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21/06/2022 | CEDH | N°001-217815

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKKAD c. TURQUIE, 2022, 001-217815


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKKAD c. TURQUIE

(Requête no 1557/19)

ARRÊT


Art 3 • Expulsion immédiate en Syrie sous couvert d’un retour volontaire d’un ressortissant syrien, bénéficiant d’une « protection provisoire » en Turquie • Présence d’un risque réel de subir dans le pays d’origine des traitements contraires à l’art 3 connu des autorités nationales

Art 13 (+ Art 3) • Recours effectif • Autorités nationales n’ayant pas permis au requérant de contester son renvoi forcé avant son refoulement

Art 5 § 1 • Déte

ntion irrégulière du requérant de son arrestation à la frontière à son expulsion • Aucune poursuite pénale déclenchée pour s’êt...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKKAD c. TURQUIE

(Requête no 1557/19)

ARRÊT

Art 3 • Expulsion immédiate en Syrie sous couvert d’un retour volontaire d’un ressortissant syrien, bénéficiant d’une « protection provisoire » en Turquie • Présence d’un risque réel de subir dans le pays d’origine des traitements contraires à l’art 3 connu des autorités nationales

Art 13 (+ Art 3) • Recours effectif • Autorités nationales n’ayant pas permis au requérant de contester son renvoi forcé avant son refoulement

Art 5 § 1 • Détention irrégulière du requérant de son arrestation à la frontière à son expulsion • Aucune poursuite pénale déclenchée pour s’être infiltré dans la zone frontalière interdite • Absence d’une procédure d’expulsion pouvant justifier la détention

Art 5 § 2 • Administration ayant sciemment caché au requérant la véritable nature et le but de sa détention afin de faciliter son transfert vers un département situé à la frontière avec la Syrie

Art 5 § 4 • Absence de contrôle de la légalité de la détention

Art 5 § 5 • Impossibilité d’obtenir une réparation

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant du requérant ayant porté des menottes lors de son transfert

STRASBOURG

21 juin 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Akkad c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Gilberto Felici,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 1557/19) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant syrien, M Muhammad Fawzi Akkad (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 décembre 2018,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

les commentaires reçus d’Amnesty international, que le président de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juin 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne les allégations du requérant quant à sa prétendue expulsion forcée et illégale vers la Syrie par les autorités turques à la suite de son arrestation en juin 2018, sous couvert de « retour volontaire ».

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1997 et réside à Mittenaar (Allemagne). Il a été représenté par Me A. Yılmaz, avocat à Istanbul.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

1. Les faits tels que présentés par le requérant

4. En juin 2014, le requérant et sa famille se rendirent en Turquie pour fuir la guerre civile qui sévissait dans leur pays, la Syrie. Après un séjour d’un an dans le camp de réfugiés de Gaziantep, le requérant s’installa à Istanbul avec sa famille, qui fut inscrite le 27 novembre 2014 dans le registre tenu à la direction de la sécurité de Kağıthane (Istanbul). Le requérant se vit accorder le bénéfice de la « protection provisoire » et la carte d’identité d’étranger no 99901897338. Il disposait donc d’un titre de séjour légal en Turquie.

5. Le 15 août 2015, le père du requérant entra illégalement en Grèce, puis se rendit en Allemagne où il obtint le statut de réfugié. Le 28 septembre 2017, les membres de la famille du requérant obtinrent un visa de regroupement familial pour entrer en Allemagne et rejoignirent le père du requérant, à l’exception de ce dernier qui, devenu majeur entre-temps, ne fut pas autorisé à les suivre.

6. Le 19 juin 2018, les gendarmes arrêtèrent le requérant ainsi qu’un groupe d’immigrants, alors que ceux-ci tentaient de pénétrer illégalement en Grèce, à un kilomètre de la rivière de Meriç (située dans la zone militaire interdite) qui marque la frontière entre la Turquie et la Grèce. Le requérant fournit aux gendarmes les détails de son identité.

7. Le même jour, les gendarmes conduisirent le requérant dans un hôpital pour un contrôle médical. Selon le rapport médical, le requérant était en bonne santé et ne portait aucune trace de coercition.

8. Le lendemain, le 20 juin 2018, les gendarmes remirent le requérant et les autres immigrants à la direction régionale de l’immigration à Edirne. Le requérant indiqua aux fonctionnaires de la direction régionale qu’il était enregistré à Istanbul et qu’il souhaitait y être transféré. Il leur montra aussi les documents prouvant qu’il était admis au bénéfice de la protection provisoire. Les fonctionnaires de la direction régionale lui répondirent que le groupe serait transféré dans un camp de réfugiés à Şanlıurfa (au sud-est de la Turquie). Ils demandèrent également au requérant de signer un formulaire de retour volontaire dans son pays, mais le requérant refusa de le signer, déclarant ne pas vouloir rentrer en Syrie.

9. Le requérant ainsi que douze autres citoyens syriens furent conduits en bus à la direction régionale de l’immigration de Hatay puis au poste-frontière Reyhanlı/Bab’ul Hawa, à la frontière avec la Syrie. Pendant le trajet en bus d’environ 1 480 kilomètres effectué en vingt heures, le requérant et les douze autres Syriens, tous célibataires, furent constamment menottés deux par deux, sauf pendant les pauses de restauration et de toilettes. Les personnes en famille n’étaient pas menottées. Les familles syriennes se trouvant dans le même bus furent transférées au camp de réfugiés à Gaziantep.

10. Au poste-frontière de Reyhanlı/Bab’ul Hawa, le requérant dut signer sous la contrainte des documents dont le contenu ne lui fut pas révélé et dont il ne reçut pas copie. Avant et pendant la signature des documents mentionnés, le requérant ne fut pas autorisé à téléphoner, ne bénéficia pas des services d’un interprète et ne put contacter aucun avocat ni aucune autorité de recours. Il s’avéra par la suite que l’un de ces documents était un formulaire de retour volontaire, comportant exactement les mêmes informations que sur le document d’identité du requérant établi en vue de la protection provisoire, à savoir « M. Fawzi » comme prénom.

11. Le 21 juin 2018, le requérant et les douze autres syriens furent renvoyés de force en Syrie à partir du poste-frontière Reyhanlı/Bab’ul Hawa. Immédiatement après avoir franchi la frontière, le requérant fut appréhendé par deux militants armés de l’organisation El-Nusra (Front Nusra/Jabhatun Nusra) et ses yeux furent bandés. Après un trajet en voiture, il fut interrogé dans un bâtiment probablement situé à Alep. Le requérant affirme avoir été battu et avoir craint pour sa vie lors de cet interrogatoire. Finalement, il fut libéré à la condition qu’il ne sorte pas de la ville d’Alep. Le requérant resta dans un hôtel à Alep et ne sortit qu’en cas de nécessité, craignant pour sa vie.

12. Pendant son séjour à Alep, le requérant put contacter les membres de sa famille par téléphone, et son avocat à Istanbul déposa un recours en annulation de son expulsion auprès du tribunal administratif d’Edirne.

13. Le 15 juillet 2018, le requérant entra illégalement en Turquie. Lors de son séjour à Istanbul, il rencontra ses avocats.

14. Par la suite, le requérant quitta de nouveau la Turquie par des voies illégales et arriva le 20 novembre 2018 en Allemagne, où il déposa une demande de statut de réfugié.

2. les faits tels que présentés par le Gouvernement

15. Le 19 juin 2018, le requérant fut appréhendé par la gendarmerie de la sous-préfecture de Meriç (du département d’Edirne) dans une zone interdite alors qu’il tentait de passer illégalement la frontière grecque avec d’autres émigrés en situation irrégulière. Il se présenta à la gendarmerie comme étant Muhammad, fils de Halit et Nalud.

16. Le 20 juin 2018, la gendarmerie de la sous-préfecture de Meriç (du département d’Edirne) remit le requérant, ainsi que les autres syriens arrêtés à des diverses dates près de la frontière, à la direction de l’immigration à Edirne. À la lumière des informations fournies par le requérant concernant son identité (Mohammad, né en 1997 de Halit et de Nalud), aucun indice concernant le bénéfice de la « protection provisoire » ne fut trouvé dans les registres. Le requérant fut informé de la procédure d’expulsion. Il déclara alors vouloir rentrer volontairement dans son pays. En conséquence, aucune décision d’expulsion ou de rétention administrative ne fut prise à l’égard du requérant. La direction régionale de l’immigration d’Edirne décida de le transférer, dans le cadre de la procédure de retour dans le pays d’origine, à la direction de l’immigration de Hatay.

17. Le 20 juin 2018, le requérant et onze autres ressortissants syriens furent conduits en bus de la direction régionale de l’immigration d’Edirne à la direction régionale de l’immigration de Hatay. Lors du voyage d’Edirne à Hatay, le requérant ne fut pas menotté et ne subit aucune privation de liberté.

18. Le 21 juin 2018 à 12 heures, un agent de la direction régionale de l’immigration de Hatay reçut le requérant et les autres ressortissants syriens.

19. Le 21 juin 2018, le requérant informa les autorités de sa volonté de retourner dans son pays d’origine et, conformément à son souhait, signa le formulaire de retour volontaire. Par la suite, les autorités enregistrèrent deux documents le concernant sur le registre réservé aux étrangers, à savoir l’acte V‑87 (pour les étrangers retournant volontairement dans leur pays) et l’acte Ç‑114 (pour les étrangers qui font l’objet de poursuites judiciaires et qui sont interdits de territoire pendant un an).

