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03/03/2020 | CEDH | N°001-201757

CEDH | CEDH, AFFAIRE BAŞ c. TURQUIE, 2020, 001-201757


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BAŞ c. TURQUIE

(Requête no 66448/17)

ARRÊT

Art 5 § 1 • Voies légales • Détention provisoire d’un juge par une extension déraisonnable de la notion de flagrant délit • Réduction à néant des garanties procédurales accordées aux juges

Art 5 § 1 c) • Raisons plausibles de soupçonner • Détention fondée sur le simple soupçon d’appartenance à une organisation illégale, sans aucun élément à charge concret

Art 5 § 4 • Contrôle à bref délai • Absence de comparution devant un juge pendant la d

urée de l’enquête d’environ un an et deux mois, en étant détenu sans faire l’objet d’une inculpation

Art 15 • Dérogation en cas ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BAŞ c. TURQUIE

(Requête no 66448/17)

ARRÊT

Art 5 § 1 • Voies légales • Détention provisoire d’un juge par une extension déraisonnable de la notion de flagrant délit • Réduction à néant des garanties procédurales accordées aux juges

Art 5 § 1 c) • Raisons plausibles de soupçonner • Détention fondée sur le simple soupçon d’appartenance à une organisation illégale, sans aucun élément à charge concret

Art 5 § 4 • Contrôle à bref délai • Absence de comparution devant un juge pendant la durée de l’enquête d’environ un an et deux mois, en étant détenu sans faire l’objet d’une inculpation

Art 15 • Dérogation en cas d’état d’urgence • « Stricte mesure » dépassée

STRASBOURG

3 mars 2020

DÉFINITIF

07/09/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Baş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,

Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 janvier 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66448/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Hakan Baş (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 janvier 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Benlahcen, avocat à Paris. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier avoir été privé de sa liberté en violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention et ne pas avoir bénéficié, dans le cadre des recours en contestation de sa détention formés par lui, de procédures conformes aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention.

4. Le 19 juin 2018, les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire. En outre, des commentaires ont été reçus de la part de l’organisation CIJ (Commission internationale de juristes), que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite devant la chambre (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1978 et réside à Kocaeli.

A. La genèse de l’affaire

1. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et la déclaration d’état d’urgence

6. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser l’Assemblée nationale, le gouvernement et le président de la République démocratiquement choisis.

7. Durant la tentative de coup d’État, les putschistes, faisant usage d’avions de chasse et d’hélicoptères, bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris celui de l’Assemblée nationale et le complexe présidentiel, mais aussi le centre des forces spéciales de la police et le bâtiment des services secrets, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, attaquèrent et occupèrent plusieurs institutions, notamment la société TURKSAT (opérateur turc de satellites de télécommunications à Ankara), occupèrent des stations de télévision, bloquèrent les ponts du Bosphore ainsi que l’aéroport d’Istanbul, et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, 251 personnes furent tuées et 2 194 personnes blessées.

8. Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique), considéré comme étant le chef présumé d’une organisation désignée par les autorités turques sous le nom de « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste güleniste/Structure d’État parallèle »).

9. Le 16 juillet 2016, le bureau des « infractions commises contre l’ordre constitutionnel » du parquet d’Ankara ouvrit une instruction pénale.

Dans une directive qu’il adressa à la Direction générale de la sûreté le même jour, le procureur général de la République d’Ankara nota que l’infraction de tentative de renversement par la force du gouvernement et de l’ordre constitutionnel était toujours en cours et que les membres de l’organisation terroriste FETÖ/PDY soupçonnés d’avoir commis cette infraction risquaient de fuir à l’étranger. Il demanda à la Direction générale de la sûreté de prendre contact avec toutes les autorités régionales en vue du placement en garde à vue des magistrats mentionnés dans la liste jointe en annexe à sa directive – parmi lesquels figurait le requérant – et d’assurer la comparution des intéressés devant un procureur de la République en vue de leur placement en détention provisoire sur le fondement de l’article 309 § 2 du code pénal (CP).

10. Agissant dans le cadre de l’instruction du parquet d’Ankara, les parquets régionaux et départementaux ouvrirent, au cours de la tentative de coup d’État et après, des instructions pénales contre les personnes soupçonnées d’être impliquées dans la tentative de coup d’État et contre celles non directement impliquées mais ayant un lien supposé avec l’organisation FETÖ/PDY, dont certains membres de la magistrature.

11. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres.

12. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe un avis de dérogation à la Convention au titre de l’article 15 de cette dernière (voir, pour le contenu de cet avis, le paragraphe 109 ci‑dessous).

13. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres adopta plusieurs décrets-lois en application de l’article 121 de la Constitution (paragraphe 52 ci-dessous). L’un de ces textes, le décret‑loi no 667, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016, prévoyait notamment en son article 3 que le Conseil des juges et des procureurs (Hakimler ve Savcılar Kurulu, « le HSK ») était habilité à révoquer les magistrats qui étaient considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État.

14. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.

2. Les suspensions et révocations de fonctions

15. Le 16 juillet 2016, la 3e chambre du HSK releva que, selon la directive du procureur général de la République d’Ankara, une enquête pénale avait été ouverte contre des juges et des procureurs pour appartenance au FETÖ/PDY. Elle décida de soumettre au président du HSK une proposition en vue d’obtenir l’autorisation d’ouvrir une instruction, à mener par un inspecteur du HSK, conformément à l’article 82 de la loi no 2802 sur les juges et les procureurs (« la loi no 2802 »).

16. Le même jour, la 2e chambre du HSK tint une réunion extraordinaire. Elle nota que la proposition de la 3e chambre d’autoriser une instruction avait été acceptée par le président du HSK et que la présidence du Comité d’inspection du ministère de la Justice avait désigné un inspecteur général. À la lumière du rapport préparé par cet inspecteur général, la 2e chambre du HSK suspendit 2 735 magistrats – dont le requérant – de leurs fonctions pour une période de trois mois, en application des articles 77 § 1 et 81 § 1 de la loi no 2802, aux motifs qu’il existait de forts soupçons que les intéressés étaient membres de l’organisation terroriste qui avait fomenté la tentative de coup d’État et que leur maintien en fonction porterait atteinte au bon déroulement de l’enquête, ainsi qu’à l’autorité et à la réputation du pouvoir judiciaire. Pour ce faire, elle s’appuya sur les informations et documents contenus dans les dossiers d’investigation qui lui avaient été transmis avant la tentative de coup d’État, ainsi que sur les informations obtenues à la suite de recherches réalisées par les services de renseignement.

17. Pour rendre sa décision, longue de 669 pages, la 2e chambre du HSK tint compte : des informations et documents communiqués par le parquet d’Ankara ; des activités des juges et des procureurs au cours de leur formation ; des informations quant à la participation des magistrats à des formations internes et externes ; des renseignements relatifs aux nominations au sein des parquets et tribunaux spéciaux ou à des postes administratifs visés par une habilitation spéciale, ainsi que des critères pris en considération à cet effet ; et des renseignements afférents aux nominations au sein du Comité d’inspection du ministère de la Justice ou au sein de l’administration. La 2e chambre du HSK tint également compte : des informations et documents contenus dans le dossier personnel (özlük dosyası) des magistrats ; de leurs publications sur les réseaux sociaux ; des plaintes et dénonciations devant le HSK, ainsi que des dossiers d’enquête et des décisions rendues relativement à ces dossiers ; des actes accomplis par les juges et les procureurs en charge des affaires en lien avec le FETÖ/PDY et des décisions rendues dans ce contexte ; et, enfin, des dossiers disciplinaires relatifs aux enquêtes menées par elle concernant les juges et les procureurs en lien avec le FETÖ/PDY.

18. Dans sa décision, la 2e chambre du HSK mentionnait des informations détaillées sur les activités du FETÖ/PDY au sein du système judiciaire concernant notamment : la stratégie de cette organisation au sein de l’appareil judiciaire ; la structure hiérarchique parmi les juges et les procureurs membres de l’organisation ; les actions menées par l’organisation contre des magistrats qui n’en étaient pas membres, et plus particulièrement l’ouverture d’enquêtes disciplinaires illégales par des inspecteurs ; les liens entre les magistrats membres de l’organisation ; les aides financières à l’organisation ; le comportement de certains membres de l’organisation ; les activités menées aux fins de la sélection des membres de l’organisation pour les postes au sein des hautes juridictions et les postes importants au sein du pouvoir judiciaire ; la conduite d’enquêtes et de procédures illégales par les membres de l’organisation aux fins de supplanter le pouvoir judiciaire et l’administration publique ; les instructions que les juges et les procureurs membres de l’organisation avaient reçues de leurs supérieurs hiérarchiques au sein de l’organisation pour rendre leurs décisions ; les activités menées par l’organisation pour infiltrer le syndicat des magistrats ; et l’utilisation de la messagerie de communication Bylock par les magistrats membres de l’organisation.

19. Dans sa décision, la 2e chambre du HSK donnait également des informations détaillées sur la conduite d’activités illégales établie au cours des enquêtes disciplinaires ouvertes contre les juges et les procureurs en lien avec le FETÖ/PDY (pages 246 à 436 de la décision).

