervention d’un hélicoptère n’a été faite qu’au bout de 45 minutes après le naufrage.

137. Les requérants estiment en outre que, à la suite du chavirement du bateau de pêche, les autorités ne disposaient pas de l’équipement approprié pour sauver les passagers et n’ont pas fait le nécessaire pour sauver ceux qui étaient déjà tombés à la mer. En effet, ils disent avoir survécu uniquement par chance et grâce à leurs propres efforts, contrairement à leurs proches, qui se sont noyés.

138. Les requérants estiment que les faits tels qu’ils ont été présentés par le Gouvernement confirment leurs allégations selon lesquelles les garde-côtes sont responsables du naufrage, les ont exposés à un risque pour leur vie et ont causé la mort de leurs proches. Ils se réfèrent à cet égard au rapport de l’expert qu’ils avaient nommé.

139. Les requérants concluent que, même si l’on accepte la version du Gouvernement selon laquelle les garde-côtes ne savaient pas que des femmes et des enfants étaient présents dans la cabine du bateau de pêche et qu’aucune tentative de refoulement des passagers du bateau n’a eu lieu, l’opération dans son ensemble était insuffisante.

2. Le Gouvernement

140. Le Gouvernement indique que les faits non contestés sont les suivants : a) la vie des passagers du bateau de pêche a été mise en danger avant leur entrée en territoire grec et l’intervention des garde-côtes, en raison des conditions dans lesquelles se trouvait ce bateau, du nombre de passagers présents à bord et de l’inexistence de moyens de sauvetage ; b) l’équipage du PLS 136 a commencé une opération de contrôle des frontières maritimes qui, à partir du moment où une personne a été retrouvée à la mer, a officiellement évolué en opération de sauvetage, dont le centre national de coopération a été informé ; dans la pratique, l’opération de sauvetage avait déjà débuté avec le remorquage du bateau, après que les garde-côtes aient estimé la situation ; c) l’équipage du PLS 136 a transporté les requérants jusqu’à l’île de Farmakonisi ; d) les proches des requérants ont perdu la vie, pour la plupart parce qu’ils se sont retrouvés acculés dans la cabine du bateau de pêche et e) trois des requérants ont indiqué lors de leur déposition sous serment que le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 était le capitaine du bateau de pêche, tandis que ce dernier l’a nié, alléguant que le capitaine était d’origine afghane et que les requérants d’origine afghane s’étaient mis d’accord pour le blâmer au motif qu’il était syrien.

141. Le Gouvernement indique que, en ce qui concerne les faits restants, sa version diffère de celles des requérants. Il déclare que les faits en question ont été établis par les juridictions internes et que, en application du principe de subsidiarité, ils ne peuvent pas être contestés. En tout état de cause, le Gouvernement nie l’existence d’un plan opérationnel imposant la mise en danger de la vie des personnes telles que les requérants et leurs proches au lieu d’appliquer le droit international imposant la recherche et le sauvetage.

142. Le Gouvernement ajoute qu’aucun élément du dossier ne permet de remettre en cause les constatations des juridictions internes et de conduire la Cour à s’en écarter. À cet égard, il soutient que, se prononçant sur la culpabilité du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11, la cour d’appel du Dodécanèse en formation de trois juges n’était pas liée par les décisions de classement sans suite prises par le tribunal maritime et le tribunal militaire. Il considère toutefois qu’elle était compétente pour examiner, à titre incident, la question de savoir si une autre personne avait mis en danger la vie des requérants et de leurs proches et si ce danger était à l’origine du décès des proches des requérants. Il s’ensuit, selon lui, que même si les juridictions pénales ayant statué sur la responsabilité pénale du requérant figurant sous le numéro 11 sont indépendantes et ne peuvent pas statuer sur la responsabilité des garde-côtes, des indices démontrant une responsabilité éventuelle de ceux-ci auraient conduit à l’acquittement de l’intéressé pour la circonstance aggravante énoncée à l’article 88 par 1 c) et d) en raison de doutes. Le Gouvernement expose que, au contraire, la cour d’appel du Dodécanèse en formation de trois juges a conclu que la négligence du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 était la seule cause des décès survenus en l’espèce, appuyant ainsi la décision de classer la procédure engagée contre les garde-côtes.

143. Le Gouvernement estime que le cadre juridique européen et national concernant tant la sanction d’une violation du droit à la vie que les actions des garde-côtes pendant les opérations de contrôle des frontières maritimes remplit toutes les conditions de l’article 2 de la Convention. Il indique en particulier, qu’y sont garantis la supériorité du respect du droit à la vie et l’éloignement des membres du garde-côte en cas de condamnation. Reste à savoir, selon le Gouvernement, si les dispositions pertinentes ont été appliquées de manière correcte en l’espèce.

