La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

20/10/2020 | CEDH | N°001-205220

CEDH | CEDH, AFFAIRE ISÇI ET AUTRES c. TURQUIE, 2020, 001-205220


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İŞÇI ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 67483/12)

ARRÊT


Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Art 5 § 1 c • Absence de raisons plausibles de soupçonner, lors de la mise en détention, l’appartenance des requérants à une organisation terroriste

Art 5 § 4 • Garanties procédurales du contrôle • Contrôles sur dossier ayant laissé un intervalle excessif (sept à neuf mois) sans nouvelle comparution en audience

STRASBOURG

20 octobre 2020

DÉFINITIF

20/01/2021

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire İşçi et a...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İŞÇI ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 67483/12)

ARRÊT

Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Art 5 § 1 c • Absence de raisons plausibles de soupçonner, lors de la mise en détention, l’appartenance des requérants à une organisation terroriste

Art 5 § 4 • Garanties procédurales du contrôle • Contrôles sur dossier ayant laissé un intervalle excessif (sept à neuf mois) sans nouvelle comparution en audience

STRASBOURG

20 octobre 2020

DÉFINITIF

20/01/2021

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire İşçi et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu : la requête susmentionnée (no 67483/12), dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet État, M. Osman İşçi, M. Mehmet Sıddık Akın, M. Fikret Çalağan et M. Erdal Turan (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 septembre 2012,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et les articles 10 et 11 de la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. À l’époque des faits, le premier requérant était membre du syndicat de l’éducation et de la recherche scientifique (Eğitim-Sen) rattaché à la Confédération des syndicats des travailleurs des services publics. Les autres requérants étaient membres et dirigeants du syndicat de la santé et des services sociaux rattaché à la même structure. Soupçonnés d’appartenance à une organisation illégale, ils furent mis en détention provisoire. Ils voient dans cette mise en détention une violation de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et des articles 10 et 11 de la Convention.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1983, en 1973, en 1974 et en 1974 ; ils résident à Ankara. Ils ont été représentés par Me Ö. Türkdoğan, avocat dans la même ville.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

1. L’organisation KCK

4. En 2009, une enquête pénale fut ouverte à l’égard de plusieurs personnes soupçonnées d’appartenance à une organisation illégale, l’Union des communautés kurdes (Koma Civakên Kurdistan, KCK).

5. Par plusieurs actes d’accusation, les procureurs de la République chargés de l’enquête intentèrent devant les cours d’assises compétentes des actions pénales contre plusieurs personnes – des hommes politiques, des hommes d’affaires, des avocats, des professeurs d’université, des étudiants et des journalistes – qu’ils soupçonnaient en substance d’appartenir à une organisation terroriste.

6. Selon les procureurs de la République, la KCK était la « branche civile » du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), organisation armée illégale, et elle avait pour but de mettre en place un système politique, décrit dans la « Convention de la KCK » (KCK Sözleşmesi), afin d’établir un État kurde indépendant suivant les principes du « confédéralisme démocratique » prôné par Abdullah Öcalan, le chef du PKK qui avait été condamné en 1999 pour avoir mené des actions visant à provoquer la sécession d’une partie du territoire turc et pour avoir fondé et dirigé à cette fin une organisation terroriste.

2. L’arrestation des requérants et la procédure pénale dirigée contre les intéressés

7. Le 21 juin 2012, dans le cadre d’opérations menées contre la KCK, un juge assesseur de la cour d’assises d’Ankara (« le juge assesseur » et « la cour d’assises ») décida de restreindre l’accès des suspects et de leurs avocats au dossier de l’enquête.

8. Le 25 juin 2012, les requérants furent arrêtés et placés en garde à vue pour appartenance à la KCK.

9. Le parquet d’Ankara interrogea les requérants, plus particulièrement sur leurs activités syndicales et leur participation à certaines manifestations. Les intéressés nièrent toute appartenance à une organisation illégale et déclarèrent, en résumé, que les faits qui leur étaient reprochés faisaient partie des activités légales protégées par leur droit à la liberté de réunion et d’association.

