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13/04/2021 | CEDH | N°001-209079

CEDH | CEDH, AFFAIRE SCRIPNIC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, 2021, 001-209079


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SCRIPNIC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 63789/13)

ARRÊT


Art 2 (procédural) • Absence de réponse adéquate des autorités internes à la négligence médicale ayant abouti au décès d’un nouveau-né constatée par les instances internes • Absence d’enquête effective diligentée par les autorités ayant conduit à la prescription de la responsabilité pénale du docteur • Procédure civile n’ayant pas offert une réparation appropriée

STRASBOURG

13 avril 2021

Cet arrêt deviendra définitif

dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Scripn...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SCRIPNIC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 63789/13)

ARRÊT

Art 2 (procédural) • Absence de réponse adéquate des autorités internes à la négligence médicale ayant abouti au décès d’un nouveau-né constatée par les instances internes • Absence d’enquête effective diligentée par les autorités ayant conduit à la prescription de la responsabilité pénale du docteur • Procédure civile n’ayant pas offert une réparation appropriée

STRASBOURG

13 avril 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Scripnic c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 63789/13) dirigée contre la République de Moldova et dont deux ressortissants de cet État, M. Sergiu Scripnic et Mme Maia Scripnic (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 18 septembre 2013,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 2 et 6 de la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mars 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête porte sur un cas allégué de négligence médicale ayant entraîné le décès d’un nouveau-né. Elle soulève, en particulier, des questions relatives à l’effectivité des différentes voies de recours disponibles en droit moldave.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1974 et en 1977. Ils sont mari et femme, et résident à Ciorescu.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. Apostol.

4. Le 3 juin 2003, la requérante fut admise à la maternité de l’Hôpital clinique municipal no 2 de Chișinău pour donner naissance au deuxième enfant du couple. Une commission de médecins l’examina et conclut qu’elle présentait un bassin étroit et plat. Assistée par le docteur L., elle accoucha le lendemain d’une fillette, par voie basse.

5. Le 5 juin 2003, l’enfant décéda.

1. Plainte pénale

6. À une date non établie en 2003, les requérants déposèrent une plainte auprès du parquet afin d’établir la responsabilité pénale des personnes qui auraient été impliquées dans le décès de leur fille.

7. Par une décision du 10 juillet 2003, le parquet classa l’affaire sans suite. Le 25 décembre 2006, le premier adjoint du procureur général considéra cette décision mal fondée et l’infirma. Le même jour, le parquet ouvrit une enquête pénale pour négligence médicale ayant entraîné la mort.

8. Selon les conclusions du rapport d’expertise médico-légale du 3 avril 2009, la fillette présentait des hémorragies notamment dans les tissus mous épicrâniens et dans le cerveau, lesquelles s’étaient produites lors de l’accouchement à cause des manipulations médicales. Toujours d’après ces conclusions, le décès serait survenu à la suite du traumatisme cranio‑cérébral manifesté par les hémorragies en question. Le rapport indiquait également que, compte tenu des particularités du bassin osseux de la requérante, des complications survenues lors de l’accouchement du premier enfant et du poids présumé du fœtus, une césarienne aurait dû être réalisée. Enfin, il concluait que la césarienne aurait pu éviter le décès de l’enfant.

9. Le 27 mai 2009, le docteur L. fut mis en examen.

10. Par un jugement du 2 octobre 2009, le tribunal de Rîșcani (Chișinău) arrêta le procès pénal à l’encontre de ce médecin en raison de l’intervention du délai de prescription de la responsabilité pénale. Ce jugement passa en force de chose jugée.

2. Procédure civile

11. Le 25 mai 2010, les requérants engagèrent une action civile en réparation contre le docteur L. et l’Hôpital clinique municipal no 2. Ils demandaient 11 550 lei moldaves (MDL) (730 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à l’époque) pour préjudice matériel, 2 000 000 MDL (126 450 EUR selon le même taux) au titre du préjudice moral et 7 000 MDL (443 EUR selon le même taux) pour frais et dépens. Ils fondaient leur action principalement sur les dispositions du code civil relatives à la responsabilité délictuelle.