144. Le Gouvernement indique à cet égard que la présente affaire se distingue de manière substantielle des affaires déjà jugées par la Cour car il ne s’agit selon lui ni d’une opération de sauvetage pendant laquelle les organes étatiques auraient recouru à la force, comme ce serait le cas dans les affaires Tagayeva et autres c. Russie (nos 26562/07 et 6 autres, 13 avril 2017) et Makaratzis c. Grèce ([GC], no 50385/99, CEDH 2004‑XI), ni du risque pour la vie et des décès survenus dans la sphère de responsabilité exclusive de l’État, comme ce serait le cas dans l’affaire Nencheva et autres c. Bulgarie (no 48609/06, 18 juin 2013). C’est pourquoi, à ses yeux, l’examen des particularités de l’affaire en cause s’avère nécessaire, en particulier sous le prisme de l’existence d’un lien de causalité entre l’opération menée par les autorités et la mise en danger des requérants et la mort de leurs proches.

145. À cet égard, le Gouvernement souhaite souligner l’absence d’un tel lien de causalité. Il estime que le point décisif en l’espèce est celui de connaître le degré d’implication de l’État dans la création du risque pour la vie des requérants et dans la mort de leurs proches, implication qui, selon lui, n’a pas eu lieu, de sorte que l’on ne pourrait pas attribuer à l’État la responsabilité d’avoir enfreint le volet substantiel de l’article 2 de la Convention. Il ajoute que, en tout état de cause, les garde-côtes se sont rendus sur place en temps utile, avant la survenance de l’incident meurtrier. En effet, à son avis, les requérants et leurs proches s’étaient déjà, avant leur entrée en territoire grec et l’intervention des garde-côtes, mis eux-mêmes en danger. Le Gouvernement indique que, après la localisation du bateau de pêche, les garde-côtes, en coopération avec leur quartier général, ont pris des décisions pour faire face à l’incident, et ce dans des conditions météorologiques difficiles, de nuit et dans l’urgence, en raison du danger dans lequel se seraient déjà trouvés les requérants. Il s’ensuit, selon lui, que l’opération avait été planifiée et que les allégations des requérants selon lesquelles les membres de l’équipage du PLS 136 auraient exercé un dol, mis leur vie en danger et causé la mort de leurs proches ne sont corroborées ni par les conclusions des juridictions internes ni par le fait que l’équipage du PLS 136 a sauvé et transporté les requérants à Farmakonisi. Le Gouvernement ajoute que la décision finale des garde-côtes, prise en quelques minutes, de remorquer le bateau de pêche avec les moyens dont ils disposaient, à savoir des cordes, sans la possibilité de faire monter les passagers à bord du PLS 136, qui n’était pas un bateau de sauvetage, et le fait que le bateau de pêche a par la suite chaviré et fait naufrage, « éveillent des soupçons raisonnables de négligence dans la conception et l’exécution de l’opération ». Toutefois, selon le Gouvernement, les mêmes circonstances exceptionnelles (urgence, conditions météorologiques, absence d’autres moyens de sauvetage) pourraient démontrer que le mode d’exécution choisi pour cette opération était raisonnable, que celle-ci n’a souffert d’aucun retard et qu’elle s’est déroulée dans les limites de la marge d’appréciation dont jouissent les États lors de la planification d’une telle opération et selon les moyens dont ceux-ci disposent. Le Gouvernement indique que, en réalité, il est impossible de dire ce qu’il serait advenu de la vie des requérants et de leurs proches si le bateau des garde-côtes n’était pas arrivé sur place en temps utile et si, au lieu d’effectuer le remorquage en cause, il avait attendu l’arrivée de moyens de sauvetage qui auraient permis soit un remorquage plus sûr du bateau de pêche, soit le transfert des passagers à bord d’un autre bateau.

146. Le Gouvernement estime que, compte tenu des naufrages quotidiens en Méditerranée, le sauvetage en toute sécurité de tous les passagers du bateau de pêche était la priorité, mais aussi un cas douteux. Il considère en outre qu’il ne peut pas être conclu que les autorités compétentes ont fait preuve de négligence lors de l’exécution de l’opération. Au contraire, il est d’avis que ce sont les personnes ayant fait monter les passagers du bateau de pêche à bord d’une embarcation inappropriée pour la navigation, dans des conditions météorologiques telles que celles de l’espèce et sans moyens de sauvetage, qui les ont exposés à un risque pour leur vie.

147. Le Gouvernement estime enfin qu’il n’est pas possible de conclure au-delà de tout doute raisonnable que l’État, par des actes ou des omissions et au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, a eu une implication décisive et une responsabilité en ce qui concerne le danger pour la vie des requérants et la mort des proches de ceux-ci.

b) Appréciation de la Cour

148. La Cour souligne que la question primordiale dans la présente affaire est celle de savoir si les autorités ont, dans ce contexte particulier, agit d’une manière qui visait à assurer la protection de la vie des requérants et de leurs proches et à placer la vie des intéressés de manière suffisante et adéquate au centre de leurs préoccupations.

1. Principes généraux

149. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998-III, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 130, CEDH 2014).