20. Selon le Gouvernement, il n’existe aucune décision d’expulsion concernant le requérant. Le retour de ce dernier vers son pays d’origine se serait effectué par la frontière terrestre de Hatay/Cilvegözü, conformément à son souhait de bénéficier de la procédure de retour volontaire. Le requérant n’aurait pas été expulsé par la force.

21. Par un jugement du 29 août 2018, le tribunal administratif d’Edirne rejeta le recours du requérant en annulation de la décision d’expulsion le concernant, au motif qu’une telle décision n’existait pas.

22. Le requérant introduisit également une requête individuelle devant la Cour constitutionnelle, assortie d’une demande de mesure provisoire. Il se plaignit, dans des termes semblables à ceux utilisés dans sa présente requête devant la Cour, que son expulsion forcée vers la Syrie avait mis sa vie et son intégrité physique en danger, qu’il avait été forcé de signer sous la contrainte les documents concernant son expulsion et qu’il n’avait pas pu s’y opposer devant aucune instance, que son trajet en bus de vingt heures avec des menottes avait constitué un traitement inhumain et que sa détention illégale avait enfreint les dispositions de la Constitution incluant les droits protégés par l’article 5 §§ 1, 2, 4 et 5 de la Convention. Le 19 juillet 2018, la Cour constitutionnelle, dans le cadre de l’examen de la demande, demanda à la Direction générale de l’immigration s’il existait une décision d’expulsion contre le requérant. Par une lettre du 25 juillet 2018, la Direction générale de l’immigration informa la Cour constitutionnelle qu’aucune décision d’expulsion n’avait été rendue à l’égard du requérant. À la lumière de ces informations, la Cour constitutionnelle rejeta la demande de mesure provisoire du requérant.

3. Documents produits par les parties

23. Par une lettre du 20 juin 2018, le commandement de la gendarmerie de Meriç indiqua à la direction régionale de l’immigration d’Edirne que les trente-trois immigrants en situation irrégulière appréhendés par les patrouilles du poste de la gendarmerie de Subaşı allaient être déposés à cette direction régionale, conformément aux instructions de la Direction générale de l’immigration. En annexe de la lettre figurait une liste énumérant les identités des trente-trois personnes arrêtées, dont celle du requérant.

24. Par une lettre du 20 juin 2018, la direction régionale de l’immigration d’Edirne demanda à la direction régionale de l’immigration de Hatay de recevoir les douze ressortissants syriens appréhendés dans le département d’Edirne à des dates différentes, en précisant que leur transfert vers le département de Hatay avait été approuvé par la Direction générale de l’immigration. La liste des noms des douze personnes transférées était jointe à la lettre. Le 21 juin 2018, un agent de la direction régionale de l’immigration de Hatay apposa sa signature sur la même lettre, indiquant qu’il avait reçu les douze personnes mentionnées le 21 juin 2018 à 12 heures.

25. Par une lettre du 17 juillet 2018, la direction régionale de l’immigration de Kırklareli informa le tribunal administratif d’Edirne qu’il n’y avait pas de décision d’expulsion prise contre le requérant par la direction régionale de l’immigration d’Edirne. Elle précisa que, conformément à l’instruction no 25457 de la Direction générale de l’immigration, les forces de l’ordre ayant appréhendé des ressortissants syriens en train de quitter le territoire par des moyens illégaux préparaient les documents relatifs à l’incident, mais que les personnes concernées ne faisaient pas l’objet d’une décision d’expulsion ou de rétention administrative et n’étaient pas placées dans des centres de refoulement. Elle ajouta que la procédure d’expulsion prévue par les articles 52-60 de la loi no 6458 ne pouvait être envisagée pour des ressortissants syriens que si ces derniers s’engageaient dans des activités citées à l’article 8 du Règlement sur la protection provisoire (activités menaçant l’ordre public telles que le terrorisme, les crimes contre l’humanité, le fait de se soustraire aux poursuites pour des crimes commis dans son pays d’origine, la continuation des activités de belligérant dans une guerre civile, etc.). La direction régionale de l’immigration de Kırklareli expliqua que le requérant, après son arrestation alors qu’il tentait de quitter le territoire turc par des moyens illégaux, avait été transféré dans le département de Hatay à compter du 20 juin 2018, sans qu’aucune décision d’expulsion ou de rétention administrative n’ait été prise à son égard. Elle ajouta que la recherche dans la base de données Göç-net (Immigration-net) avait révélé que le code V‑87 (utilisé pour désigner les étrangers retournant volontairement dans leur pays d’origine) avait été saisi pour le requérant.

26. Le formulaire de demande de retour volontaire, daté du 21 juin 2018 et comportant la signature du requérant, était pré-imprimé dans les termes suivants :

« Sur la base de la demande de retour volontaire, j’ai été informé en détail par les autorités de la situation générale et sécuritaire dans mon pays d’origine. Je suis conscient que la protection qui m’est accordée par la République de Turquie prend fin avec mon retour volontaire. À la suite de mes évaluations, je confirme ma décision de retourner volontairement en République arabe syrienne.

Je vous prie de bien vouloir en prendre note. »

Le formulaire était aussi signé par un fonctionnaire de la direction régionale de l’immigration de Hatay et par un interprète.

27. Par un mémoire du 4 juillet 2018, les conseils du requérant introduisirent un recours en annulation d’une éventuelle décision d’expulsion du requérant vers la Syrie. Déclarant que la préfecture d’Edirne ou la préfecture de Hatay auraient dû prendre un arrêté d’expulsion à l’encontre du requérant, ils soutinrent que les garanties procédurales telles que la notification de l’arrêté et le droit d’utiliser les voies de recours contre cet arrêté n’avaient pas été respectées lors de cette expulsion. Ils rappelèrent que l’expulsion d’étrangers bénéficiant de la protection provisoire n’était pas conforme à la loi, à quelques rares exceptions près.

28. Dans son jugement du 29 juin 2018 rejetant le recours en annulation de la décision de la préfecture d’Edirne d’expulser le requérant, le tribunal administratif d’Edirne s’exprima comme suit :

« À l’issue de l’examen du dossier, il est établi que le demandeur a été appréhendé dans la zone militaire interdite de 1er degré en essayant de quitter illégalement le pays et qu’il a été transféré à la préfecture de Hatay le 20.06.2018 par la préfecture d’Edirne, en l’absence de toute décision d’expulsion ou de rétention administrative, et sans être placé dans un centre de refoulement. Bien qu’il n’y ait pas d’arrêté d’expulsion, il est entendu qu’un recours en annulation de la procédure d’expulsion a été déposé.

Puisqu’il a été indiqué dans les observations en défense de l’administration défenderesse qu’il n’y avait pas d’arrêté d’expulsion pris à l’égard du demandeur par la préfecture d’Edirne, la préfecture de Hatay a été invitée, par notre décision intérimaire du 26 juillet 2018, à indiquer si une décision d’expulsion avait été prise à l’égard du demandeur. [La préfecture de Hatay] a indiqué qu’il n’y avait pas de décision d’expulsion ou de rétention administrative.

Dans ce cas, bien qu’un recours en annulation de la procédure d’expulsion ait été introduit par le demandeur, il est établi qu’il n’y avait aucune procédure d’expulsion engagée contre celui-ci et, par conséquent, qu’il n’existait aucun acte définitif et obligatoire pouvant faire l’objet d’un recours en annulation devant la justice administrative. L’affaire doit donc être rejetée sans être examinée au fond, conformément à l’alinéa 1/b de l’article 15 de la loi no 2577. »

29. Par une décision du 12 septembre 2018, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable la requête du requérant contestant son renvoi en Syrie, pour les motifs suivants :

« Le requérant affirme que sa vie et son intégrité matérielle et morale seraient mises en danger en raison de la décision d’expulsion, et qu’il court un risque de mauvais traitements dans son pays.

Dans sa lettre datée du 25/07/2018 et numérotée 35001, la Direction générale de l’immigration a signalé qu’aucune décision d’expulsion n’avait été prise concernant le requérant.

Selon l’article 46 de la loi no 6216 (...) pour introduire une requête individuelle devant la Cour constitutionnelle, le requérant doit avoir été personnellement et directement affecté par l’action ou l’acte public prétendument à l’origine d’une violation (...)

Dans le cas d’espèce, il ressort du dossier que, faute d’une décision d’expulsion du requérant, aucun droit personnel de ce dernier n’a été enfreint.

Pour les raisons exposées ci-dessus, la requête doit être déclarée irrecevable pour incompatibilité ratione personae, sans qu’il soit nécessaire de l’examiner au regard des autres conditions de recevabilité. »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

30. Selon une instruction datée du 30 mai 2018 émanant de la Direction générale de l’immigration, organe qui relève du ministère de l’Intérieur, les migrants irréguliers arrêtés dans les villes occidentales de la Turquie (aux frontières avec la Grèce ou la Bulgarie) ne doivent pas être mis en liberté, mais doivent être transférés aux directions régionales de l’immigration. D’après la même instruction, aucune décision d’expulsion ou de rétention administrative ne doit être prise à l’égard des migrants irréguliers qui sont des ressortissants syriens et qui sont appréhendés alors qu’ils quittent illégalement la Turquie. Il est précisé que, dès que leurs dossiers sont préparés par les services répressifs compétents, ces migrants doivent être conduits dans les centres d’hébergement temporaire (camps de réfugiés) situés à Gaziantep et Şanlıurfa, et que tous les coûts liés aux procédures et au transfert (voyage) sont pris en charge par le Fonds de l’Union européenne géré par la Commission constituée en vertu de la déclaration commune UE‑Turquie datée du 18 mars 2018.