20. Par ailleurs, aux pages 437 à 535 de sa décision, la 2e chambre du HSK mentionnait des publications sur les réseaux sociaux, découvertes dans le cadre des enquêtes disciplinaires menées contre les juges et les procureurs soupçonnés d’appartenir à l’organisation, faisant l’éloge des actes et actions commis par les membres présumés de l’organisation.

21. Le 24 août 2016, faisant application de l’article 3 du décret-loi no 667, le HSK, réuni en assemblée plénière, révoqua 2 847 magistrats, dont le requérant, tous ayant été considérés comme appartenant, affiliés ou liés au FETÖ/PDY.

En plus des éléments indiqués dans la décision du 16 juillet 2016, le HSK tint notamment compte des échanges dans les messageries cryptées utilisées par les membres de cette organisation, des déclarations des magistrats soupçonnés recueillies dans le cadre des enquêtes ouvertes contre eux et des déclarations des repentis. Le HSK considéra que la position des intéressés au sein de structures incompatibles avec les principes d’indépendance et d’impartialité et leurs agissements dans la hiérarchie de l’organisation, couplés au sentiment d’allégeance les animant, étaient de nature à porter préjudice à la réputation et à l’autorité de la justice. Il estima que le fait que des magistrats se pliaient aux instructions d’une structure hiérarchique constituée en dehors de l’État représentait un véritable obstacle au droit des citoyens à un procès équitable.

22. Le 29 novembre 2016, l’assemblée plénière du HSK rejeta la demande présentée par le requérant, visant au réexamen de la décision de révocation.

B. La situation personnelle du requérant

1. L’arrestation et le placement en détention provisoire du requérant

23. Le 16 juillet 2016, agissant dans le cadre de l’instruction ouverte par le parquet d’Ankara, le procureur de la République de Kocaeli ouvrit une enquête pénale concernant les magistrats en fonction dans cette ville, membres présumés du FETÖ/PDY.

24. Le 18 juillet 2016, le requérant fut placé sous contrôle policier à l’hôpital où il s’était rendu pour des soins.

25. Toujours le 18 juillet 2016, le 1er juge de paix de Kocaeli décida, sur le fondement de l’article 153 § 3 du code de procédure pénale (CPP), de restreindre l’accès du requérant et de son avocat au dossier d’enquête, pour éviter toute entrave au bon déroulement de l’enquête.

26. Le 19 juillet 2016, le requérant quitta l’hôpital pour être entendu par le procureur de la République de Kocaeli. Ce dernier l’informa qu’il avait été suspendu de ses fonctions par la décision du HSK du 16 juillet 2016, au motif qu’il était soupçonné d’appartenir au FETÖ/PDY. Le requérant nia toute appartenance à cette organisation ou tout lien avec celle-ci. Son avocat indiqua que ni lui ni son client ne savaient sur la base de quelle preuve ce dernier était accusé de l’infraction en question.

27. Toujours le 19 juillet 2016, vers 21 heures, le requérant fut traduit devant le 1er juge de paix de Kocaeli. À cette occasion, il réitéra sa déposition faite devant le procureur de la République et se plaignit d’une absence de production d’une quelconque preuve de nature à étayer les accusations portées contre lui.

Au terme de cette audition, le 20 juillet 2016, le juge décida de placer l’intéressé en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste. Il nota que la tentative de coup d’État se poursuivait, que le requérant avait été suspendu de ses fonctions par le HSK au motif qu’il faisait partie de l’organisation qui avait fomenté la tentative de coup d’État, et que le HSK avait demandé l’ouverture d’une enquête au bureau du parquet d’Ankara en charge des infractions commises contre l’ordre constitutionnel. Le juge prit en considération la nature de l’infraction reprochée, l’état des preuves et la peine encourue. Il nota aussi que des enquêtes relatives à la tentative de coup d’État étaient menées à l’échelle nationale, que les déclarations de tous les suspects n’avaient pas été recueillies, et enfin que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions « cataloguées » énumérées à l’article 100 § 3 du CPP. Le juge estima que la détention apparaissait, à ce stade, être une mesure proportionnée et que le contrôle judiciaire serait insuffisant. Il considéra enfin qu’il y avait une situation de flagrance régie par l’article 94 de la loi no 2802.

Par ailleurs, il estima qu’il n’y avait pas lieu de placer le requérant en détention pour l’infraction de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel.

28. Le 29 juillet 2016, le 2e juge de paix de Kocaeli rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision de placement en détention, en reprenant les mêmes termes que ceux employés dans la décision attaquée. À cette occasion, le juge ne sollicita pas l’avis du procureur de la République.

2. Les décisions relatives au maintien en détention provisoire du requérant et au rejet de ses recours en opposition, adoptées avant l’exercice par l’intéressé du recours constitutionnel

29. Le 19 août 2016, le 1er juge de paix de Kocaeli se prononça, dans le cadre de l’examen d’office de la détention de plusieurs suspects, sur les demandes d’élargissement du requérant envoyées les 4 et 9 août 2016, agissant ainsi conformément au paragraphe 1er, alinéa ç, de l’article 3 du décret-loi no 668 (paragraphe 81 ci-dessous). Le juge releva que le procureur de la République avait demandé l’examen de la détention en application de l’article 108 du CPP et le maintien de cette mesure. Il releva en outre qu’une grande partie des personnes soupçonnées d’être membres du FETÖ/PDY avaient pris la fuite et qu’elles étaient toujours recherchées. Il considéra que, eu égard aux moyens dont disposait le FETÖ/PDY et aux caractéristiques de cette organisation, il y avait un risque de fuite, mais aussi un risque de collusion et de récidive. Le juge souligna également la gravité de l’infraction reprochée et le fait que tous les éléments de preuve n’avaient pas encore été collectés, et il estima que la décision de placement en détention était cohérente par rapport aux informations, documents et preuves contenus dans le dossier d’enquête. Il ajouta qu’il existait toujours un danger clair et imminent lié à la tentative de coup d’État. Il estima que la détention apparaissait, à ce stade, être une mesure proportionnée et qu’un contrôle judiciaire serait insuffisant. Le juge fit en conséquence droit à la demande du procureur de la République et ordonna le maintien en détention provisoire du requérant.

30. Le 7 septembre 2016, le 2e juge de paix de Kocaeli statua, dans le cadre de l’examen d’office de la détention, sur une demande d’élargissement du requérant datée du 22 août 2016, et ce conformément au paragraphe 1er, alinéa ç, de l’article 3 du décret-loi no 668. Le juge releva que le procureur de la République avait demandé l’examen de la détention en application de l’article 108 du CPP et le maintien de la mesure. Il accéda à la demande du procureur, qui concernait également trente-deux autres suspects. Le juge s’appuya sur les mêmes motifs que ceux énoncés dans sa précédente décision du 29 juillet 2016. Il précisa que, les suspects étant d’anciens magistrats, il existait un risque de tentative d’exercice, de leur part, d’une influence ou de pressions sur les magistrats en fonction. Le juge écarta également les contestations des suspects quant à l’application de l’article 94 de la loi no 2802, et estima qu’il y avait une situation de flagrance.

31. Le 26 septembre 2016, le 2e juge de paix de Kocaeli écarta l’opposition formée par le requérant contre la décision de maintien en détention du 19 août 2016, s’appuyant essentiellement sur les motifs indiqués dans les décisions précédentes. À cette occasion, le juge ne demanda pas l’avis du procureur de la République.

32. Le 27 septembre 2016, le parquet de Kocaeli transmit le dossier au parquet d’Ankara.

33. Le 10 octobre 2016, statuant d’office sur la détention de plusieurs suspects, parmi lesquels le requérant, le 2e juge de paix d’Ankara ordonna le maintien en détention provisoire des intéressés. Il exposa que l’indépendance et l’impartialité de la justice avaient pour but la protection des valeurs fondamentales d’une société démocratique, qu’il s’agissait de valeurs universelles et modernes, et que l’interdiction de l’abus de droit et de l’abus de pouvoir figurait parmi les principes généraux du droit. Il indiqua que, lorsque le pouvoir judiciaire était utilisé d’une manière qui le détournait de sa fonction et de son objectif véritables, la justice risquait de perdre sa légitimité. Il précisa qu’une tentative de soulèvement contre le régime démocratique, établie par des rapports émanant de différentes autorités et par la décision du HSK, avait eu lieu et que des faits concrets de nature à faire naître de forts soupçons existaient. Il indiqua en outre que les infractions reprochées aux suspects figuraient parmi les infractions dites « cataloguées », énumérées à l’article 100 § 3 du CPP. Il précisa que les preuves et soupçons nécessaires pour que la décision d’un placement en détention fût prise au stade de l’enquête n’étaient pas de la même nature ni de la même importance que ceux requis pour motiver une intime conviction quant à la culpabilité au terme du procès, et que, par conséquent, il n’était pas nécessaire, lors du placement en détention provisoire, de disposer des preuves qui seraient exigées aux fins de l’établissement de la culpabilité. Il estima qu’il existait un risque de fuite eu égard à la nature de l’infraction reprochée et à la peine encourue, et que, en ce début de la phase d’enquête, il y avait aussi un risque d’altération des preuves. Selon le juge, le contrôle judiciaire était dès lors insuffisant et la mesure de détention n’était pas disproportionnée.

