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08/02/2022 | CEDH | N°001-215471

CEDH | CEDH, AFFAIRE DICLE c. TURQUIE (N° 3), 2022, 001-215471


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DİCLE c. TURQUIE (No 3)

(Requête no 53915/11)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale d’un homme politique kurde pour assistance à l’organisation armée illégale PKK et propagande en sa faveur à raison de sa déclaration lors d’un entretien avec une agence de presse • Motifs suffisants et pertinents

Art 3 P1 • Annulation a posteriori du procès-verbal de son élection parlementaire n’ayant pas communiqué que sa condamnation pénale était devenue définitive au moment où il s’est porté

candidat aux élections législatives • Information pertinente et fondamentale pour l’acceptation de sa candidature •...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DİCLE c. TURQUIE (No 3)

(Requête no 53915/11)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale d’un homme politique kurde pour assistance à l’organisation armée illégale PKK et propagande en sa faveur à raison de sa déclaration lors d’un entretien avec une agence de presse • Motifs suffisants et pertinents

Art 3 P1 • Annulation a posteriori du procès-verbal de son élection parlementaire n’ayant pas communiqué que sa condamnation pénale était devenue définitive au moment où il s’est porté candidat aux élections législatives • Information pertinente et fondamentale pour l’acceptation de sa candidature • Sérieux doutes quant à la stratégie de l’avocat du requérant ayant exercé une voie de recours extraordinaire

Art 14 (+ Art 3 P1) • Annulation du procès-verbal d’élection ne constituant pas une différence de traitement fondée sur sa race ou son origine ethnique

STRASBOURG

8 février 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dicle c. Turquie (no 3),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Jovan Ilievski,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu :

la requête (no 53915/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Hatip Dicle (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 août 2011,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 10 de la Convention, de l’article 3 du Protocole no 1, ainsi que de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 janvier 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne la condamnation pénale du requérant pour avoir fait la propagande de l’organisation terroriste PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) ainsi que l’annulation du procès-verbal de son élection, en sa qualité de candidat indépendant, à la Grande Assemblée nationale de Turquie à la suite des élections législatives du 12 juin 2011. Devant la Cour, le requérant allègue une violation de l’article 10 de la Convention, de l’article 3 du Protocole no 1 ainsi que de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

2. Le requérant est né en 1955 et réside à Diyarbakır. Il est représenté par Me L. Kanat, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.

1. Les précédentes procédures devant les organes de la Convention
1. Les faits à l’origine des requêtes nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96

4. Le 2 mars 1994, les autorités procédèrent à l’arrestation du requérant, lequel était alors député à la Grande Assemblée nationale de Turquie et membre du parti politique DEP (Demokrasi Partisi, Parti de la démocratie), dissous ultérieurement par la Cour constitutionnelle.

5. Le 8 décembre 1994, le requérant fut condamné par la cour de sûreté de l’État d’Ankara à une peine d’emprisonnement de quinze ans pour appartenance à une organisation illégale.

6. Par un arrêt du 26 octobre 1995, la Cour de cassation confirma l’arrêt rendu par cette juridiction.

7. Le requérant saisit alors les organes de la Convention d’une requête, en même temps que trois autres ex-parlementaires de la Grande Assemblée nationale de Turquie.

8. Le 17 juillet 2001, la Cour conclut dans l’arrêt Sadak et autres c. Turquie (no 1) (nos 29900/96 et 3 autres, CEDH 2001‑VIII) à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État, ainsi qu’à la violation de l’article 6 § 3 a), b) et d) de la Convention, combiné avec le paragraphe 1 de cet article, au motif que les intéressés n’avaient pas été informés en temps utile de la requalification des accusations portées contre eux et qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’interroger et de faire interroger les témoins à charge.

2. Les faits à l’origine de la requête no 48621/07

9. Le 4 février 2003, se fondant sur l’arrêt que la Cour avait rendu dans sa cause, le requérant demanda la réouverture de la procédure devant les tribunaux internes.

10. Le 21 avril 2004, après avoir prononcé la réouverture du procès du requérant, la cour de sûreté de l’État d’Ankara réitéra la position qu’elle avait adoptée dans son arrêt du 8 décembre 1994.

11. Le 9 juin 2004, la Cour de cassation ordonna la remise en liberté, entre autres, du requérant.

12. Par un arrêt du 13 juillet 2004, la Cour de cassation infirma l’arrêt du 21 avril 2004, estimant qu’il n’avait pas été remédié aux violations constatées par la Cour dans son arrêt du 17 juillet 2001.

13. Prenant acte de l’abolition des cours de sûreté de l’État par la loi no 5190 du 16 juin 2004, la Cour de cassation renvoya l’affaire devant la cour d’assises d’Ankara (« la cour d’assises »).

14. Le 1er juin 2005, le nouveau code pénal turc entra en vigueur. Le délit d’appartenance à une bande armée, jusque-là régi par l’ancien article 168 du code pénal, est désormais régi par son article 314.

15. Le 9 mars 2007, la cour d’assises confirma la décision de condamnation du 8 décembre 1994. Elle réduisit néanmoins la peine infligée au requérant à sept ans et six mois d’emprisonnement, en application de l’article 314 § 2 du code pénal.

16. Le 27 février 2008, la Cour de cassation confirma l’arrêt du 9 mars 2007.

17. Le 16 juin 2015, la Cour, qui avait entre-temps été saisie d’une requête par le requérant et un autre ex-parlementaire de la Grande Assemblée nationale de Turquie, conclut, dans l’arrêt Dicle et Sadak c. Turquie (no 48621/07, 16 juin 2015), à la violation de l’article 6 § 2 de la Convention. Elle retint, pour motiver ce constat de violation, le fait que, dans le cadre de la réouverture de la procédure, les juridictions nationales compétentes avaient employé l’expression « accusé / condamné » au lieu du seul terme « accusé » pour désigner l’un et l’autre des intéressés avant même le prononcé de tout jugement rendu sur le fond de l’affaire et le fait que la mention de la condamnation pénale figurait toujours sur le casier judiciaire de ces derniers après la réouverture de la procédure, et elle estima que ces circonstances avaient porté atteinte à la présomption d’innocence des intéressés. Elle conclut également, dans ce même arrêt, à la violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention au motif que, d’une part, l’application par la cour d’assises dans sa décision du 9 mars 2007 de la législation en cause et l’interprétation qui en avait été faite par la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juillet 2004 relativement aux conséquences de la réouverture de la procédure consécutive à l’arrêt de violation qu’elle‑même avait rendu et, d’autre part, le maintien de la mention litigieuse sur le casier judiciaire des intéressés ne répondaient pas aux critères de prévisibilité de la loi au sens de la jurisprudence de la Cour. Elle jugea que la manière dont la législation nationale litigieuse en vigueur à l’époque des faits avait été appliquée en l’occurrence avait restreint le droit des intéressés à se présenter à des élections au titre de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention au point de l’atteindre dans sa substance même.

2. Les faits à l’origine de la présente requête
1. La condamnation pénale du requérant

a) L’action pénale diligentée à l’encontre du requérant

18. Par un acte d’accusation du 31 mars 2008, le procureur de la République d’Ankara engagea une action pénale contre le requérant du chef de propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK par voie de presse, à raison de faits commis par lui le 24 octobre 2007, sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 tel qu’en vigueur à l’époque pertinente.

19. Les faits en cause avaient trait à des propos tenus par le requérant. À cet égard, l’intéressé indique s’être exprimé, lors d’un entretien donné le 23 octobre 2007 à une agence de presse, l’agence Anka, au sujet de la résolution du « problème kurde ».

20. Les quotidiens nationaux Zaman et Hürriyet, entre autres, publièrent la déclaration faite par le requérant à cette occasion. Celle-ci, telle que rapportée par ladite agence de presse, pouvait ainsi se traduire :

« L’ancien parlementaire du DEP Hatip Dicle a déclaré que le PKK avait utilisé son droit à la légitime défense. Déclarant que le PKK avait prôné un cessez-le-feu l’année dernière, Dicle s’est exprimé comme suit :

« Ce cessez-le-feu est devenu de facto caduc. Si les opérations menées par l’armée ne s’arrêtent pas, eux aussi [les dirigeants/membres du PKK] utiliseront leur droit à la légitime défense. Les affrontements ont perduré de cette manière jusqu’à maintenant. J’ai entendu par voie de presse leurs dernières déclarations disant [ce qui suit :] « nous sommes pour une résolution pacifique, notre position relative au cessez‑le‑feu perdure ; si l’armée ne met pas un terme aux opérations militaires, nous ne prendrons part à aucune attaque. » Je ne crois pas qu’il y aura une déclaration au‑delà de celle qui a été faite. »

Concernant les soldats disparus, Dicle a déclaré que : « Je ne crois pas que le gouvernement prendra une quelconque initiative. Les familles doivent demander une médiation à des organisations humanitaires (...), je crois que l’autre partie restera insensible à ce sujet. » »

21. Par un arrêt du 18 février 2009, la 11ème cour d’assises spéciale d’Ankara (« la cour d’assises spéciale ») condamna le requérant à une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 en vigueur à l’époque des faits. Dans les attendus de son arrêt, la cour d’assises spéciale prit note de la défense du requérant. Ce dernier avait exposé ce qui suit dans son mémoire en défense : en octobre 2006, le PKK avait déclaré un cessez‑le‑feu ; lui-même avait cru que l’armée répondrait de facto à ce cessez‑le‑feu, mais il avait observé que les opérations militaires menées contre l’organisation terroriste avaient augmenté ; en application de ce cessez-le-feu, l’organisation devait s’éloigner des villages et ne devait mener aucune action armée ; les opérations militaires s’étant poursuivies, l’organisation y avait répondu en utilisant son droit à la légitime défense. Le requérant avait soutenu que, en tenant les propos en cause, il n’avait pas eu l’intention de faire de la propagande en faveur de l’organisation, et il avait allégué qu’il s’était en fait livré à une analyse au travers de laquelle il avait constaté que « l’organisation aussi se défendait ». En outre, il avait précisé que l’agence de presse Anka avait pris contact avec lui en octobre 2007, soit un an après la déclaration de cessez-le-feu.