31. L’article 42 intitulé « Retours volontaires » du Règlement sur la protection provisoire comporte les dispositions suivantes :

« Dans le domaine couvert par le présent règlement, les dispositions et, dans la mesure du possible, les aides nécessaires sont apportés aux étrangers qui veulent rentrer volontairement dans leur pays. La Direction générale peut planifier, préparer et appliquer le programme de retour volontaire en collaboration avec les autorités, instituts et organisations publiques du pays concerné, ainsi qu’avec les organisations internationales et les organisations de la société civile compétentes et œuvrant dans le domaine couvert par le présent règlement. La Direction générale peut collaborer avec les organisations internationales et les organisations de la société civile en vue d’appliquer les actes de retour volontaire. Les principes et les procédures applicables aux actes de retour volontaire et les aides apportées aux étrangers souhaitant rentrer volontairement dans leur pays d’origine sont déterminés par la Direction générale ».

32. L’article 33 intitulé « Dispositions générales » du Règlement sur la protection provisoire se lit comme suit :

« Les étrangers qui viennent dans notre pays en vue d’y bénéficier d’une protection provisoire sont tenus de respecter les lois et les dispositions administratives ; ceux qui y contreviennent seront poursuivis dans le cadre des dispositions judiciaires et des sanctions administratives.

Tout étranger relevant du présent règlement est tenu de :

a) résider dans un centre d’hébergement provisoire ou dans un lieu déterminé situé dans le département indiqué par la Direction générale,

b) se déclarer dans les formes et les délais déterminés par les préfectures,

c) communiquer dans les 30 jours les informations réelles concernant la situation de travail,

d) déclarer dans les 30 jours leurs revenus et biens immobiliers,

e) communiquer dans les 20 jours les changements d’adresse, d’état civil et les informations concernant leur identité comme les naissances et les décès,

f) communiquer leurs autres données personnelles aux autorités,

g) restituer le trop-perçu, lorsqu’il a été constaté que les services, aides et autres commodités leur ont été injustement fournis,

h) respecter les obligations diverses imposées par la Direction générale ou par la préfecture concernée. »

33. L’article 42 du 9ème Chapitre intitulé « Retour volontaire et sortie vers un pays tiers » du Règlement no 6883 du 22 octobre 2014 sur la protection provisoire et le 5ème chapitre intitulé « Actes concernant le retour volontaire » de la circulaire ministérielle no 2017/10 du 29 novembre 2017 règlementent les actes concernant le retour volontaire des étrangers dans leur pays d’origine. Dans la pratique concernant ces textes, la direction régionale de l’immigration du département du domicile notifie aux étrangers qui déclarent rentrer volontairement dans leur pays d’origine les documents qui indiquent qu’en cas de retour sur le territoire leurs demandes de protection provisoire ne pourront pas être accueillies. Les préfectures des départements du domicile orientent les étrangers vers les frontières ou les portes de sortie en préparant les documents adéquats. Les autorités facilitent la sortie de l’étranger du territoire turc, après les enquêtes nécessaires. Les documents afférents à la protection provisoire sont récupérés à la sortie du territoire et ensuite détruits. Les renseignements concernant les étrangers qui quittent le territoire par la voie du retour volontaire sont enregistrés au poste-frontière par lequel ils quittent le territoire, et la protection provisoire prend fin en raison du retour volontaire. Afin d’empêcher les demandes abusives, le formulaire de retour volontaire des Syriens est signé par le représentant du Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations unies (HCR) ou, en son absence, par le représentant du Croissant-Rouge. En cas d’absence du représentant du HCR et du représentant du Croissant-Rouge, le formulaire est signé par le représentant des sociétés civiles habilitées par la préfecture ou le représentant de l’Institut des droits de l’homme et de l’égalité auprès de la préfecture.

Un résumé des informations pertinentes sur la situation en Syrie et celle des réfugiés syriens au cours de la période 2017-2019 peut être consulté dans l’arrêt M.D. et autres c. Russie (nos 71321/17 et 8 autres, §§ 34-37, 14 septembre 2021).

EN DROIT

1. Etablissement des faits par la cour

34. La Cour note en premier lieu que, le 20 juin 2018, la Direction générale de l’immigration (sise à Ankara) a donné instruction à la direction régionale de l’immigration d’Edirne de transférer à Hatay le requérant et les autres personnes appréhendées dans la zone interdite adjacente à la frontière avec la Grèce. Dans cette instruction, il était indiqué que le requérant avait été transféré d’Edirne à Hatay, non parce qu’il l’avait demandé mais parce que la Direction générale de l’immigration l’avait ainsi décidé.

35. Le Gouvernement affirme que le requérant a exprimé à Edirne, le jour même de son arrestation, son souhait de rentrer en Syrie. Cependant, la Cour observe qu’aucun document écrit et signé par le requérant ne vient corroborer cette affirmation. De plus, les deux autorités concernées n’ont échangé aucun document interne les informant l’une et l’autre que le requérant avait fait une telle demande à Edirne et que son transfert à Hatay était basé sur cette demande.

36. La Cour relève que les documents concernant le transfert du requérant d’une autorité à l’autre depuis son arrestation à Meriç jusqu’à son refoulement vers la Syrie à partir du département de Hatay montrent que les autorités qui ont déplacé le requérant ont transféré aux autorités destinataires la responsabilité de la surveillance exercée sur l’intéressé. Le libellé de ces documents suggère que le requérant, depuis son arrestation près de la frontière turco-grecque jusqu’à son passage en Syrie, s’est toujours trouvé sous le contrôle des autorités et qu’il n’était pas libre de ses mouvements pendant cette période de deux jours environ.

37. Quant à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le requérant n’aurait pas révélé son identité aux autorités après son arrestation, ce qui aurait empêché les autorités concernées de se rendre compte qu’il était admis au bénéfice de la protection provisoire, la Cour observe que l’identité du requérant a été correctement indiquée sur la liste que la gendarmerie de Meriç a envoyé à la préfecture d’Edirne, sauf que son deuxième prénom n’a pas été mentionné (Muhammad au lieu de Muhammad Fawzi). Par ailleurs, la Cour note que l’identité du requérant a été correctement mentionnée sur le formulaire de retour volontaire dans le pays d’origine préparé à Hatay, ville située à la frontière avec la Syrie, avec cette fois la mention « M. Fawzi » à la rubrique « prénoms », telle qu’elle figurait sur sa carte d’identité d’étranger attestant de son placement sous protection provisoire. La Cour en déduit que les autorités connaissaient ou étaient en mesure de connaître l’identité du requérant, et par conséquent, le fait qu’il était admis au bénéfice de la protection provisoire, et ce avant son refoulement vers la Syrie.

38. Il ressort du dossier que le requérant n’a disposé d’aucune copie du document signé par lui à Hatay juste avant son retour en Syrie. Par ailleurs, les avocats du requérant ont introduit devant le tribunal administratif d’Edirne un recours en annulation d’une éventuelle décision d’expulsion, supposant que le document signé par le requérant était un arrêté d’expulsion vers la Syrie. Ces faits corroborent la thèse du requérant selon laquelle c’est uniquement lorsque l’administration a présenté ses observations en réponse devant le tribunal administratif d’Edirne qu’il a appris que le document qu’il avait signé à Hatay, avant son renvoi en Syrie, était en fait un formulaire de retour volontaire

39. La Cour estime en outre qu’il n’est pas conforme au déroulement normal de la vie que le requérant ait voulu retourner en Syrie à la suite de son arrestation près de la frontière entre la Turquie et la Grèce. Le requérant, dont la famille était déjà en Allemagne, n’avait pas de raison de rentrer en Syrie, qui plus est dans la zone de guerre autour de Alep, en renonçant par là-même au bénéfice de la protection provisoire en Turquie. D’ailleurs, il a rapidement quitté la Syrie pour revenir en Turquie, afin de trouver un moyen, même illégal, de passer en Allemagne, en vue de rejoindre sa famille.

40. À la lumière des constats ci-dessus, la Cour estime établi, pour les besoins de la présente affaire, les faits principaux suivants.

À la suite de son arrestation par les gendarmes près de la frontière entre la Turquie et la Grèce, le requérant a été transféré, sur instruction de la direction régionale de l’immigration du département d’Edirne au département de Hatay, sous la surveillance des agents de la direction régionale de l’immigration d’Edirne, puis de celle de Hatay. Après avoir signé à Hatay un document dont il ne connaissait pas le contenu mais lequel s’est avéré par la suite être un formulaire de retour volontaire dans son pays d’origine, le requérant a été refoulé vers la Syrie, contre son gré et en l’absence d’une décision d’expulsion. Lors de la signature de ce document, le requérant n’était pas assisté d’un avocat ou d’un représentant de l’une des organisations citées dans la législation et il n’est pas clair s’il a, en pratique, bénéficié de l’assistance d’un interprète. Sur ce point, la Cour estime qu’il n’est pas établi que le requérant ait renoncé de manière non équivoque, c’est-à-dire consciente et éclairée, à la protection conférée par l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, depuis son arrestation le 19 juin 2018 près de la frontière grecque à Meriç jusqu’à son renvoi en Syrie à partir du
poste-frontière de Hatay/Cilvegözü, le requérant a été privé de sa liberté et n’était pas libre de ses mouvements ou déplacements. Par ailleurs, la Cour constate, à la lumière des explications détaillées du requérant et des photos qu’il a versées dans le dossier et qui n’ont pas été spécifiquement contestées par le Gouvernement, que lors du transfert en bus d’Edirne à Hatay/Reyhanlı, le requérant et les autres Syriens célibataires étaient menottés deux par deux, sauf pendant les pauses de restauration et de toilettes.