12. Par un jugement du 27 octobre 2011, le tribunal de Rîșcani (Chișinău) accueillit partiellement l’action. Il alloua aux requérants 60 000 MDL (3 700 EUR selon le taux de change en vigueur au moment de l’adoption du jugement) au titre du préjudice moral ainsi que l’intégralité de la somme réclamée pour frais et dépens. Pour statuer ainsi, le tribunal rappelait les conclusions du rapport d’expertise du 3 avril 2009 (paragraphe 8 ci-dessus) et mettait en exergue le fait que, devant le juge pénal, le docteur L. avait acquiescé à l’arrêt de la procédure pénale pour cause de prescription. Il estimait que celui-ci avait dès lors reconnu tacitement sa faute et qu’il lui appartenait de réparer le préjudice causé aux requérants. Par ailleurs, il considérait que cela exonérait l’hôpital d’offrir une réparation. Le tribunal considérait enfin que, compte tenu de la situation économique et du salaire moyen du pays, le montant réclamé pour préjudice moral était excessif.

13. Les requérants interjetèrent appel. Ils arguaient que le montant de l’indemnisation était insuffisant pour compenser le dommage moral qu’ils avaient subi. Ils alléguaient également que l’hôpital avait été illégalement exonéré de la responsabilité délictuelle qu’il aurait encourue pour la négligence de ses employés.

14. Le 26 avril 2012, la cour d’appel de Chișinău leur alloua, en sus, la somme demandée pour préjudice matériel, correspondant aux frais liés à l’enterrement de l’enfant, et confirma le jugement du 27 octobre 2011 pour le reste. Elle fit notamment siennes les conclusions de la première instance relatives à la faute du docteur L., à l’exonération de responsabilité de l’hôpital, ainsi qu’au montant du dédommagement moral.

15. Par une décision définitive du 20 mars 2013, la Cour suprême de justice confirma, sur recours des requérants, l’arrêt de la cour d’appel.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 411 du 28 mars 1995 sur la protection de la santé se lisent comme suit :

« Article 19. Le droit à la réparation du préjudice causé à la santé

(...)

3. Les patients (...) ont droit à la réparation des préjudices causés par les établissements médicaux découlant (...) des traitements inappropriés qui aggravent l’état de santé, provoquent une infirmité permanente, affectent leur vie ou conduisent à leur décès. »

17. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil du 6 juin 2002, telles qu’en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :

« Article 1 398. Le fondement et les conditions générales de la responsabilité délictuelle

1. Celui qui agit à l’égard d’autrui de manière illicite, avec culpabilité est obligé de réparer le préjudice matériel ainsi que, dans les cas prévus par la loi, le préjudice moral causé par une action ou omission.

(...)

Article 1 403.La responsabilité du commettant pour le fait du préposé

1. Le commettant est responsable du préjudice causé par la faute de son préposé dans les fonctions qui ont été confiées à celui-ci. »

18. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure civile moldave se lisent comme suit :

« Article 130

1. Le tribunal apprécie les preuves selon son intime conviction fondée sur l’examen complet, impartial et direct de toutes les preuves du dossier dans leur ensemble et leur interconnexion, (...).

2. Aucune preuve n’a pour le tribunal une force probatoire préétablie (...). »

19. Dans l’affaire Spînu c. Rentel SRL (no 2ra‑923/13), tranchée définitivement par la décision de la Cour suprême de justice 20 mars 2013, les tribunaux nationaux ont alloué aux demandeurs un dédommagement moral de 490 000 MDL (30 690 EUR selon le taux de change en vigueur au moment du prononcé de la décision définitive) pour le décès d’un proche, impliquant la responsabilité délictuelle de la société défenderesse (chute de la victime dans une tranchée non clôturée et non signalée par des panneaux, creusée par cette société). Le parquet saisi de l’affaire avait prononcé un classement sans suite au motif qu’aucune infraction n’était caractérisée.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

20. Les requérants allèguent qu’ils n’ont pas obtenu un redressement approprié relativement au décès de leur fille, survenu à la suite d’une négligence médicale. Ils invoquent l’article 6 de la Convention.