22. La cour d’assises spéciale motiva la condamnation du requérant par le fait que celui-ci avait déclaré à l’agence de presse Anka que « ce cessez‑le-feu est devenu de facto caduc. Si les opérations menées par l’armée ne s’arrêtent pas, eux aussi [les dirigeants/membres du PKK] utiliseront leur droit à la légitime défense. Les affrontements ont perduré de cette manière jusqu’à maintenant (...) », et qu’il n’avait pas réfuté la déclaration de presse qu’il avait ainsi faite à l’agence susmentionnée et l’avait même confirmée. La cour d’assises spéciale estima que le requérant avait ouvertement qualifié les attaques de l’organisation terroriste contre les forces de sécurité de l’État comme relevant de la légitime défense. Elle nota que le requérant faisait de la politique depuis de nombreuses années, et elle jugea qu’il s’agissait d’une personnalité politique qui, compte tenu de son passé politique, était en mesure de prévoir l’impact des mots utilisés et devait savoir précisément ce que les mots choisis signifieraient.

23. La cour d’assises spéciale estima que la déclaration de presse du requérant n’avait rien à voir avec un constat ou une analyse. Selon elle, en faisant une telle déclaration, l’intéressé souhaitait qu’aucune opération militaire ne fût menée à l’encontre de l’organisation terroriste. Pour la cour d’assises spéciale, le requérant entendait, par ses propos, montrer que les attaques de l’organisation terroriste devaient être considérées comme relevant de la légitime défense – ce qui, pour cette juridiction, revenait à soutenir les actes de violence et les attaques perpétrés par l’organisation terroriste. De même, aux yeux de la cour d’assises spéciale, en mettant en avant la légitimité et la raison, le requérant entendait démontrer que la violence et la terreur devaient être perçues comme étant justifiées et justes.

24. La cour d’assises spéciale tint également compte des éléments suivants pour décider de la condamnation du requérant : le fait que l’organisation terroriste PKK avait causé la mort de nombreuses personnes et qu’elle continuait à mener des actions contre les ressortissants nationaux et les forces de l’ordre de l’État ; la nature et la gravité des actions menées par elle ; et le fait que l’intéressé avait déjà été condamné par le passé pour appartenance à une organisation terroriste.

25. Le 19 février 2009, le requérant forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’assises spéciale du 18 février 2009.

26. Le 13 avril 2009, le requérant présenta un mémoire ampliatif devant la Cour de cassation.

27. Par un arrêt du 22 mars 2011, la 9e chambre de la Cour de cassation, en une formation composée de cinq membres, dont H.A., confirma l’arrêt du 18 février 2009. Cet arrêt fut versé au greffe de la juridiction de première instance le 14 avril 2011.

28. L’arrêt de la Cour de cassation du 22 mars 2011 passa en force de chose jugée.

b) Le recours en rectification de l’arrêt rendu au pénal

29. Le 15 avril 2011, le requérant forma un recours en rectification de l’arrêt de la Cour de cassation du 22 mars 2011.

30. Le 11 mai 2011, constatant que les moyens présentés par le requérant avaient déjà été soulevés devant la Cour de cassation, le procureur général près la Cour de cassation rejeta le recours en rectification formé par l’intéressé.

2. La demande du requérant visant à sa présentation aux élections législatives du 12 juin 2011

a) Le dépôt de la candidature du requérant aux élections législatives

31. Le 11 avril 2011, le requérant déposa sa candidature aux élections législatives du 12 juin 2011, en tant que candidat indépendant, auprès du conseil électoral de la préfecture de Diyarbakır.

32. Le 17 avril 2011, le Conseil électoral supérieur, composé de onze membres, dont H.A., annula la candidature du requérant aux élections législatives au motif que ce dernier avait été condamné à une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois par l’arrêt de la cour d’assises du 9 mars 2007.

33. Le 20 avril 2011, la direction du Conseil électoral local de Diyarbakır transmis au Conseil électoral supérieur le recours en appel du requérant présenté contre sa décision du 17 avril 2011.

34. Le 21 avril 2011, et prenant en compte un justificatif soumis par l’intéressé qui indiquait que celui-ci n’était privé d’aucun droit civique, le Conseil électoral supérieur, composé de onze membres, dont H.A., infirma sa décision du 17 avril 2011 et accepta la candidature du requérant par laquelle ce dernier se présentait aux élections législatives comme candidat indépendant dans la circonscription électorale de Diyarbakır.

35. Le 29 avril 2011, la candidature du requérant fut approuvée et publiée au Journal officiel, et les bulletins de vote à son nom furent imprimés.

36. Le 12 juin 2011, le requérant fut élu à la Grande Assemblée nationale de Turquie avec 77 709 voix.

37. Le 17 juin 2011, il reçut un procès-verbal attestant qu’il avait été élu, en sa qualité de candidat indépendant, à la Grande Assemblée nationale de Turquie.

b) L’annulation du procès-verbal de l’élection du requérant

38. Le 3 juin 2011, l’arrêt de la Cour de cassation portant confirmation de la décision rendue par la juridiction du fond fut transmis au bureau de l’exécution du procureur de la République d’Ankara et mis à exécution le jour même.

39. Le 9 juin 2011, le procureur de la République d’Ankara informa le Conseil électoral supérieur que la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois était passée en force de chose jugée le 22 mars 2011, date du prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation susmentionné.

40. Le même jour, le Conseil électoral supérieur, composé de sept membres, dont H.A., adopta une décision intermédiaire, par laquelle il demanda :

– une copie de l’acte de naissance du requérant à la direction de l’état civil ;

– une copie du casier judiciaire de l’intéressé à la direction du service du casier judiciaire ;

– une copie de l’arrêt du 18 février 2009 passé en force de chose jugée au greffe de la cour d’assises spéciale.

41. Le 10 juin 2011, en se référant à l’article 130 de la loi no 298 ainsi qu’aux articles 11 et 39 de la loi no 2839, le Conseil électoral supérieur, composé de onze membres, dont H.A., demanda au requérant de présenter sa défense au sujet de sa condamnation du 22 mars 2011.

42. Le 14 juin 2011, le requérant soumit son mémoire en défense.

43. Par une décision du 21 juin 2011, le Conseil électoral supérieur, composé de onze membres dont H.A., annula, notamment sur le fondement de l’article 39 § 4 de la loi no 2839, le procès-verbal d’élection du requérant en tant que parlementaire, en sa qualité de candidat indépendant dans la circonscription de Diyarbakır. Dans ses attendus, il se référa à l’information donnée par le procureur de la République d’Ankara du 9 juin 2011 ainsi qu’à la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois qui était passée en force de chose jugée le 22 mars 2011, date du prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation susmentionné. Puis, en application des articles 34 et 35 de la loi no 2839, il désigna le candidat suivant en lice comme élu en tant que parlementaire à la place du requérant. Il envoya une copie de sa décision au conseil électoral de la préfecture de Diyarbakır pour exécution, ainsi qu’au requérant et à ses représentants. Une copie de cette décision fut également adressée à la présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie. En outre, cette décision fut publiée au Journal officiel.

44. Les 22 et 23 juin 2011, le requérant contesta la décision du Conseil électoral supérieur du 21 juin 2011. Il soutint notamment que, dès lors qu’il avait été élu comme candidat indépendant, seule la Grande Assemblée nationale de Turquie avait compétence pour statuer sur sa déchéance en tant que parlementaire. Par ailleurs, il argua que le 11 avril 2011, date à laquelle il avait présenté sa candidature aux élections législatives, l’arrêt de la Cour de cassation n’était pas devenu définitif. À cet égard, il indiqua qu’il ressortait des données informatiques que cet arrêt était devenu définitif le 14 avril 2011, et non pas le 22 mars 2011.

45. Le 23 juin 2011, le Conseil électoral supérieur, composé de onze membres, dont H.A., confirma sa décision du 21 juin 2011.

46. À une date non précisée, le Conseil électoral supérieur entérina la désignation du candidat suivant en lice – un membre de l’AKP (Parti de la justice et du développement, le parti au pouvoir) – comme élu à la place du requérant.

c) L’action en annulation devant la Cour constitutionnelle

47. Le 27 juin 2011, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’une demande d’annulation de la décision du Conseil électoral supérieur du 23 juin 2011. Dans le cadre de ce recours, il invita également la haute juridiction à déclarer que la Grande Assemblée nationale de Turquie était seule compétente pour se prononcer sur la validité de l’élection d’un candidat élu à la suite de la proclamation des résultats définitifs des élections législatives, à décider l’annulation de l’élection du candidat suivant en lice qui avait été désigné élu à sa place, et à ordonner le sursis à exécution de la décision du conseil électoral de la préfecture de Diyarbakır prise à cet égard en exécution de la décision du Conseil électoral supérieur.