34. Le 14 octobre 2016, le 8e juge de paix d’Ankara statua, dans le cadre de l’examen d’office de la détention, sur des demandes d’élargissement qui avaient été formulées par certains suspects. Le juge releva que le procureur de la République avait demandé l’examen de la détention en application de l’article 108 du CPP et le maintien de la mesure pour les trente-trois suspects concernés, parmi lesquels le requérant. Le juge accéda à la demande du procureur et ordonna ainsi le maintien en détention provisoire des intéressés. Il indiqua que le dossier contenait des preuves démontrant que les suspects avaient commis l’infraction reprochée et invoqua à nouveau le risque de fuite, d’altération de preuves et de récidive. Le juge mentionna également la nature de l’infraction reprochée et le fait qu’il s’agissait d’une infraction « cataloguée », et il considéra que la détention était une mesure proportionnée.

35. Les 7 novembre et 5 décembre 2016, ainsi que le 6 janvier 2017, les juges de paix d’Ankara examinèrent d’office la détention de trente suspects, parmi lesquels le requérant, et décidèrent la prolongation de cette mesure pour les mêmes motifs que ceux précédemment évoqués.

3. Le recours constitutionnel formé par le requérant

36. Le 26 décembre 2016, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Dans le cadre de cette action, il se plaignait d’avoir été placé en détention en méconnaissance des garanties procédurales reconnues en droit interne aux magistrats et dénonçait une absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée ainsi qu’une insuffisance des motifs de détention retenus contre lui. Il arguait que ni la décision de placement en détention ni les décisions relatives à la prolongation de cette mesure ne mentionnaient un élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir perpétré les faits incriminés et que les motifs de détention retenus contre lui n’étaient ni suffisants ni pertinents. Il alléguait aussi une atteinte à l’égalité des armes à raison de l’absence d’audience lors de l’examen de la détention, de la non‑communication de l’avis du procureur et de la restriction d’accès au dossier d’enquête. Il critiquait enfin les juges de paix ayant été appelés à se prononcer sur sa détention en ce qu’ils n’auraient été ni indépendants ni impartiaux ni compétents pour décider de sa détention.

37. Le 27 décembre 2017, la Cour constitutionnelle déclara ce recours irrecevable, considérant les griefs du requérant manifestement mal fondés.

38. Pour ce qui était de la régularité du placement en détention provisoire, la haute juridiction releva que, d’après l’acte d’accusation, le requérant était utilisateur de la messagerie ByLock. Elle estima que, compte tenu des caractéristiques de cette application, l’on pouvait admettre que l’utilisation de cette dernière ou son téléchargement en vue de son utilisation fussent considérés par les autorités d’enquête comme une preuve quant à l’existence d’un lien avec le FETÖ/PDY. Elle se référa à cet égard à son arrêt Aydın Yavuz et autres, rendu le 20 juin 2017. En conséquence, pour la Cour constitutionnelle, étant donné les caractéristiques de la messagerie en cause, l’on ne pouvait conclure que les autorités d’enquête ou les tribunaux ayant décidé de la détention avaient suivi une approche infondée et arbitraire lorsqu’ils avaient admis que l’utilisation de cette application par le requérant pouvait être considérée, suivant les circonstances de l’affaire, comme une « preuve forte » de la commission de l’infraction d’appartenance au FETÖ/PDY. En outre, prenant en compte les motifs indiqués dans les décisions de placement en détention et de rejet de l’opposition subséquente, la haute juridiction estima que l’on ne pouvait affirmer que les motifs de détention étaient inexistants et que la mesure en cause était disproportionnée.

39. S’agissant du grief tiré de l’absence d’audience lors de l’examen de la détention, la Cour constitutionnelle jugea qu’il n’y avait aucune raison de se départir de son arrêt Aydın Yavuz et autres, dans lequel elle avait estimé que l’absence d’audience lors du contrôle de la détention pendant une période d’environ neuf mois n’avait pas enfreint le droit à la liberté et à la sûreté, examiné à la lumière de l’article 15 de la Constitution.

40. Quant à la restriction d’accès au dossier d’enquête, la Cour constitutionnelle considéra, après examen des procès-verbaux d’audition, des décisions relatives à la détention, des demandes relatives à la contestation de la détention introduites par le requérant ou son avocat, et des documents et informations figurant dans le dossier d’enquête, que le requérant avait été informé des éléments ayant constitué le fondement principal de la détention, qu’il avait suffisamment eu connaissance de leur contenu et qu’il s’était vu offrir la possibilité de contester sa détention.

41. La Cour constitutionnelle releva que le requérant soutenait également que les juges de paix n’étaient ni indépendants ni impartiaux et que l’examen des recours en opposition par ces mêmes juges le privait d’un recours effectif contre la privation de liberté. Elle nota qu’elle avait examiné des griefs identiques dans le cadre de plusieurs affaires et que, compte tenu des caractéristiques structurelles de l’institution des juges de paix, elle avait considéré ces griefs comme manifestement mal fondés. Après avoir cité ses arrêts de principe en la matière, la Cour constitutionnelle estima qu’il n’y avait aucune raison de parvenir à une conclusion différente dans l’affaire du requérant.

42. La Cour constitutionnelle déclara aussi irrecevables le grief tiré de la méconnaissance alléguée de certaines garanties procédurales liées à la profession de magistrat ainsi que le grief tiré de la compétence du juge de paix pour décider du placement en détention. La haute juridiction considéra que, compte tenu de la nature de l’infraction reprochée et de la manière dont celle-ci avait été commise, il y avait lieu d’accepter la compétence des juges ayant ordonné le placement en détention du requérant, et elle ne releva aucune erreur d’appréciation ni d’arbitraire. La Cour constitutionnelle se référa à ses conclusions exposées dans ses précédents arrêts (Mustafa Başer et Metin Özçelik (recours no 2015/7908, 20 janvier 2016), et Süleyman Bağrıyanık et autres (recours no 2015/9756, 16 novembre 2016), paragraphes 101-103 ci-dessous).

4. Les décisions relatives au maintien en détention du requérant, adoptées postérieurement à l’exercice du recours constitutionnel, l’inculpation de l’intéressé, son procès et sa condamnation

43. Le 6 janvier 2017 entra en vigueur le décret-loi no 680 modifiant les règles de compétence ratione loci indiquées à l’article 93 de la loi no 2802. À la suite de cette modification, le parquet d’Ankara transmit le dossier au parquet d’Istanbul.

44. Les 7 février, 8 mars, 4 avril, 3 mai et 31 mai 2017, différents juges de paix d’Istanbul examinèrent la détention du requérant et décidèrent le maintien de cette mesure. Lors de l’examen de la détention réalisé le 4 avril 2017, le 10e juge de paix d’Istanbul s’appuya sur un rapport de police consacré à la messagerie ByLock (intitulé « ByLock CBS Sorgu Raporu »), établi par le bureau de lutte contre la contrebande et la criminalité organisée (« le KOM »), selon lequel le requérant était utilisateur de la messagerie ByLock.

45. Le 9 juin 2017, le requérant fut inculpé du chef d’appartenance à une organisation terroriste, sur le fondement de l’article 314 § 2 du CP et de l’article 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme.

46. Le 19 juin 2017, la 29e cour d’assises d’Istanbul autorisa la mise en accusation, à la suite de quoi le procès commença devant cette juridiction. La 29e cour d’assises prononça le maintien en détention provisoire du requérant, et elle requit de la Direction générale de la sûreté et du KOM de plus amples informations quant à l’utilisation de ByLock par l’intéressé. Sa décision fit l’objet d’une opposition, qui fut rejetée.

47. Les 14 juillet, 11 août et 8 septembre 2017, la 29e cour d’assises ordonna le maintien en détention provisoire du requérant, dans le cadre de l’examen d’office de la détention.

Les trois décisions ainsi adoptées par cette juridiction firent l’objet d’oppositions, qui furent rejetées. Lors de l’examen de ces recours, les juges se fondèrent, outre sur l’utilisation de la messagerie ByLock, sur les déclarations d’un témoin, C.U., qui avait indiqué que le requérant était membre du FETÖ/PDY.

48. Le 19 septembre 2017, la 29e cour d’assises tint la première audience sur le fond de l’affaire, à l’issue de laquelle elle décida le maintien en détention provisoire de l’intéressé. Au cours de cette audience à laquelle il participa via le système informatique audiovisuel « SEGBİS » (Ses ve Görüntü Bilişim Sistemi), le requérant indiqua que le rapport de police relatif à ByLock avait été versé au dossier près de huit mois après son placement en détention et que l’accusation n’avait fourni aucune preuve concrète à la date de sa mise en détention. À l’issue de la deuxième audience, tenue le 25 octobre 2017 en présence du requérant, la 29e cour d’assises ordonna à nouveau le maintien en détention provisoire du requérant, s’appuyant principalement sur l’utilisation de ByLock et le témoignage livré par le dénommé C.U. À cette audience, le requérant souleva l’incompétence matérielle et territoriale de la cour d’assises d’Istanbul pour le juger. Arguant qu’il s’agissait en l’occurrence d’une infraction commise dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, il allégua la compétence matérielle de la Cour de cassation. À supposer que l’infraction lui reprochée fût considérée comme une infraction personnelle au sens de l’article 93 de la loi no 2802, il allégua alors que la cour d’assises de Kocaeli était territorialement compétente. La 29e cour d’assises écarta cette exception.