21. La Cour rappelle qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, CEDH 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner le grief des requérants sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 145, 19 décembre 2017). Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

1. Sur la recevabilité

22. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient notamment que les requérants auraient dû déposer une plainte pénale contre l’hôpital où exerçait le docteur L. À ce sujet, il précise que, dans le droit moldave, la responsabilité pénale des personnes morales peut être engagée. Il avance qu’en l’absence d’une faute pénale de l’hôpital, établie dans le cadre d’une procédure pénale distincte, l’action civile des requérants contre ce dernier était vouée à l’échec.

23. Les requérants rétorquent que les autorités d’enquête étaient dans l’obligation d’élucider tous les aspects de l’affaire et, en particulier, d’enquêter sur l’éventuelle responsabilité pénale de toutes les personnes impliquées, y compris sur celle de l’hôpital, le cas échéant.

24. La Cour observe que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief tiré d’un non-respect par l’État des obligations procédurales qui pesaient sur lui au titre de l’article 2 de la Convention. En effet, cette exception, tout comme les obligations procédurales en question, concerne les différentes voies de recours internes dont les requérants pouvaient se prévaloir pour clarifier les circonstances de l’espèce, obliger les responsables à répondre de leurs actes et à verser une réparation adéquate. Partant, la Cour décide de la joindre au fond du présent grief (comparer avec Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, §§ 103-104, 25 juin 2019).

25. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

26. Les requérants soutiennent que les autorités nationales ne se sont pas acquittées de l’obligation qui leur incombait, selon eux, en vertu du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Ils font remarquer que la procédure pénale ouverte sur les circonstances du décès de leur fille a été arrêtée pour cause de prescription. Ils avancent également que le rejet par les tribunaux de leur action civile dans la partie dirigée contre l’hôpital était infondé. Enfin, ils arguent que le montant du dédommagement moral que le docteur L. s’est vu condamner à leur verser était insuffisant pour compenser le préjudice subi.

27. Le Gouvernement réplique que l’État défendeur a garanti la disponibilité de plusieurs recours en l’espèce. Il soutient que la responsabilité du médecin mis en cause a été mixte, à savoir, pénale et civile. Il plaide que, même si la procédure pénale a été arrêtée pour cause de prescription, la faute pénale de ce médecin a bien été constatée, ce qui a permis aux tribunaux d’établir la responsabilité civile de celui-ci. Quant au dédommagement moral, le Gouvernement affirme que les tribunaux ont tenu compte de plusieurs facteurs pour en fixer le montant, lequel ne serait pas déraisonnable. Enfin, il avance que l’action civile des requérants dans la partie dirigée contre l’hôpital n’a pas pu aboutir à cause de l’absence d’une plainte pénale de leur part contre cet établissement.

28. La Cour note d’emblée que les requérants ne se plaignent pas d’une violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention (voir la clarification des principes pertinents dans Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 186-196, ainsi que leur rappel dans Mehmet Ulusoy et autres c. Turquie, no 54969/09, §§ 82-86, 25 juin 2019). Par conséquent, elle ne se prononcera pas sur cet aspect.

29. En revanche, il lui incombe de se pencher sur la question de savoir si l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention a été observée en l’espèce par les autorités moldaves. Elle examinera ce point à l’aune des principes rappelés dans l’arrêt Lopes de Sousa Fernandes (précité, §§ 214-221).

30. La Cour redit notamment que cette obligation procédurale impose aux États l’instauration d’un système judiciaire effectif et indépendant apte, en cas de décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils relèvent du secteur public ou du secteur privé, à établir la cause du décès et à obliger les responsables éventuels à répondre de leurs actes (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 214). Si l’atteinte au droit à la vie n’est pas volontaire, en d’autres termes, si la faute alléguée n’est pas allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale, ladite obligation n’exige pas nécessairement un recours de nature pénale ; aussi, pareille obligation est respectée si le système juridique ouvre aux victimes un recours civil, soit seul soit combiné avec un recours pénal, qui permette d’établir la responsabilité des médecins concernés et d’obtenir les réparations civiles appropriées (ibidem, §§ 137 et 215, et Mehmet Ulusoy et autres, précité, § 91, et les affaires qui y sont citées).