48. Par un arrêt du 7 juillet 2011, la Cour constitutionnelle se déclara incompétente, sur le fondement de l’article 79 de la Constitution, pour annuler la décision du Conseil électoral supérieur du 23 juin 2011.

d) Les développements ultérieurs à la condamnation du requérant

49. Le Gouvernement a informé la Cour que l’article 7 § 2 de la loi no 3713, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, avait été modifié le 30 avril 2013.

2. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme

50. L’article 7 § 2 de l’ancienne loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, disposait ce qui suit :

« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende lourde de cinquante millions à cent millions de livres (...) »

51. Après l’entrée en vigueur, le 18 juillet 2006, de la nouvelle loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, la première phrase de l’article 7 § 2 se lisait ainsi :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »

Cette disposition a été remaniée par la loi no 6459 du 11 avril 2013 portant modification de certaines lois au regard des droits de l’homme et de la liberté d’expression, publiée au Journal officiel le 30 avril 2013.

2. Les dispositions de la Constitution relatives à l’éligibilité

52. L’article 67 de la Constitution dispose ce qui suit :

« Les citoyens ont le droit d’élire, d’être élus, de se livrer à des activités politiques de manière indépendante ou au sein d’un parti politique et de participer aux référendums conformément aux règles prévues par la loi.

(...)

Le Conseil électoral supérieur détermine les mesures qui doivent être prises pour garantir la sécurité des opérations de comptage et de dépouillement du scrutin à l’occasion de l’exercice du droit de vote dans les établissements pénitentiaires et maisons d’arrêt, et ces opérations se déroulent devant le juge compétent, qui en assume la direction et le contrôle.

(...) »

53. L’article 76 § 2 de la Constitution est ainsi libellé :

« Ne peuvent être élues députés les personnes qui ne sont pas au moins titulaires du certificat sanctionnant le cycle de l’enseignement primaire, les personnes incapables (« kısıtlılar »), celles qui n’ont pas dûment accompli leur service militaire, celles qui se sont vu interdire d’exercer dans la fonction publique, celles qui, hormis pour délit d’imprudence, ont été condamnées à une peine d’emprisonnement ou de réclusion d’une durée totale de un an ou plus, et celles qui ont été condamnées pour un délit infamant tel que détournement de fonds, péculat, concussion, corruption, vol, escroquerie, faux, abus de confiance et banqueroute frauduleuse, ou pour contrebande, corruption dans les adjudications et achats et ventes officiels, divulgation de secrets d’État, participation à des actions terroristes ou provocation ou incitation criminelles à de telles actions, même si elles ont bénéficié d’une amnistie. »

54. L’article 79 de la Constitution se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Les élections se déroulent sous l’administration générale et le contrôle des organes judiciaires.

2. Il appartient au Conseil électoral supérieur de procéder et de faire procéder du début à la fin des élections à toutes les opérations se rapportant à la tenue régulière et à l’intégrité des élections, d’examiner pendant et après les élections toutes les irrégularités, plaintes et contestations au sujet des élections et de statuer définitivement à leur endroit, ainsi que d’approuver les procès-verbaux d’élection des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Il ne peut être fait appel contre les décisions du Conseil électoral supérieur devant aucune autre instance.

(...)

4. Le Conseil électoral supérieur se compose de sept membres titulaires et de quatre membres suppléants. Six d’entre eux sont élus par l’Assemblée générale de la Cour de cassation et cinq par l’assemblée plénière du Conseil d’État parmi leurs propres membres, au scrutin secret et à la majorité absolue du nombre total de leurs membres. Les membres du Conseil électoral supérieur désignent parmi eux, au scrutin secret et à la majorité absolue, un président et un vice-président. (...) »

55. L’article 84 § 2 de la Constitution (« déchéance de la qualité de député ») dispose ce qui suit :

« Dans le cas où la déchéance de la qualité de député résulte d’une condamnation définitive ou d’une restriction (« kısıtlanma »), elle ne prend effet qu’après notification à l’assemblée plénière [de la Grande Assemblée nationale de Turquie] de l’arrêt définitif de condamnation. »

56. L’article 85 de la Constitution (« demande d’annulation ») dispose ce qui suit :

« Dans le cas où l’immunité parlementaire d’un député aurait été levée ou la déchéance de la qualité de député prononcée (...), le député concerné ou un autre député peut former un recours en annulation de cette décision devant la Cour constitutionnelle, en invoquant sa contradiction avec la Constitution, la loi ou le règlement intérieur, dans un délai de sept jours commençant à courir à la date de la décision prise en assemblée plénière [de la Grande Assemblée nationale de Turquie]. La Cour constitutionnelle statue à titre définitif sur la demande en annulation dans les quinze jours. »

3. Le code pénal

57. L’article 53 du code pénal dispose ce qui suit :

« (1) Toute personne frappée d’une condamnation à une peine d’emprisonnement pour un délit qu’elle a commis volontairement se voit déchue, en conséquence d’une telle condamnation, (...)

b) de son droit d’éligibilité et de ses autres droits civiques. (...)

(2) Elle ne peut exercer ces droits tant qu’elle n’a pas exécuté l’intégralité de la peine à laquelle elle a été condamnée. (...) »

4. Le code de procédure pénale

58. L’article 308 du code de procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi no 5271, entrée en vigueur le 1er juin 2005, dispose :

« Voies de recours extraordinaires

Pouvoir d’opposition du procureur général près la Cour de cassation

Le procureur général près la Cour de cassation peut, d’office ou sur demande, dans les trente jours suivant la remise à sa personne d’un arrêt d’une des chambres pénales de la Cour de cassation, former opposition devant l’assemblée plénière criminelle.

Aucun délai n’est requis lorsque l’opposition est au bénéfice de l’accusé. »

5. La loi no 298 sur les dispositions fondamentales en matière d’élections et de listes électorales (« Seçimlerin Temel Hükümleri ve Seçmen Kütükleri », « la loi no 298 »)

59. L’article 130 (qui décrit, comme indiqué ci-après, la manière dont les décisions des conseils électoraux des préfectures et de leurs présidents peuvent être contestées) alinéa 6 paragraphe 5 de la loi no 298 en vigueur à l’époque des faits se lisait ainsi :

« Toutefois, une fois devenues définitives, les candidatures ne peuvent être contestées que pour les [motifs suivants :] le candidat n’est pas [ressortissant] turc ; il est d’un âge inférieur à celui fixé par la loi ; il ne sait ni lire ni écrire ; ou bien il s’est vu infliger une condamnation lui faisant perdre sa capacité à être élu. Cette disposition est valable aussi pour les contestations extraordinaires. »

6. La loi no 2839 sur l’élection des députés (« Milletvekili Seçimi Kanunu », « la loi no 2839 »)

60. L’article 11 de la loi no 2839 définit comme suit la capacité électorale et les critères d’inéligibilité aux fonctions de député :

Personnes non éligibles à la charge de député

« Les personnes mentionnées ci-après ne peuvent être élues à la charge de député :

a) les personnes non titulaires du certificat sanctionnant le cycle de l’enseignement primaire ;

b) les personnes incapables ;

c) les personnes qui n’ont pas rempli leurs obligations militaires ;

d) les personnes qui se sont vu interdire d’exercer dans la fonction publique ;

e) les personnes qui, hormis pour délit d’imprudence, ont été condamnées à une peine de un an d’emprisonnement ou à une lourde peine d’emprisonnement quelle qu’en soit la durée ;

f) les personnes qui, même si elles ont bénéficié d’une amnistie :

(...)

2. ont été condamnées pour avoir commis ou avoir publiquement incité à commettre une infraction visée par la première partie du deuxième livre du code pénal ;

3. ont été condamnées pour des activités terroristes ;

(...) »

61. L’article 24 de la loi no 2839 dispose ce qui suit :

« Après la finalisation des candidatures, le Conseil électoral supérieur publie, le cinquante-cinquième jour précédant le scrutin, toutes les candidatures dans les circonscriptions électorales concernées au Journal Officiel et [les annonce] à la radio.

Les commissions électorales locales publient également les candidatures présentées dans leurs circonscriptions électorales par les moyens de publications habituelles, à la date indiquée par le Conseil électoral supérieur. »

62. L’article 25 de la loi no 2839 dispose ce qui suit :

« À compter de la date de la finalisation de la liste des candidats jusqu’à 17 heures le jour du scrutin, il n’est pas besoin de remplacer les candidatures vacantes qui surviendront en raison de la mort ou de la démission des candidats. Néanmoins, dans une telle situation où certains candidats seraient vacants ceux-ci seront remplacés par les candidats suivants en lice selon leur ordre d’inscription. »

63. L’article 34 § 2 de la loi no 2839 dispose ce qui suit :

« Les noms des partis politiques, des alliances et des candidats indépendants ayant participé à l’élection sont écrits les uns en dessous des autres et le nombre valide de voix obtenues est inscrit en face des noms [concernés] respectifs. Le nombre de voix obtenues par les partis politiques et les alliances est divisé d’abord par un, puis deux, puis trois (...) ainsi de suite jusqu’à ce que soit obtenu le nombre de députés devant être élus dans la circonscription électorale concernée. Le quotient (« paylar ») obtenu et le nombre de voix des candidats indépendants sont classés sans distinction du plus grand au plus petit. Le nombre de députés élus dans une circonscription donnée est partagé entre les partis politiques, les alliances et les candidats indépendants respectivement au prorata de l’ordre de grandeur de leur quotient. »

64. L’article 35 de la loi no 2839 dispose ce qui suit :

« Selon les résultats obtenus, le président de la Commission électorale locale, pour la circonscription électorale donnée, établit [un procès-verbal] constatant les candidats élus sur la liste présentée par les partis politiques et, le cas échéant, les candidats indépendants, puis il publie une copie du procès-verbal dans la circonscription électorale concernée. Il affiche une autre copie du procès-verbal pour une durée d’une semaine devant l’entrée [du bâtiment] de la Commission électorale concernée. »

65. L’article 36 de la loi no 2839 dispose ce qui suit :

« Dès que les députés élus ont été identifiés, le Conseil électoral local doit transmettre le plus rapidement possible les noms et prénoms des candidats élus et, s’il s’agit de candidats présentés par des partis politiques, le nom du parti politique concerné, par télégraphe ainsi que par téléphone ou radio au Conseil électoral supérieur en indiquant le nom de la circonscription électorale concernée.