10. À la suite de ces auditions, le 28 juin 2012 le juge assesseur ordonna la mise en détention provisoire des premier, deuxième et quatrième requérants. Il motiva sa décision par les éléments suivants : la nature de l’infraction reprochée ; le fait que celle-ci figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP), à savoir celles dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée ; la peine prévue pour l’infraction en cause ; et le risque de fuite et d’altération des preuves.

11. Le 29 juin 2012, le troisième requérant fut également placé en détention provisoire. Dans sa décision, le juge assesseur considéra qu’il existait de fortes raisons de penser que l’infraction reprochée avait bien été commise, que les éléments de preuve n’avaient pas été encore recueillis par les autorités d’enquête et que l’infraction en question figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 CPP.

12. Par la suite, les requérants formèrent des recours dans lesquels ils contestaient leur placement en détention provisoire et sollicitaient leur mise en liberté.

13. Le 20 juillet 2012, à la suite d’un examen sur pièces du dossier, la cour d’assises rejeta ces recours. Aux motifs donnés lors de sa décision initiale de placement en détention provisoire, elle ajouta que les mesures de substitution à la détention étaient insuffisantes dans les circonstances de l’affaire.

14. Le 31 juillet 2012, l’avocat des requérants forma un nouveau recours contre la décision relative au maintien en détention provisoire de ses clients.

15. Par une décision du 9 août 2012, la cour d’assises rejeta ce recours eu égard à la nature de l’infraction reprochée ; à l’existence de fortes raisons de penser qu’elle avait bien été commise ; à la nature des éléments de preuve contenus dans le dossier de l’enquête ; au risque d’altération des preuves ; et au fait que les preuves n’avaient pas été encore recueillies, que l’infraction en question figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 CPP, qu’il n’y avait pas eu de changement dans les faits qui étaient à l’origine de la mise en détention provisoire des intéressés, qu’il n’y avait aucun nouvel élément de preuve propre à jouer en faveur des accusés, et que les mesures de substitution à la détention étaient insuffisantes.

16. Le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque fut introduit dans le système juridique national.

17. Le 19 novembre 2012, les requérants formèrent de nouveau une demande de remise en liberté. Par une décision rendue le 20 novembre 2012, la cour d’assises rejeta cette demande.

18. Le 27 novembre 2012, les requérants formèrent contre cette décision une opposition dont la cour d’assises les débouta le 7 décembre 2012.

19. Par un acte d’accusation du 28 janvier 2013, le procureur de la République d’Ankara engagea une action pénale devant la 13e chambre de la cour d’assises d’Ankara contre soixante-douze personnes, dont les requérants, et requit la condamnation des intéressés pour appartenance à une organisation terroriste. Le procureur expliquait que les requérants menaient des activités au sein de la Plateforme de travail démocratique qui faisait partie, selon lui, du « front social » du groupe PKK/KCK. Il estimait que cette structure avait été créée pour faire contrepoids à l’État et qu’elle recrutait des militants pour l’organisation terroriste en question parmi les personnes travaillant dans différents secteurs professionnels. À cet égard, il reprochait aux requérants d’avoir participé à plusieurs réunions et activités des syndicats et d’avoir ainsi mené des activités sur les instructions de l’organisation terroriste en question. Il fondait ses accusations sur les rapports de surveillance technique, les transcriptions d’enregistrements sonores, les procès-verbaux d’examen des CD, des DVD et des disques durs externes saisis lors de la phase d’instruction, ainsi que sur les comptes rendus d’écoutes téléphoniques et de surveillance secrète.

20. Le 15 février 2013, la cour d’assises ordonna la remise en liberté du deuxième requérant.

21. Le 13 avril 2013, à l’issue de sa première audience, la cour d’assises remit également les autres requérants en liberté.

22. À la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6526 du 21 février 2014 portant modification de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, le procès des requérants se poursuivit devant la 6e chambre de la cour d’assises d’Ankara.

23. Il ressort des derniers éléments fournis par les parties en septembre 2017 que la procédure pénale engagée contre les requérants est toujours pendante devant cette juridiction.

3. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

24. Le 4 janvier 2013, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle d’un recours individuel dans lequel ils plaidaient la violation de leur droit à la liberté et à la sûreté. Ils estimaient qu’ils avaient été mis en détention provisoire en l’absence de fortes raisons de les soupçonner d’avoir commis l’infraction qui leur était reprochée. Ils se plaignaient également de la durée de leur détention provisoire.