49. Au cours du procès, la 29e cour d’assises examina régulièrement la détention du requérant et décida le maintien de cette mesure.

50. Au terme de la dernière audience, tenue le 19 mars 2018, la 29e cour d’assises reconnut le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés (à savoir l’infraction d’appartenance à une organisation armée terroriste), elle le condamna à sept ans et six mois d’emprisonnement et, compte tenu de la période passée en détention, elle ordonna sa mise en liberté. Pour prononcer cette sentence, la cour d’assises se fonda sur l’utilisation par le requérant de l’application ByLock. Elle observa qu’entre le 21 septembre 2014 et le 17 octobre 2014 l’intéressé s’était connecté à cinquante reprises au serveur de ByLock, ce qui avait été confirmé grâce à la vérification des antennes relais, laquelle avait permis l’établissement des communications. Elle se fonda aussi sur le témoignage de C.U. quant à l’appartenance du requérant à l’organisation : en effet, ce témoin avait indiqué que le requérant et lui-même travaillaient au sein du même tribunal, qu’ils étaient répartis dans deux groupes constitués par l’organisation et que, lors des élections des membres du HSK, le requérant avait œuvré pour récolter des voix en faveur du candidat de l’organisation.

51. La condamnation du requérant fut confirmée en appel.

L’affaire est actuellement pendante devant la Cour de cassation.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

52. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution sont exposées ci-après en leurs parties pertinentes.

Article 15

« En cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence, l’exercice des droits et libertés fondamentaux peut être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties assorties par la Constitution [à ces droits et libertés] peuvent être arrêtées, dans la mesure requise par la situation et sous condition de [respect] des obligations découlant du droit international.

Même dans les cas énumérés à l’alinéa premier, il ne peut être porté atteinte ni au droit de l’individu à la vie, sous réserve des décès qui résultent d’actes conformes au droit de la guerre, ni au droit à l’intégrité physique et spirituelle, ni à la liberté de religion, de conscience et de pensée ou à la règle qui interdit qu’une personne puisse être contrainte de révéler ses convictions ou blâmée ou accusée en raison de celles-ci, ni aux règles de la non-rétroactivité des peines et de la présomption d’innocence de l’accusé jusqu’à sa condamnation définitive. »

Article 19

« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.

(...)

Les personnes contre lesquelles existent de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues qu’en vertu d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent également leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.

(...)

Toute personne privée de sa liberté pour une raison quelconque a le droit d’introduire une requête devant une autorité judiciaire compétente afin d’obtenir une décision à bref délai sur sa situation et sa libération immédiate dans le cas où cette privation est illégale. (...) »

Article 121 (abrogé le 21 janvier 2017)

« (...) Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, peut adopter des décrets-lois dans les domaines que requière l’état d’urgence. (...) »

Article 138

« Dans [l’exercice de] leurs fonctions, les juges sont indépendants ; ils statuent, selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit.

Nul organe, nulle autorité, nulle instance, nulle personne ne peut donner d’ordres ou d’instructions aux tribunaux et aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel, ni leur adresser de circulaires, ni leur faire de recommandations ou suggestions.

Aucune question ne peut être posée ou discutée ou bien faire l’objet d’une quelconque déclaration à l’Assemblée législative au sujet de l’exercice du pouvoir juridictionnel dans le cadre d’un procès en cours.

Les organes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ainsi que l’administration sont tenus de se conformer aux décisions des tribunaux ; ces organes et l’administration ne peuvent en aucune manière modifier ces décisions ou en retarder l’exécution. »

Article 139

« Les juges et les procureurs sont irrévocables et ne peuvent, sauf s’ils y consentent, être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution ; ils ne peuvent pas être privés de leurs traitements, indemnités et autres droits relevant de leur statut, même en cas de suppression d’un tribunal ou d’un poste.

Sont réservées les exceptions concernant ceux qui ont été condamnés pour une infraction nécessitant leur révocation, ceux dont il est définitivement établi qu’ils sont dans l’incapacité de remplir leurs fonctions pour raisons de santé et ceux dont le maintien au sein de la profession a été jugé indésirable. »

53. Les mêmes principes d’indépendance du pouvoir judiciaire et d’inamovibilité des juges sont consacrés à l’article 140 de la Constitution.

54. Les principes constitutionnels d’indépendance sont repris dans la législation : il est, entre autres, précisé dans la loi no 2802 sur les juges et les procureurs que les magistrats exercent leurs fonctions conformément aux principes d’indépendance des tribunaux et d’inamovibilité des juges, et que nul organe, nulle autorité, nul individu ne peut donner d’ordres ou de directives aux tribunaux concernant l’exercice du pouvoir juridictionnel. La législation énonce clairement que tout acte portant atteinte à l’autonomie et à l’indépendance des tribunaux et des juges est interdit. De plus, l’article 277 du code pénal érige en infraction toute tentative d’« influence de personnes dotées de compétences judiciaires ».

Article 142

« La création des tribunaux, leurs pouvoirs et attributions, leur fonctionnement et les procédures suivies devant eux sont régis par la loi. »

Article 159 (tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits)

« Le Haut Conseil des juges et des procureurs est créé et exerce ses fonctions conformément aux principes d’indépendance des tribunaux et de garantie du pouvoir judiciaire.

Le Haut Conseil des juges et des procureurs compte au total vingt-deux membres (...) ; il est composé de trois chambres.

Le ministre de la Justice est le président du Conseil. Le sous-secrétaire du ministère de la Justice est membre de droit du Conseil. Quatre membres titulaires du Conseil, dont les qualifications sont précisées par la loi, sont nommés par le président de la République parmi le personnel enseignant travaillant dans le domaine juridique de l’enseignement supérieur et/ou parmi les avocats ; trois membres (...) sont nommés par l’Assemblée générale de la Cour de cassation parmi les membres de cette cour ; deux membres (...) sont nommés par l’Assemblée générale du Conseil d’État parmi les membres [de cette juridiction] ; un membre (...) est nommé par l’Assemblée générale de l’Académie de justice de Turquie parmi les membres [de cette institution] ; sept membres (...) sont élus parmi des juges et des procureurs civils de premier grade (...) de l’ordre judiciaire ; trois membres (...) sont élus parmi des juges et des procureurs de premier grade (...) de l’ordre administratif, pour une durée de quatre ans. Les membres dont le mandat est arrivé à son terme sont rééligibles. (...) »

55. Par une loi du 21 janvier 2017, le « Haut Conseil des juges et des procureurs » est devenu le « Conseil des juges et des procureurs ».

B. La loi no 5237 du 26 septembre 2004 portant code pénal (CP)

56. L’article 309 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution de la République de Turquie par la force et la violence ou de mettre en place un autre ordre en lieu de celui-ci ou d’empêcher partiellement ou totalement de facto la mise en place de cet ordre sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

57. L’article 312 § 1 du CP, sanctionnant les crimes contre le gouvernement, est ainsi rédigé :

« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »

58. L’article 314 §§ 1 et 2 du CP, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »

C. La loi no 5271 du 4 décembre 2004 portant code de procédure pénale (CPP)

59. L’article 2 du CPP, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :

« (...) j) sont qualifiées de « flagrant délit » (suçüstü) :

1. l’infraction qui est en train d’être commise ;

2. l’infraction qui vient d’être commise, et l’infraction qui a été commise par une personne poursuivie immédiatement après la réalisation de l’action et appréhendée par la police, par la victime ou par d’autres personnes ;

3. l’infraction qui a été commise par une personne qui a été appréhendée en possession d’objets ou de preuves laissant à penser que l’action a été très récemment réalisée (...) ».

60. L’article 20 du CPP se lit comme suit :

« Les actes accomplis par un juge ou un tribunal territorialement incompétent ne sont pas considérés comme nuls et non avenus (hükümsüz) du seul fait de l’incompétence territoriale. »

61. L’article 100 du CPP, relatif aux motifs de détention, peut se lire comme suit :

« 1. S’il existe des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être prononcées, eu égard à l’importance de l’affaire.

2. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée :

a) (...) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’un risque de fuite,

b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître un fort soupçon

1. de risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,

2. de tentative d’exercice de pressions sur les témoins ou les autres personnes (...) »

Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP (à savoir les infractions dites « cataloguées »), il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention.

62. L’article 108 du CPP, relatif à l’examen de la détention, peut se traduire comme suit :

« 1. Au stade de l’enquête [et] pendant toute la durée où le suspect est incarcéré et au plus tard tous les trente jours, un juge de paix examine, sur demande du procureur de la République [et] en tenant compte des dispositions de l’article 100, la question de la nécessité du maintien en détention, après avoir entendu le suspect ou l’avocat.