La Commission électorale locale donne immédiatement aux députés élus un procès-verbal indiquant leurs élections. Deux exemplaires de ce procès-verbal sont envoyés au Conseil électoral supérieur (...) le plus rapidement possible. La présidence du Conseil électoral supérieur envoie un exemplaire du procès-verbal à la présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie. »

66. L’article 39 §§ 1, 2 et 4 de la loi no 2839 dispose ce qui suit :

« Sur contestation des procès-verbaux des députés relatifs à la refonte (« dökümüne »), au décompte (« sayımına ») ou bien à la répartition des voix entre les partis et les candidats indépendants, s’il a été décidé d’annuler les procès-verbaux en question, le Conseil électoral supérieur remettra les [nouveaux] procès-verbaux aux candidats élus concernés à la suite de la nouvelle refonte, du nouveau décompte et du nouveau résultat [du vote] ainsi obtenu.

S’il a été décidé d’annuler les élections tenues dans une circonscription donnée, en raison des procédures y relatives, de nouvelles élections se tiendront dans cette circonscription et le Conseil électoral supérieur (...) publiera au Journal Officiel la tenue de nouvelles élections (...).

S’il a été décidé d’annuler les procès-verbaux (« tutanaklar ») [d’élection] d’un ou de plusieurs députés, en dehors des cas prévus aux paragraphes ci-dessus, le candidat suivant en lice recevra le procès-verbal [d’élection] conformément aux dispositions des articles 34 et 35, à la place des députés dont les procès-verbaux [d’élection] ont été annulés. »

7. Les dispositions relatives au casier judiciaire

67. L’article 9 de la loi no 5352 du 25 mai 2005 relative au casier judiciaire (publiée au Journal officiel le 1er juin 2005) (« la loi no 5352 »), qui prévoit les cas d’effacement des informations inscrites au casier judiciaire, est ainsi libellé :

« 1. Les informations inscrites au casier judiciaire sont effacées (...) et consignées dans les registres des archives dans les cas suivants :

a) exécution de la peine ou de la mesure préventive ;

b) abandon de la plainte ou repentir qui effacent toutes les conséquences de la condamnation pénale ;

c) prescription de la peine ;

d) amnistie générale ;

(...) »

68. L’article 13/A de la loi no 5352, qui énumère les cas de recouvrement des droits soumis à privation, dispose notamment ce qui suit :

« 1. [Il est possible] à ceux qui ont été privés de l’exercice de certains droits à raison de la commission d’une infraction donnée ou de l’infliction d’une condamnation à une peine déterminée en application des dispositions légales, en dehors de celles prévues par le code pénal, de recouvrer ces droits. Pour cela, sous réserve des dispositions des alinéas 5 et 6 de l’article 53 du code pénal,

a) une période de trois ans doit être échue à partir de la date de l’exécution de la condamnation

(...) »

8. La jurisprudence du Conseil électoral supérieur (« CES »)

69. Dans sa décision no 71 du 11 février 1996, le CES s’est prononcé sur un recours dirigé contre A.K., un candidat élu comme député à la suite du scrutin législatif du 24 décembre 1996, au motif qu’il avait été condamné au pénal. Dans son mémoire en défense, A.K. soutenait que le CES n’était pas compétent pour se prononcer sur l’annulation du procès-verbal de son élection dans la mesure où il avait déjà prêté serment comme député. En outre, il fit valoir que le CES avait une jurisprudence allant en ce sens. Dans ses attendus, le CES jugea qu’il n’était pas compétent pour les litiges relatifs à l’immunité parlementaire, conformément à l’article 83 de la Constitution, ce qui n’était pas la situation de A.K. En se référant à l’article 79 § 2 de la Constitution, il indiqua qu’il était compétent pour toutes les irrégularités relatives aux élections législatives pendant et après les élections. Le terme irrégularité devait se lire comme tout litige contraire à la loi. Par conséquent, le CES conclut que la condamnation pénale de A.K. concernait un litige qui relevait de sa compétence. Pour ce qui est de l’argument tiré de la prétendue jurisprudence du CES, il jugea que la décision en question concernait non pas un député mais des candidats élus pour siéger dans les organes administratifs locaux. Partant, le CES se déclara compétent pour examiner ce recours. Il indiqua que le jugement de condamnation définitive prononcé contre A.K. ainsi que le jugement confirmant la restitution de ses droits civils doivent être pris en considération à la date du scrutin dans la mesure où ils donnent des informations sur la situation juridique de l’intéressé à cette date. De tels éléments doivent être pris en considération pour déterminer si A.K. pouvait participer au scrutin qui devait se tenir après la date du jugement de sa condamnation. Le jugement de condamnation ayant été exécuté, le CES jugea qu’il n’avait plus d’effet à l’encontre de A.K. et ne constituait donc pas une cause d’empêchement pour être élu comme député. Le CES rejeta les recours demandant l’annulation du procès-verbal d’élection de A.K.

70. Dans sa décision no 371 du 16 mars 1999, le CES s’est prononcé sur l’élection de B.Ş., un candidat aux élections législatives du 24 avril 1995, qui avait été élu comme député à Bilecik en tant que membre du DYP (Parti de la juste voie). À l’issue de ces élections, le conseil électoral de la préfecture de Bilecik avait établi un procès-verbal portant constat de l’élection de l’intéressé, et ce document avait été envoyé par le CES à la présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Par la suite, le 27 avril 1998, consécutivement à la transmission par le ministère de la Défense d’une information au sujet de B.Ş., le président de la Grande Assemblée nationale de Turquie avait, sur le fondement de l’article 130 de la loi no 298, saisi le CES d’une demande d’annulation du procès-verbal d’élection de l’intéressé au motif que ce dernier n’avait pas dûment accompli son service militaire, et ce, au mépris de l’article 76 § 2 de la Constitution. Dans sa décision du 16 mars 1999, le CES a annulé le procès-verbal portant constat de l’élection de B.Ş. Une copie de cette décision a été envoyée à ce dernier, à la présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie, ainsi qu’au ministère de la Défense.

71. Dans sa décision no 716 du 27 juillet 2007, le CES s’est prononcé sur la situation d’un candidat inscrit sur la liste du parti Milliyetçi Hareket Partisi (MHP, « Parti d’action nationaliste ») pour les élections législatives du 22 juillet 2007, tenues dans la circonscription électorale d’Istanbul. Le candidat décéda le 26 juillet 2007, à une date postérieure à la tenue du scrutin électoral. Le parti MHP et le parti Cumhuriyet Halk Partisi (CHP, « Parti républicain du peuple ») saisirent le CES. Le parti MHP demanda que son candidat suivant en lice soit désigné comme élu. Le parti CHP demanda que son candidat suivant en lice soit désigné comme élu. Dans ses motifs, le CES indiqua que l’article 25 de la loi no 2839 concernait les formalités avant la tenue du scrutin ; l’article 35 de la loi no 2839 concernait le constat d’élection des députés élus ; l’article 36 de la même loi concernait les formalités postérieures à la tenue du scrutin, à savoir la remise des procès-verbaux aux candidats élus ; l’article 39 de cette loi régissait les contestations relatives à l’annulation des procès-verbaux d’élection, de la refonte, du décompte et de l’addition des voix. Pour ce qui était de la situation du candidat décédé après la tenue du scrutin, le CES conclut que l’intéressé devait être considéré comme ayant été élu député.

3. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE

72. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme du 16 mai 2005, qui a été signée à Varsovie et qui a été ratifiée par la Turquie le 23 mars 2012, prévoient ce qui suit :

« (...) Souhaitant que des mesures efficaces soient prises pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique à commettre des infractions terroristes (...)

Reconnaissant que les infractions terroristes ainsi que celles prévues par la présente Convention, quels que soient leurs auteurs, ne sont en aucun cas justifiables par des considérations de nature politique, philosophique, idéologique, raciale, ethnique, religieuse ou de toute autre nature similaire et rappelant l’obligation des Parties de prévenir de tels actes (...)

Reconnaissant que la présente Convention ne porte pas atteinte aux principes établis concernant la liberté d’expression (...) »

a) Article 5 – Provocation publique à commettre une infraction terroriste

« Aux fins de la présente Convention, on entend par « provocation publique à commettre une infraction terroriste » la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises.