25. Par une décision du 11 décembre 2014, la Cour constitutionnelle rejeta le recours. En ce qui concerne la légalité de la détention provisoire subie par les requérants, elle se pencha sur l’existence en l’espèce d’une forte présomption de commission d’une infraction par les intéressés. Dans ce contexte, notant que le procureur de la République avait fondé ses accusations sur les rapports de surveillance technique, les transcriptions d’enregistrements sonores, les procès-verbaux d’examen des CD, des DVD et des disques durs externes saisis lors de la phase d’instruction, et les comptes rendus d’écoutes téléphoniques et de surveillance secrète, elle estima qu’il y avait suffisamment de données pour établir l’existence de fortes raisons de soupçonner les requérants d’avoir commis l’infraction qui leur était reprochée. En conséquence, elle déclara cette partie de la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

26. Pour ce qui est de la durée de la détention provisoire, elle nota qu’elle était de sept mois et vingt jours pour le deuxième requérant et de neuf mois et quinze jours pour les autres intéressés. Considérant la nature de l’infraction reprochée, le nombre de personnes accusées dans le cadre de la procédure pénale, les preuves fondant les fortes raisons de soupçonner ces personnes d’avoir commis l’infraction en question et le raisonnement suivi par les juges compétents pour justifier la détention provisoire, la Cour constitutionnelle conclut à la non-violation de l’article 19 § 7 de la Constitution, qui est libellé en des termes similaires à l’article 5 § 3 de la Convention.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

27. Le droit et la pratique internes pertinents sont exposés dans l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Mustafa Avci c. Turquie (no 39322/12, §§ 27-46, 23 mai 2017).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION

28. Les requérants allèguent qu’il n’y avait aucun élément de preuve permettant de conclure à l’existence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale et, dès lors, à la nécessité de les placer en détention provisoire. Ils estiment également que la durée de la détention qu’ils ont subie est excessive. Ils invoquent à cet égard l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention. En leurs passages pertinents, ces dispositions sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

29. Le Gouvernement s’oppose à la thèse des requérants.

1. Sur la recevabilité

30. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes quant aux griefs des requérants fondés sur l’article 5 de la Convention. Exposant que l’article 141 § 1 a) et d) du CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, il soutient que, les requérants ayant été remis en liberté à l’issue de leur détention provisoire, ils auraient pu, et dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition. À cet égard, il indique que selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour introduire en vertu de l’article 141 du CPP une demande d’indemnisation pour détention provisoire d’une durée excessive et obtenir une décision sur cette demande.

31. Les requérants soutiennent pour leur part qu’ils ont épuisé toutes les voies de recours internes.

32. La Cour rappelle qu’elle a examiné une exception similaire dans le cadre de l’affaire Lütfiye Zengin et autres c. Turquie (no 36443/06, §§ 61‑68, 14 avril 2015) et qu’elle l’a rejetée, tenant compte du fait que, dans cette affaire, les autorités nationales n’avaient à aucun moment de la procédure reconnu une quelconque irrégularité ou illégalité de la privation de liberté en cause. Elle a relevé, d’une part, que la voie de recours visée à l’article 141 § 1 d) du CPP permettait uniquement de contester la durée d’une privation de liberté, alors que les requérantes, qui invoquaient l’article 5 § 3 de la Convention, ne se plaignaient pas seulement de la durée de la détention provisoire en cause, et, d’autre part, que le Gouvernement n’avait pas été en mesure de produire de décisions internes permettant de conclure qu’une action en indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 d) du CPP aurait pu aboutir dans des circonstances telles que celles de l’affaire en question. Elle ne distingue en l’espèce aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne peut être retenue.

33. Constatant que les griefs formulés par les requérants sur ce terrain ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

34. Les requérants soutiennent qu’à aucun moment de leur privation de liberté les juridictions nationales n’ont mentionné le moindre élément de preuve propre à faire conclure qu’il existait des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale et qu’il était nécessaire de les placer en détention provisoire. Ils se plaignent par ailleurs de la durée de la détention provisoire subie par eux.

