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16/11/2021 | CEDH | N°001-213211

CEDH | CEDH, AFFAIRE MEHMET ÇİFTCİ c. TURQUIE, 2021, 001-213211


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET ÇİFTCİ c. TURQUIE

(Requête no 53208/19)

ARRÊT


Art 10 • Liberté de recevoir des informations et idées • Refus de l’administration pénitentiaire de remettre à un détenu les exemplaires d’un quotidien lui ayant été envoyés par la poste • Absence de mise en balance adéquate des intérêts en jeu conformément aux critères établis par la Cour constitutionnelle et par la Cour européenne

STRASBOURG

16 novembre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’arti

cle 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mehmet Çiftci c. Turquie,

La Cour européen...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET ÇİFTCİ c. TURQUIE

(Requête no 53208/19)

ARRÊT

Art 10 • Liberté de recevoir des informations et idées • Refus de l’administration pénitentiaire de remettre à un détenu les exemplaires d’un quotidien lui ayant été envoyés par la poste • Absence de mise en balance adéquate des intérêts en jeu conformément aux critères établis par la Cour constitutionnelle et par la Cour européenne

STRASBOURG

16 novembre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mehmet Çiftci c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu :

la requête (no 53208/19) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Çiftçi (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 septembre 2019,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief concernant l’atteinte alléguée portée au droit du requérant à la liberté d’expression et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 octobre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le refus de l’administration pénitentiaire de remettre au requérant, détenu dans une prison, les exemplaires de plusieurs éditions d’un quotidien, envoyés à l’intéressé par la poste.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1952. Il est représenté par Me G. Tuncer, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l’homme auprès du ministre de la Justice de Turquie, co-agent de la Turquie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

4. À l’époque des faits, le requérant purgeait dans le centre pénitentiaire de haute sécurité d’Edirne (« le centre pénitentiaire ») la peine de réclusion à perpétuité aggravée, à laquelle il avait été condamnée en 2002 pour avoir commis l’infraction de tentative de modifier l’ordre constitutionnel par la force.

1. L’interception des quotidiens envoyés au requérant et la procÉdure y affÉrente

5. Le 26 juin 2018, le comité d’éducation du centre pénitentiaire (« le comité d’éducation ») décida d’intercepter et de ne pas remettre au requérant cinq éditions du quotidien « Atılım », envoyées à l’intéressé par la poste, en vertu de l’article 62 § 3 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives, de l’article 8 § 3 du règlement relatif aux matériels et articles qui peuvent être possédés dans les centres pénitentiaires et les articles 11 b) et 12 du règlement sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires. Le comité d’éducation considéra que les pages 3, 15, 18, 22 et 23 du numéro 324, les pages 5, 20 et 23 du numéro 325, les pages 11, 12 et 20 du numéro 326, les pages 8 et 21 du numéro 327 et les pages 2, 6, 20, 21, 22 et 23 du numéro 328 du quotidien en question contenaient des écrits faisant la propagande écrite et visuelle d’une organisation terroriste, élogiant des crimes et des criminels, légitimant les actes d’une organisation illégale, aggravant les sentiments anti-État des détenus sympathisants des organisations illégales, renforçant la solidarité intra-organisationnelle des détenus, constituant un appel à la résistance, à l’insurrection et à la violence, soutenant la violence à des fins séparatistes et encourageant les lecteurs à la haine, à l’animosité, à l’insurrection, au recours à la violence et à participer à une organisation illégale à ces fins et que ces écrits étaient ainsi de nature à mettre en péril la sécurité de l’établissement en provoquant l’indiscipline et en amplifiant les activités liées aux organisations illégales.

6. Le 6 août 2018, le juge de l’exécution d’Edirne (« le juge de l’exécution ») rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision du comité d’éducation au motif qu’eu égard à l’article 62 § 3 de la loi no 5275 et à l’article 11 b) et 12 du règlement sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires, l’appréciation et la motivation contenues dans la décision du comité d’éducation étaient pertinentes.

7. Le 21 septembre 2019, la cour d’assises d’Edirne (« la cour d’assises ») rejeta l’opposition formée contre la décision du juge de l’exécution en considérant cette décision conforme à la procédure et à la loi.

2. Le recours individuel introduit par le requérant DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE

8. Le 15 octobre 2018, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel pour se plaindre d’une atteinte portée à son droit de recevoir des informations ou des idées à raison de la saisie par l’administration pénitentiaire de cinq éditions du quotidien susmentionné.