31. Dans un cas comme celui de l’espèce, où différentes voies de recours, tant civiles que pénales, étaient disponibles, la Cour doit examiner si, dans les circonstances concrètes de la cause, l’ordre juridique interne dans son ensemble a permis de traiter l’affaire comme il convient (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 225, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 169). À ce sujet, elle réaffirme que, dans les affaires de simple négligence médicale, l’exercice d’un recours civil est à privilégier, mais que la voie répressive pourrait, si elle était finalement jugée effective, suffire à satisfaire à l’obligation procédurale dont il s’agit (Mehmet Ulusoy et autres, précité, § 92 et les affaires qui y sont citées). La personne lésée peut faire usage d’une ou plusieurs voies de droit disponibles, y compris la voie pénale, à cette différence que les autorités ne sont pas forcément tenues d’ouvrir d’office une enquête. C’est lorsque les intéressés engagent une telle procédure pénale que les obligations procédurales peuvent donc entrer en jeu (ibidem).

32. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ne suggèrent en aucune manière que la faute imputée au médecin mis en cause est allée au‑delà d’une simple erreur ou négligence. D’ailleurs, cela ne ressort pas non plus des éléments dont elle dispose. La présente affaire ne porte donc pas sur une atteinte volontaire au droit à la vie et un recours civil était en principe à même de satisfaire à l’obligation positive définie ci-dessus.

33. Cela étant, elle remarque que les intéressés ont fait usage des deux voies de recours pénale et civile disponibles en droit moldave.

34. Pour ce qui est de la procédure pénale qu’ils ont engagée, la Cour ne saurait se rallier à la position du Gouvernement selon laquelle, pour satisfaire à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes à l’égard de l’hôpital, les requérants auraient dû formuler une plainte pénale explicite contre cet établissement. Elle constate que les intéressés ont porté plainte auprès du parquet afin de traduire en justice les personnes responsables du décès de leur fille et qu’elle n’était pas dirigée nommément contre le docteur ayant pratiqué l’accouchement ou contre l’hôpital (paragraphe 6 ci-dessus). Ce sont les autorités qui, après avoir effectué différentes mesures d’investigation, ont décidé de mettre seulement le médecin en examen (paragraphe 9 ci-dessus).

35. Compte tenu de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention dans le domaine de la santé imposant aux États l’instauration d’un système judiciaire effectif apte, entre autres, à obliger les responsables éventuels à répondre de leurs actes (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour juge qu’à partir du moment où les requérants ont entamé une procédure pénale pour dénoncer le décès de leur fille, il appartenait aux autorités d’investigation d’identifier et de poursuivre les personnes, y compris morales, dont la responsabilité pénale pouvait être engagée au regard du droit interne.

36. Cela étant et à supposer même que les requérants n’ont pas engagé ni poursuivi en bonne et due forme la procédure pénale contre l’hôpital, la Cour n’est pas convaincue que, comme l’affirme le Gouvernement, l’établissement de la faute pénale de l’hôpital était une précondition pour engager la responsabilité civile délictuelle de ce dernier. D’abord, cela ne ressort pas de manière explicite des dispositions pertinentes en l’espèce du code civil (paragraphe 17 ci-dessus) et le Gouvernement ne fournit aucun exemple de jurisprudence interne de nature à conforter ses dires. En outre, elle observe que, en droit moldave, les tribunaux civils ont le pouvoir d’apprécier l’ensemble des preuves de manière indépendante et selon leur intime conviction et qu’ils ne sont pas formellement liés par les éventuelles conclusions des autorités de poursuite pénale (paragraphe 18 ci-dessus). À ce titre, elle renvoie aux circonstances de l’affaires Ciorap c. République de Moldova (no 4) (no 14092/06, §§ 28, 34-38 et 57-58, 8 juillet 2014) où les tribunaux civils avaient condamné un hôpital à réparer le préjudice causé par la faute des médecins, et ce en l’absence d’une faute pénale établie de la part de cet hôpital. Il ressort également de la jurisprudence interne citée au paragraphe 19 ci-dessus que les tribunaux civils n’ont pas tenu compte, dans cette affaire, d’une éventuelle responsabilité pénale de la société défenderesse pour établir sa responsabilité civile délictuelle.