2. SUR l’exception prÉliminaire du gouvernement et la recevabilité de LA requÊte

41. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes quant au grief du requérant selon lequel il aurait été soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention du fait d’avoir eu les mains menottées lors de son transfert en bus d’Edirne à Hatay, qui a duré une vingtaine d’heures. Il affirme que le requérant n’a présenté une telle allégation à aucun moment de la procédure devant les instances internes. Il soutient que l’intéressé aurait dû saisir le tribunal administratif d’un recours pour excès de pouvoir et d’un recours en indemnisation pour se plaindre d’avoir eu les mains menottées lors de ce trajet.

42. Le requérant conteste cette exception. Il affirme que le menottage est considéré comme une pratique ordinaire pour les personnes détenues en vue d’être expulsées. Comme il est normal de menotter la personne dont la liberté est restreinte par les fonctionnaires de l’État, il n’est pas réaliste d’espérer faire aboutir un recours en annulation ou une demande de dommages et intérêts. Le requérant fait observer que la décision de la Cour constitutionnelle rendue en l’espèce ne mentionne pas l’obligation d’épuiser les voies de recours internes pour les plaintes concernées.

43. La Cour constate que le requérant a signalé au tribunal administratif d’Edirne qu’il avait été menotté lors de son transfert d’Edirne à Hatay seulement dans le contexte de son allégation selon laquelle il aurait fait l’objet d’un éloignement forcé de la Turquie vers la Syrie. Dès lors, dans ce contexte, le tribunal administratif n’était pas invité à examiner un grief tel que celui dont la Cour est maintenant saisie. La Cour observe, en revanche, que le requérant a présenté ce grief, dans des termes similaires à ceux exprimés dans sa requête devant la Cour, dans son recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Cette juridiction, bien qu’elle ne se soit pas prononcée spécifiquement sur ce grief, peut passer pour l’avoir implicitement rejeté, puis qu’elle a considéré que le requérant n’avait pas fait l’objet d’une décision d’expulsion, ni, en conséquence, d’un éloignement forcé vers la Syrie.

Il s’ensuit que l’exception présentée par le Gouvernement ne peut être retenue.

44. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT OU COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 13, En raison du refoulement du requérant vers la syrie

45. Le requérant se plaint de son expulsion illégale vers la Syrie par les autorités turques à la suite de son arrestation en juin 2018, qui aurait mis sa vie et son intégrité physique en danger. Il invoque les articles 2 et 3 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 7.

Le requérant se plaint aussi de ne pas avoir disposé d’un recours interne effectif, comme l’exige l’article 13 de la Convention, en ce qui concerne ses griefs tirés des articles 2 et 3.

46. La Cour estime plus approprié d’examiner les griefs du requérant sous l’angle de l’article 3 de la Convention, pris isolément ou combiné avec son article 13 (N.A. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 95, 17 juillet 2008, et Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 37, CEDH 2005‑VI).

Les articles 3 et 13 de la Convention sont ainsi libellés :

Article 3

Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

Article 13

Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles.

47. Le Gouvernement s’oppose à ces thèses, affirmant que le requérant est retourné de son propre gré dans son pays et qu’aucune décision d’expulsion n’a été prise à son égard.

1. Observations des parties
1. Le requérant

48. Quant à ses griefs tirés d’une violation alléguée des articles 2 et 3 de la Convention en raison de son refoulement forcé vers la Syrie, le requérant soutient qu’il n’existait aucune raison légale justifiant son retour forcé en Syrie le 21 juin 2018. Selon lui, de nombreux réfugiés syriens ont été contraints de retourner dans leur pays comme s’ils étaient « volontaires » pour le faire. Notamment, depuis l’été 2019, des milliers de Syriens seraient repartis dans leur pays sous la contrainte ou après avoir été induits en erreur. Comme eux, le requérant n’aurait pas été informé des conséquences du fait d’apposer sa signature sur les documents. Le requérant suppose que l’interprète a dû signer le formulaire de retour volontaire au préalable, puisqu’il n’était pas présent lorsque lui-même a signé le document. Plus important encore, il affirme ne pas avoir été assisté par une personne habilitée pour ce faire, comme un avocat ou un tiers (un fonctionnaire du HCR ou un membre d’une ONG). Le requérant ajoute qu’il a fait jusqu’à Hatay un voyage assez long et fatiguant, menotté et privé de sa liberté, et qu’il n’a pu avoir aucune information sur les documents qu’il a été forcé de signer. Comme il pensait que le document qu’il avait été contraint de signer était un « ordre d’expulsion », ses avocats ont déposé, après son renvoi en Syrie, un recours en annulation d’une décision d’expulsion.

49. Le requérant rappelle qu’il n’a pas reçu de copie du document qu’il a signé. Dans le cas contraire, il assure qu’il aurait contesté devant le tribunal administratif la procédure appliquée. Il fait valoir que, d’ailleurs, pendant le contentieux devant le tribunal administratif d’Edirne, la procédure de retour volontaire n’a pas été exposée ni examinée et qu’aucune copie du formulaire signé n’a été soumise par l’administration.

50. Le requérant soutient aussi n’avoir disposé d’aucun recours interne effectif, comme l’exige l’article 13 de la Convention, en ce qui concerne ses griefs tirés des articles 2 et 3. Il souligne en particulier que, sans contact avec l’extérieur lors de sa détention par les autorités, il n’a eu aucune possibilité réaliste de contester son renvoi en Syrie avant son éloignement. Selon le requérant, le tribunal administratif d’Edirne et la Cour constitutionnelle n’ont pas examiné de manière adéquate son allégation selon laquelle il aurait été renvoyé de force en Syrie.

2. Le Gouvernement

51. Le Gouvernement soutient qu’il n’existe aucune décision d’expulsion concernant le requérant. Il affirme que l’intéressé a été appréhendé par la gendarmerie de Meriç le 20 juin 2018 dans une zone interdite, puis transféré à la direction régionale de l’immigration de la préfecture d’Edirne. Selon le Gouvernement, le requérant ayant déclaré vouloir rentrer dans son pays d’origine, il a été transféré à Hatay et n’a pas été privé de sa liberté pendant le transfert. C’est parce qu’il aurait fait savoir aux autorités qu’il souhaitait rentrer volontairement dans son pays d’origine qu’il aurait été transféré à Hatay en vue de réaliser ce souhait.

52. Le Gouvernement assure que le retour du requérant vers son pays d’origine s’est effectué par la frontière terrestre de Hatay/Cilvegöz, conformément au souhait de l’intéressé de bénéficier de la procédure du retour volontaire. Le requérant aurait signé le formulaire de retour volontaire à sa propre demande. Il aurait été accompagné d’un interprète lors de la signature, et informé sur la décision administrative qui a été prise. Consécutivement au retour volontaire du requérant dans son pays d’origine, les actes V-87 (pour les étrangers qui rentrent volontairement dans leur pays d’origine) et Ç-114 (pour les étrangers qui font l’objet de poursuites judiciaires et qui sont interdits de territoire pendant un an) auraient été établis à son égard dans les registres officiels.

53. Le Gouvernement fait valoir que lors de son arrestation le requérant a déclaré s’appeler Muhammad, né en 1997 de Halit et Nalud, et qu’en conséquence les recherches effectuées en fonction de ces informations n’ont pas permis aux autorités de voir qu’il bénéficiait de la protection provisoire. Il ajoute que c’est pour cette raison qu’avant qu’une décision d’expulsion et de rétention administrative ne fût prise, le requérant a été transféré, dans le cadre de la procédure de retour dans son pays d’origine, à la direction régionale de l’immigration de la préfecture de Hatay, consécutivement à son souhait de rentrer volontairement dans son pays.

54. Le Gouvernement rappelle sur ce point que les autorités appliquaient en l’espèce les dispositions de la circulaire no 2017/10 du novembre du 29 novembre 2017, ainsi libellée :

« Quant aux étrangers admis au bénéfice de la protection provisoire dans notre pays qui violent l’ordre public en tentant de quitter irrégulièrement la Turquie, leur protection provisoire sera annulée après un examen effectué par la préfecture dans le cadre de l’article 8 du Règlement sur la protection provisoire. Quant aux étrangers qui ne sont pas admis au bénéfice de la protection provisoire, la décision de les placer ou non sous protection provisoire appartient aux préfectures concernées. »

3. Le tiers intervenant (Amnesty international)

55. Selon le tiers intervenant, parmi les différentes formes juridiques et matérielles que peut prendre le retour de non-ressortissants d’un État vers leur pays d’origine ou de résidence habituelle, l’institution du « retour volontaire » manque actuellement d’une définition unifiée ou de conditions largement acceptées. Le tiers intervenant explique que le retour volontaire est souvent défini comme un processus qui favorise une participation plus active de la personne candidate au retour, qui accepte essentiellement d’être renvoyée. L’absence de normes uniformes au niveau international ou régional ferait que les États mettraient en œuvre différents programmes de retours volontaires, avec des degrés variables de garanties procédurales pour les rapatriés. Pour le tiers intervenant, un aspect particulièrement préoccupant de ces programmes est l’évaluation par l’État de l’existence réelle du consentement dans les scénarios de retours volontaires. Amnesty International aurait parfois constaté dès 2015 le recours à des pratiques coercitives ou trompeuses pour contraindre les réfugiés et les demandeurs d’asile à un « retour volontaire » dans des pays comme la Syrie et l’Irak. Par exemple, l’application de conditions d’accueil délibérément dures qui ont pour effet de forcer les migrants à opter pour le retour volontaire revient aux yeux du tiers intervenant à soustraire ces individus de la juridiction de l’État sans leur consentement véritable, pleinement informé et valide.