9. Le 4 juillet 2019, la Cour constitutionnelle, statuant en sa formation de commission composée de deux juges, déclara le recours individuel du requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement en considérant que, compte tenu des documents présentés dans le cadre de ce recours individuel, il n’y avait pas eu ingérence dans les droits et libertés prévus dans la Constitution ou que l’ingérence en question ne constituait pas une violation.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

1. La législation pertinente
1. La loi no 5275

10. La loi no 5275 du 13 décembre 2004 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives, entrée en vigueur le 1er juin 2005, dispose en son article 3, intitulé « Le but principal dans l’exécution », ce qui suit :

« Les buts principaux (...) de l’exécution des peines et des mesures préventives sont d’assurer avant tout la prévention générale et spéciale, de renforcer les facteurs préventifs de la commission par le condamné de [nouvelles] infractions, de protéger la société contre le crime, d’encourager le condamné à se resocialiser et de faciliter son adaptation à un mode de vie productif, respectueux des lois, des règles et des normes sociales et responsable. »

11. L’article 62 de la même loi, intitulé « Le droit de bénéficier des publications périodiques et non-périodiques », tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :

« 1. Le condamné a le droit de bénéficier des publications périodiques et non‑périodiques en payant leur prix à condition que [ces publications ne soient pas] interdites par un tribunal.

(...)

3. Aucune publication mettant en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des articles, écrits, photographies et commentaires obscènes ne sera remis au condamné. »

12. L’alinéa 3 de ce dernier article, après avoir été modifié par la loi no 7242 du 14 avril 2020, est désormais libellé comme suit :

« 3. Aucune publication perturbant ou mettant en péril la discipline, l’ordre ou la sécurité de l’établissement, [entravant] l’accomplissement du but de [réinsertion] des condamnés ou contenant des articles, écrits, photographies et commentaires obscènes ne sera remise au condamné. »

2. Règlement relatif aux matériels et articles qui peuvent être possédés dans les centres pénitentiaires

13. L’article 8 du règlement relatif aux matériels et articles qui peuvent être possédés dans les centres pénitentiaires, intitulé « Publications périodiques ou non-périodiques et livres », se lit comme suit :

« 1. Le condamné a le droit de bénéficier des publications périodiques et non‑périodiques en payant leur prix à condition que [ces publications ne soient pas] interdites par un tribunal.

(...)

3. Aucune publication mettant en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des articles, écrits, photographies et commentaires obscènes ne sera remise au condamné. »

3. Directive sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires

14. L’article 11 de la directive sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires, intitulé « Publications qui ne seront pas acceptées dans l’établissement », est ainsi libellé :

« a) Les publications interdites par les tribunaux

b) Même si elles ne sont pas interdites par les tribunaux, les publications qui sont considérées par une décision du comité d’éducation comme mettant en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des articles, écrits, photographies et commentaires obscènes

ne seront pas acceptées dans l’établissement. »

15. L’article 12 de la même directive, intitulé « Qualités requises des publications qui seront acceptées dans l’établissement », se lit comme suit :

« Les publications à accepter dans les bibliothèques et étagères doivent avoir les qualités suivantes :

a) Constituer de source aux programmes de réinsertion et d’éducation et aux cours

b) Accroître les connaissances générales et professionnelles des condamnés et détenus

c) Renforcer l’amour pour l’humain, la patrie et la nation chez les condamnés et détenus

d) Assurer le développement moral des condamnés et détenus

e) Être conforme au nationalisme et aux principes et réformes d’Atatürk

f) Assurer la mise à profit du temps libre des condamnés et détenus, l’acquisition par ces derniers de l’habitude de lecture et le développement de leurs horizons culturellement »

2. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

16. Dans son arrêt de principe Recep Bekik et autres (Recours no2016/12936) du 27 mars 2019, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle composée de seize juges de la haute juridiction, a examiné le grief des recourants, détenus en différentes prisons, portant sur le refus de l’administration pénitentiaire de remettre aux intéressés des publications périodiques qu’ils avaient achetées.

17. La haute juridiction a résumé dans cet arrêt les principes applicables au contrôle que l’administration pénitentiaire doit effectuer en vertu de la législation pertinente sur les publications reçues par les détenus dans les centres pénitentiaires. Elle a exposé ces principes comme suit :

« 43. Les principes relatifs au contrôle qui doit être opéré en vertu des articles 3 et 62 de la loi no 5275 concernant les publications, [qui ne font l’objet d’aucune décision d’interdiction] sont exposés à l’arrêt Halil Bayık (Recours no 2014/20002, 30 novembre 2017). Il est ainsi indiqué que des ingérences faites avec une motivation ne répondant pas aux critères [établis] dans l’arrêt Halil Bayık constituera une violation. Les principes prévus dans l’arrêt Halil Bayık sont comme suit :

i. Il faut considérer dans quel type de centre pénitentiaire le recourant se trouve et pour quelle infraction ainsi que la question de savoir si le centre pénitentiaire et l’infraction qu’il a commise ont une incidence sur l’adoption de la mesure litigieuse.