Chaque partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale, conformément à son droit interne, la provocation publique à commettre une infraction terroriste telle que définie au paragraphe 1, lorsqu’elle est commise illégalement et intentionnellement. »

b) Article 6 – Recrutement pour le terrorisme

« Aux fins de la présente Convention, on entend par « recrutement pour le terrorisme » le fait de solliciter une autre personne pour commettre ou participer à la commission d’une infraction terroriste, ou pour se joindre à une association ou à un groupe afin de contribuer à la commission d’une ou plusieurs infractions terroristes par l’association ou le groupe. (...) »

c) Article 8 – Indifférence du résultat

« Pour qu’un acte constitue une infraction au sens des articles 5 à 7 de la présente Convention, il n’est pas nécessaire que l’infraction terroriste soit effectivement commise.

(...) »

d) Article 12 - Conditions et sauvegardes

« Chaque partie doit s’assurer que l’établissement, la mise en œuvre et l’application de l’incrimination visée aux articles 5 (...) soient réalisés en respectant les obligations relatives aux droits de l’homme lui incombant, notamment la liberté d’expression (...) »

73. Le Rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme du 16 mai 2005 est décrit, en partie, dans l’affaire Leroy c. France (no 36109/03, § 20, 2 octobre 2008).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

74. Le requérant allègue une violation de son droit à la liberté d’expression découlant des articles 9 et 10 de la Convention.

Eu égard à la formulation et à la substance du grief présenté par le requérant, la Cour examinera celui-ci uniquement sous l’angle de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

75. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.

76. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

1. Arguments des parties
1. Le requérant

77. Le requérant se plaint d’avoir été condamné, sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, à la suite d’un entretien donné le 23 octobre 2007 à une agence de presse au sujet de la résolution du « problème kurde ». Il soutient ne pas avoir fait, à cette occasion, de déclarations susceptibles de passer pour un appel à la violence ou à la haine ou bien d’inciter à la commission d’infractions.

78. Le requérant affirme qu’il a fait sa déclaration de presse pendant le cessez‑le‑feu, et non pas au cours d’une période marquée – comme le soutient le Gouvernement – par de la violence ou des affrontements armés. Il indique s’être exprimé dans un contexte de cessez-le-feu et avoir, dans ce cadre, procédé à un constat et fait des propositions au sujet de la résolution du « problème kurde ». Il dit que, pris dans son ensemble, son discours consistait en la formulation de propositions et de constats qui, d’après lui, avaient pour finalité d’éviter la reproduction d’actions violentes. Il ajoute que, dans son discours, il a insisté sur le cercle vicieux selon lequel la violence engendrait la violence et a pointé ce danger.

2. Le Gouvernement

79. Le Gouvernement renvoie au passage pertinent en l’espèce de la déclaration de presse faite par le requérant, le 23 octobre 2007, à l’agence Anka, à l’origine de la condamnation de celui-ci. Il indique que l’intéressé a été condamné pour avoir fait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK. Il ajoute ce qui suit : le requérant est un homme politique expérimenté, qui a une certaine autorité politique ; il n’est pas un citoyen ordinaire ; aussi, en faisant une telle déclaration, susceptible d’être lue par un large groupe de personnes, l’intéressé était-il capable de prévoir la portée de ses propos et des conséquences pouvant en résulter pour ce groupe de personnes ; il aurait dû faire attention à ce que son discours ne contînt pas d’éléments pouvant inciter à la violence.

80. Le Gouvernement expose que la déclaration litigieuse a été faite par le requérant dans une atmosphère tendue, au cours d’une période où, selon lui, la Turquie combattait le terrorisme. Il estime que, en parlant de droit à la légitime défense du PKK, le requérant a en fait contribué à la dégradation d’une situation ambiante très instable. D’après lui, par ces propos, le requérant sous-entendait que les activités terroristes du PKK devaient continuer. L’intéressé aurait ainsi justifié les actions violentes de l’organisation terroriste et aurait clairement omis de garder une distance vis‑à-vis de cette organisation. Aux dires du Gouvernement, lue dans un contexte de conflit armé, la déclaration en cause, qui aurait été publiée sur différents sites Internet et dans divers journaux, visait à faire l’apologie de la terreur et de l’organisation terroriste PKK.

81. Le Gouvernement ajoute que l’organisation terroriste PKK a pour but de renverser l’ordre constitutionnel établi, par les armes et la violence. Il précise que cette organisation figure sur la liste des organisations terroristes d’un grand nombre d’États, tels les États-Unis d’Amérique, et d’organisations internationales, telles l’ONU, l’OTAN et l’UE, depuis mai 2002. Il conclut qu’en l’espèce l’ingérence était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.

2. Appréciation de la Cour

82. La Cour estime que la condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Pareille ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. La Cour relève que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 7 § 2 de la loi no 3713 en vigueur à l’époque des faits, et poursuivait plusieurs buts légitimes, au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ces buts.

1. Principes généraux pertinents

83. La Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 de la Convention (voir, entre autres, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999‑IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV, Leroy, précité, § 37, et Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 53, 1er février 2011).

84. Elle rappelle ainsi que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

85. L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou dans le domaine des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 46, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). La liberté d’expression est particulièrement précieuse pour les partis politiques et leurs membres actifs, et les ingérences dans la liberté d’expression d’un homme politique, spécialement lorsqu’il s’agit d’un membre d’un parti d’opposition, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 17, Recueil 1998‑IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un gouvernement que d’un simple particulier ou même d’un homme politique (Incal, précité, § 54, Han c. Turquie, no 50997/99, § 29, 13 septembre 2005, et Yalçıner c. Turquie, no 64116/00, § 43, 21 février 2008).

86. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de façon convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, ces dernières jouissent d’une certaine marge d’appréciation, qui va toutefois de pair avec un contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. Lorsqu’elle exerce ce contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour ce faire, elle doit considérer l’ingérence en cause à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci ont été diffusés, pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » (voir, entre autres, Yalçɪnkaya et autres c. Turquie, nos 25764/09 et 18 autres, § 33, 1er octobre 2013).

87. Il ne fait aucun doute que les États contractants peuvent prendre des mesures efficaces pour prévenir le terrorisme et pour parer, en particulier, à la provocation publique que représentent les infractions terroristes. En effet, eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans telle ou telle partie d’un pays et à la nécessité pour l’État d’exercer sa vigilance face à des actes susceptibles d’accroître la violence, les autorités compétentes peuvent prendre des mesures en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme (voir, mutatis mutandis, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 63, CEDH 2001‑VIII). À cet égard, la Cour doit, en tenant compte des circonstances de chaque affaire et de la marge d’appréciation dont dispose l’État, rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d’un individu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique de se protéger contre les agissements d’organisations terroristes (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 55, Recueil 1997-VII, Karataş c. Turquie [GC], no 23168/94, § 51, CEDH 1999‑IV, Yalçın Küçük c. Turquie, no 28493/95, § 39, 5 décembre 2002, et İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95 et 2 autres, § 60, 10 octobre 2000).

2. Application de ces principes généraux à la présente affaire

88. La Cour constate que l’objet de la présente requête concerne le requérant, un homme politique d’origine kurde, qui est connu pour ses positions et son combat politiques en faveur de la cause des Kurdes de Turquie depuis plusieurs décennies. En l’occurrence, l’intéressé a été condamné sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, en vigueur à l’époque des faits, pour assistance à l’organisation armée illégale PKK et propagande en sa faveur à raison de sa déclaration de presse faite lors d’un entretien donné à l’agence Anka.

89. À cet égard, elle relève que l’objet de la présente requête ne concerne pas un discours prononcé par un dirigeant d’un parti politique d’opposition qui critique la politique du gouvernement au pouvoir (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 79, 22 décembre 2020). Cette requête se distingue également d’un grief tiré des droits et des devoirs d’un rédacteur en chef ou du propriétaire d’un hebdomadaire qui aurait publié un message d’un dirigeant d’une organisation terroriste (Demirel et Ateş c. Turquie, nos 10037/03 et 14813/03, § 38, 12 avril 2007). Enfin, le cas d’espèce ne concerne pas non plus un grief relatif au contenu d’un article rédigé par un journaliste à travers lequel il aurait fait l’apologie d’une organisation terroriste (Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 22, 20 mars 2018).

90. Par conséquent, la question juridique à résoudre en l’espèce concerne une déclaration faite par le requérant lui-même à l’agence de presse Anka. Cette déclaration fut publiée par deux quotidiens nationaux. À cette occasion, le requérant s’était exprimé en sa qualité d’homme politique sur le souhait, selon ses dires, d’une résolution a priori pacifique de la « question kurde ». Il avait, à ce titre, communiqué son point de vue et ses idées sur une question d’actualité politique sensible qui divisait l’opinion publique. Il avait fait entendre sa voix dans le cadre d’un débat d’intérêt général, en tant qu’acteur de la vie politique nationale.

91. Étant donné la réputation de l’intéressé, un homme politique connu, membre d’un parti de l’opposition, la Cour portera une attention particulière aux termes employés dans la déclaration de presse litigieuse prise dans son ensemble, à la personnalité de l’auteur de ladite déclaration, au lieu et au contexte de sa publication, et aux destinataires potentiels du message. Elle tiendra également compte des circonstances ayant entouré le cas soumis à son examen, notamment des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).