2. L’examen de la détention peut aussi être demandé par le suspect dans le délai indiqué à l’alinéa précédent.

3. Le juge ou le tribunal décide d’office de la nécessité du maintien en détention de l’accusé incarcéré à chaque audience ou bien si les circonstances le requièrent, entre les audiences ou dans le délai indiqué au premier alinéa. »

63. L’article 141 § 1 du CPP est ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :

a. qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

(...)

d) qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’a pas été traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle une décision sur le fond n’a pas été rendue dans ce même délai ; (...) »

64. L’article 161 § 8 du CPP, régissant les fonctions et pouvoirs du procureur de la République se lit comme suit :

« Dans le cas des infractions visées aux articles 302, 309, 311, 312, 313, 314, 315 et 316 du code pénal turc, une enquête est directement menée par les procureurs, même si l’infraction a été commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. (..). »

D. La loi no 2802 sur les juges et les procureurs et la loi no 6087 sur le Conseil des juges et des procureurs, et la jurisprudence y afférente

65. L’article 35 de la loi no 2802, relatif à la nomination par voie de mutation, est ainsi libellé :

« Les juges et les procureurs, conformément au règlement du Conseil des juges et des procureurs relatif à la nomination et à la mutation, sont nommés dans le même ressort juridictionnel ou dans d’autres ressorts, à des fonctions de même niveau ou de niveau supérieur, avec leurs droits acquis, le niveau de salaire et de grade.

Les ressorts juridictionnels des juridictions judiciaires et administratives sont déterminés en tenant compte des conditions géographiques et économiques, des facilités sociales, médicales et culturelles, du niveau d’isolement ainsi que des moyens et d’autres caractéristiques, et la durée d’exercice dans chaque ressort juridictionnel est fixée. »

66. Les articles 82 à 92 de la loi no 2802 édictent les règles devant s’appliquer dans le cadre des enquêtes et procédures relatives à des infractions commises par les magistrats dans ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. L’article 93 de ladite loi concerne les infractions personnelles commises par les magistrats. Quant à l’article 94 de la même loi, il s’agit d’une disposition commune, qui couvre les deux types de cas.

67. Les dispositions relevantes en la matière de la loi no 2802 se lisent comme suit en leurs parties pertinentes en l’espèce :

Article 82

« L’ouverture d’une enquête préliminaire (inceleme) ou d’une instruction (soruşturma) à l’égard des juges et des procureurs pour les infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions, [et pour] les attitudes et comportements incompatibles avec leurs statuts et fonctions, est subordonnée à l’autorisation du ministère de la Justice. Le ministère de la Justice peut confier la conduite de l’enquête préliminaire et de l’instruction aux inspecteurs du service judiciaire ou bien à un juge ou un procureur plus expérimenté que celui qui fera l’objet de l’enquête. »

Article 85

« Au stade de l’enquête, les demandes de placement en détention sont examinées et tranchées par l’autorité compétente pour décider de l’ouverture du procès (son soruşturma açılmasına karar vermeye yetkili merci). »

Article 88

« Hormis dans les cas de flagrant délit relevant de la compétence de la cour d’assises, les juges et les procureurs à qui il est reproché d’avoir commis une infraction ne peuvent pas être arrêtés, ni faire l’objet d’une fouille ou d’une perquisition, ni être interrogés. Toutefois, le ministère de la Justice est immédiatement informé de la situation.

Pour les agents et officiers des forces de l’ordre agissant en contradiction avec les dispositions du paragraphe premier, une enquête sera directement menée par le procureur de la République compétent conformément aux dispositions de droit commun et une procédure diligentée. »

Article 89

« Lorsque l’ouverture d’un procès à l’égard des juges et des procureurs pour les infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions est jugée nécessaire, le dossier est envoyé par le ministère de la Justice au parquet près la cour d’assises la plus proche du ressort de la juridiction [d’affectation de] l’intéressé ou, [si celui-ci est en fonction au sein de l’un des services centraux du ministère de la Justice ou de l’un des organismes qui y sont rattachés], au parquet d’Ankara.

Le procureur de la République établit l’acte d’accusation dans un délai de cinq jours, et le transmet à la cour d’assises pour qu’elle décide qu’il y a lieu, ou non, de procéder à l’ouverture du procès.

(...) »

Article 93 (tel qu’il était en vigueur avant le 2 janvier 2017)

« [La conduite de] l’enquête relative à des infractions personnelles (kişisel suçları) commises par les juges et les procureurs revient au procureur général de la République près la cour d’assises la plus proche du ressort juridictionnel de la cour d’assises dont relève l’intéressé, et [la conduite de] la procédure [revient] à la cour d’assises de ce lieu. »

L’article 7 du décret-loi no 680 du 2 janvier 2017 a modifié l’article 93 de la loi no 2802 comme suit :

Article 93 (tel qu’il est en vigueur depuis le 2 janvier 2017)

« La compétence pour mener une enquête sur les infractions personnelles (kişisel suçları) commises par les juges et les procureurs et celle pour mener une procédure pour ce type d’infractions relèvent [respectivement] du parquet du lieu où se trouve la cour d’appel du ressort juridictionnel de l’intéressé et de la cour d’assises de ce lieu. »

Article 94

« En cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises, l’enquête préliminaire est menée conformément aux dispositions de droit commun. L’enquête préliminaire est conduite en personne par les procureurs de la République compétents. »

68. En ce qui concerne la loi no 6087 sur le HSK, certaines de ses dispositions ont été modifiées par la loi no 6524 du 15 février 2014, qui a octroyé au ministre de la Justice, entre autres, le pouvoir de décider de l’affectation des membres au sein des trois chambres du HSK, de nommer le président et le vice-président du Comité d’inspection du ministère de la Justice, d’instruire une enquête disciplinaire et d’autoriser l’ouverture d’une instruction concernant les membres du HSK.

69. Par un arrêt du 10 avril 2014 (E.2014/57-K.2014/81), publié au Journal officiel le 14 mai 2014, la Cour constitutionnelle, siégeant en assemblée plénière, a annulé certaines des dispositions de la nouvelle loi, notamment celles relatives au transfert des compétences susmentionnées au ministre de la Justice, les déclarant contraires à la Constitution du fait de leur incompatibilité avec les principes d’indépendance du pouvoir judiciaire et d’inamovibilité des juges. Les arrêts de la Cour constitutionnelle n’ayant pas d’effet rétroactif, les conséquences étant dans l’intervalle résultées des dispositions déclarées contraires à la Constitution n’ont pas été effacées.

70. Dans un arrêt du 19 février 2013 (E.2011/5-137, K.2013/58), la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, et statuant sur le cas d’un magistrat accusé de flagrant délit de corruption, a indiqué que les articles 82 à 92 de la loi no 2802 concernaient les infractions liées aux fonctions de magistrat.

E. La loi no 5235 sur l’organisation judiciaire et la jurisprudence y relative

71. Les juges de paix statuant en matière pénale ont été établis par la loi no 6545 du 18 juin 2014, entrée en vigueur le 28 juin 2014, modifiant l’article 10 de la loi no 5235 sur l’organisation judiciaire. Les tribunaux d’instance pénale ont été supprimés et leurs compétences en matière de mesures préventives, au stade de l’enquête, ont été attribuées aux juges de paix.

72. L’article 10 de la loi no 5235 sur l’organisation judiciaire, tel que modifié par l’article 34 de la loi no 6545, peut se lire comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Sous réserve des cas de compétences complémentaires attribuées par la loi, les juges de paix sont institués pour prendre, au cours des enquêtes, les décisions devant être rendues par un juge, adopter des actes et examiner les oppositions formées contre ceux-ci.

Plusieurs juges de paix peuvent être institués dans les endroits où la charge de travail l’exige. Dans ce cas, les juges de paix se voient attribuer chacun un numéro. Les juges affectés à la fonction de juge de paix ne peuvent pas être affectés au sein d’autres tribunaux ou se voir assigner d’autres tâches par les commissions de la justice de la juridiction judiciaire (adli yargı adalet komisyonlarınca). (...) »

73. Selon la motivation générale de la loi no 6545, telle que présentée à l’Assemblée nationale par la Direction générale de la législation du ministère de la Justice, le remplacement des tribunaux d’instance pénale par des juges de paix visait d’une part à mettre fin à la dualité des juridictions pénales de premier degré (tribunal d’instance pénale et tribunal correctionnel) et d’autre part à instaurer une spécialisation en matière de mesures préventives. Les tribunaux d’instance pénale étaient jusque-là en charge d’une quantité importante de tâches variées, s’ajoutant à leur fonction de jugement. Les tâches en question n’étant pas prises en considération pour l’avancement des juges, elles étaient perçues comme accessoires, et, de ce fait, ne faisaient pas l’objet d’un examen attentif. Les juges de paix ont donc été créés pour adopter, au stade de l’enquête, les décisions devant être prises par un juge. Le législateur entendait, de cette manière, permettre une spécialisation concernant les mesures préventives et d’assurer une protection plus effective des droits et libertés fondamentaux.

74. Selon la motivation spécifique de la disposition modifiant l’article 10 de la loi no 5235 sur l’organisation judiciaire, l’absence d’un juge spécialement en charge des mesures préventives donnait lieu à des pratiques différentes et à des dysfonctionnements, et, par ailleurs, de vives critiques étaient émises au sujet de l’insuffisance des motifs dans les décisions relatives aux mesures préventives, de l’absence d’une approche uniforme entre les juridictions et du fait pour le juge ayant décidé du placement en détention d’être ensuite appelé à statuer sur le fond de l’affaire. Ainsi, selon la motivation spécifique de la disposition susmentionnée, l’instauration des juges de paix permettrait avant tout une spécialisation et une harmonisation dans la mise en œuvre des mesures préventives. Avec cette disposition, le but poursuivi était donc d’atteindre, avec le temps, un standard dans les décisions relatives aux mesures préventives, à travers tout le pays, en assurant une interaction entre les juges de paix.