150. L’obligation de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie doit néanmoins être interprétée de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, toute menace présumée contre la vie n’obligeant pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 158-160, 15 juin 2021). Pour que l’on puisse conclure à l’existence d’une obligation positive à cet égard, il y a lieu d’établir que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu déterminé était menacé de manière réelle et immédiate et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, pouvaient être considérées comme aptes à pallier ce risque (Amaç et Okkan c. Turquie, nos 54179/00 et 54176/00, § 46, 20 novembre 2007 ; voir également, mutatis mutandis, Osman, précité, §§ 116 et 121, et, mutatis mutandis, Paul et Audrey Edwards, précité, § 55). La conclusion sur ce point dépend d’un examen de l’ensemble des circonstances particulières de chaque affaire (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 130, CEDH 2009).

151. La Cour a ainsi jugé qu’il existait à la charge de l’État une obligation positive d’adopter et de respecter une réglementation de protection des citoyens dans le domaine de la santé publique (Calvelli et Ciglio, précité, § 49, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 89, CEDH 2004-VIII) ou des activités dangereuses (Öneryildiz c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 89-90, 30 novembre 2004) ou à risque. Elle a également eu à connaître des affaires dans lesquelles était en cause le respect par les autorités nationales d’une réglementation imposant des normes de sécurité (Öneryildiz, précité, Bône c. France (déc.), no 69869/01, 1er mars 2005, concernant la sécurité à bord d’un train, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, 9 mai 2006, concernant des mesures de sécurité sur un chantier de construction).

152. À la lumière de l’importance que revêt l’article 2 de la Convention dans toute société démocratique, la Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’État, mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment leur préparation et le contrôle exercé sur eux (voir, mutatis mutandis, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 150, série A no 324, et Makaratzis, précité, § 59). Reconnaissant l’importance de l’article 2 dans une société démocratique, la Cour doit se former une opinion en examinant de façon extrêmement attentive les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant eu recours à la force mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, § 150).

153. Elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle, pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000‑IV).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

154. La Cour rappelle d’emblée que le procureur près le tribunal maritime du Pirée a classé l’affaire en ce qui concernait les infractions de mise en danger, de provocation de naufrage et de lésions corporelles prétendument commises par les garde-côtes (paragraphes 69-71 ci-dessus).

155. Eu égard à ses conclusions sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour considère qu’il n’existe pas en l’espèce d’éléments suffisants permettant d’établir certains des faits en cause au-delà de tout doute raisonnable. En particulier, elle ne peut pas se prononcer sur plusieurs détails spécifiques de l’opération qui s’est déroulée le 20 janvier 2014 ni sur le fait de savoir si les requérants ont fait l’objet d’une tentative de refoulement vers les côtes turques. À cet égard, elle tient toutefois à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales (B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 55, 24 juillet 2012, Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, 13 juillet 2010, et Gharibashvili c. Géorgie, no 11830/03, § 57, 29 juillet 2008).

156. Toutefois, elle observe que certains des faits entourant les événements du 20 janvier 2014 ne sont pas contestés entre les parties ou bien ressortent de manière indéniable des éléments du dossier et des décisions des juridictions internes. Elle procédera donc à l’examen du présent grief tiré de l’article 2 de la Convention en s’appuyant sur ces faits.

157. La Cour souligne que, certes, l’on ne peut pas attendre des agents de l’État, en l’espèce les garde-côtes, de réussir le sauvetage de toute personne en situation de danger en mer, d’autant plus qu’il s’agit en l’espèce d’une obligation de moyens et non pas de résultat. Par conséquent, la Cour estime que certes, après leur arrivée sur place, les gardes côtes avaient à leur disposition un éventail d’options quant aux actions à entreprendre. Toutefois, ces actions devraient être examinées dans le contexte particulier de l’opération en cause.

158. En effet, la Cour note qu’il est vrai que le commandant et l’équipage d’un bateau étatique impliqué dans le sauvetage de personnes en mer doivent souvent prendre des décisions difficiles et rapides dans le contexte d’une telle opération et que, en règle générale, ces décisions relèvent de la discrétion du commandant. Or, il doit en même temps être démontré que ces décisions s’inspiraient de l’effort primordial de garantir le droit à la vie des personnes se trouvant en danger.

159. À cet égard, la Cour observe en premier lieu qu’à l’arrivée du PLS 136 sur place, l’équipage a pris connaissance des conditions exactes dans lesquelles se trouvait le bateau de pêche, y compris son état, ainsi que le fait que sur ce bateau se trouvaient des femmes et des enfants. En effet, selon le Gouvernement, c’était précisément en raison de l’état du bateau de pêche, qui était mal entretenu et impropre à la navigation, ainsi que du nombre des passagers, qui aurait excédé la limite maximale autorisée, et des conditions météorologiques défavorables qui régnaient sur place que K.G. a ordonné à N.B. « de remorquer le bateau de pêche pour le mettre en sécurité à Farmakonisi ».