35. Pour sa part, le Gouvernement invite la Cour à conclure à la non-violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention dans la présente affaire. Il explique que les requérants ont été placés en détention provisoire dans le cadre d’une enquête pénale menée contre une organisation terroriste, le groupe PKK/KCK, au motif qu’on les soupçonnait de faire partie des responsables du « front social » de cette organisation. Il affirme que les membres et les sympathisants de celle-ci agissaient sous le couvert d’organisations non gouvernementales et de partis politiques en utilisant des activités légales comme camouflage. Il soutient que l’existence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis l’infraction en cause était objectivement démontrée par les éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale, à savoir les rapports de surveillance technique, les transcriptions d’enregistrements sonores, les procès-verbaux d’examen des CD, des DVD et des disques durs externes saisis lors de la phase d’instruction, et les comptes rendus d’écoutes téléphoniques et de surveillance secrète. Il considère que ces éléments constituaient des faits et informations propres à convaincre un observateur objectif de l’existence de motifs raisonnables de soupçonner les requérants d’avoir commis l’infraction en question. Enfin, il soutient que la détention provisoire subie par les requérants n’a pas connu une durée excessive au regard de l’article 5 § 3 de la Convention.

36. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) de la Convention ne permet de placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 124, 20 mars 2018).

37. Pour qu’une arrestation puisse être considérée comme fondée sur des soupçons plausibles au sens de l’article 5 § 1 c), il n’est pas indispensable que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A nº 145‑B). Il n’est pas impératif non plus que le détenu ait été inculpé ou renvoyé en jugement. Un placement en détention ordonné en vue d’un interrogatoire vise à compléter l’enquête pénale en confirmant ou en dissipant les soupçons qui étaient à l’origine de l’arrestation. Ainsi, les faits qui peuvent donner naissance à des soupçons ne sont pas du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A nº 300‑A).

38. Toutefois, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une privation de liberté constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention. La suspicion de bonne foi n’est pas suffisante. Les mots « raisons plausibles » signifient qu’il doit exister des faits ou des renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A nº 182, voir aussi, Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 88, 22 mai 2014, Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, §§ 117‑118, 17 mars 2016, et Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 103, 20 mars 2018). Par conséquent, lorsqu’elle est appelée à apprécier la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. Dès lors, il incombe au gouvernement défendeur de lui communiquer au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 127, 10 décembre 2019).

39. Le terme « plausibilité » désigne aussi le seuil que doit atteindre le soupçon pour convaincre l’observateur objectif de la vraisemblance des accusations. En règle générale, les problèmes en la matière se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour constituer des « raisons plausibles » de croire à la réalité des faits en cause (Włoch c. Pologne, no 27785/95, §§ 108‑109, CEDH 2000-XI). Outre l’aspect factuel, l’exigence de « raisons plausibles de soupçonner », au sens de l’article 5 § 1 c), signifie que les faits invoqués doivent pouvoir raisonnablement passer pour relever de l’une des dispositions de la législation pénale traitant du comportement visé. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas une infraction au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008, et Mammadli c. Azerbaïdjan, no 47145/14, § 52, 19 avril 2018).

40. En outre, les faits reprochés eux-mêmes ne doivent pas pouvoir être reliés à l’exercice par le requérant de droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 187, 28 novembre 2017).

41. La Cour tient également à rappeler que les soupçons pesant sur une personne au moment de son arrestation doivent être « plausibles » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 33). Il en va a fortiori de même lorsqu’un suspect est placé en détention : les soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour les juridictions nationales d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 102, 5 juillet 2016).

42. La Cour rappelle que sa tâche consiste à déterminer si les conditions énoncées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite d’un but légitime, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il ne lui appartient pas, en principe, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes : celles-ci sont en effet mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Ersöz c. Turquie (déc.), no 45746/11, § 50, 17 février 2015, Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 53, 31 mai 2016, Mehmet Hasan Altan, précité, § 126, Şahin Alpay, précité, § 105, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 128, 16 avril 2019).