75. Par un arrêt du 14 janvier 2015 (E.2014/164-K.2015/12), publié au Journal officiel le 22 mai 2015, la Cour constitutionnelle, siégeant en assemblée plénière, a rejeté le recours en inconstitutionnalité visant certaines dispositions, à savoir l’article 10 de la loi no 5235 sur l’organisation judiciaire ainsi que les alinéas a) et b) du 3e paragraphe de l’article 268 du CPP, dont elle avait été saisie dans le cadre d’exceptions d’inconstitutionnalité soulevées par le 1er juge de paix d’Eskişehir. À l’appui de ces exceptions, ce magistrat affirmait que le sort des enquêtes pénales conduites en Turquie était dorénavant laissé à l’initiative du pouvoir politique, via un nombre limité de juges de paix, et il alléguait une atteinte au principe du juge naturel ainsi qu’à l’indépendance de la justice.

Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a relevé que les juges de paix avaient été institués en vertu de l’article 142 de la Constitution pour que les décisions devant être prises par un juge au stade de l’enquête le soient par des juges spécialisés. Elle a également rappelé l’objectif recherché par l’institution des juges de paix, tel que présenté dans la motivation générale de la loi no 6545.

76. La Cour constitutionnelle a ensuite indiqué que le principe du juge naturel ne pouvait être interprété comme interdisant à une juridiction nouvellement créée ou à un juge récemment désigné au sein d’une juridiction existante de statuer sur une affaire relative à une infraction commise avant la création ou la désignation en question. Elle a précisé que, à condition qu’il ne soit pas limité à un évènement, à une personne ou à un groupe, le fait pour une juridiction nouvellement créée ou un juge récemment désigné de connaître d’un litige antérieur auxdites création ou désignation ne constituait pas une atteinte au droit au juge naturel. La haute juridiction a souligné que l’admission d’une approche contraire aurait pour conséquence de rendre impossible la création de nouvelles juridictions dans un pays. Après avoir noté que la règle attaquée avait été mise en œuvre, à la suite de son entrée en vigueur, à tous les litiges relevant de son champ d’application, la Cour constitutionnelle a considéré que cette règle n’était pas contraire au principe du juge naturel.

77. Pour autant que l’indépendance et l’impartialité des juges de paix étaient remises en question, la Cour constitutionnelle, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, a relevé que les juges de paix étaient désignés
– comme tous les autres juges – par le HSK, qu’ils disposaient des garanties reconnues aux magistrats par l’article 139 de la Constitution, et qu’ils ne se trouvaient pas dans une situation différente des autres magistrats quant à la question de l’indépendance, et elle a noté qu’il n’existait pas d’éléments de nature à emporter la conviction que leur garantie d’indépendance se trouvait diminuée.

78. La Cour constitutionnelle a ajouté que l’on ne pouvait pas alléguer un manque d’impartialité objective des juges de paix, compte tenu des dispositions constitutionnelles et législatives relatives à l’indépendance des juges et des garanties assurant leur indépendance et leur impartialité. La haute juridiction a considéré que les juges de paix disposaient de garanties suffisantes pour agir en toute impartialité dans l’exercice de leurs fonctions. Elle a par ailleurs indiqué que, si le manque d’impartialité d’un juge de paix était établi au moyen de preuves concrètes, objectives et déterminantes, il existait des règles procédurales empêchant ce magistrat de connaître de l’affaire dont il était saisi.

79. Quant à l’exception d’inconstitutionnalité relative au recours en opposition, selon laquelle l’examen de l’opposition par un autre juge de paix aurait pour conséquence de rendre ce recours ineffectif, la Cour constitutionnelle a relevé que les juges de paix étaient compétents pour contrôler la décision attaquée et se prononcer sur le bien-fondé de l’affaire, et que le recours en opposition était en conséquence une voie de droit effective. Elle a ajouté qu’il n’y avait pas de normes constitutionnelles exigeant l’examen des oppositions formées contre les décisions des juges de paix par une juridiction de degré supérieur : à ses yeux, dès lors qu’un contrôle effectif était assuré, il n’y avait pas d’obligation quant à l’examen de l’opposition par une juridiction supérieure. La Cour constitutionnelle a aussi souligné que les différentes « chambres » d’une même juridiction ne pouvaient pas être perçues comme une seule et même juridiction, et elle a indiqué que le fait d’organiser les juridictions relevant du même ressort juridictionnel en « chambres » était un choix d’ordre administratif dans l’organisation des juridictions. Ainsi, pour la haute juridiction, il convenait de considérer le juge de paix chargé de l’examen de l’opposition comme un juge indépendant et différent du juge de paix à l’origine de la décision attaquée. Enfin, la Cour constitutionnelle a précisé que le fait de soumettre les oppositions à l’examen de juges aussi spécialisés en matière de mesures préventives reposait sur un objectif d’intérêt public.

80. Par un autre arrêt, en date du 8 avril 2015, la Cour constitutionnelle a rejeté des griefs similaires formulés dans le cadre d’un recours individuel (Hikmet Kopar et autres, requête no 2014/14061). À l’appui de leurs allégations de manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix, les recourants se fondaient essentiellement sur des déclarations faites par le pouvoir exécutif, et notamment par le Premier ministre. En outre, ils indiquaient qu’un juge de paix avait partagé sur les réseaux sociaux des propos élogieux à l’égard du Premier ministre et que des juges ayant ordonné la mise en liberté de personnes arrêtées lors d’opérations policières menées les 17 et 25 décembre 2013 avaient été nommés juges de paix. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a noté que les juges de paix exerçaient leurs fonctions sur la base de dispositions législatives générales et à la suite de leur désignation par le HSK. En conséquence, elle a jugé que, en l’absence de la démonstration de l’existence d’actes ou de comportements dénotant un préjugé envers les intéressés, l’on ne pouvait admettre que des faits dont la réalité et la nature n’étaient pas établies de façon certaine ou que des commentaires exprimés lors de débats politiques prouvaient que les juges concernés avaient fait montre d’un manque d’indépendance et d’impartialité, pour des raisons politiques ou personnelles.

F. Les décrets-lois nos 667 et 668 et la loi no 7145

81. Deux décrets-lois successifs, no 667 et no 668, respectivement entrés en vigueur le 23 juillet 2016 et le 27 juillet 2016, ont apporté des modifications quant à certains actes d’enquête et de procédure. Ainsi, selon l’article 6, paragraphe 1er, alinéa ı, du décret-loi no 667, la question du maintien en détention, les oppositions formées contre une détention et les demandes de mise en liberté « peuvent » être examinées sur dossier. Selon le paragraphe 1er, alinéa ç, de l’article 3 du décret-loi no 668, les demandes de mise en liberté présentées par un détenu sont examinées sur dossier au moment de l’examen d’office réalisé tous les trente jours en application de l’article 108 du CPP.

82. L’article 13 de la loi no 7145 adoptée le 25 juillet 2018 et entrée en vigueur le 31 juillet 2018 a ajouté un article 19 provisoire à la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme, qui se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Article 19 provisoire – Pendant une période de trois ans à partir de l’entrée en vigueur de cet article, concernant les infractions définies dans le Deuxième Livre, Quatrième Titre, Quatrième, Cinquième, Sixième et Septième Chapitres de la loi no 5237 portant code pénal et les infractions relevant de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme ou bien les infractions commises dans le cadre des activités d’une organisation :

(...)

c) 1. Les oppositions contre la détention et les demandes d’élargissement peuvent être examinées sur dossier.

2. Les demandes d’élargissement peuvent être examinées sur dossier lors de l’examen de la détention réalisé tous les trente jours au plus tard.

3. L’examen de la détention effectué en application de l’article 108 de la loi no 5271 du 4 décembre 2004 portant code de procédure pénale est réalisé d’office tous les trente jours au plus tard sur dossier, et tous les quatre-vingt-dix jours après l’audition de la personne [détenue] ou de son avocat. »

G. La jurisprudence pertinente

1. La jurisprudence de la Cour de cassation

83. Dans son arrêt du 20 avril 2015 (E.2015/1069, K.2015/840), la 16e chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée comme suit :

« (...) L’infraction d’appartenance à une organisation armée est commise par la soumission volontaire à la hiérarchie de l’organisation, par l’acceptation du but de la création de cette organisation armée et de ses activités (...). Même si la réalisation de l’infraction est complète par l’adhésion, l’infraction continue à être commise au cours de cette appartenance (...) »

84. Dans son arrêt du 6 avril 2016 (E.2015/7367, K.2016/2130), la même chambre criminelle de la Cour de cassation s’est exprimée de la manière suivante :

« La continuité d’une infraction cesse au moment de l’arrestation. Lorsque les actes susceptibles de [permettre d’atteindre] le but de l’organisation et présentant une certaine gravité sont effectués entre l’adhésion à l’organisation et le moment de l’arrestation, il est impératif de considérer le régime juridique de toutes les infractions et les dispositions régissant le concours d’infractions ensemble (...) »

85. Dans son arrêt du 18 juillet 2017 (E.2016/7162, K.2017/4786), cette même chambre a statué comme suit :

« (...) L’appartenance à une organisation est réprimée par l’article 220 § 2 du code pénal.