160. Par ailleurs, la Cour observe que, après l’arrivée du PLS 136 sur place, et lorsqu’il a été constaté par les autorités que les intéressés devaient être mis en sécurité, rien n’explique comment elles envisageaient de mettre les intéressés en sécurité avec un bateau, le PLS 136, qui était une vedette rapide et qui ne disposait pas des équipements nécessaires au sauvetage. La Cour observe aussi que les garde-côtes n’ont à aucun moment considéré la possibilité de demander d’aide supplémentaire ou les autorités compétentes n’ont pas été informées d’envoyer sur place un bateau davantage adapté à une opération de sauvetage. Elle note que, selon les allégations des requérants, des gilets de sauvetage n’ont pas été distribués aux passagers du bateau de pêche au préalable car il n’y en avait pas sur le PLS 136.

161. La Cour note que la première phase du remorquage a été interrompue par l’arrachement du point d’ancrage situé au niveau de la proue du bateau. À supposer même que le chavirement du bateau de pêche a eu lieu, comme le soutient le Gouvernement, en raison de la panique de ses passagers et des mouvements brusques de ceux-ci, la Cour ne peut que constater que cette panique était à prévoir, étant donné les conditions prévalant sur place. Les garde-côtes ont néanmoins procédé à une deuxième tentative de remorquage. Le Gouvernement n’explique pas pourquoi ils ont insisté sur le deuxième remorquage, malgré le fait que de la panique avait été constaté la première fois.

162. Cet aspect de l’affaire est étroitement lié à la constatation suivante : le centre de coordination et de recherche n’a été informé sur l’incident en cause qu’à 2 h 13, lorsque le bateau de pêche avait déjà à moitié sombré. À 2 h 16, le bateau de pêche avait entièrement coulé et certains des proches des requérants se trouvaient acculés dans la cabine. La Cour souligne à cet égard l’importance primordiale du facteur temps dans une telle situation : chaque minute écoulée compte et peut avoir une incidence cruciale sur le sauvetage des victimes, eu égard au fait que la noyade se produit en quelques minutes. Certes, il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur la question de savoir si les victimes auraient eu la vie sauve si le centre national de coordination et de recherche avait été contacté plus tôt.

163. La Cour note par ailleurs qu’un message d’alerte « Mayday Relay », afin que des bateaux qui navigueraient à proximité se dépêchent de se rendre sur place, n’a été transmis qu’à 2 h 25, soit douze minutes après que le centre de coordination fut informé, en retard, du naufrage par les garde-côtes. Qui plus est, la mobilisation et l’arrivée des moyens de sauvetage disponibles a eu lieu avec un nouveau retard considérable : l’hélicoptère demandé par le centre national de coordination et de recherche à 2 h 29 n’est arrivé sur place qu’à 3 h 52 ; la mise à disposition d’un bateau de la marine militaire n’a été demandée par le centre national de coordination et de recherche qu’à 2 h 45 et le premier bateau des garde-côtes, le PLS 616, n’est arrivé sur place qu’à 3 h 32.

164. La Cour ne néglige évidemment pas le fait que, comme le soutient le Gouvernement, pendant la période où les requérants et leurs proches ont essayé d’atteindre le territoire grec, le nombre d’arrivées de réfugiés par la mer était en augmentation. Elle rappelle à cet égard que, eu égard à la difficulté de la mission des autorités maritimes dans un tel contexte, à l’imprévisibilité du comportement humain et à l’inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources, il y a lieu d’interpréter l’étendue de l’obligation positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à celles-ci un fardeau insupportable (voir, mutatis mutandis, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 136, 25 juin 2019, et Choreftakis et Choreftaki c. Grèce, no 46846/08, § 46, 17 janvier 2012). Cela dit, elle note que le Gouvernement ne fournit aucune explication quant aux omissions et retards concrets dans la présente affaire. Il ne soutient pas, à titre d’exemple, que le jour du naufrage des moyens de sauvetage plus appropriés n’étaient pas disponibles en raison d’un afflux considérable de réfugiés qui aurait nécessité l’engagement ailleurs de ces moyens de sauvetage.

165. La Cour note l’argument du Gouvernement selon lequel la vie des passagers du bateau de pêche avait déjà, avant l’entrée de ces derniers en territoire grec et l’intervention des garde-côtes, été mise en danger par les conditions dans lesquelles se serait trouvé ce bateau, le nombre de passagers qu’il aurait transporté et l’inexistence de moyens de sauvetage à son bord. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a souligné à de nombreuses reprises que l’article 2 de la Convention ne saurait être interprété comme garantissant à toute personne un niveau absolu de sécurité dans toutes les activités de la vie comportant un risque d’atteinte au droit à la vie, en particulier lorsque la personne concernée est responsable dans une certaine mesure de l’accident qui l’a exposée à un danger injustifié (Molie c. Roumanie (déc.), no [13754/02](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252213754/02%2522%5D%7D), § 44, 1er septembre 2009, Koseva c. Bulgarie (déc.), no [6414/02](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%25226414/02%2522%5D%7D), 22 juin 2010, Gökdemir c. Turquie (déc.), no 66309/09 § 17, 19 mai 2015, et Çakmak c. Turquie (déc.), no [34872/09](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252234872/09%2522%5D%7D), 21 novembre 2017). La Cour note que, dans la présente affaire, de sérieuses questions se posent quant à la manière dont l’opération a été conduite et organisée (Makaratzis, précité, § 56-72).