ii. Si la restriction consistant au refus de remettre à un condamné l’ensemble ou une partie d’une publication se rapporte à la [réinsertion] du condamné, il faut démontrer [d’une manière] exacte le lien entre le contenu de la publication et la réinsertion du condamné.

iii. Il faut prendre en compte le passé sociétal, le casier criminel, la capacité et les capabilités intellectuelles, le tempérament personnel, la durée de la peine de prison et les expectations post libération de chaque condamné.

iv. À cet égard, il faut considérer si les publications litigieuses provoquent l’orientation des condamnés emprisonnés pour les infractions de terrorisme vers plus de violence envers les personnes qu’ils voient comme responsables des violations alléguées et envers l’État.

v. Il faut préciser le type, le contenu, l’éditeur et les parties problématiques de la publication périodique ou non-périodique non-remise au condamné et il faut faire une analyse détaillée des parties dont la remise au condamné est considérée gênante.

vi. Aux fins d’une telle analyse, si la publication litigieuse a un lien avec les organisations terroristes ou avec la légitimation des activités terroristes, il faut établir une balance entre le droit à la liberté d’expression du condamné et le droit légitime de la société démocratique de se protéger contre les activités des organisations terroristes.

vii. Pour pouvoir établir cette balance, il faut considérer ;

. si la publication faisant l’objet de l’ingérence, considérée dans son ensemble, désigne comme cible une personne spécifique, des agents publics, une partie du peuple ou l’État, ou si elle incite à la violence contre ces derniers,

. si [la publication soumet] les individus à un risque de violence physique ou insuffle la haine contre les individus,

. si le message véhiculé par la publication allègue que le recours à la violence est une méthode nécessaire et justifiée

. si [la publication] glorifie la violence, incite les gens à la haine, à la vengeance et à la résistance armée,

. si les expressions contenues dans la publication litigieuse mettent en péril la sécurité, la discipline et l’ordre du centre pénitentiaire,

. si [la publication] permet la communication intra-organisationnelle des membres des organisations criminelles (...),

. si [la publication] contient des informations fausses et mensongères, ou des expressions constituant une menace ou une insulte de manière à conduire les gens ou les établissements à la panique,

. si le degré d’intensité des conflits ayant lieu dans une partie ou l’ensemble du pays et le niveau de tension dans l’établissement pénitentiaire ou dans le pays à la date de la publication ou au moment où la publication [devait être rendue] au condamné avait un effet sur la remise de la publication au condamné,

. si la mesure restrictive faisant l’objet de la décision visait à répondre à un besoin social impérieux dans une société démocratique et si [cette] mesure était le dernier recours [possible].

viii. Les tribunaux de fond et les autres organes exerçant la puissance publique, lorsqu’ils procèdent à ces considérations, peuvent toujours [avoir recours] à des avis des experts et obtenir des rapports et opinions des spécialistes des sciences sociales, des chercheurs et des universitaires selon les circonstances de l’espèce. De cette façon, le contrôle de la conformité de l’ingérence, consistant au refus de remettre à un condamné une publication périodique ou non-périodique, aux lois et aux critères établis dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle pourra être effectué d’une manière plus effective (Halil Bayık, § 45).

44. Il faut souligner aussi (...) que le but de [réinsertion] ne justifie pas tout seul une ingérence portée par le refus de remettre une publication à des détenus (...).

45. Enfin, il faut aussi apprécier s’il est possible de séparer les parties considérées gênantes des publications dont il a été décidé de ne pas remettre au condamné (...) après un contrôle effectué conformément aux critères établis dans l’arrêt Halil Bayık et de remettre la partie restante au condamné. Même s’il est possible de ne pas remettre au condamné l’ensemble de la publication dans les cas où il n’est pas possible de séparer les parties gênantes et où le restant de la publication n’aurait aucune importance après la séparation de ces parties, il faut motiver cette situation particulière dans la décision.

46. La Cour constitutionnelle, dans le cadre de sa jurisprudence relative à l’accès aux publications dans les centres pénitentiaires, a conclu à une violation de la liberté d’expression et demandé une réouverture de la procédure dans plusieurs recours concernant les ingérences portant sur le refus de remettre aux détenus et condamnés des publications périodiques et non-périodiques. La Cour constitutionnelle a indiqué dans [un certain nombre] de ces arrêts de violation que [la décision d’]ingérence n’avait pas une motivation répondant aux critères prévus à l’arrêt Halil Bayık, qu’un rapport concret n’avait pas été établi avec les expressions considérées gênantes [pour faire en sorte que] la motivation ne [reste] abstraite et qu’il n’avait pas été pris en compte la question de savoir s’il était possible d’enlever les parties contenant les expressions considérées gênantes et de rendre le restant de la publication aux recourants (...).