37. Par ailleurs, la Cour ne perd pas de vue que, dans une série d’affaires, elle a eu l’occasion de constater, sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 2 ou 3 de la Convention, que le classement sans suite d’une affaire pénale rendait illusoire en droit moldave toute chance de succès d’une action civile reposant sur les mêmes faits et allégations (voir, par exemple, Timus et Tarus c. République de Moldova, no 70077/11, § 64, 15 octobre 2013, et I.P. c. République de Moldova, no 33708/12, § 42, 28 avril 2015). Cependant, elle considère que la présente affaire ne s’inscrit pas dans ce cas de figure, car aucun classement sans suite n’a été prononcé à l’égard de l’hôpital.

38. La Cour ne voit donc aucune raison de considérer que les requérants aient agi de manière inappropriée lorsqu’ils ont choisi d’engager une procédure civile contre l’hôpital, en l’absence d’une faute pénale établie de la part de ce dernier. Eu égard aux dispositions internes pertinentes en l’espèce et à la pratique des tribunaux civils, elle estime que leur action civile dans la partie dirigée contre l’hôpital avait des chances raisonnables de prospérer, pourvu qu’ils aient eu suffisamment d’éléments pour étayer leurs revendications.

39. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.

40. En même temps, elle relève que, conformément à sa jurisprudence (paragraphes 30 et 31 ci-dessus), la procédure pénale menée contre le docteur L. pouvait suffire à elle seule à satisfaire à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention. Il lui incombe dès lors de rechercher si ladite procédure a été effective. La Cour note qu’il a fallu trois ans au procureur hiérarchique pour infirmer le classement sans suite initial (paragraphe 7 ci-dessus) et encore deux ans et demi au parquet pour obtenir les conclusions du rapport d’expertise médico-légale et mettre en examen le docteur L. (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Elle souligne que rien n’indique dans le dossier que ces retards étaient imputables à la conduite des requérants ou à des facteurs objectifs. De plus, l’affaire n’apparaît pas non plus comme étant particulièrement complexe. Au final, le tribunal auquel l’affaire a été déférée n’a pu que constater la prescription de la responsabilité pénale (paragraphe 10 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour pourrait difficilement qualifier d’effective l’enquête diligentée par les autorités, la prescription pénale des faits ne pouvant pas se concilier avec l’obligation des autorités de faire la lumière sur les responsabilités avec célérité (voir, par exemple, Üstdağ c. Turquie, no 41642/08, § 69, 13 septembre 2016).

41. Il reste donc à la Cour d’examiner l’effectivité de la procédure civile entamée par les requérants, qui était, au demeurant, la plus appropriée (Mehmet Ulusoy et autres, précité, § 100).

42. Dans un premier temps, elle remarque le constat des tribunaux civils selon lequel la faute pénale du docteur L. excluait la responsabilité civile de l’hôpital. D’une part, elle rappelle qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (voir, parmi beaucoup d’autres, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no [73049/01](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2273049/01%22%5D%7D), § 83, CEDH 2007‑I, et Paci c. Belgique, no 45597/09, § 73, 17 avril 2018). Or, elle ne saurait conclure, compte tenu des éléments dont elle dispose en l’espèce, que le constat en question était arbitraire ou manifestement déraisonnable. D’autre part, la Cour réaffirme qu’un recours indemnitaire dirigé seulement contre les médecins à qui il est reproché une négligence médicale est en principe suffisant pour satisfaire à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention (Karakoca c. Turquie (déc.), no 46156/11, 21 mai 2013, et Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, § 59, 30 août 2016).

43. À ce titre, elle constate que les tribunaux civils ont jugé que le docteur L. était responsable de la mort de la fille des requérants et ont obligé celui-ci à réparer les préjudices causés, notamment celui moral (paragraphe 12 ci-dessus). La seule question soulevée par les requérants, qui demeure pour la Cour, est celle de savoir si le montant du préjudice moral alloué (3 700 EUR) doit être considéré comme raisonnable pour évaluer l’effectivité de la procédure civile en cause.