56. Le tiers intervenant explique également que les « retours volontaires » peuvent donner lieu à un risque de « refoulement ». L’élargissement de la compréhension de ce qui constitue un « retour » et non un refoulement serait visible dans les termes utilisés par d’autres instruments du droit international. Par exemple, l’article 33 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés interdit aux États d’expulser ou de refouler, « de quelque manière que ce soit », un réfugié en situation de danger, prévoyant ainsi la nécessité de ne pas limiter les méthodes ou les formes juridiques qui pourraient être utilisées pour effectuer les retours.

57. Le tiers intervenant invite la Cour à tenir dûment compte des observations des institutions internationales lorsqu’elles examinent la question des programmes de « retours volontaires », qui peuvent en fait dissimuler des retours forcés, et à se prononcer sur les garanties de procédure et de fond qui devraient accompagner ces programmes pour qu’ils soient conformes aux droits garantis par la Convention.

58. Quant au droit à un recours effectif en cas de privation illégale de liberté, considéré dans le contexte de la rétention des migrants en Turquie, le tiers intervenant rappelle que la loi no 6458 sur les étrangers et la protection internationale a été adoptée en 2014 afin de réglementer de manière exhaustive les obligations de la Turquie en matière d’entrée, de séjour et d’expulsion des étrangers, y inclus les droits que les migrants bénéficient en cas de détention. Cette loi comblerait les lacunes en la matière dans la législation turque que la Cour avait constatées dans son arrêt Abdolkhani et Karimnia c. Turquie (no 2) (no 50213/08, 27 juillet 2010). Cependant, selon les allégations que le tiers intervenant a reçues de migrants détenus dans divers centres de rétention en septembre 2015, certains ne bénéficieraient pas en pratique d’un contact avec l’extérieur, ni avec leur avocat ni avec les membres de leur famille, alors qu’ils le demandaient explicitement. Le tiers intervenant estime utile que la Cour contrôle en l’espèce si les droits et obligations qui sont prévus par la loi no 6458 ont été respectés dans la pratique.

2. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention, pris isolément, en raison du refoulement du requérant vers la Syrie
1. Principes généraux

59. À titre préliminaire, la Cour tient à souligner qu’elle se garde de sous-estimer les difficultés qui sont liées au phénomène du flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile et qui impliquent des complications particulières en termes d’immigration irrégulière pour des États contractants situés aux frontières de l’Europe, notamment avec des frontières terrestres ou maritimes avec des pays dans lesquels sévit la guerre civile. Toutefois, elle ne peut que réitérer sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, de tels facteurs ne peuvent exonérer les États contractants de leurs obligations au regard de cette disposition (voir, par exemple, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 127, 23 mars 2016, et Babajanov c. Turquie, no 49867/08, § 43, 10 mai 2016).

60. De manière générale, la Cour estime que les principes tels que rappelés récemment dans son arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC] (nos 28492/15 et 49975/15, §§§ 93-116, 29 avril 2022) quant à l’interdiction d’éloigner les étrangers vers un pays où ils courront un risque réel d’être soumis à des mauvais traitements s’applique également en l’espèce. En effet, les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Cependant, l’éloignement forcé d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le renvoie vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas éloigner la personne en question vers ce pays (F.G. c Suède [GC], no 43611/11, § 111, 23 mars 2016, et A.M. c. France, no 12148/18, § 113, 29 avril 2019).

61. Dans les affaires mettant en cause l’éloignement forcé d’un étranger, ce sont les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis et qui sont, à ce titre, tenues d’examiner les craintes exprimées par les requérants et d’évaluer les risques qu’ils encourent en cas de renvoi dans le pays de destination au regard de l’article 3 de la Convention (M.A. c. Belgique, no 19656/18, § 78, 27 octobre 2020).

62. La Cour doit néanmoins vérifier que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (voir, notamment, N.A. c. Royaume Uni, précité, § 119, , F.G. c. Suède [GC], précité, § 117, et M.S. c. Slovaquie et Ukraine, no 17189/11, § 114, 11 juin 2020).

63. Pour apprécier l’existence d’un risque réel de mauvais traitements dans les affaires d’éloignement forcé, la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 128, CEDH 2008, et X. c. Suisse, no 16744/14, § 61, 26 janvier 2017). Concernant la charge de la preuve, la Cour rappelle qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles d’établir qu’il existe des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3. Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe alors au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (Saadi [GC], précité, §§ 129-132, F.G. [GC], précité, § 120, et M.A., précité, § 79).

64. Toutefois, les règles relatives à la charge de la preuve entre les parties ne doivent pas vider de leur substance les droits des requérants protégés par l’article 3 de la Convention. Il est également important de tenir compte de toutes les difficultés qu’un demandeur d’asile ou un réfugié peut rencontrer à l’étranger pour recueillir des éléments de preuve (J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 97, 23 août 2016).

65. La Cour rappelle également que l’obligation d’établir la réalité des faits pertinents de la cause pendant la procédure d’examen de la demande d’asile pèse à la fois sur le demandeur d’asile et sur les autorités nationales compétentes. Lorsqu’il a été porté à la connaissance des autorités nationales que le demandeur fait vraisemblablement partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, celles‑ci doivent chercher à évaluer d’office le risque personnellement encouru par l’intéressé (M.A., précité, §§ 80‑81).

66. Pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé. Ainsi, dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (J.K. et autres [GC], précité, § 104, A.M., précité, § 119, D et autres c. Roumanie, no 75953/16, § 63, 14 janvier 2020 et, M.A., précité, § 81).

67. Cela étant, en ce qui concerne l’évaluation de la situation générale régnant dans un pays donné, les autorités nationales qui examinent une demande de protection internationale ont pleinement accès aux informations. Pour cette raison, la situation générale dans un autre pays doit être établie d’office par les autorités nationales compétentes en matière d’immigration (J.K. et autres, précité, § 98 ; voir également F.G. [GC], précité, § 126, et M.A., précité, § 82).

68. En raison du caractère absolu du droit garanti, il n’est pas exclu que l’article 3 trouve aussi à s’appliquer lorsque le danger émane de personnes ou de groupes de personnes qui ne relèvent pas de la fonction publique. Encore faut-il démontrer que le risque existe réellement et que les autorités de l’État de destination ne sont pas en mesure d’y obvier par une protection appropriée (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 120, CEDH 2012).

69. Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence d’un risque réel de traitements contraires à l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des données qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office. Pour ce qui est de l’appréciation des éléments de preuve, il est établi dans la jurisprudence de la Cour que l’existence du risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’éloignement (Hirsi Jamaa et autres [GC], précité, § 121, J.K. et autres [GC], précité, § 87, X, précité, § 62, et N.A. c. Finlande, no 25244/18, § 74, 14 novembre 2019).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

70. La Cour rappelle en premier lieu que les autorités nationales avaient déjà accordé au requérant et aux autres membres de sa famille le bénéfice de la « protection provisoire », à leur arrivée en Turquie en 2014. La législation turque ne permettant pas l’octroi du statut de réfugié aux citoyens de pays autres qu’européens, on peut présumer que, si les autorités turques ont octroyé la protection provisoire au requérant, c’est parce qu’elles ont considéré à cette époque que le requérant et sa famille, en cas de refoulement vers la Syrie, pouvaient être confrontés à certains risques contraires aux dispositions de la Convention.

71. La Cour observe ensuite que le père du requérant, avec lequel ce dernier était entré en Turquie, s’est vu accorder le statut de réfugié par les autorités allemandes, lorsqu’il a pu se rendre en Allemagne en 2015. Ce fait nouveau corrobore l’allégation selon laquelle le requérant et sa famille couraient des risques de traitements contraires à la Convention en cas d’expulsion vers la Syrie.

72. Le fait que les autorités officielles syriennes ne contrôlaient pas la partie nord de la Syrie vers laquelle le requérant a été renvoyé n’aurait pas eu d’effet sur les risques auxquels le requérant aurait dû faire face. Il était de notoriété publique qu’il s’agissait, à l’époque des faits, d’une zone de guerre que ni le gouvernement syrien ni les groupes opposants ne maîtrisaient. En effet, les informations publiées à cette époque par les organes des Nations unies, qui couvraient aussi le moment où le requérant a été refoulé, révélaient clairement que le retour forcé des Syriens dans leur pays n’était pas recommandé en raison de la poursuite des hostilités, ainsi que des violences et des détentions arbitraires dont les civils étaient victimes (voir, dans le même sens, M.D. et autres c. Russie, nos 71321/17 et 8 autres, § 95, 14 septembre 2021, et les références citées dans cet arrêt aux constats des organes des Nations Unies).

73. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère qu’il existait en l’espèce des éléments susceptibles d’établir un risque réel pour le requérant, en cas de retour en Syrie, d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3. Il incombait donc au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet.