47. Il est précisé dans certains [autres] de ces arrêts de violation que même si une concrétisation avait été tentée par la voie d’indication des numéros de page des parties considérées gênantes de la publication litigieuse, une méthode d’examen, telle que prévue à l’arrêt Halil Bayık, n’avait pas été suivie. En outre, il est indiqué dans les arrêts susmentionnés que bien que les parties gênantes eussent été clairement définies, l’ensemble de la publication avait été [intercepté], [sans] apporter [non plus] une motivation quant au refus de remettre l’ensemble de la publication (...).

18. Après l’exposé de ces principes, la Cour constitutionnelle a conclu que dans le recours faisant l’objet de cet arrêt, il y avait eu violation du droit des recourants à la liberté d’expression. Elle a en outre précisé qu’elle avait constaté l’existence d’un problème structurel découlant des pratiques administratives divergentes concernant l’acceptation des publications périodiques dans les centres pénitentiaires. Ces conclusions de la haute juridiction se lisent comme suit :

« 48. En l’espèce, des publications périodiques, telles que magazines et journaux, auxquelles les requérants se sont abonnés ou qu’ils ont achetées ne sont pas remises à ces derniers. À cet égard, puisqu’il s’agit [dans le cas d’espèce] des publications périodiques qui ont été achetées par l’administration [pénitentiaire] [après] le paiement de leur prix par les requérants ou auxquelles ces derniers se sont abonnés, et qui ne font l’objet d’aucune décision [d’interdiction], il est attendu des autorités publiques d’effectuer un contrôle en application des articles 3 et 63 de la loi no 5275 et à la lumière des principes et critères établis dans la jurisprudence de la Cour (...).

49. Il est constaté que dans certaines des décisions des administrations pénitentiaires et des tribunaux de fond concernant le refus de remettre les publications en question aux recourants, des appréciations qui ne satisfont pas aux critères prévus à l’arrêt Halil Bayık de la Cour constitutionnelle ont été faites. Il est observé que les décisions en cause ne précisent pas les parties, considérées gênantes, dans les publications litigieuses et se contentent des considérations abstraites au lieu d’une appréciation de ces parties par des liens concrets. Il est vu dans certaines autres décisions qui sont plus nombreuses que les administrations pénitentiaires et les tribunaux de fond indiquent sur quelles pages se trouvent les parties considérées gênantes des publications périodiques. Cela étant, une partie de ces décisions ne contiennent pas une motivation conforme aux principes établis dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle concernant les parties gênantes dont les numéros de page sont clairement indiqués. Par ailleurs, aucune de ces décisions [ne comporte une] discussion [sur la question de savoir] s’il était possible d’enlever les parties considérées gênantes et de remettre le restant [des publications] aux recourants.

50. Lorsque les décisions administratives et celles des tribunaux de fond sont considérées dans leur ensemble, des motifs catégoriques tels que les faits que les recourants avaient été condamnés [pour des infractions] de terrorisme et que les centres pénitentiaires dans lesquels ils se trouvaient étaient des centres pénitentiaires de haute sécurité, et non pas la situation personnelle [des intéressés], ont [joué un grand rôle]. Même si des motifs objectifs sont avancés plutôt que leur situation personnelle pour beaucoup de recourants, il est constaté qu’une uniformité n’est pas atteinte concernant l’accès aux publications dans les centres pénitentiaires. Il est observé que des considérations quant à la remise ou non d’une même publication à des détenus et condamnés se trouvant au même statut dans tous les centres pénitentiaires du pays sont variables.

51. Des décisions [divergentes] sont rendues concernant la remise ou non d’une publication à des personnes dans la même situation légale se trouvant dans différents centres pénitentiaires. Alors qu’une même publication peut être [remise] à des personnes dans certains centres pénitentiaires sans aucune entrave, elle peut être refusée partiellement ou entièrement à des personnes se trouvant dans la même situation dans certains autres centres pénitentiaires avec des motivations qui n’ont rien à voir les unes avec les autres.

(...)

54. Dans le cadre du cas d’espèce, il est clair que ce sont les administrations pénitentiaires qui sont principalement compétentes et [responsables] pour garantir la liberté de recevoir des informations ou des idées des détenus et condamnés. Cela étant, en ce qui concerne les publications périodiques, les juges de l’exécution ne sont pas suffisants pour remédier à des divergences dans la pratique et pour enrayer les pratiques non-motivées de l’administration.

55. À la lumière des considérations qui précèdent, il est parvenu à la conviction qu’il n’existe pas un mécanisme susceptible d’empêcher l’arbitraire dans la remise ou non des publications périodiques à des détenus et condamnés dans les centres pénitentiaires, d’assurer l’application du même traitement à ceux se trouvant dans la même situation légale et de garantir des pratiques claires, directrices et constante.