43. En l’espèce, la Cour observe que, le 25 juin 2012, les requérants, soupçonnés d’appartenir à la KCK, ont été arrêtés et placés en garde à vue dans le cadre d’une enquête pénale menée contre cette organisation. Après avoir été interrogés par le parquet, les intéressés ont comparu les 28 et 29 juin 2012 devant un juge assesseur de la cour d’assises, lequel a ordonné leur mise en détention provisoire (paragraphes 10‑11 ci-dessus). Cette détention a duré jusqu’au 15 février 2013 dans le cas du deuxième requérant et jusqu’au 13 avril 2013 dans le cas des autres requérants. La Cour constate également que, le 28 janvier 2013, une action pénale a été engagée contre plusieurs personnes, dont les requérants, accusées d’appartenir à une organisation terroriste, le groupe PKK/KCK. Elle relève par ailleurs, à la lumière des observations du Gouvernement et des éléments du dossier relatifs à l’acte d’accusation, que les faits qui étaient à l’origine des soupçons pesant sur les requérants se résument essentiellement aux activités qu’ils menaient pour le compte des syndicats dont ils étaient membres et dirigeants.

44. Le Gouvernement affirme que, sous le couvert d’activités syndicales, les requérants menaient en réalité des activités pour le compte d’une organisation terroriste. Il en déduit que la privation de liberté subie par eux était conforme à l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour n’est pas convaincue par cet argument. Le Gouvernement n’a pas fourni d’éléments propres à démontrer qu’il y eût, au moment du placement en détention provisoire des intéressés, le moindre lien entre les requérants et l’organisation terroriste en question. Au demeurant, les décisions des 28 et 29 juin 2012 par lesquelles la cour d’assises a ordonné la mise en détention provisoire des requérants ne mentionnent elles non plus aucun élément de preuve de nature à corroborer l’allégation du Gouvernement. L’assertion selon laquelle certains membres et sympathisants d’une organisation terroriste agissaient sous le couvert d’organisations non gouvernementales et de partis politiques en utilisant des activités légales pour donner le change ne peut être considérée comme suffisante pour persuader un observateur objectif que les requérants pouvaient avoir commis une infraction sévèrement réprimée telle que l’appartenance à une organisation terroriste. En outre, la Cour n’est pas en mesure de discerner le moindre élément de la décision de la cour d’assises d’Ankara pouvant indiquer l’existence d’un soupçon raisonnable.

45. Le Gouvernement explique par ailleurs que les accusations du procureur contre les requérants étaient fondées sur les rapports de surveillance technique, les transcriptions d’enregistrements sonores, les procès-verbaux d’examen des CD, des DVD et des disques durs externes saisis lors de la phase d’instruction, et les comptes rendus d’écoutes téléphoniques et de surveillance secrète. La Cour n’est pas en mesure de déterminer le contenu et la portée de ces éléments de preuve. En revanche, elle observe que ceux-ci ont été présentés lors du dépôt de l’acte d’accusation, soit plusieurs mois après la privation de liberté des intéressés. Dans ces circonstances, en l’absence de faits, d’informations ou de preuves solides, les éléments invoqués par le Gouvernement ne démontrent aucunement que les requérants fussent engagés dans des activités délictueuses nécessitant leur placement en détention provisoire.

46. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’interprétation et l’application faites en l’espèce des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire.

47. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

48. Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief des requérants tiré de l’article 5 § 3 de la Convention relatif à la durée de leur détention provisoire (voir, mutatis mutandis, Zervudacki c. France, no 73947/01, §§ 60-61, 27 juillet 2006, Lütfiye Zengin et autres, précité, § 92, et Kavala, précité, § 160).

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

49. Les requérants allèguent qu’ils n’ont pas eu la possibilité de contester efficacement la légalité de leur détention provisoire. À cet égard, ils dénoncent tout d’abord la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête. Ensuite, ils reprochent aux juridictions nationales d’avoir examiné leurs recours sur la seule base du dossier, sans les avoir entendus, ni leurs avocats, dans le cadre d’une audience. Ils invoquent l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

50. Le Gouvernement conteste cette thèse.

1. Sur la recevabilité

51. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes pour deux raisons. En premier lieu, il soutient que les requérants disposaient d’un recours effectif pour contester leur maintien en détention provisoire, à savoir une action en indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP. Il indique ensuite que les requérants sont restés en défaut d’introduire un recours en opposition contre la décision de restriction de l’accès au dossier.

52. Les requérants soutiennent pour leur part que la voie de recours prévue par l’article 141 du CPP n’est pas effective. Ils ne s’expriment pas sur le deuxième argument du Gouvernement.