74. Or, il ne ressort pas du dossier que les autorités nationales qui ont refoulé le requérant vers la Syrie aient correctement examiné les risques auxquels celui-ci pouvait faire face dans ce pays. Il est vrai que le formulaire préimprimé et signé par le requérant porte la formule selon laquelle celui-ci avait « été informé en détail par les autorités de la situation générale et sécuritaire dans (son) pays d’origine ». Cependant, la Cour observe que cette formule, dont le requérant conteste avoir pris connaissance, ne contenait aucun détail spécifique au sujet de la situation personnelle du requérant en Syrie, ni n’expliquait pourquoi le risque éventuel qui justifiait le placement du requérant sous protection provisoire n’était plus d’actualité (voir, mutatis mutandis, M.A., précité, § 90). Il semble que les autorités ont simplement fait signer au requérant un formulaire préimprimé de retour volontaire en Syrie et l’ont immédiatement renvoyé dans ce pays, sans se soucier davantage de son sort. À supposer même que les droits garantis par l’article 3 de la Convention puissent faire l’objet d’une renonciation, le requérant n’a en tout cas pas, en quittant la Turquie, renoncé de manière non équivoque, c’est-à-dire consciente et éclairée, à la protection qu’il tire de l’article 3 (voir ci-dessus paragraphe 40), tel qu’exigé par la jurisprudence bien établie (M.A., précité, § 61).

75. La Cour prend aussi en compte les observations du Gouvernement selon lesquelles la législation turque ne permet l’expulsion d’un étranger sous protection provisoire que dans des conditions exceptionnelles. Elle note que de telles conditions exceptionnelles n’ont pas été invoquées à l’égard du requérant et n’étaient donc vraisemblablement pas remplies en l’espèce.

76. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, des faits sérieux et avérés permettent de conclure qu’il existait un risque réel pour le requérant de subir en Syrie des traitements contraires à l’article 3 et que le Gouvernement n’a pas dissipé les éventuels doutes à ce sujet. Elle en conclut qu’en transférant le requérant vers la Syrie, les autorités nationales l’ont exposé en pleine connaissance de cause au risque de subir des traitements contraires à la Convention. Il s’ensuit que le transfert du requérant vers la Syrie a emporté violation de l’article 3 de la Convention.

3. Sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention combiné à son article 3 en raison en raison de l’impossibilité pour le requérant de contester son refoulement vers la Syrie
1. Principes généraux

77. En premier lieu, la Cour considère que sa jurisprudence bien établie en matière d’application de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention aux cas d’éloignement forcé d’étrangers, et notamment de demandeurs d’asile potentiels ou déboutés, telle qu’exposée, par exemple, dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC] (no 30696/09, §§ 286‑293, CEDH-2011), et l’arrêt Hirsi Jamaa et autres [GC] (précité, §§ 197‑200), s’applique en l’espèce. À ce titre, elle souligne que sa préoccupation essentielle est de vérifier s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire vers le pays qu’il a fui (M.S.S. [GC], précité, §§ 286-287, et I.M. c. France, no 9152/09, § 127, 2 février 2012).

78. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction du grief du requérant. Toutefois, dans tous les cas, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000 XI, et M.S.S., précité, § 288).

79. La Cour considère que la protection des articles 2 et 3 de la Convention offertes aux exilés dans un État contractant est à interpréter de façon autonome (voir, parmi beaucoup d’autres, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 48, CEDH 2009, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 81, CEDH 2013, et Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 95, CEDH 2013) et ne saurait dépendre entièrement de considérations formelles portant sur la conformité avec des formalités prévues par telle ou telle disposition de droit national applicable à la situation en cause. La thèse contraire comporterait de sérieux risques d’arbitraire, dans la mesure où des personnes ayant droit à la protection de la Convention pourraient s’en voir privées pour des considérations purement formelles (voir, dans le même sens, mutatis mutandis, M.S.S., précité, § 216, et Amuur c. France, 25 juin 1996, Recueil 1996‑III, § 43).

80. L’accessibilité en pratique d’un recours est particulièrement importante pour évaluer l’effectivité des recours ouverts aux demandeurs d’asile ou aux réfugiés. Elle implique entre autres que l’exercice d’un recours ne soit pas entravé de manière injustifiée par des actes ou omissions des autorités (voir, E.H. c. France, no 39126/18, § 178, 22 juillet 2021, M.S.S., précité, §§ 318, 319 et 392). La Cour prend notamment en considération les obstacles linguistiques, la possibilité d’accès aux informations nécessaires et à des conseils éclairés, les conditions matérielles auxquelles peut se heurter l’intéressé et toute autre circonstance concrète de l’affaire (I.M., précité, § 150, A.C. et autres c. Espagne, no 6528/11, §§ 85-86, 22 avril 2014, et Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, §§ 167-169, 21 octobre 2014). À cet égard, la Cour a déjà affirmé que le défaut d’accès aux informations relatives aux procédures d’asile à suivre est à l’évidence un obstacle majeur pour accéder à ces procédures (M.S.S. [GC], précité, § 304).

81. Lorsque l’article 3 est en jeu, l’effectivité requiert en outre que l’intéressé dispose d’un recours de plein droit suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007‑II, Hirsi Jamaa et autres [GC], précité, § 200, et D et autres, précité, § 128). L’effectivité implique également l’existence d’un recours d’une certaine qualité. L’article 13 exige en effet un contrôle attentif, un examen indépendant et rigoureux de tout grief tiré de l’existence d’un risque réel de traitement contraire à l’article 3 (M.S.S., précité, §§ 293 et 387). L’article 13 impose ainsi à l’instance compétente d’effectuer un examen complet des griefs défendables tirés de l’article 3, les règles procédurales ne pouvant faire obstacle à un examen ex nunc de tels griefs (Yoh Ekale Mwanje c. Belgique, no 10486/10, § 106, 20 décembre 2011, et Singh et autres c. Belgique, no 33210/11, § 91, 2 octobre 2012). L’instance nationale doit être compétente à la fois pour examiner le bien-fondé des griefs et pour offrir le redressement approprié à la situation litigieuse (M.S.S., précité, § 387). Si, comme il a été dit, l’effectivité d’un recours ne dépend pas de la certitude que la procédure engagée réserve une issue favorable à la demande du requérant, l’absence de toute perspective de pouvoir obtenir un redressement approprié pose en effet problème sous l’angle de l’article 13 (M.S.S., précité, § 394).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

82. La Cour déduit des décisions administratives et judiciaires rendues par des instances nationales ainsi que des observations du Gouvernement que le renvoi du requérant en Syrie n’a pas suivi la procédure d’expulsion prévue par la législation nationale au motif qu’il était basé sur la volonté de l’intéressé.

83. La Cour observe en outre que la législation nationale prévoit, dans le cadre du système de retours volontaires dans les pays d’origine des migrants, des garanties importantes pour les personnes concernées afin d’empêcher que les autorités administratives détournent ce système pour dissimuler des refoulements contraires à la volonté des intéressés. L’assistance d’un interprète et la présence d’un représentant du HCR ou d’une organisation non gouvernementale lors de la signature des documents officiels en sont des exemples.

84. La Cour examine ensuite si les autorités administratives d’une part et les juridictions compétentes d’autre part ont appliqué les garanties prévues par la loi nationale et celles prévues par la Convention dans le cas du refoulement du requérant en juin 2018.

85. La Cour note que le formulaire de retour volontaire que le requérant a signé le 21 juin 2018 portait aussi la signature d’un interprète. Cependant, le requérant affirme qu’il n’a été assisté par aucun interprète lors de cette signature. Son conseil évoque la possibilité que le formulaire était présigné ou a été signé plus tard par un interprète en l’absence du requérant.

86. Quoi qu’il en soit, le formulaire n’a pas été signé par un représentant du HCR ni par l’une des organisations non-gouvernementales citées dans la législation. Or, cette signature, preuve du fait qu’une personne n’appartenant pas à l’administration a été témoin du caractère authentique de la volonté du requérant de retourner dans son pays, constituerait une garantie formelle et légale contre toute tentative de détournement de pouvoir de la part des agents de l’État.

87. La Cour note également qu’après avoir signé les documents, le requérant n’en a pas reçu copie et a été renvoyé en Syrie sans qu’aucun document attestant de la procédure suivie lui soit fourni par les autorités turques. Toutefois, la Cour rappelle que, selon la procédure d’éloignement prévue par la législation turque, les personnes faisant l’objet d’une telle décision sont informées de la possibilité de contester leur éloignement et des délais pour introduire un recours dans ce sens. La Cour ayant déjà constaté que le requérant a été renvoyé en Syrie contre son gré (voir ci‑dessus paragraphe 40), elle considère à présent que la procédure légale prévue pour un tel renvoi n’a pas été suivie.

88. Dans son évaluation de l’application des garanties légales à la procédure de refoulement du requérant vers la Syrie, la Cour prend en compte aussi le caractère précipité du refoulement du requérant vers la Syrie, après l’arrestation de l’intéressé au nord-ouest de la Turquie près de la frontière avec la Grèce. Comme le fait observer le requérant, les autorités chargées de l’immigration l’ont renvoyé en Syrie deux jours après son arrestation, alors que près de la moitié de ce délai a été pris par le voyage du département d’Edirne au département de Hatay. Une telle précipitation a eu pour effet d’empêcher le requérant d’utiliser les voies de recours avec effet suspensif avant son renvoi en Syrie.

89. À titre surabondant, la Cour observe que les faits de la présente affaire présentent des similitudes avec les exemples cités par le tiers intervenant concernant des refoulements de plusieurs ressortissant syriens vers leur pays d’origine contre leur volonté sous prétexte qu’ils avaient signé un formulaire de retour volontaire, alors que les intéressés alléguaient que les autorités avaient obtenu leurs signatures en ayant recours à la contrainte ou en dissimulant leur intention de les refouler. L’allégation générale selon laquelle tous ces ressortissants syriens n’ont pas pu bénéficier des garanties légales prévues par la loi turque concernant les refoulements non justifiés conforte l’établissement des faits allégués par le requérant en l’espèce.