56. Les actes et [pratiques] de l’administration doivent être prévisibles pour les individus dans un État de droit. Il est arrivé à la conviction que les divergences des pratiques administratives relatives à la remise d’une publication périodique à des condamnés constituent un manquement au principe de prévisibilité des activités administratives, qui est une exigence de l’État de droit.

57. [La mise en place des arrangements] nécessaires à la lumière des explications ci-dessus importe au regard de l’accès des condamnés à des publications périodiques [en payant] leur prix et pour l’exercice de leur liberté d’expression de cette façon. [Ainsi, il est nécessaire] de créer un mécanisme capable [d’assurer] l’appréciation des publications périodiques d’une manière plus effective et de prévenir l’apparition des pratiques divergentes entre les condamnés.

58. Par conséquent, la Cour constitutionnelle considère que dans [ces] recours joints [rien ne justifie] de se départir de sa jurisprudence relative à l’accès des condamnés à des matériaux de presse et de publication. Dans [ces] recours joints, il n’a pas été fait des appréciations uniformes répondant aux critères établis par la Cour constitutionnelle concernant la pratique relative à l’acceptation des publications périodiques dans les centres pénitentiaires. Dans le système actuel, il est tenté de remédier à des difficultés nées des pratiques de l’administration uniquement par les décisions des tribunaux chargés de contrôle judiciaire.

59. Par ailleurs, bien que la Cour constitutionnelle ait rendu plusieurs arrêts de violation sur la même question jusqu’aujourd’hui, les ingérences similaires et les recours individuels introduits contre [ces ingérences] se poursuivent. Lorsque les pratiques actuelles de l’administration et les difficultés rencontrées par les juges de l’exécution pour assurer la conformité à l’équité de ces pratiques sont considérées ensemble, il est conclu qu’il existe un problème structurel découlant de la pratique concernant l’acceptation des publications périodiques dans les centres pénitentiaires dans le système actuel.

60. Si, malgré les normes constitutionnelles précitées et les dispositions impératives de la loi, [un système] effectif n’est pas établi afin d’assurer la remise aux condamnés des publications périodiques avec une méthode uniforme, équitable et répondant aux critères prévus par la Cour constitutionnelle par l’adoption des mesures administratives et légales [en la matière], il est clair que le problème structurel susmentionné se poursuivra et que cela équivaudra à une violation continue de la liberté d’expression protégée par l’article 26 de la Constitution.

61. Eu égard à ce qui précède, il faut conclure à une violation des droits des recourants à la liberté d’expression en raison du problème structurel (...) découlant de la pratique. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

19. Le requérant se plaint d’une atteinte portée à son droit à la liberté d’expression par le refus de l’administration pénitentiaire de lui remettre les exemplaires d’un quotidien qui lui avaient été envoyés par la poste. Il soutient aussi que la Cour constitutionnelle, en rejetant son recours individuel portant ce grief, a méconnu sa propre jurisprudence établie par son arrêt Recep Bekik et autres précité en la matière. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

20. Le Gouvernement soulève trois exceptions d’irrecevabilité tirées de l’absence de préjudice important, de l’absence de qualité de victime et du défaut manifeste de fondement du grief.

21. En premier lieu, le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas subi un préjudice important en raison du refus de l’administration pénitentiaire de lui remettre les publications en question, parce que l’intéressé n’a pas souffert un dommage matériel à cet égard et qu’il a eu la possibilité de recevoir des informations via plusieurs autres moyens, y compris d’autres journaux ou d’autres éditions du même journal. Il ajoute que le respect des droits de l’homme garanti par la Convention n’exige pas l’examen du grief du requérant, puisqu’il ne concerne pas une question d’intérêt général ou un problème structurel et que le grief de l’intéressé a dûment été examiné par les autorités nationales. Par conséquent, selon le Gouvernement, il convient de déclarer la requête irrecevable pour l’absence de préjudice important.

22. Le Gouvernement expose ensuite que le requérant n’a pas fait l’objet d’une sanction disciplinaire après la mesure litigieuse, qu’il a continué à bénéficier de son droit de recevoir des informations ou des idées par plusieurs différents moyens. Il argue aussi que le refus de remettre à l’intéressé les publications en question avait pour but de faciliter sa réinsertion. Partant, estimant qu’il n’y a en l’espèce aucune situation particulière portant un impact important sur l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour l’absence de qualité de victime.

23. Le Gouvernement considère enfin que le requérant a eu la possibilité de soulever ses griefs et de présenter ses arguments au niveau national devant les autorités judiciaires compétentes, qui les ont dûment examinés conformément au principe de subsidiarité, et qu’il n’y a aucune raison de remettre en cause les conclusions des autorités nationales en l’espèce. Dès lors, il considère que la requête doit être déclarée irrecevable comme manifestement mal-fondée.