53. En ce qui concerne le grief relatif au défaut d’accès au dossier de l’enquête, la Cour observe que l’article 267 du CPP prévoit un droit de former opposition contre les décisions prises par un juge, y compris contre celles restreignant l’accès des suspects et de leurs avocats au dossier de l’enquête. En l’absence d’une explication convaincante de la part des requérants, la Cour ne dispose d’aucun élément lui permettant de dire que l’opposition en question n’était pas susceptible d’apporter un redressement approprié à ce grief et qu’elle n’offrait pas de perspectives raisonnables de succès. Il s’ensuit que cette partie de la requête est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours interne et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

54. Pour ce qui est de l’action en indemnisation, la Cour observe que la disposition invoquée par le Gouvernement, à savoir l’article 141 § 1 a) et d) du CPP, ne prévoit pas un droit d’indemnisation concernant les griefs fondés sur l’article 5 § 4 de la Convention. Par conséquent, la Cour estime que cette voie de recours citée par le Gouvernement n’est pas pertinente pour les griefs formulés par les requérants sur le terrain de cette disposition.

55. Constatant que le grief des requérants relatif à l’absence d’audience lors de l’examen de l’opposition contre les décisions de détention n’est pas manifestement mal fondé, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

56. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité », au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, de sa privation de liberté. Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A). La première garantie procédurale découlant de l’article 5 § 4 de la Convention est le droit d’être effectivement entendu par le juge saisi d’un recours contre une détention (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 126, CEDH 2000‑XI, et Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 31, CEDH 2005‑XII). En outre, le droit d’être entendu par le juge saisi d’un recours contre la détention doit pouvoir être exercé « à des intervalles raisonnables » (Knebl c. République tchèque, no 20157/05, § 85, 28 octobre 2010).

57. La Cour a déjà admis que dans les cas où le détenu a pu comparaître en première instance devant le juge appelé à se prononcer sur sa détention, le défaut de comparution lors de l’examen de l’opposition n’enfreint pas en soi l’article 5 § 4 de la Convention, à moins que cette circonstance ne porte atteinte au respect du principe de l’égalité des armes (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 54, 29 novembre 2011). Lorsqu’à la date d’examen de l’opposition, la comparution de l’intéressé devant les juges de première instance remonte seulement à quelques jours, la Cour considère qu’il s’agit là d’un élément à prendre en considération (ibidem, § 55).

58. La Cour note que dans la présente affaire les requérants ont, les 28 et 29 juin 2012, été traduits devant un juge assesseur de la cour d’assises, qui ordonna leur mise en détention provisoire. À cette occasion, ils ont été entendus par le juge assesseur et ils ont eu la possibilité de contester de manière appropriée les éléments de preuve ayant justifié leur placement en détention.

59. Pour ce qui est des recours formés par eux contre leur placement et leur maintien en détention provisoire, la Cour observe que les juridictions nationales les ont rejetés à l’issue d’un examen sur dossier, sans les avoir entendus. Elle observe dans ce contexte que les requérants n’ont eu la possibilité de comparaître devant un juge avant le 13 avril 2013, date de leur première audience. Or la Cour estime que, lorsque la liberté personnelle est en jeu, l’écoulement – comme en l’espèce – d’un laps de temps de sept ou neuf mois sans comparution devant un juge ne permet pas de qualifier la durée en cause de « raisonnable » (voir, en ce sens, pour des durées approximatives de quatre, six et neuf mois respectivement, Erişen et autres c. Turquie, no 7067/06, § 53, 3 avril 2012, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, no 4807/08, § 77, 17 juin 2014, et Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, § 44, 10 décembre 2013).

60. Eu égard à la longueur de la période pendant laquelle les requérants n’ont pas pu être entendus par un juge, la Cour estime que la non-comparution des intéressés dans le cadre de la procédure pénale a emporté violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

61. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de cette disposition.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

62. Le premier requérant soutient, sous l’angle des articles 10 et 11 de la Convention, que s’il a été placé et maintenu en détention provisoire, c’est essentiellement pour ses activités syndicales.

Eu égard à la manière dont il est formulé, la Cour décide d’examiner ce grief du premier requérant, sous l’angle du seul article 11 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

63. Le Gouvernement soutient pour sa part que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées relativement à ce grief.