92. La Cour a conscience des préoccupations qu’éprouvent les autorités nationales au sujet de paroles ou d’actes susceptibles d’aggraver la situation régnant en matière de sécurité dans le sud-est de la Turquie, où, depuis 1985 environ, de graves troubles faisant rage entre les forces de sécurité et les membres du PKK ont entraîné de nombreuses pertes humaines.

93. La Cour constate que la déclaration de presse du requérant a été faite via l’agence Anka. Cette déclaration a été relayée, entre autres, par deux quotidiens nationaux à grand tirage à l’époque des faits. Les propos du requérant pouvaient donc avoir un impact négatif sur un public très large au sujet d’une question d’actualité éminemment sensible. Dans ce contexte, la Cour ne partage pas l’analyse du requérant selon laquelle il avait fait un constat et des propositions au sujet de la résolution de la « question kurde ». Elle estime au contraire que les termes employés dans la déclaration de presse litigieuse, faite – aux dires du requérant – dans un contexte de « cessez-le-feu » annoncé unilatéralement par une organisation armée illégale, n’étaient pas neutres et mettaient à mal les intentions pacifiques de l’intéressé.

94. En effet, les intentions prétendument pacifiques du requérant ne résistent pas à un examen minutieux des termes utilisés par celui-ci et de la motivation de l’arrêt rendu par la juridiction de première instance nationale qui a entendu la cause de l’intéressé. Ainsi, les éléments suivants ressortent de la lecture des motifs retenus par la cour d’assises spéciale : le requérant avait confirmé la déclaration qu’il avait faite ; il avait qualifié les actions menées par l’organisation terroriste PKK contre les forces de sécurité de l’État comme relevant de la « légitime défense » ; l’intéressé était un homme politique expérimenté qui était en mesure de prévoir l’impact des mots utilisés sur l’opinion publique ; ses propos ne consistaient pas en la formulation d’un constat ; en mettant en avant la légitime défense, le requérant entendait justifier la violence et la terreur employées par cette organisation terroriste.

95. La Cour note, à la lecture de la motivation de l’arrêt de la cour d’assises spéciale, que cette juridiction a estimé que le requérant avait ouvertement qualifié les attaques menées à l’encontre des forces de sécurité de l’État par l’organisation terroriste de « légitime défense ». Or, étant donné son long parcours d’homme politique, l’intéressé était une personnalité politique qui était parfaitement à même de mesurer la portée de ses propos. En outre, il ressort de l’analyse des attendus de l’arrêt de la cour d’assises spéciale que le requérant voulait ainsi montrer que les attaques perpétrées par le PKK devaient être considérées comme de la « légitime défense », et ce alors que cette organisation avait causé la mort de nombreuses personnes, en particulier dans le sud-est de la Turquie. La cour d’assises spéciale a également tenu compte du fait que cette organisation terroriste continuait à mener des actions à l’origine de nombreuses pertes humaines.

96. La Cour souscrit par ailleurs aux constats de la cour d’assises spéciale par lesquels celle-ci a pris en considération non seulement le passé d’homme politique du requérant, mais aussi la nature et la gravité des actions menées par le PKK. Le requérant a fait la déclaration de presse susmentionnée sans prendre de précautions quant au langage utilisé par lui et sans garder une certaine distance par rapport aux actions terroristes menées par cette organisation. L’impact de ses propos dans un contexte de guerre larvée entre les forces de l’ordre et les membres du PKK, ainsi que leur diffusion à l’échelle du pays par des journaux nationaux à grand tirage, dans un contexte politiquement sensible, ne doivent pas être négligés. De plus, la Cour estime que les mots employés par un homme politique de premier plan tel que le requérant peuvent entraîner des réactions de nature à attiser la violence, particulièrement dans la région du sud-est de la Turquie, et mettre ainsi en danger l’ordre public dans cette région (Sürek (no1), précité, § 62).

97. Certes, la Cour admet que le requérant a présenté son point de vue, en sa qualité d’homme politique d’un parti d’opposition pro-kurde, sur une question d’actualité touchant à la vie politique de la Turquie et au quotidien de ses citoyens. Elle relève que l’intéressé n’a pas demandé, en sa qualité de membre d’un parti politique d’opposition, que la « question kurde » fût résolue dans le cadre des mesures pouvant être prises dans un État de droit ou par l’usage de moyens pacifiques (voir, a contrario, Faruk Temel, précité, § 60).

98. La Cour partage l’analyse de la cour d’assises spéciale qui a jugé que les propos du requérant – pris dans leur ensemble – ont été prononcés à la suite de la proclamation par le PKK d’un « cessez‑le‑feu », qui serait devenu caduc. Elle adhère également aux constats de cette juridiction interne selon lesquels lues dans ce contexte et formulées par un homme politique de premier rang sur cette question délicate, les paroles en cause ne peuvent s’interpréter comme un simple constat sur la situation du « problème kurde ». La Cour ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions des juridictions nationales selon lesquelles de tels propos s’interprètent comme un appel à la violence, à laquelle ils incitaient sous le couvert de l’exercice, par une organisation terroriste, de son droit à la « légitime défense ». Elle observe qu’il ressort tant de la teneur du discours du requérant que du contexte dans lequel celui‑ci a été prononcé que l’intéressé s’est exprimé en fait en faveur de la violence perpétrée par les membres de cette organisation à l’encontre, entre autres, des forces de sécurité. De fait, l’opinion publique et les membres de cette organisation, en particulier, pouvaient avoir l’impression que le recours à la violence – qui était encouragé sous le couvert de la « légitime défense » évoquée par le requérant – était une mesure d’autodéfense nécessaire et justifiée (voir, pour une approche similaire, l’affaire Kaya c. Turquie (déc.), no 6250/02, 22 mars 2007, concernant la saisie d’un ouvrage écrit par Abdullah Öcalan, ancien chef du PKK, dans lequel l’auteur voulait mettre en pratique « un vaste système de défense légitime à l’intérieur et à l’extérieur »). Aussi la Cour conclut-elle que, tel qu’il ressort des motifs des décisions des juridictions internes et tel qu’il a été publié par la presse nationale, le discours du requérant lu dans son ensemble peut être perçu – et c’est là pour elle l’élément essentiel à prendre en considération – comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement.

99. Par ailleurs, la Cour a bien noté que le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois. Cela étant, il ressort de l’arrêt rendu par la cour d’assises spéciale que la peine d’emprisonnement prononcée à l’encontre de l’intéressé reposait sur des motifs « pertinents et suffisants ». De plus, eu égard au contexte dans lequel la déclaration litigieuse a été faite et publiée, la Cour estime que la sanction imposée au requérant n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi.

100. Dès lors, la Cour est d’avis que les motifs exposés par les juridictions internes dans leurs décisions à l’appui de la condamnation du requérant peuvent être considérés comme « suffisants et pertinents » pour justifier la nécessité dans une société démocratique de l’ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression, au sens de l’article 10 de la Convention.

101. Elle conclut donc qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

102. Sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit à des élections libres. Cette disposition est ainsi libellée :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

103. Le Gouvernement combat cette thèse.

104. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

1. Argument des parties
1. Le requérant

105. Tout d’abord, le requérant expose que, lors des élections législatives du 12 juin 2011, il a été élu député après avoir obtenu 77 709 voix. Il soutient que l’annulation de son élection en tant que membre du parlement par le CES constitue une atteinte à la substance de son droit de se porter candidat à des élections libres. Il argue que les électeurs qui ont voté pour lui sont restés sans représentant au parlement. Ensuite, tout en contestant les arguments du Gouvernement sur ce point, le requérant indique que, les arrêts rendus au pénal par la Cour de cassation n’étant pas notifiés aux parties, il a pris connaissance de l’arrêt prononcé le 22 mars 2011 par cette haute juridiction dans sa cause le 14 avril 2011.

106. Il estime que l’argument du Gouvernement tiré de l’article 13/A de la loi no 5352 judiciaire est sans fondement. À cet égard, il expose qu’il s’est porté candidat le 11 avril 2011 et qu’il n’a pris connaissance de l’arrêt de la Cour de cassation susmentionné que le 14 avril 2011. Il déclare qu’à cette dernière date la procédure judiciaire n’était pas encore terminée puisqu’il avait formé un recours en rectification contre l’arrêt de la Cour de cassation. Il ajoute que sa demande de candidature déposée le 11 avril 2011 a été publiée au Journal officiel le 29 avril 2011, avec l’aval du CES.

107. Ayant été élu député, le requérant soutient que la Grande Assemblée nationale de Turquie était seule compétente pour annuler son procès-verbal d’élection, et non le CES. Il fait valoir que le CES a outrepassé ses compétences et que la décision qu’il a rendu à son égard serait en contradiction avec sa décision no 371 rendue le 16 mars 1999. À cet égard, il conteste d’une part les arguments du Gouvernement tirés de la jurisprudence établie du CES et, d’autre part, ceux tirés de la prévisibilité de la loi. Il argue également que, conformément à l’article 130 de la loi no 298, le procureur général de la République d’Ankara aurait dû transmettre l’arrêt de sa condamnation à la présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie et non au CES.