24. Le requérant conteste les exceptions du Gouvernement.

25. En ce qui concerne les exceptions relatives à l’absence de préjudice important et à celle de qualité de victime, la Cour considère que, même si le requérant a pu continuer à recevoir des informations et des idées par d’autres moyens qu’ils disposaient dans le centre pénitentiaire, il a été privé de la possibilité de bénéficier des publications spécifiques faisant l’objet de la présente requête. Ensuite, compte tenu du constat de la Cour constitutionnelle de l’existence d’un problème structurel concernant l’acceptation des publications périodiques dans les centres pénitentiaires (paragraphe 18 ci-dessus), question faisant l’objet de la présente affaire, il ne saurait être soutenu que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses protocoles n’exige pas l’examen de cette requête au fond. Il s’ensuit que ces exceptions doivent être rejetées.

26. Quant à l’exception relative au défaut manifeste de fondement du grief, la Cour estime que les arguments présentés concernant cette exception soulèvent des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non un examen de la recevabilité de ce grief (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 20, 19 mars 2019, Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 22, 2 juillet 2019, et Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019).

27. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Requérant

28. Le requérant soutient que la restriction apportée à la réception par lui des exemplaires du quotidien en question n’était pas fondée sur sa situation personnelle, mais sur le fait qu’il avait été condamné pour une infraction de terrorisme et qu’il était détenu dans un centre pénitentiaire de haute sécurité. Il considère que la marge d’appréciation accordée à l’administration pénitentiaire par la législation pertinente à ce sujet occasionne des décisions injustes et arbitraires dans la pratique actuelle. Il renvoie à cet égard à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle qui constate un problème structurel découlant de la pratique en la matière.

b) Gouvernement

29. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Il soutient que les publications envoyées au requérant ont été interceptées au motif qu’elles constituaient une menace pour l’ordre et la discipline du centre pénitentiaire et que cette mesure était bénéfique à l’établissement et au requérant. Il expose en outre que le requérant n’a pas expliqué en quoi il avait subi un impact négatif de la mesure litigieuse de sorte que cette mesure crée un effet dissuasif sur lui, en réitérant à cet égard les arguments qu’il avait présentés concernant la recevabilité du grief.

30. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir par l’article 62 § 3 de la loi no 5275 et l’article 11 de la directive sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires et qu’elle poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.

31. Le Gouvernement argue enfin que, dans la mesure où le requérant avait été condamné à la réclusion à perpétuité pour des infractions liées au terrorisme et était détenu dans un centre pénitentiaire de haute sécurité avec des détenus condamnés pour des infractions similaires et où, selon lui, les publications interceptées étaient de nature à assurer la communication intra‑organisationnelle, à maintenir la motivation organisationnelle des détenus vive et à légitimer les actes de violence, l’acceptation de ces publications dans le centre pénitentiaire ne serait pas compatible avec le but de la réinsertion du requérant ainsi que d’autres détenus se trouvant dans le centre pénitentiaire. Il considère par conséquent que la mesure litigieuse répondait à un besoin social impérieux et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2. Appréciation de la Cour

32. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant, détenu dans un centre pénitentiaire à l’époque des faits, s’est heurté au refus des autorités pénitentiaires de lui remettre cinq éditions du quotidien Atılım. Elle rappelle à cet égard que les détenus en général continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Aussi continuent-ils de jouir du droit à la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, no [39084/97](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252239084/97%2522%5D%7D), §§ 126‑145, CEDH 2003‑XII, et Tapkan et autres c. Turquie, no [66400/01](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252266400/01%2522%5D%7D), § 68, 20 septembre 2007), lequel comprend le droit de recevoir des informations ou des idées (Mesut Yurtsever et autres c. Turquie, nos 14946/08 et 11 autres, § 101, 20 janvier 2015).

33. Elle estime que le refus des autorités nationales de remettre au requérant les exemplaires du quotidien en question s’analyse en une ingérence dans le droit de l’intéressé de recevoir des informations et des idées (Mesut Yurtsever et autres, précité, § 102).

34. Elle note en outre qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par loi, plus précisément par l’article 62 § 3 de la loi no 5275 et l’article 11 de la directive sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires, et qu’elle poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

35. Quant à la nécessité de l’ingérence, elle rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45‑46, 19 juin 2018). Elle estime que pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les autorités nationales à l’appui de la mesure litigieuse (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010 et Ramazan Demir c. Turquie, no 68550/17, § 43, 9 février 2021).