166. La Cour estime, après avoir bien pesé tous les éléments qui précèdent, que les autorités grecques n’ont pas fait tout ce que l’on pourrait raisonnablement attendre d’elles pour offrir aux requérants et à leurs proches le niveau de protection requis par l’article 2 de la Convention.

167. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 2 de la Convention à l’égard de tous les requérants.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

168. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants se plaignent d’avoir été soumis à des traitements inhumains et/ou dégradants à la suite de leur transfert par les garde-côtes sur l’île de Farmakonisi. Cet article est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Sur la recevabilité

169. Le Gouvernement allègue que le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 n’a pas épuisé les voies de recours internes car il n’aurait pas demandé à se constituer partie civile devant les juridictions internes. Quant aux requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1, 2, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 15, le Gouvernement indique qu’il ne ressort pas du dossier qu’ils aient demandé à se constituer parties civiles devant le tribunal militaire. Il ajoute que les requérants n’ont pas contesté les divergences alléguées dans leurs dépositions concernant le traitement subi par eux après leur arrivée à Farmakonisi.

1. Le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11

170. En ce qui concerne le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11, la Cour note qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, car elle considère que le grief tiré de l’article 3 est irrecevable en l’espèce pour les motifs suivants.

171. La Cour rappelle que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (voir, parmi d’autres, Walker c. Royaume‑Uni (déc.), no34979/97, CEDH 2000-I).

172. En règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Dennis et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 76573/01, 2 juillet 2002). En outre, l’article 35 § 1 ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne. Par conséquent, lorsqu’un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation (Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 7 juin 2001).

173. Dès lors, les requérants sont censés prendre des mesures pour se tenir au courant de l’état d’avancement de l’enquête, ou de sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucune enquête pénale effective n’est menée (Bulut et Yavuz c. Turquie (déc.), no 73065/01, 28 mai 2002, et Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.), no 38587/97, CEDH 2002‑III).

174. La Cour rappelle en outre que rien ne l’empêche d’examiner proprio motu la question du respect du délai de six mois, qui touche à sa compétence (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012).

175. En l’espèce, la Cour note qu’aucune plainte concernant les mauvais traitements allégués n’a été déposée par le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11. Elle observe que tous les requérants mettent en cause l’impartialité du tribunal militaire et estiment que le procureur ne procédait pas à un examen approfondi de leurs allégations (paragraphe 110 ci-dessus). Or, rien n’explique pourquoi le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 n’a pas saisi la Cour dans un délai de six mois après les évènements en cause.

176. Tenant compte du fait que la requête a été introduite le 21 janvier 2015, la Cour estime qu’elle doit être déclarée irrecevable comme tardive quant au requérant figurant sous le numéro 11, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2. Les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 10, 14 et 15

177. La Cour note que, selon leurs allégations, la fouille corporelle des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 10 et 14, à la présence du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 15 qui à l’époque des faits avait un peu plus qu’un an, a eu lieu dans un endroit fermé par des hommes appartenant au corps des garde-côtes, sans le respect requis, selon eux, dans cette situation.

178. La Cour constate que les allégations des requérants susmentionnés ne sont pas étayées et qu’elles demeurent vagues.

179. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être déclarée irrecevable, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

3. Les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 9, 12, 13 et 16

180. La Cour note en outre que le 20 mars 2014, tous les requérants à l’exception du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 11 demandèrent à se constituer parties civiles dans la procédure devant le tribunal maritime du Pirée, entre autres, en raison des « traitements inhumains et dégradants [au sens] des articles 137A § 3 du code pénal et de l’article 3 de la Convention (...) [qu’ils auraient] subis aux mains des garde-côtes (...) pendant leur arrestation, leur fouille corporelle et leur détention à Farmakonisi (...) » (paragraphe 82 ci-dessus). Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée en ce qui les concerne.

181. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité quant aux requérants susmentionnés, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Les requérants

182. Les requérants allèguent que le traitement qu’ils auraient subi après leur arrivée à Farmakonisi constitue un traitement inhumain et dégradant. Ils soutiennent que, à leur arrivée à Farmakonisi, ils ont été privés de leur liberté et que leur arrestation et leur détention ont été enregistrées. Ils indiquent qu’il n’est pas contesté par les autorités qu’ils ont subi une fouille corporelle à nu à la vue de tous. Ils invitent la Cour à prendre en considération le fait qu’ils étaient des réfugiés en situation de vulnérabilité, des survivants d’un naufrage, que certains d’entre eux avaient perdu leurs proches et qu’ils étaient dans un état de douleur, de chagrin et de choc. Ils estiment que, compte tenu de ces conditions, la fouille corporelle à nu qu’ils auraient subie a constitué un manque de respect vis-à-vis de leur deuil et de la douleur d’avoir perdu leurs proches, a insulté leur personnalité et leur dignité et a aggravé leurs sentiments de douleur et de chagrin. Ils ajoutent que le Gouvernement ne soumet aucun argument concernant la nécessité de cette fouille et que les règles internationales exigent que les survivants des naufrages soient traités avec respect.

b) Le Gouvernement

183. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas été placés en détention et qu’ils n’ont pas subi de violence ou d’autres mauvais traitements. Il indique qu’il y existe une divergence entre les dépositions des requérants concernant les mauvais traitements allégués car huit d’entre eux auraient déclaré que les membres de l’équipage du PLS 136 ne les avaient pas maltraités, tandis que cinq d’entre eux auraient allégué que les garde-côtes auraient frappé certains des passagers durant leur transfert à Farmakonisi et qu’un des requérants aurait soutenu que les garde-côtes l’avaient frappé. Quant au traitement des requérants après leur arrivée à Farmakonisi, le Gouvernement allègue que huit des requérants ont déclaré que des soldats leur avaient donné des coups de pied pendant le trajet vers le poste militaire de Farmakonisi, que l’un des requérants a dit qu’un soldat lui avait porté un coup sur le pied et qu’un autre requérant a soutenu avoir été frappé au visage. Le Gouvernement ajoute que certains des intéressés ont par la suite modifié leurs dépositions : un requérant aurait déclaré devant le tribunal militaire que les soldats ne leur avaient pas donné de coups de pieds mais qu’ils les avaient insultés et un autre requérant aurait dit devant le même tribunal qu’il ne savait pas si quelqu’un avait été frappé. En ce qui concerne la fouille corporelle, le Gouvernement indique que les requérants « ne l’évaluent pas spécifiquement ». Il indique encore que les allégations de mauvais traitements ont fait l’objet de deux procédures devant le tribunal maritime et du tribunal militaire, et que celles-ci n’ont pas donné lieu à l’engagement des poursuites. Le Gouvernement soumet enfin que les requérants ne présentaient pas de traces apparentes de mauvais traitements, de sorte que les allégations des intéressés ne pouvaient pas être confirmées par un examen médicolégal. Il s’ensuit, selon le Gouvernement, que l’on ne peut pas conclure au-delà de tout doute raisonnable que les requérants ont subi des mauvais traitements.

2. Appréciation de la Cour

a) Remarques préliminaires

184. La Cour note d’emblée que les requérants se plaignent uniquement de la fouille corporelle effectuée après leur arrivée à Farmakonisi. Par conséquent elle limitera son examen au point de savoir si la manière dont cette fouille a été effectuée a constitué un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.

b) Principes généraux

185. La Cour réaffirme d’emblée que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime, même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé.

186. Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimal de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. La Cour a ainsi jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales ; elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir. Pour qu’une peine ou un traitement puisse être qualifié d’« inhumain » ou de « dégradant », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitimes (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 86-87, CEDH 2015).

187. Les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. S’il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3 de la Convention, cette disposition impose néanmoins à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne le soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate ; en outre, les mesures prises dans le cadre de la détention doivent être nécessaires pour parvenir au but légitime poursuivi (Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 119, CEDH 2006‑IX).

188. Des conditions générales de détention – dans lesquelles s’inscrivent les modalités des fouilles imposées au détenu – peuvent s’analyser en un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, tout comme une fouille corporelle isolée (idem, § 36, Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, CEDH 2001-VIII, Iwańczuk c. Pologne, no 25196/94, 15 novembre 2001, Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, § 110, CEDH 2003‑XII (extraits), et Lyalyakin c. Russie, no 31305/09, §§ 75, 12 mars 2015).

189. Ainsi lorsque, comme en l’espèce, un individu soutient qu’il a subi un traitement inhumain ou dégradant en raison de fouilles auxquelles il a été soumis en détention, la Cour peut être amenée à examiner les modalités de celles-ci à l’aune du régime de privation de liberté dans lequel elles s’inscrivent, afin de prendre en compte les effets cumulatifs des conditions de détention subies par l’intéressé (Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, §§ 49 et 62-63, CEDH 2003‑II).

190. S’agissant spécifiquement de la fouille corporelle des détenus, la Cour n’a aucune difficulté à concevoir qu’un individu qui se trouve obligé de se soumettre à un traitement de cette nature se sente de ce seul fait atteint dans son intimité et sa dignité, tout particulièrement lorsque cela implique qu’il se dévêtisse devant autrui, et plus encore lorsqu’il lui faut adopter des postures embarrassantes (Frérot, précité, § 38).