108. Le requérant indique que le juge H.A. était membre de la formation de la 9ème chambre de la Cour de cassation ayant rendu l’arrêt du 22 mars 2011 et qu’il était également membre de la formation du CES ayant rendu les décisions du 17 avril 2011 et du 21 avril 2011. Il indique aussi que le juge H.A. était également membre de la formation du CES ayant rendu les décisions du 9 juin 2011, du 10 juin 2011 et du 21 juin 2011. Il soutient qu’il a fait l’objet d’un complot juridique, voire politique, puisque, selon ses dires, sa cause a été abordée en méconnaissance des règles régissant le traitement des affaires par le greffe de la Cour de cassation. En effet, selon lui, les autorités compétentes ont donné la priorité à l’examen de son dossier afin de l’empêcher de se porter candidat aux élections législatives.

2. Le Gouvernement

109. Le Gouvernement indique que les arrêts rendus au pénal par la Cour de cassation ne sont pas notifiés aux parties. En se référant aux faits de l’espèce, il expose que l’arrêt de la haute juridiction en cause est devenu définitif le 22 mars 2011, soit à la date à laquelle la décision de la cour d’assises spéciale a été confirmée. Il déclare qu’à une date antérieure au 12 juin 2011, date des élections législatives, le requérant a été condamné définitivement à une peine d’emprisonnement. Cette condamnation du requérant, constitutive d’un empêchement à l’élection de celui-ci, est devenue définitive le 22 mars 2011, soit à la date du prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation ayant confirmé l’arrêt de la juridiction du fond. En se référant à l’article 76 de la Constitution et à l’article 11 de la loi no 2839, il dit que la condamnation d’un candidat à une peine d’emprisonnement dépassant une certaine durée constitue un empêchement absolu à se présenter à des élections législatives. Ainsi, selon le Gouvernement, dans le cas du requérant, une fois la condamnation devenue définitive, ce dernier ne pouvait pas être élu comme parlementaire.

110. Le Gouvernement soutient qu’un fait survenant avant la date des élections législatives et constituant un empêchement à l’éligibilité d’un candidat peut être examiné après la date à laquelle la candidature est devenue définitive ou même après la date à laquelle les élections législatives se sont tenues. Il ajoute que, selon l’article 134 § 4 de la loi no 298, une candidature devenue définitive peut être contestée a posteriori pour certains motifs. Il précise que ces motifs sont définis limitativement par l’article 130 alinéa 6 paragraphe 5 de la loi no 298 et l’article 76 de la Constitution.

111. En l’espèce, le Gouvernement explique que la condamnation du requérant est devenue définitive avant la date de la tenue du scrutin, à savoir le 22 mars 2011. Elle n’avait pas pu être inscrite sur le casier judiciaire pénal du requérant lors de la procédure du dépôt de sa candidature. Ainsi, si le motif pour lequel un candidat ne peut être élu député est antérieur à son élection, le CES est compétent et non l’Assemblée nationale. En l’occurrence, le CES a conclu que le requérant ne remplissait plus les conditions requises pour être élu député à la date de tenue du scrutin, à savoir le 12 juin 2011. En se référant aux décisions no 371 et no 71 du CES rendues respectivement le 16 mars 1999 et le 11 février 1996, le Gouvernement confirme que celui-ci a compétence pour annuler la validité d’un procès-verbal de constat d’élection s’il est contraire à la loi. Il indique que selon l’article 39 § 4 de la loi no 2839, en cas d’annulation du procès-verbal d’élection, le candidat suivant en lice est déclaré élu.

112. Toujours selon le Gouvernement, en ce qui concerne la situation du requérant, un obstacle est apparu avant que le requérant ne soit élu député. En effet, celui-ci existait déjà lors de la procédure de finalisation de la candidature du requérant. Le CES s’est référé à l’une des exceptions prévues à l’article 130 § 4 de la loi no 298, à savoir la condamnation pénale du requérant qui l’empêchait d’être élu comme député. À cet égard, en se référant à la décision du CES no 371 du 16 mars 1999 annulant le procès-verbal d’élection d’un candidat élu pour un fait antérieur à son élection pour n’avoir pas accompli son service militaire, le Gouvernement explique que, conformément à l’article 79 de la Constitution, le CES est compétent pour examiner tout recours fondé sur l’article 130 § 4 de la loi no 298, même après le scrutin. La jurisprudence du CES est conforme avec les dispositions de la Constitution et de la loi. En revanche, si la prétendue irrégularité légale est apparue après la date du scrutin, le CES n’est plus compétent. À cet égard, le Gouvernement cite la décision no 1585 du CES rendue le 17 mai 1999 au sujet de Merve Safa Kavakçı (Kavakçı c. Turquie, no 71907/01, 5 avril 2007). Celle-ci avait perdu la citoyenneté turque après avoir été élue député. Le CES s’était déclaré incompétent.

113. Pour le Gouvernement, les conditions requises doivent être remplies par tous les candidats à la date des élections législatives, indépendamment de la finalisation de la liste des candidats et du nombre de voix obtenus. Le Gouvernement conclut en disant que le requérant ne remplissait pas l’une de ces conditions et qu’il n’était donc pas éligible à la charge de député en raison de sa condamnation pénale litigieuse, qui serait devenue définitive avant la date des élections.

2. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux pertinents

114. La Cour rappelle que la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen ». Les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit et revêtent donc dans le système de la Convention une importance capitale (voir, parmi beaucoup d’autres, Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 105, CEDH 2008, Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 154, CEDH 2010, Mugemangango c. Belgique [GC], no 310/15, § 67, 10 juillet 2020, et Demirtaş, précité, § 382).

115. La jurisprudence de la Cour fait la distinction entre l’aspect actif des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, qui a trait au droit de vote, et l’aspect passif de ces droits, c’est-à-dire le droit de se porter candidat aux élections (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, §§ 46-51, série A no 113, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 105 et 106, CEDH 2006‑IV).

116. S’il est vrai que les États disposent d’une grande marge d’appréciation pour établir des conditions d’éligibilité in abstracto, le principe de l’effectivité des droits exige que les décisions constatant le non‑respect de ces conditions dans le cas de tel ou tel candidat soient conformes à un certain nombre de critères permettant d’éviter l’arbitraire (Parti conservateur russe des entrepreneurs et autres c. Russie, nos 55066/00 et 55638/00, § 50, CEDH 2007, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 35, CEDH 2002-II, Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, § 59, CEDH 2004‑X, Oran c. Turquie, nos 28881/07 et 37920/07, § 54, 15 avril 2014, et Dicle et Sadak, précité, §§ 87-88).

2. Application de ces principes généraux à la présente affaire

117. La Cour relève que la présente affaire porte sur l’aspect passif du droit de vote, c’est-à-dire le droit de se porter candidat aux élections. Elle observe que le requérant a déposé devant le CES son dossier de candidature aux élections législatives du 12 juin 2011 en tant que candidat indépendant, dans la circonscription électorale de Diyarbakır. Le CES a rejeté puis accepté la candidature du requérant. Puis, ce dernier a donné un procès-verbal d’élection, le 12 juin 2011 date du scrutin, comme député à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Enfin, le 21 juin 2011, statuant sur une contestation formée le 9 juin 2011, le CES a annulé ce procès-verbal d’élection a posteriori au motif que sa condamnation au pénal était devenue définitive le 22 mars 2011, date à laquelle la Cour de cassation avait confirmé la condamnation prononcée en première instance.

118. Ainsi, pour ce qui est du droit de se présenter aux élections législatives, la démarche adoptée par la Cour se limite pour l’essentiel à vérifier l’absence d’arbitraire dans les procédures internes conduisant à priver un individu de l’éligibilité (voir, en particulier, Ždanoka, précité, §§ 106-108 et 115). En effet, si l’article 3 du Protocole no 1 ne contient pas une référence explicite à la « légalité » de toute mesure prise par l’État, la prééminence du droit, un des principaux fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention. Ce principe implique l’obligation pour les États de mettre en place un cadre normatif assurant le respect des obligations découlant de la Convention en général et de l’article 3 du Protocole no 1 en particulier (Mugemangango, précité, § 109).

119. En l’espèce, la Cour note que lorsqu’un candidat se présente aux élections législatives l’État défendeur distingue deux types de litiges qui relèvent soit de la compétence du CES, dont les décisions sont définitives, soit de l’Assemblée nationale, sous le contrôle de la Cour constitutionnelle. Pour ce qui est des litiges concernant « toutes les irrégularités » survenues « pendant et après les élections », conformément à l’article 79 § 2 de la Constitution, le CES est compétent. En revanche, la Cour constitutionnelle est compétente pour statuer sur tout litige qui concerne l’immunité ou la déchéance du mandat d’un parlementaire, conformément aux articles 84 ou 85 de la Constitution.

120. La Cour relève qu’il ressort des observations des parties et des documents versés au dossier de l’affaire que tant les dispositions de la Constitution relatives à l’inéligibilité des députés, en vertu de l’article 76 § 2 de la Constitution, que les dispositions législatives relatives aux conditions de non éligibilité à la charge de député (voir, par exemple, l’article 11 de la loi no 2839, l’article 130 de la loi no 298, l’article 53 du code pénal ou encore les articles 9 et 13/A relatifs au casier judiciaire) prévoient sans équivoque de manière claire et prévisible que « toutes les irrégularités » survenues « pendant et après les élections », conformément à l’article 79 § 2 de la Constitution, relèvent de la compétence du CES. Pour la Cour, il ne fait pas de doute que le litige relatif à l’annulation du procès-verbal d’élection établi au nom du requérant, à l’issue du scrutin du 12 juin 2011, est un litige qui relève de la compétence du CES.