36. À cet égard, la Cour note d’emblée que la Cour constitutionnelle a établi dans son arrêt Halil Bayık les critères que les autorités pénitentiaires doivent prendre en compte lorsqu’elles contrôlent les publications envoyées aux détenus dans les centres pénitentiaires, critères qui ont été réitérés et confirmés par la suite par l’arrêt Recep Bekik et autres précité de la haute juridiction (paragraphe 17 ci-dessus). Il ressort des principes exposés dans ces arrêts que, lors de ces contrôles, les autorités pénitentiaires, d’une manière générale, doivent effectuer une analyse détaillée sur les contenus des publications envoyées aux détenus et répondre aux questions de savoir si les contenus des publications en question incitent à la violence, justifient et glorifient le recours aux actes violents, mettent en péril la sécurité, la discipline et l’ordre du centre pénitentiaire et permettent la communication entre les membres des organisations criminelles, eu égard notamment aux situations personnelles et particulières des détenus concernés et au niveau du tension régnant au pays et dans le centre pénitentiaire en cause à la date pertinente. Les autorités pénitentiaires doivent aussi considérer s’il est possible d’enlever les parties, considérées gênantes, d’une publication et de remettre à l’intéressé le restant de la publication (ibidem).

37. La Cour constitutionnelle a en outre précisé qu’une décision de refus de remettre à un détenu une publication doit avoir une motivation répondant aux critères susmentionnés et que cette motivation doit être suffisamment circonstanciée, en précisant notamment les passages considérés gênants dans la publication litigieuse et en établissant un lien concret avec le contenu considéré problématique de cette publication. Elle a ajouté que la seule indication des numéros de page des parties considérées gênantes d’une publication n’était pas suffisante à cet égard et que l’emploi d’une méthode d’examen tenant compte des critères pertinents s’imposaient dans tous les cas (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).

38. La Cour constate donc que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en la matière, telle que résumée ci-dessus, exige des administrations pénitentiaires de rendre des décisions contenant une motivation satisfaisante et répondant aux critères précis lorsqu’elles interceptent des publications envoyées aux détenus dans les centres pénitentiaires. Elle relève que cette jurisprudence de la haute juridiction semble viser à empêcher tout abus de la part des administrations pénitentiaires, ce qui est un des buts visés dans sa propre jurisprudence. En effet, elle rappelle à cet égard avoir déjà considéré que la prééminence du droit, qui est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A no 18, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II), implique notamment que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28, Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 156, CEDH 2016 (extraits)).

39. En l’espèce, la Cour note que le comité d’éducation de l’administration pénitentiaire a refusé de remettre au requérant cinq éditions d’un quotidien au motif que ces publications pouvaient mettre en péril la sécurité de l’établissement pénitentiaire en provoquant l’indiscipline et en amplifiant les activités liées aux organisations illégales, parce qu’il considérait que certaines pages de ces publications contenaient des écrits faisant la propagande écrite et visuelle d’une organisation terroriste, élogiant des crimes et des criminels, légitimant les actes d’une organisation illégale, aggravant les sentiments anti-État des détenus sympathisants des organisations illégales, renforçant la solidarité intra-organisationnelle des détenus, constituant un appel à la résistance, à l’insurrection et à la violence, soutenant la violence à des fins séparatistes et encourageant les lecteurs à la haine, à l’animosité, à l’insurrection, au recours à la violence et à participer à une organisation illégale à ces fins (paragraphe 5 ci-dessus). Le juge de l’exécution a rejeté l’opposition formée par le requérant contre la décision du comité d’éducation en considérant que cette décision contenait une appréciation et une motivation pertinentes (paragraphe 6 ci-dessus). La cour d’assises, à son tour, a rejeté l’opposition du requérant formée contre la décision du juge de l’exécution en estimant que la décision rendue par ce dernier était conforme à la procédure à la loi (paragraphe 7 ci-dessus).

40. La Cour note que, d’une manière générale, les considérations retenues in fine dans la décision du comité d’éducation peuvent, certes, être regardées comme constituant des motifs acceptables pour refuser de remettre les publications litigieuses au requérant. Toutefois, elle ne peut que constater que ni la décision du comité d’éducation ni celles rendues par d’autres autorités en l’occurrence ne lui permettent d’établir que ces autorités ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conformément aux critères pertinents susmentionnés établis par la Cour constitutionnelle et par la Cour en tenant compte de tous les critères énoncés et mis en œuvre par cette dernière dans les affaires relatives à la liberté d’expression, entre le droit du requérant à la liberté d’expression et d’autres intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la discipline dans l’établissement pénitentiaire. En effet, même si la décision du comité d’éducation indique les numéros de page concernés des publications litigieuses, elle n’évoque pas, même sommairement, les contenus, considérés problématiques, dans ces publications. Elle ne fait aucune référence non plus à la situation personnelle du requérant pour évaluer l’effet de ces publications sur l’intéressé. En outre, les décisions rendues par le juge de l’exécution et la cour d’assises ne remplissent guère ces lacunes.