90. La Cour estime donc qu’avant son refoulement vers la Syrie, le requérant n’a pas pu bénéficier d’un recours avec effet suspensif qui lui aurait permis de contester son renvoi vers la Syrie et que les éléments du dossier ne démontrent pas de façon convaincante que le requérant aurait renoncé de manière non équivoque, c’est-à-dire consciente et éclairée, à l’accès à de tels recours. La Cour considère que l’exercice par le requérant des recours disponibles en droit turc a été entravé par des actes précipités et trompeurs des autorités effectués avant le refoulement de l’intéressé (voir ci-dessus paragraphes 10 et 74). En effet, la Cour considère que ce n’est pas le fait que le requérant ait rétracté sa signature, mais plutôt le défaut d’application par les autorités de l’ensemble des garanties légales qui a entravé la conformité de la procédure appliquée en l’espèce avec la Convention.

91. La Cour doit aussi se pencher sur la question de savoir si les instances judiciaires saisies après le refoulement du requérant vers la Syrie ont pu constater les manquements susmentionnés aux garanties consacrées par la loi nationale et par la Convention. Elle note à cet égard que le tribunal administratif d’Edirne et la Cour constitutionnelle, les deux instances ayant statué sur les griefs du requérant similaires à ceux qu’il présente à la Cour, ont rejeté ses recours au motif qu’il n’y avait pas de décision formelle d’expulsion prise à son encontre et qu’il n’y avait pas lieu de se prononcer sur ses allégations d’expulsion déguisée en retour volontaire. La Cour observe que le requérant avait présenté de manière détaillée le déroulement des faits aux deux instances, en précisant que son renvoi en Syrie n’était pas volontaire, mais forcé par les autorités administratives qui étaient intervenues en l’espèce. Ainsi, considérant que le requérant était retourné de son propre gré en Syrie, les instances de recours ne se sont pas prononcées sur l’essentiel des griefs de l’intéressé concernant le non-respect par les autorités administratives des garanties légales contre le refoulement illégal.

92. Ces considérations amènent la Cour à considérer que les autorités turques, à défaut d’avoir permis au requérant de contester son renvoi forcé vers la Syrie avant son refoulement dans ce pays, l’ont privé d’utiliser les recours dont il aurait dû disposer selon la loi turque, au mépris de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de ces dispositions de la Convention.

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

93. Le requérant se plaint au regard de l’article 5 § 1 f) de la Convention de l’illégalité de sa détention. Il soutient également sous l’angle de l’article 5 § 2 de la Convention ne pas avoir été informé des vrais motifs de sa détention à partir de son arrestation le 19 juin 2018. Invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, il allègue en outre ne pas avoir été en mesure de contester la légalité de sa détention. Il se plaint enfin de ne pas avoir bénéficié d’un droit à réparation effectif et exécutable pour sa détention contraire selon lui à l’article 5 §§ 1, 2 et 4, comme l’exige l’article 5 § 5 de la Convention.

L’article 5 §§ 1 (f), 2, 4 et 5 se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

(...)

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

1. Observations des parties
1. Le requérant

94. Le requérant souligne d’emblée que, comme l’aurait également admis le Gouvernement, il n’existe pas d’ordre d’expulsion ni de décision de rétention administrative le concernant. Or le Gouvernement aurait également reconnu que la liberté du requérant avait été restreinte à partir de son arrestation par la gendarmerie le 19 juin 2018. Le requérant remarque qu’il n’y a en général aucune raison de restreindre la liberté de ceux qui veulent rentrer volontairement. Cependant, bien qu’il ait été privé de sa liberté en l’espèce, aucune décision officielle de rétention administrative en vue de son expulsion n’a été selon lui prise à son encontre car la loi turque ne permet pas l’expulsion des personnes admises au bénéfice de la protection provisoire. Le requérant en conclut que les restrictions apportées à sa liberté étaient totalement arbitraires et illégales.

95. Le requérant affirme ne pas avoir été informé, ni à Edirne ni à Hatay, des vraies raisons pour lesquelles il a été privé de sa liberté. Il souligne qu’il n’existe aucun document qui lui aurait été remis ou qui aurait été produit par le Gouvernement concernant une telle information.

96. Par ailleurs, le requérant fait observer qu’il n’a pas eu la possibilité de demander sa libération en vertu de l’article 5 § 4 de la Convention, dès lors qu’il n’a pas été autorisé à communiquer avec l’extérieur par téléphone, qu’il s’est vu refuser l’accès à une autorité de recours et qu’il n’était pas assisté par un avocat.

97. Quant au respect des dispositions de l’article 5 § 5 de la Convention, le requérant fait valoir qu’il a introduit des recours devant le tribunal administratif et la Cour constitutionnelle, et que ces instances les ont rejetés au motif qu’il n’existait pas d’arrêté d’expulsion, ni de décision de rétention administrative le concernant. Dans ces conditions, le requérant estime que, même s’il avait déposé une demande d’indemnisation séparée, il ne lui aurait pas été possible d’obtenir un résultat favorable.

2. Le Gouvernement

98. Le Gouvernement affirme que le requérant, à la suite de son arrestation par la gendarmerie de Meriç le 20 juin 2018 dans une zone interdite près de la frontière, a été transféré par la police à la direction régionale de l’immigration de la préfecture d’Edirne, où il a déclaré vouloir rentrer dans son pays d’origine. Selon le Gouvernement, en conséquence de cette déclaration, le requérant n’était plus en détention à partir de ce moment‑là et les autorités auraient transféré le requérant d’Edirne à Hatay pour qu’il puisse quitter le territoire national par le poste-frontière de Cilvegöz/Hatay, afin de réaliser son souhait.

2. Respect des dispositions de l’article 5 § 1 de la Convention
1. Principes généraux

99. La Cour considère que les principes établis dans sa jurisprudence au sujet de l’article 5 § 1 f) de la Convention, tels qu’exposés dans l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie [GC] (no 16483/12, §§ 88-92, 15 décembre 2016) s’appliquent aussi dans la présente affaire. En particulier, la Cour rappelle que la détention d’une personne fondée sur le second membre de phrase de l’article 5 § 1 f) de la Convention ne peut se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours (Chahal, précité, § 113). De plus, la privation de liberté doit aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire. Il est un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » que contient l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (Saadi, précité, § 67). Pour ne pas être taxée d’arbitraire, une mesure privative de liberté prise sur le fondement de l’article 5 § 1 f) doit être mise en œuvre de bonne foi et doit aussi être étroitement liée au motif de détention invoqué par le Gouvernement (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 164, CEDH 2009). D’après l’un des principes généraux consacrés par la jurisprudence, une détention est « arbitraire » lorsque, même si elle est parfaitement conforme à la législation nationale, il y a eu un élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités (voir, par exemple, Saadi, précité, § 69).

100. Il convient de rappeler ici que la liste des exceptions au droit à la liberté figurant à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif et que seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition. De l’avis de la Cour, cette exigence doit se refléter également dans la fiabilité des communications telles que celles adressées aux requérants, que les intéressés se trouvent en séjour légal ou non. La Cour en déduit qu’il n’est pas compatible avec l’article 5 que, dans le cadre d’une opération planifiée d’expulsion et dans un souci de facilité ou d’efficacité, l’administration décide consciemment de tromper des personnes, même en situation illégale, sur le but d’une convocation, pour mieux pouvoir les priver de leur liberté (Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 42, CEDH 2002‑I).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

101. Dans la présente affaire, la Cour rappelle qu’elle tient déjà pour établi que le requérant a été privé de sa liberté à partir de son arrestation le 19 juin 2018 près de la frontière grecque à Meriç jusqu’à son renvoi en Syrie à partir de la porte frontalière de Hatay/Cilvegözü. Pendant ce laps de temps, le requérant était sous la surveillance des agents de l’État et n’était pas libre de ses mouvements ou déplacements. La Cour note également que le Gouvernement reconnaît la réalité d’une partie de cette détention, notamment entre l’arrestation du requérant par la gendarmerie de Meriç et la décision de le transférer à Hatay par l’administration de l’immigration d’Edirne. Elle note aussi que l’autre partie de la détention du requérant, postérieurement aux formalités effectuées par la direction régionale de l’immigration d’Edirne, n’a pas été reconnue par le Gouvernement comme une privation de liberté.

102. La Cour note ensuite la déclaration du Gouvernement selon laquelle aucune procédure d’expulsion n’a été déclenchée contre le requérant en raison de l’acceptation par ce dernier, dans les locaux de la direction régionale de l’immigration d’Edirne, de rentrer de son propre gré en Syrie. Elle observe aussi qu’aucune poursuite pénale n’a été déclenchée contre le requérant pour s’être infiltré dans la zone frontalière interdite.

103. Quant au respect des dispositions de l’article 5 § 1 f) de la Convention, la Cour constate qu’aucune procédure d’expulsion pouvant justifier la détention du requérant à partir de son séjour dans les locaux de la direction régionale d’immigration d’Edirne jusqu’à son renvoi en Syrie n’a été engagée. Il ressort de la législation turque que l’expulsion d’une personne titulaire d’un titre de séjour provisoire nécessite l’existence de raisons particulièrement solides, qui doivent être exposées dans un acte motivé par les autorités concernées et soumis à la validation de l’autorité judiciaire. Cependant, la Cour note que la rétention du requérant en vue de son expulsion n’a pas été enregistrée sous cette appellation et n’a pas été formellement notifiée au requérant comme telle. D’ailleurs, les autorités n’ont pas divulgué au requérant la véritable nature de sa détention jusqu’à ce qu’il soit renvoyé en Syrie. Les manquements susmentionnés ont empêché que les garanties légales prévues par la loi nationale lors d’une détention imposée aux personnes faisant l’objet d’une procédure d’expulsion afin de les protéger contre l’arbitraire ne produisent leurs effets dans le cas du requérant.