44. Elle a déjà exposé à plusieurs reprises que même une indemnisation inférieure à celle fixée par la Cour pouvait passer pour raisonnable pourvu que les décisions des tribunaux nationaux fussent, entre autres, conformes à la tradition juridique et au niveau de vie du pays (voir, par exemple, Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 97, CEDH 2006‑V, et Vanchev c. Bulgarie, no 60873/09, § 36, 19 octobre 2017). Inversement, elle a jugé qu’un dédommagement moral disproportionnellement inférieur à celui qu’elle aurait octroyé dans des affaires comparables pouvait être insuffisant et manifestement déraisonnable (voir Sarishvili-Bolkvadze c. Géorgie, no 58240/08, § 93, 19 juillet 2018, où la Cour a conclu à la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention au motif que le droit interne ne permettait pas aux proches du défunt de demander et d’obtenir réparation).

45. Elle rappelle ensuite que, dans sa décision Koceski c. « l’ex‑République yougoslave de Macédoine » ((déc.), no 41107/07, § 27, 22 octobre 2013), elle a prêté attention au caractère raisonnable du dédommagement alloué aux requérants (environ 44 000 EUR pour préjudice moral) pour conclure à l’effectivité de la procédure civile engagée à la suite de la mort accidentelle d’un enfant. Elle rappelle avoir en revanche conclu à la violation de l’article 8 de la Convention en raison du dédommagement moral insuffisant accordé par les tribunaux moldaves à la suite d’une négligence médicale (G.B. et R.B. c. République de Moldova, no 16761/09, §§ 32-33, 18 décembre 2012 ; voir, également, Avram et autres c. Moldova, no 41588/05, § 43, 5 juillet 2011, pour un cas de diffamation et d’atteinte à la vie privée).

46. En l’espèce, elle note que le montant alloué au titre de préjudice moral est sensiblement inférieur à ce qu’elle octroie généralement dans les affaires moldaves où elle constate la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention (voir, par exemple, Ciobanu c. République de Moldova, no 62578/09, § 44, 24 février 2015, et Lari c. République de Moldova, no 37847/13, § 44, 15 septembre 2015). Certes, les tribunaux internes ont indiqué avoir pris en compte le niveau de vie du pays (paragraphe 12 in fine ci-dessus). Cependant, la Cour prête une attention toute particulière au fait que le dédommagement moral alloué par les tribunaux moldaves dans une autre affaire impliquant la responsabilité civile délictuelle en cas de décès est considérablement supérieur à celui octroyé dans la présente affaire (paragraphe 19 ci-dessus). Elle ne saurait donc considérer que le montant du préjudice moral octroyé en l’espèce était raisonnable.

47. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que la procédure civile engagée par les requérants n’a pas rempli l’exigence procédurale consistant à leur offrir une réparation appropriée.

48. Dans ces conditions, la Cour considère que, même si la négligence médicale ayant abouti au décès de la fille des requérants a été constatée par les instances internes, le système national dans son ensemble n’a pas apporté une réponse adéquate conformément à l’obligation que l’article 2 de la Convention faisait peser sur la République de Moldova.

49. Partant, il y a eu violation du volet procédural de cette disposition.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

50. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent également que les tribunaux civils n’ont pas motivé de manière suffisante leurs décisions.

51. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sous l’angle de l’article 2 de la Convention, et compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur le second grief soulevé par les requérants.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

52. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

53. Les requérants demandent 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi.

54. Le Gouvernement soutient que cette somme est excessive.

55. La Cour considère que les requérants ont dû subir un préjudice certain en raison de la violation constatée ci-dessus. Statuant en équité et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, elle leur octroie conjointement 15 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

56. Les requérants réclament également 800 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Ils ne fournissent aucun justificatif.

57. Le Gouvernement plaide pour le rejet de cette prétention comme étant non étayée.

58. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande des requérants formulée à ce titre.

3. Intérêts moratoires

59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief concernant le volet procédural de l’article 2 de la Convention recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 avril 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan BakırcıJon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident


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