41. Ainsi, les décisions rendues par les autorités énoncent seulement les conclusions auxquelles ces dernières étaient parvenues concernant les publications en question, mais elles ne contiennent pas une motivation satisfaisante ni un raisonnement faisant le lien avec les contenus litigieux, de manière à expliquer comment ces autorités étaient arrivées à ces conclusions, compte tenu de tous les critères exposés dans la jurisprudence de la Cour et de la Cour constitutionnelle. Elles n’explorent pas non plus la possibilité de remettre au requérant les publications litigieuses après l’enlèvement des pages considérées gênantes.

42. La Cour constate aussi qu’en l’espèce la formation de commission de la Cour constitutionnelle, ayant examiné le recours individuel du requérant, apparaît avoir omis de suivre les critères établis dans les arrêts de principe rendus par la formation d’assemblée plénière de la haute juridiction, en rejetant le recours individuel du requérant pour défaut manifeste de fondement (paragraphe 9 ci-dessus), malgré les défauts signalés ci-dessus dans les décisions des autorités.

43. La Cour relève par ailleurs que, dans son arrêt Recep Bekik et autres précité, la Cour constitutionnelle a aussi constaté l’existence d’un problème structurel concernant l’acceptation des publications périodiques dans les centres pénitentiaires en raison de l’absence d’une pratique uniforme entre les administrations pénitentiaires, qui répond aux critères susmentionnés établis par elle, permet l’appréciation des publications périodiques d’une manière plus effective et empêche l’apparition des pratiques divergentes entre les détenus, et que la haute juridiction a appelé les autorités à établir un système effectif capable d’assurer la remise aux détenus des publications périodiques avec une méthode uniforme, équitable et répondant aux critères prévus par sa jurisprudence (paragraphe 18 ci-dessus). Le Gouvernement ne présente à cet égard aucun élément sur la question de savoir si les autorités compétentes ont pris des mesures spécifiques afin de remédier à ce problème structurel.

44. La Cour considère donc qu’il ne ressort pas des décisions rendues par les autorités nationales en l’espèce comment celles-ci ont rempli, d’une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d’autre part, leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration.

45. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et que cette mesure était nécessaire dans une société démocratique.

46. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

47. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

48. Le requérant demande 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

49. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la demande présentée au titre du dommage moral. Il soutient en outre que cette demande est non-étayée et excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.

50. Compte tenu de la nature de la violation constatée et des circonstances de l’espèce, la Cour estime approprié d’accorder au requérant 1 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

51. Le requérant réclame le remboursement des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, sans préciser de montant ni présenter de document à cet égard.

52. Le Gouvernement observe que le requérant n’a indiqué aucun montant et n’a soumis aucun document au titre de cette demande.

53. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais et dépens en l’absence de justificatif présenté par le requérant à cet égard.

3. Intérêts moratoires

54. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

{signature_p_2}

Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge S. Yüksel.

J.F.K.
S.H.N.

OPINION en partie dissidente DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

Je souscris au constat de violation de l’article 10 de la Convention auquel la majorité est parvenue. Toutefois, je suis au regret de ne pouvoir souscrire à la décision adoptée par la majorité en ce qui concerne l’article 41 de la Convention.

La Cour a maintes fois souligné que « sans qu’elle soit formellement tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents » (Chapman c. Royaume‑Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001‑I; Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 109, 20 octobre 2016; et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 150, 8 novembre 2016). Je n’aperçois aucune raison justifiant que la majorité s’écarte de la jurisprudence de la Cour sans s’en expliquer clairement. Je relève notamment que la majorité cite l’arrêt Mesut Yurtsever et autres c. Turquie (nos 14946/08 et 11 autres, 20 janvier 2015). Dans cette affaire, les requérants, qui étaient à l’époque pertinente incarcérés dans un établissement pénitentiaire, alléguaient que le refus de la commission d’éducation de celui-ci de leur remettre des éditions d’un quotidien emportait violation de l’article 10. La Cour avait conclu à la violation de cette disposition et alloué 300 EUR à chacun des requérants pour dommage moral (Mesut Yurtsever et autres, précité, § 118). Eu égard aux similitudes entre l`affaire Mesut Yurtsever et autres et la présente espèce, j’estime que le fait d’allouer au requérant une somme très supérieure à celle qui avait été accordée aux requérants dans une affaire analogue sans s’en expliquer clairement risque de provoquer des incohérences dans la jurisprudence de la Cour. En conséquence, je considère que la Cour aurait dû accorder au requérant une somme inférieure, conformément à sa jurisprudence.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-213211
Date de la décision : 16/11/2021
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté de recevoir des idées;Liberté de recevoir des informations);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : MEHMET ÇİFTCİ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TUNCER G.

Origine de la décision
Date de l'import : 17/11/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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