64. La Cour observe que les requérants l’ont saisie d’un recours individuel le 20 septembre 2012. Elle note que le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque a été introduit dans le système juridique national à la suite des amendements constitutionnels entrés en vigueur le 23 septembre 2012, soit trois jours après la date d’introduction de la présente requête, alors que les requérants étaient toujours privés de leur liberté. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle (A.Ş. c. Turquie, no 58271/10, § 93, 13 septembre 2016). Cette règle ne va cependant pas sans exceptions, qui peuvent être justifiées par les circonstances particulières de l’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001).

65. La Cour relève que le nouvel article 148 § 3 de la Constitution donne compétence à la Cour constitutionnelle pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, des recours formés par des individus s’estimant lésés dans leurs droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention et ses Protocoles. Elle rappelle qu’elle a déjà analysé cette nouvelle voie de recours dans le cadre de l’affaire Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 25‑27, 30 avril 2013). Lors de l’examen de cette affaire, elle s’est d’abord intéressée aux aspects pratiques de cette voie de droit, tels que l’accessibilité à celle-ci et les modalités du recours individuel. Elle s’est ensuite penchée sur la volonté du législateur concernant ce nouveau recours, notamment quant au champ de la compétence de la Cour constitutionnelle, aux moyens qui lui étaient accordés, ainsi qu’à l’étendue et aux effets de ses décisions (ibidem, § 53). Après avoir examiné les principaux aspects de cette nouvelle voie de droit, la Cour a estimé qu’elle ne disposait d’aucun élément qui lui eût permis de dire que le recours en question ne présentait pas, en principe, des perspectives de redressement approprié des griefs formulés sur le terrain de la Convention. Elle a conclu qu’il incombait à l’individu s’estimant victime de tester les limites de cette protection (ibidem, § 69).

66. En l’occurrence, la Cour observe que le premier requérant n’a pas soulevé de grief concernant l’article 11 de la Convention devant la Cour constitutionnelle. Par conséquent, elle estime qu’il n’a pas épuisé les voies de recours internes à cet égard (Uzun, décision précitée, §§ 68‑70).

67. Il s’ensuit que la Cour rejette cette partie de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
1. Dommage

68. Les requérants demandent chacun 25 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi.

69. Le Gouvernement considère que la demande présentée est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence.

70. La Cour estime raisonnable d’octroyer 6 500 EUR à chacun des requérants, soit 26 000 EUR au total, pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

71. Les requérants réclament 4 725 EUR chacun, soit 18 900 EUR au total, au titre des frais et dépens engagés par eux dans le cadre des procédures menées devant les juridictions nationales et devant la Cour. À l’appui de leur demande, ils fournissent une copie de contrats par lesquels ils se sont engagés à payer à leur avocat, pour les travaux relatifs à leur requête devant la Cour, un montant calculé à partir du barème tarifaire du barreau d’Ankara qui serait applicable à la date de l’arrêt de la Cour. Ils n’ont pas fourni copie de ce barème.

72. Le Gouvernement expose que les requérants n’ont présenté aucun justificatif de paiement ou autre document à l’appui de leur demande, et qu’ils n’ont pas détaillé leurs frais allégués.

73. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder 1 000 EUR à chacun des requérants, soit 4 000 EUR au total.

3. Intérêts moratoires

74. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable pour autant qu’elle concerne les griefs fondés sur l’article 5 §§ 1, 3 et 4 (absence d’audience lors de l’examen de l’opposition) et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison de l’absence d’audience lors de l’examen de l’opposition ;
5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros) chacun, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 1 000 EUR (mille euros) chacun, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Yüksel.

J.F.K.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

En la présente affaire, j’ai voté en faveur d’un constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention, considérant que la détention du requérant ne se justifiait pas en raison d’un manque de soupçons plausibles. Toutefois, je ne puis partager l’avis de la majorité lorsqu’elle qualifie également d’« arbitraire » la privation de liberté litigieuse des requérants. À cet égard, je renvoie à l’exposé de mon opinion séparée joint à l’arrêt Ragip Zarakolu c. Turquie (no 15064/12, 15 septembre 2020).


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award