121. Ensuite, elle a pris note des arguments du Gouvernement relatifs aux différents textes législatifs en vigueur régissant les conditions requises pour la présentation par un ressortissant national de sa candidature aux élections législatives, au regard de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Elle rappelle à ce propos l’ample marge d’appréciation dont disposent les États défendeurs (voir, notamment, les affaires Mohin et Clerfayt, et Podkolzina, précitées).

122. Elle a également examiné attentivement les différentes décisions rendues par le CES présentées par les parties. Elle constate qu’il ressort, tant de la décision no 71 du 11 février 1996 que de la décision no 371 du 16 mars 1999 rendues par le CES, que ce dernier est compétent pour statuer sur les litiges survenus pendant et après la tenue du scrutin. Les litiges examinés par le CES concernent aussi bien des omissions de la part des candidats lorsqu’ils ont présenté leurs dossiers de candidature aux élections législatives que des développements survenus avant ou après le déroulement du scrutin liés à des changements relatifs à la situation civile (par exemple, décès du candidat concerné) ou juridique (par exemple, condamnation pénale d’un candidat) des candidats qui ont été déclarés élus à la suite de l’établissement du procès-verbal d’élection par le CES. Dans ce contexte, la Cour souligne que la jurisprudence du CES est constante et prévisible pour les litiges survenus pendant et après le scrutin, conformément aux dispositions constitutionnelles et législatives.

123. Ensuite, la Cour adhère à l’analyse du CES – développée dans les décisions citées ci-dessus – selon laquelle les procédures internes ayant conduit le requérant à voir annuler son procès-verbal d’élection avaient un fondement juridique soumis au contrôle d’une juridiction, à savoir le CES, dont la compétence et la jurisprudence rendues pour de tels litiges sont constantes. Partant, elle en conclut que les assertions du requérant selon lesquelles seule la Grande Assemblée nationale de Turquie était compétente pour annuler son procès-verbal d’élection, et non le CES, sont dénuées de fondement juridique (à comparer avec Kavakçı, précité, §§ 13-15).

124. Cela étant posé, il convient à présent d’examiner la démarche entreprise par le requérant, au titre de l’article de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, pour faire valoir son droit de se présenter comme candidat indépendant aux élections législatives du 12 juin 2011. La Cour note que la procédure de dépôt de la candidature aux élections législatives est de nature déclarative. Chaque candidat présente un dossier de candidature contenant des pièces justificatives, qui sont vérifiées et approuvées par le CES, conformément à la loi électorale en vigueur. En l’occurrence, la Cour observe que, lorsque le CES a accepté, le 29 avril 2011, la candidature du requérant, conformément à la loi électorale en vigueur, la condamnation pénale de l’intéressé était devenue définitive depuis au moins le 22 mars 2011. D’ailleurs, le requérant reconnaît qu’il a pris connaissance de l’arrêt prononcé le 22 mars 2011 par la Cour de cassation dans sa cause le 14 avril 2011 et, au plus tard le 15 avril 2011, date à laquelle il a formé un recours en rectification de cet arrêt devant la Cour de cassation.

125. Par conséquent, le requérant savait parfaitement que sa condamnation pénale était devenue définitive et que, conformément à la loi en vigueur, il ne pouvait pas se présenter comme candidat indépendant aux élections législatives du 12 juin 2011. Dans ce contexte, la Cour note qu’il convient d’examiner attentivement la chronologie des faits entre la date du 22 mars 2011 – date à laquelle la Cour de cassation a rendu son arrêt – et celle du 21 juin 2011, date à laquelle le procès-verbal d’élection du requérant a été annulé par le CES. Il ressort des observations des parties et des pièces versées au dossier de l’affaire que le requérant a eu connaissance de l’arrêt de la Cour de cassation du 22 mars 2011 et qu’il a formé un recours en rectification de cet arrêt devant la Cour de cassation. Cette voie de recours extraordinaire exercée par le requérant se termina le 11 mai 2011, date à laquelle le procureur général près la Cour de cassation rejeta le recours en rectification. À cet égard, la Cour rappelle que le recours en rectification d’arrêt consacré par le droit pénal national est une voie de recours extraordinaire qui ne constitue pas une voie de recours directement accessible aux justiciables (voir, entre autres, Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, §§ 26 et 34, CEDH 2000‑VI, Çıraklar c. Turquie, 28 octobre 1998, §§ 29-32, Recueil 1998‑VII, et Bolkan Akçiçek c. Turquie (déc.), no 40965/10, 18 octobre 2011). Il s’ensuit que, dans les cas d’arrêts rendus au pénal par la Cour de cassation, l’exercice éventuel de ce recours extraordinaire prévu par l’article 308 du code de procédure pénale ne joue aucun rôle à cet égard dans la mesure où il ne constitue pas un moyen de droit directement accessible au requérant (voir, pour approche similaire, Başöz c. Turquie (déc.), no 12405/15, § 35, 26 novembre 2019). La Cour en déduit que, l’arrêt de condamnation du requérant étant passé en force de chose jugée le 22 mars 2011, il ne pouvait faire l’objet d’appel ni de recours en rectification d’arrêt. Le requérant aurait donc dû en informer le CES, ce qu’il n’a pourtant pas fait.

126. Partant, eu égard au fait que le requérant était représenté par un homme de loi et qu’il était un homme politique expérimenté qui s’était déjà présenté à des élections en tant que candidat indépendant, la Cour est d’avis que le 21 avril 2011 – lorsqu’il a contesté la décision du CES ayant annulé sa candidature – l’intéressé était en mesure de savoir qu’il venait d’être condamné à une peine d’emprisonnement, sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, par la cour d’assises spéciale. Le requérant confirme d’ailleurs qu’il a pris connaissance de l’arrêt de la Cour de cassation le 14 avril 2011. C’est pourquoi, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du requérant selon lequel la procédure judiciaire engagée à son encontre n’était pas terminée au moment où il a présenté sa candidature. La Cour considère que la bonne foi de l’intéressé au moment où il a déposé sa candidature aux élections législatives du 12 juin 2011 était sujette à caution.

127. En conséquence, l’omission du requérant de transmettre une telle information – qui était connue de sa part depuis le 14 avril 2011 – au CES pose la crédibilité de ses déclarations faites auprès des instances nationales compétentes et de la stratégie qu’il a adoptée à cette occasion. Pour la Cour, cette manœuvre ou stratégie adoptée par le requérant a permis que sa candidature soit acceptée par le CES. Or, lors de la contestation de la décision du CES du 17 avril 2011, le requérant n’explique pas la raison pour laquelle il n’a pas divulgué au CES cette information pertinente et fondamentale pour l’acceptation de sa candidature aux élections législatives du 12 juin 2011 (voir, mutatis mutandis, Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014).

128. Enfin, la Cour a pris bonne note de l’argument du requérant selon lequel un magistrat de la formation de la chambre pénale de la Cour de cassation ayant approuvé l’arrêt de condamnation prononcé à son encontre en première instance était également membre de la formation du CES ayant validé puis annulé son élection. À ce sujet, la Cour estime qu’il n’est pas opportun de se pencher plus avant ni de statuer sur les allégations du requérant selon lesquelles il a fait l’objet d’un complot juridico-politique (Mugemangango, précité, §§ 71-73).

129. À la lumière de ces considérations, la Cour émet de sérieux doute quant à la stratégie de l’avocat du requérant qui a exercé une voie de recours extraordinaire. De plus, il n’a pas transmis au CES l’information selon laquelle il savait, depuis le 14 avril 2011, que sa condamnation pénale était devenue définitive.

130. Partant, dans les circonstances spécifiques des faits de l’espèce et en vertu de la large marge d’appréciation de l’État défendeur dans le domaine des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour estime qu’il n’y a pas eu atteinte au libre choix des électeurs, au sens de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

131. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition.

3. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

132. Le requérant se plaint d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1. L’article 14 est ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

133. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

134. Le requérant réitère ses allégations et conteste les arguments du Gouvernement.

135. Le Gouvernement indique que la loi sur les élections législatives est appliquée équitablement à chaque citoyen. Il précise que des critères fondés sur la race, la couleur, le sexe ou l’origine ethnique des candidats ne sont pas pris en considération. À ce sujet, il soumet à la Cour une décision du Conseil électoral supérieur rendue en 1996 dans un cas similaire à celui du requérant. Il ajoute que l’annulation de l’élection du requérant résultait de l’application de la loi, et non pas, par exemple, de l’exécution d’une décision discrétionnaire de l’administration.

136. Pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 42, CEDH 2009, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 125, CEDH 2012 (extraits)). En d’autres termes, l’obligation de démontrer l’existence d’une « situation analogue » n’implique pas que les catégories comparées doivent être identiques. Un requérant doit démontrer qu’il se trouvait dans une situation comparable à celle d’autres personnes ayant reçu un traitement différent, eu égard à la nature particulière de son grief (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, § 66, 13 juillet 2010).

137. En l’espèce, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 3 du Protocole no 1 en prenant notamment en considération le fait que, d’une part, elle émettait de sérieux doutes quant à la stratégie de l’avocat du requérant qui a exercé une voie de recours extraordinaire, et d’autre part, qu’il n’avait pas transmis au CES l’information selon laquelle il savait, depuis le 14 avril 2011, que sa condamnation pénale était devenue définitive. Par conséquent, l’annulation du procès-verbal d’élection du requérant par le CES ne constituait pas une différence de traitement fondée sur sa race ou son origine ethnique, au sens de l’article 14 de la Convention.

138. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 février 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président


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