La Cour conclut donc à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

3. Respect des dispositions de l’article 5 § 2 de la Convention

104. La Cour rappelle également que l’article 5 § 2 de la Convention énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pourquoi elle a été privée de liberté. Intégrée au système de protection qu’offre l’article 5, elle oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 du même article (voir, entre autres, Khlaifia et autres [GC], précité, § 115).

105. Dans la présente affaire, bien que le requérant ait été détenu en vue de son expulsion vers la Syrie, il n’a pas été informé des véritables raisons de sa détention. On lui a affirmé qu’il allait être transféré dans un camp de réfugiés à Gaziantep, comme les autres réfugiés qui voyageaient seuls ou en famille dans le bus avec lui, mais il a été transféré à un poste de frontière vers la Syrie. Le fait que l’administration a sciemment caché au requérant la véritable nature et le but de sa détention afin de faciliter son transfert vers un département situé à la frontière avec la Syrie ne peut être considéré comme compatible avec les dispositions de l’article 5.

Il y a donc eu violation de l’article 5 § 2 de la Convention.

4. Respect des dispositions de l’article 5 § 4 de la Convention

106. La Cour considère que les principes établis dans sa jurisprudence portant sur l’application des garanties prévues par l’article 5 § 4 de la Convention dans les affaires relatives à la privation de la liberté en vue d’une expulsion, tels qu’exposés dans l’arrêt Khlaifia et autres [GC] (précité, §§ 128-130), s’appliquent aussi dans la présente affaire. Elle rappelle en particulier qu’une procédure relevant de l’article 5 § 4 doit revêtir un caractère judiciaire et offrir à l’individu mis en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint. Dans tous les cas, la procédure doit être contradictoire et garantir « l’égalité des armes » entre les parties (A. et autres [GC], précité, §§ 203‑204).

107. La Cour observe en l’espèce que la loi nationale exige de notifier à la personne mise en détention en vue d’une expulsion la décision prise à cet effet, de l’informer de la possibilité de faire opposition contre la décision de mise en détention afin de contester sa légalité et de demander, le cas échéant, sa mise en liberté. Toutefois, ces garanties n’ont pas été appliquées dans la pratique. En effet, il ressort du dossier que le requérant, depuis son arrestation jusqu’à son renvoi en Syrie, n’a pas eu la possibilité de contester la légalité de sa détention. Il n’a pas eu accès à un avocat, ni à aucune personne de l’extérieur. Comme la procédure a été qualifiée par les autorités chargées de l’immigration de « retour volontaire » du requérant dans son pays d’origine, l’intéressé aurait dû être contacté au moins par un interprète et par un responsable du HCR ou d’une organisation non-gouvernementale. Il ressort du dossier que tel n’a pas été le cas. En fait, le requérant affirme qu’il n’a été en contact avec aucun interprète, alors même que la signature d’un interprète était apposée sur le document produit ultérieurement par le Gouvernement. Le Gouvernement ne nie pas que le requérant n’a été en contact avec personne d’autre. En l’absence de notification d’une décision de détention et d’indication des voies de recours disponibles, le requérant, n’a pas eu droit non plus à la possibilité de faire un recours lui-même.

108. À la lumière de ces circonstances, la Cour estime que le requérant n’a pas pu bénéficier d’un recours par lequel il aurait pu obtenir un contrôle juridictionnel de la légalité de sa détention aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

5. Respect des dispositions de l’article 5 § 5 de la Convention

109. La Cour relève qu’en ce qui concerne sa détention du 19 juin au 21 juin 2018 en vue de son expulsion vers la Syrie, le requérant n’a pas pu se prévaloir d’un droit à réparation devant les juridictions internes pour les violations constatées ci-dessus. En effet, ses recours introduits devant un tribunal administratif et devant la Cour constitutionnelle afin de contester sa détention dans le cadre de son expulsion forcée vers la Syrie ont été rejetés par ces juridictions au motif qu’il n’y avait aucune procédure d’expulsion engagée contre le requérant, donc, implicitement, aucune procédure de détention en vue d’une expulsion. Sans pouvoir présenter l’essentiel de ses griefs à ces juridictions qu’il avait saisies, le requérant a perdu ses chances de faire constater la non-conformité de sa détention à la loi et d’obtenir de réparation à ce titre.

Il s’ensuit que l’article 5 § 5 a été enfreint en l’espèce.

5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION En raison des conditions de transfert du requérant d’Edİrne à Hatay

110. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint qu’il avait les mains menottées lors de son transfert en bus d’Edirne à Hatay. La disposition en cause est libellée comme suit :

Article 3

Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

111. Le requérant soutient, des photos à l’appui, que lors de leur transfert depuis Edirne à Hatay/Reyhanlı, lui-même et les treize autres hommes célibataires étaient menottés, tandis que d’autres personnes voyageant avec leurs familles ne l’étaient pas. Il expose qu’au cours de ce voyage de près de vingt heures, le bus ne s’est arrêté que deux fois pour leur permettre de prendre un repas et d’aller aux toilettes et les menottes n’ont été ouvertes qu’à ces moments-là. Selon le requérant, le fait de le contraindre à voyager en bus avec des menottes pendant une vingtaine d’heures a constitué un traitement inhumain.

112. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient qu’en conséquence de sa déclaration faite à Edirne demandant son retour volontaire dans son pays d’origine, le requérant n’était plus en détention et qu’il n’avait pas les mains menottées pendant le trajet à Hatay.

113. La Cour a déjà indiqué à plusieurs reprises que les mesures de contrainte telles que le port de menottes ne posent normalement pas de problème au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’elles sont imposées à l’occasion d’une arrestation ou d’une détention légale et n’entraînent pas l’usage de la force ni une exposition publique au‑delà de ce qui peut raisonnablement être considéré comme nécessaire dans les circonstances de l’espèce. À cet égard, il importe par exemple de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer blessures ou dommages ou de supprimer des preuves (voir Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 117, CEDH 2014 (extraits), et les affaires qui y sont citées). En outre, comme la Cour l’a rappelé précédemment, lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, confronté à des agents de la force publique, tout recours à la force physique qui n’a pas été rendu strictement nécessaire par le comportement de la personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue une violation du droit énoncé à l’article 3 de la Convention (Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, § 100, CEDH 2015).

114. En l’espèce, la Cour rappelle avoir déjà établi que lors du transfert en bus d’Edirne à Hatay/Reyhanlı, le requérant et les autres Syriens célibataires étaient menottés deux par deux, sauf pendant les pauses de restauration et de toilettes (voir ci-dessus paragraphe 40 in fine). Elle rappelle par ailleurs son constat selon lequel la détention du requérant postérieurement aux formalités effectuées par la direction régionale de l’immigration d’Edirne jusqu’à son renvoi en Syrie à partir de la porte frontalière de Hatay/Cilvegözü n’était pas conforme aux dispositions de la législation applicable (voir ci‑dessus paragraphe 103). On ne peut donc considérer que le port de menottes a été imposé au requérant à l’occasion d’une détention légale.

115. Quant à la qualification de traitement inhumain soutenue par le requérant pour les conditions de son transfert en cause, la Cour observe que la durée du voyage d’Edirne à Hatay, indiquée par le requérant comme ayant été d’une vingtaine d’heures, correspond plus ou moins à celle des voyages en bus interurbains proposés par les sociétés de transport commerciales. La Cour prend également en compte le jeune âge du requérant et sa bonne santé au moment de ce transfert. Après s’être livrée à une appréciation globale des faits sur la base des preuves produites devant elle, la Cour retient en conséquence qu’il y a eu traitement dégradant en l’espèce.

Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison du fait que les mains du requérant ont été menottées lors de son transfert d’Edirne à Hatay les 20-21 juin 2018.

6. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

116. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

117. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi en raison de l’irrégularité et des conditions de sa détention et de son refoulement vers la Syrie.

118. Le Gouvernement soutient que cette prétention est excessive et dépourvue de fondement. Comme le requérant a été appréhendé alors qu’il tentait de quitter illégalement le territoire turc et qu’il a caché sa véritable identité, il serait le principal responsable de l’anxiété qu’il dit avoir ressentie.

119. La Cour estime que le requérant a dû éprouver une détresse certaine, qui ne saurait être réparée par les seuls constats de violation. Eu égard à la nature des violations constatées en l’espèce, elle juge équitable d’octroyer au requérant 9 750 EUR à titre de réparation du dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

120. Le requérant réclame 20 000 EUR au titre des frais d’avocat et 5 951 EUR pour les dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure interne et aux fins de la procédure menée devant la Cour.

121. Le Gouvernement s’oppose à cette demande.

122. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, entre autres, F.G. [GC], précité, § 167). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 2 500 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

3. Intérêts moratoires

123. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison du refoulement du requérant vers la Syrie ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention, combiné avec son article 3, en raison de l’impossibilité pour le requérant de contester son refoulement vers la Syrie ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 §§ 1, 2, 4 et 5 de la Convention ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison du port de menottes par le requérant lors de son transfert d’Edirne à Hatay ;
6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 9 750 EUR (neuf mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président


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