191. Des fouilles intégrales systématiques, non justifiées et non dictées par des impératifs de sécurité, peuvent créer chez les détenus le sentiment d’être victimes de mesures arbitraires. Le sentiment d’arbitraire, celui d’infériorité et l’angoisse qui y sont souvent associés, et celui d’une profonde atteinte à la dignité que provoque l’obligation de se déshabiller devant autrui et de se soumettre à une inspection anale visuelle, peuvent caractériser un degré d’humiliation dépassant celui, tolérable parce qu’inéluctable, que comporte inévitablement la fouille corporelle des détenus (idem, § 47, et Khider c. France, no 39364/05, § 127, 9 juillet 2009).

192. Un tel traitement n’est pourtant pas en soi illégitime : des fouilles corporelles, même intégrales, peuvent parfois se révéler nécessaires pour assurer la sécurité dans une prison – y compris celle du détenu lui-même –, défendre l’ordre ou prévenir les infractions pénales (Francesco Schiavone c. Italie (déc.), no 65039/01, 13 novembre 2007, et Ciupercescu c. Roumanie, no 35555/03, § 116, 15 juin 2010). Il n’en reste pas moins que les fouilles corporelles doivent, en sus d’être « nécessaires » pour parvenir à l’un de ces buts, être menées selon des « modalités adéquates », de manière à ce que le degré de souffrance ou d’humiliation subi par les détenus ne dépasse pas celui que comporte inévitablement cette forme de traitement légitime. À défaut, elles enfreignent l’article 3 de la Convention. Il va en outre de soi que plus importante est l’intrusion dans l’intimité du détenu fouillé à corps (notamment lorsque ces modalités incluent l’obligation de se dévêtir devant autrui, et de surcroît lorsque l’intéressé doit prendre des postures embarrassantes), plus grande est la vigilance qui s’impose (Frérot, précité, § 38).

c) Application en l’espèce

193. La Cour note d’emblée que, comme il ressort du dossier, à leur arrivée à Farmakonisi, les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 9, 12, 13 et 16 n’étaient pas libres de leurs mouvements. Même s’ils n’ont pas été placés en détention, ils se trouvaient sous le contrôle des autorités et étaient donc censés suivre les instructions des forces de l’ordre. La Cour observe que les faits en cause ne sont pas contestés entre les parties. Le Gouvernement indique seulement que les requérants n’évaluent pas spécifiquement cette fouille. La Cour note en outre que le procureur près le tribunal maritime ne semble pas avoir examiné cet aspect des faits, malgré le fait que les requérants l’avaient dénoncé dans leurs demandes de constitution de partie civile. Reste à savoir si les modalités de cette fouille satisfont aux exigences de l’article 3 de la Convention, en tenant notamment compte du contexte dans lequel elle s’inscrit.

194. La Cour observe que la fouille a eu lieu de la manière suivante : les survivants du naufrage (à l’exception des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 10, 14 et 15) ont été amenés sur un terrain de basket en plein air, ont reçu l’ordre de se déshabiller et ont été soumis à une fouille corporelle devant les autres survivants et un groupe de militaires. Il leur a été demandé de se pencher en avant et de tourner sur eux-mêmes.

195. La Cour observe que le Gouvernement n’explique pas pourquoi la fouille corporelle à nu était nécessaire pour assurer la sécurité. Il ne déclare pas non plus qu’il existait d’autres considérations d’ordre public imposant cette fouille. En effet, les requérants n’ont ni été arrêtés dans le contexte d’une procédure pénale engagée contre eux, ni accusés d’avoir commis une infraction. Le Gouvernement ne dit pas non plus qu’il existait des suspicions selon lesquelles les requérants étaient armés ou qu’ils posaient un risque pour la sécurité des forces de l’ordre. En effet, comme l’admettent le Gouvernement et les juridictions internes, à leur arrivée à Farmakonisi les requérants étaient plutôt épuisés, choqués par les événements survenus et inquiets du sort de leurs proches.

196. Quant aux conditions dans lesquelles la fouille a eu lieu, la Cour observe que les requérants ont été obligés de se déshabiller en même temps et au même endroit, devant au moins treize personnes. La Cour ne perd pas de vue que les requérants se trouvaient dans une situation d’extrême vulnérabilité : ils venaient de survivre à un naufrage et certains d’entre eux avaient perdu leurs proches. Ils se trouvaient sans aucun doute dans une situation de stress extrême et ils éprouvaient déjà des sentiments de douleur et de chagrin intense.

197. Eu égard à tout ce qui précède, on ne saurait dire, dans ce contexte, que les fouilles corporelles dont ont fait l’objet les requérants susmentionnés, pratiquées dans de telles conditions, repose comme il se doit sur un impératif convaincant de sécurité, de défense de l’ordre ou de prévention des infractions pénales. Selon la Cour, cette fouille a pu provoquer chez les requérants un sentiment d’arbitraire, d’infériorité et d’angoisse caractérisant un degré d’humiliation dépassant celui – tolérable parce qu’inéluctable – que comporte inévitablement la fouille corporelle (Frérot, précité, § 47).