(...)

Le membre d’une organisation est quelqu’un qui adhère à la hiérarchie [de cette structure] et qui, de ce fait, se soumet à la volonté de cette organisation en étant prêt à s’acquitter des missions qui lui sont confiées. [L’appartenance à] une organisation signifie l’adhésion à celle-ci, l’existence d’un lien de rattachement, la soumission à son pouvoir hiérarchique. Un membre de l’organisation doit avoir un lien organique avec celle-ci et participer à ses activités (...).

Même s’il n’est pas forcément nécessaire, pour que le membre d’une organisation soit sanctionné, que celui-ci ait commis une infraction dans le cadre des activités de cette organisation et en vue de réaliser son but, cet individu doit quand même avoir contribué matériellement ou moralement de manière concrète à l’existence même de celle-ci et à son renforcement moral. L’appartenance étant une infraction continue, les actions doivent présenter une certaine intensité (...).

Le fait d’appartenir à l’organisation, qui constitue une infraction continue, est considéré comme une infraction unique jusqu’à la réalisation d’une rupture juridique et factuelle. L’appartenance à une organisation prend fin par l’arrestation de la personne, par la dissolution de cette organisation, par l’exclusion de cette personne de cette organisation ou bien par le départ [de cette personne de celle-ci].

(...)

Infraction de création d’une organisation terroriste et d’appartenance à celle-ci :

Pour qu’une structure soit qualifiée d’organisation terroriste au regard de l’article 314 du CP, en plus de remplir les conditions nécessaires pour l’existence d’une organisation au sens de l’article 220 du CP, celle-ci doit aussi être créée en vue de la commission des infractions [listées dans certains chapitres du CP] (...) et doit également disposer d’armes suffisantes ou avoir la possibilité d’utiliser ces armes dans le but de réaliser ce but (...) »

86. Dans deux autres arrêts rendus les 6 et 13 février 2017 par sa 16e chambre criminelle, la Cour de cassation a réitéré le principe selon lequel l’appartenance à une organisation terroriste armée est une infraction continue et que la continuité de cette infraction cesse au moment de l’arrestation (E. 2015/2361, K.2017/427 et E.2017/139, K.2017/785).

87. Dans un arrêt de principe en date du 24 avril 2017 (E.2015/3‑K.2017/3), la 16e chambre criminelle de la Cour de cassation, statuant en tant que juridiction de première instance, a condamné deux juges, M.B. et M.M., pour appartenance au FETÖ/PDY et abus de pouvoir. Pour parvenir à ce constat de culpabilité, la 16e chambre criminelle s’est appuyée, entre autres, sur l’utilisation par les intéressés de la messagerie ByLock. La 16e chambre criminelle a par ailleurs répondu à l’argument de l’un des deux accusés tiré de la compétence de la 2e cour d’assises de Bakırköy. Elle a indiqué que la loi no 6526, qui avait ajouté le paragraphe 8 à l’article 161 du CPP (paragraphe 64 ci-dessus), ne renfermait pas de dispositions spéciales quant aux actes d’enquête pouvant être adoptés par un juge au stade de l’enquête et qu’en conséquence, selon la loi no 2802 sur les juges et les procureurs en vigueur, il n’y avait pas de doutes quant à la compétence de la cour d’assises.

88. Par un arrêt du 26 septembre 2017 (E. 2017/16-956, K. 2017/370), la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a confirmé l’arrêt de la 16e chambre criminelle. S’agissant de la situation de flagrance pour l’infraction d’appartenance à une organisation armée, elle s’est prononcée comme suit :

« (...) Comme explicité dans la jurisprudence constante et actuelle de la Cour de cassation, s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, qui constitue une infraction continue, à l’exception des cas où [la continuité prend fin avec] la dissolution de cette organisation ou la cessation de l’appartenance [à une cette structure], la [dite] continuité peut être interrompue par l’arrestation de l’auteur. Le moment et le lieu de l’infraction doivent donc être déterminés en conséquence. Pour cette raison est en cause une situation de flagrant délit au moment de l’arrestation des magistrats suspectés du crime d’appartenance à une organisation armée, et, [dès lors], l’instruction doit être menée conformément aux dispositions de droit commun (...). »

89. La haute juridiction a aussi examiné le grief des intéressés relatif à la régularité de l’acte d’accusation. Elle a noté que, dès lors que la loi no 2802 ne comportait pas de dispositions détaillées et claires quant aux différentes étapes de l’enquête et de la procédure, la résolution de la question relevait du CPP. Elle a ainsi considéré que ce point était clairement visé à l’article 1er du CPP, rédigé en ces termes : « Cette loi régit les règles relatives à la procédure pénale et les droits, fonctions et devoirs des acteurs de ce processus ». Elle a jugé que, en l’absence de dispositions contraires, les dispositions du CPP s’appliquaient dans le cadre des enquêtes régies par une procédure spéciale ou lors de procédures menées par des autorités judiciaires spéciales.

90. Le 10 octobre 2017, la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a rendu deux arrêts allant dans le même sens que son arrêt du 26 septembre 2017, quant à l’examen de la situation de flagrance pour l’infraction d’appartenance à une organisation armée (E. 2017/1000, K.2017/395 et E. 2017/1001, K.2017/396). Statuant sur le cas de magistrats accusés d’appartenance au FETÖ/PDY, elle a estimé qu’il existait, au moment de leur arrestation, une situation de flagrant délit au sens de l’article 94 de la loi no 2802. Elle a indiqué que les articles 82 à 92 de la loi no 2802 concernaient les infractions liées aux fonctions de magistrat mais que l’infraction reprochée aux intéressés – appartenance à une organisation illégale – était une infraction personnelle au sens de l’article 93 de la loi no 2802. L’autorité de jugement devait donc être déterminée en application de cette disposition.

2. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

a) L’arrêt Aydın Yavuz et autres (recours no 2016/22169, 20 juin 2017)

91. Dans son arrêt de principe Aydın Yavuz et autres, adopté à l’unanimité, la Cour constitutionnelle a examiné l’existence de raisons plausibles de soupçonner les recourants d’avoir commis l’infraction qui leur était reprochée, à savoir la tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. Elle a jugé que, compte tenu des caractéristiques de l’application ByLock, son utilisation par une personne ou son téléchargement en vue de son utilisation pouvaient être considérés par les autorités d’enquête comme un indice de l’existence de liens entre cette personne et le FETÖ/PDY. La Cour constitutionnelle a estimé que le degré de cet indice pouvait varier dans chaque affaire, en fonction de facteurs tels que l’utilisation effective de cette application par la personne concernée, le mode et la fréquence d’utilisation, la position et l’importance des contacts au sein du FETÖ/PDY et le contenu des messages échangés via cette application. Aussi, pour la Cour constitutionnelle, étant donné les caractéristiques de cette messagerie, l’on ne pouvait conclure que les autorités d’enquête ou les tribunaux ayant décidé de la détention avaient suivi une approche infondée et arbitraire lorsqu’ils avaient admis que l’utilisation de cette application pouvait être considérée dans le cadre des enquêtes conduites en lien avec la tentative de coup d’État ou bien avec le FETÖ/PDY, suivant les circonstances de l’affaire, comme une « preuve forte » de la commission de l’infraction en cause.

92. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a également examiné le grief relatif à l’absence d’audience lors de l’examen de la détention pendant une période de huit mois et dix-huit jours et a conclu que cette circonstance n’avait pas enfreint l’article 19 § 8 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 15 de la Constitution, relatif à la suspension des droits et libertés fondamentaux en cas d’état d’urgence (voir, pour la traduction des parties pertinentes de l’arrêt, assurée par la Cour constitutionnelle et publiée sur son site Internet, [https://www.anayasa.gov.tr/media/2723/2016-22169.pdf](https://www.anayasa.gov.tr/media/2723/2016-22169.pdf)). Après avoir noté que l’absence d’audience pendant une période de huit mois et dix-huit jours était, au vu de sa jurisprudence, contraire aux exigences de l’article 19 § 8 de la Constitution, la Cour constitutionnelle a jugé qu’il convenait d’examiner si la situation en cause se trouvait justifiée au regard de l’article 15 de la Constitution. Elle a considéré que, aux fins de l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence, il y avait lieu de prendre en compte les caractéristiques de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence et les conditions étant résultées de celui-ci, ainsi que la durée de la privation de liberté subie sans comparution devant un juge.