198. La Cour en déduit que la fouille subie dans ces circonstances par les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 9, 12, 13 et 16 s’analyse en un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition en ce qui les concerne.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

199. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

200. Au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi, les requérants réclament les sommes suivantes : 300 000 EUR pour le requérant figurant à l’annexe sous le numéro 1, 200 000 EUR pour chacun des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 2, 4, 5 et 7 et 15 000 EUR pour chacun des requérants restants. Ils demandent que les sommes qui leur seraient éventuellement accordées soient directement versées sur le compte de leurs représentants.

201. Le Gouvernement estime que les sommes demandées sont excessives et injustifiées, en raison, d’une part, des circonstances particulières de l’affaire et, d’autre part, de la situation financière actuelle de la Grèce. Il est d’avis qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante. Il invite en outre la Cour à rejeter la demande des requérants de verser les sommes accordées sur le compte de leurs représentants.

202. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au titre du préjudice moral au requérant figurant à l’annexe sous le numéro 1 (qui a perdu sa femme et ses quatre enfants, voir paragraphe 8 ci-dessus) la somme de 100 000 EUR, conjointement aux requérants figurant à l’annexe sous les numéros 2 (qui a perdu l’épouse et trois enfants) et 4 et 5 (qui ont perdu leur mère, sœur et deux frères) la somme de 80 000 EUR et au requérant figurant à l’annexe sous le numéro 7 (qui a perdu l’épouse et un enfant) la somme de 40 000 EUR. En ce qui concerne les requérants restants, elle estime qu’il convient d’octroyer à chacun d’entre eux 10 000 EUR.

2. Frais et dépens

203. Les requérants demandent également 2 500 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant la Cour. Ils indiquent avoir conclu un accord avec leurs conseils concernant leurs honoraires. Ils demandent que la somme qui leur serait éventuellement accordée soit directement versée sur le compte de leurs représentants.

204. Le Gouvernement met en doute la réalité, la nécessité et le caractère raisonnable et justifié des frais en question. Il ajoute que la somme demandée est excessive, eu égard, en particulier, à l’absence de tenue d’une audience.

205. En l’espèce, la Cour observe que les requérants n’ont pas détaillé les frais dont ils demandent le remboursement. Dès lors, elle rejette la demande à ce titre.

3. Intérêts moratoires

206. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond, une partie des exceptions préliminaires tirées du non-épuisement des voies de recours internes ainsi que les exceptions préliminaires tirées de l’absence de qualité de victime des requérants soulevées par le Gouvernement et les rejette ;
2. Déclare, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention en ce qui concerne tous les requérants, ainsi que quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 9, 12, 13 et 16 et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en raison du manquement à l’obligation positive tirée de cet article ;
5. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en ce que les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 9, 12, 13 et 16 ont été soumis à un traitement dégradant ;
6. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 100 000 EUR (cent mille euros) au requérant figurant à l’annexe sous le numéro 1, 80 000 EUR (quatre-vingt mille euros) conjointement aux requérants figurant à l’annexe sous les numéros 2, 4 et 5, 40 000 EUR (quarante mille euros) au requérant figurant sous le numéro 7 et 10 000 EUR (dix mille euros) à chacun des requérants restants plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Renata Degener Marko Bošnjak
Greffière Président

APPENDIX

No

|

Prénom NOM

|

Date de naissance

|

Nationalité

---|---|---|---

1.
|

Ehsanullah SAFI

|

03/04/1975

|

afghan

2.
|

Fada Mohamad AHMADI

|

21/03/1962

|

afghan

3.
|

Mirwais AHMADI

|

23/07/1996

|

afghan

4.
|

Mujib Al Rahman AHMADI

|

06/08/1995

|

afghan

5.
|

Omar Sayam AHMADI

|

02/12/1997

|

afghan

6.
|

Ziarmal AHMED

|

01/01/1997

|

afghan

7.
|

Abdulsabor AZIZI

|

11/01/1985

|

afghan

8.
|

Jawid ESTANIKZAI

|

10/01/1998

|

afghan

9.
|

Ali FAYYAD

|

02/06/1979

|

palestinien

10.
|

Zora HAZMOHAMAD

|

19/01/1996

|

afghane

11.
|

Kalab HSRAN

|

01/01/1994

|

syrien

12.
|

Barialai KADERI

|

15/04/1996

|

afghan

13.
|

Mohammad Rahhem KAREMZAI

|

01/01/1994

|

afghan

14.
|

Khaiber RAHEME

|

01/01/1988

|

afghan

15.
|

Yousif RAHEME

|

29/10/2012

|

afghan

16.
|

Mohammad SHTIWI

|

26/08/1996

|

syrien


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