93. La Cour constitutionnelle a relevé que, consécutivement à la déclaration d’état d’urgence, une enquête pénale avait été ouverte concernant 162 000 personnes, plus de 50 000 personnes avaient été mises en détention dans ce contexte et plus de 47 000 personnes avaient été libérées sous contrôle judiciaire : les autorités d’enquête s’étaient ainsi soudainement retrouvées dans l’obligation d’ouvrir et de mener des enquêtes contre des dizaines de milliers de personnes, en raison d’un évènement survenu subitement. De plus, la Cour constitutionnelle a considéré que, étant donné les caractéristiques de l’organisation FETÖ/PDY (confidentialité, structuration de type cellule, infiltration dans toutes les institutions publiques, avec attribution d’un caractère sacré et action sur la base de l’obéissance et du dévouement), les enquêtes y relatives étaient plus complexes et difficiles. Elle a ainsi noté que, dans ce contexte, les organes judiciaires et les autorités d’enquête avaient dû faire face à la gestion d’une surcharge de travail imprévisible et que, dans le même temps, plus de 4 000 magistrats avaient été révoqués de leurs fonctions. Elle a également constaté que différentes mesures avaient été adoptées à la suite de la tentative de coup d’État, notamment pour remédier à la grave situation dans laquelle se trouvaient les autorités en charge des enquêtes et les autorités judiciaires ainsi que pour maintenir le bon fonctionnement de la justice (dispositions prises en vue d’augmenter le nombre de magistrats : diminution des périodes de stage des auditeurs de justice, adoption de mesures administratives pour permettre le recrutement de candidats magistrats et réintégration dans la profession de magistrats retraités ou démissionnaires).

94. La Cour constitutionnelle a souligné que, malgré les limitations apportées par les décrets-lois nos 667 et 668 pendant la période d’état d’urgence quant à la tenue d’audiences, les personnes détenues – y compris celles impliquées dans la tentative de coup d’État – continuaient à bénéficier de la possibilité de saisir un juge en vue d’obtenir leur élargissement : ces personnes pouvaient ainsi, en vertu de l’article 104 du CPP, formuler des demandes d’élargissement à tout moment de l’enquête, lesquelles étaient étudiées au moment de l’examen d’office réalisé tous les trente jours ; de plus, les intéressés disposaient de la possibilité de former opposition contre toutes les décisions relatives à la détention.

95. Aussi la Cour constitutionnelle a-t-elle conclu que, eu égard à la lourde charge de travail imprévisible à laquelle avaient dû faire face les autorités d’enquête et de poursuite et les organes judiciaires après la tentative de coup d’État, à la suspension puis à la révocation par le HSK d’un nombre important de magistrats censés s’acquitter de ce travail et assumer le bon fonctionnement du système judiciaire (environ un tiers des membres de la magistrature), à raison de leurs liens avec le FETÖ/PDY, et à la révocation d’un nombre important de membres du personnel judiciaire d’appui et d’agents de la force publique qui auraient dû participer aux enquêtes et aux poursuites, appréciées ensemble, il convenait d’admettre que le fait de procéder en l’absence d’une audience, uniquement sur dossier, à un contrôle de la détention des personnes détenues pour certaines infractions devait être considéré comme une mesure proportionnée au regard des exigences de l’état d’urgence

96. La Cour constitutionnelle a relevé en outre qu’un certain nombre de surveillants de prison et de gendarmes, responsables de la sécurité et de la protection des prisonniers, ainsi qu’une partie importante des agents de police pouvant au besoin être affectés à la protection des détenus, avaient été révoqués ou suspendus de leurs fonctions à raison de leurs liens avec des organisations terroristes, la diminution des effectifs de ces membres des forces de l’ordre étant corrélative à une augmentation du nombre de personnes placées en détention pour des motifs en lien avec des infractions terroristes et concomitante à une situation de surpopulation carcérale. Elle a ajouté qu’il ne fallait pas perdre de vue que le transfèrement de dizaines de milliers de détenus vers les palais de justice ou vers des endroits où ils pourraient être entendus via le système informatique audiovisuel « SEGBIS » aux fins du contrôle de leur détention donnerait lieu à de sérieux problèmes de sécurité. Aussi la Cour constitutionnelle a-t-elle considéré que l’examen de la détention, pour les infractions en question, sans tenir d’audience était une nécessité pour la protection de la sécurité publique dans le contexte de l’état d’urgence déclaré à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

97. La Cour constitutionnelle a conclu que le maintien en détention des intéressés en application de décisions rendues sans audience pendant une période de huit mois et dix-huit jours était « dans la mesure où la situation l’exige[ait] ». Ainsi, aux yeux de la Cour constitutionnelle, l’ingérence en cause, bien que contraire aux garanties visées à l’article 19 § 8 de la Constitution, était conforme aux critères énoncés à l’article 15 de la Constitution.

b) L’arrêt Selçuk Özdemir (recours no 2016/49158, 26 juillet 2017)

98. Dans son arrêt Selçuk Özdemir, adopté à l’unanimité, la Cour constitutionnelle a examiné pour la première fois la légalité du placement en détention provisoire d’un magistrat en lien avec la tentative de coup d’État. Se référant à la conclusion à laquelle elle était parvenue dans son arrêt de principe Aydın Yavuz et autres et rappelant les caractéristiques de la messagerie ByLock, elle a estimé que le fait de considérer l’utilisation de ByLock ou son téléchargement en vue de son utilisation comme un « indice fort » de la commission de l’infraction reprochée au plaignant (en l’occurrence, appartenance au FETÖ/PDY) ne pouvait être perçu, dans les circonstances de l’affaire et étant donné les caractéristiques de ByLock, comme une solution infondée et arbitraire.

99. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a indiqué que, au cours des années ayant précédé la tentative de coup d’État, de nombreuses enquêtes et procédures avaient été menées en lien avec le FETÖ/PDY pour les infractions suivantes : destruction de preuves ; écoute illégale des institutions de l’État et des hauts responsables ; divulgation des activités secrètes de l’État ; obtention et divulgation des questions pour les examens d’accès à la fonction publique ou les examens d’avancement dans la profession ; tentative faite en vue de renverser le gouvernement par la force ou de l’empêcher d’accomplir ses fonctions. La Cour constitutionnelle a ajouté que le 16 juin 2016, à l’issue d’une procédure pénale en lien avec le FETÖ/PDY, la cour d’assises saisie de l’affaire avait conclu que cette organisation s’était structurée au sein des forces armées, de la police et des institutions judiciaires, qu’elle avait assis sa structure en dehors de la structure étatique, et qu’elle avait été considérée par la cour d’assises comme une organisation terroriste armée. Elle a par ailleurs noté que le HSK avait ouvert des procédures disciplinaires concernant plusieurs magistrats à raison d’irrégularités commises en lien avec cette organisation et qu’il avait décidé la révocation de ces magistrats.

La Cour constitutionnelle a relaté que, à partir de l’été 2014, de nombreux magistrats, au sujet desquels la conviction répandue de l’existence de liens entre eux et le FETÖ/PDY était acquise, avaient été révoqués de fonctions considérées comme importantes dans l’organisation de la justice (procureurs généraux et procureurs généraux adjoints, présidents de commissions, présidents de cours d’assises, présidents de tribunaux de commerce, procureurs généraux, inspecteurs de justice et juges rapporteurs) et affectés à d’autres fonctions, toujours en tant que magistrats.

La Cour constitutionnelle a en outre donné des informations quant au nombre de magistrats ayant fait l’objet d’une enquête pénale et d’une mesure de révocation. Ainsi, à la date du 24 juillet 2017, 4 664 magistrats étaient concernés par une enquête pénale et parmi ces magistrats 2 431 étaient en détention, les autres ayant été libérés (pour certains sous contrôle judiciaire), ayant pris la fuite ou n’ayant pas fait l’objet d’une mesure privative de liberté. La Cour constitutionnelle a indiqué que le HSK avait révoqué 2 847 magistrats le 24 août 2016, 543 magistrats le 31 août 2016, 66 magistrats le 4 octobre 2016, 203 magistrats le 15 novembre 2016, 227 magistrats le 13 février 2017, 202 magistrats le 17 mars 2017, 45 magistrats le 3 avril 2017 et 107 magistrats le 5 mai 2017.

La Cour constitutionnelle a également décrit la structuration du FETÖ/PDY au sein de la justice.

c) L’arrêt Mehmet Hasan Altan (recours no 2016/23672, 11 janvier 2018)

100. Dans son arrêt Mehmet Hasan Altan, la Cour constitutionnelle s’est penchée sur un grief tiré de la légalité et de la régularité de la détention d’un journaliste (voir l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, §§ 35-44, 20 mars 2018). Après avoir examiné les éléments de preuve sur le fondement desquels l’intéressé avait été mis en détention provisoire, elle a conclu que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée dans le cas d’espèce. Ensuite, la Cour constitutionnelle a examiné s’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté à l’aune de l’article 15 de la Constitution. À cet égard, elle a d’abord constaté que la Constitution permettait, en cas d’état d’urgence, de prendre des mesures contraires aux garanties découlant de son article 19 dans la mesure requise par la situation. Elle a cependant estimé que, si l’on acceptait que les personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une indication sérieuse qu’elles avaient commis une infraction, les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens. Elle a ainsi jugé que la détention provisoire subie par le plaignant était hors de proportion avec les strictes exigences de la situation et a conclu à la majorité (par onze voix contre six) que le droit à la liberté et à la sûreté de l’intéressé, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé.

d) Les arrêts Mustafa Başer et Metin Özçelik (recours no 2015/7908, 20 janvier 2016), et Süleyman Bağrıyanık et autres (recours no 2015/9756, 16 novembre 2016)

101. Dans son arrêt Mustafa Başer et Metin Özçelik, adopté à la majorité (par quatre voix contre une), la Cour constitutionnelle a examiné un grief tiré de la compétence de la 2e cour d’assises de Bakırköy, spécialisée pour connaître des infractions terroristes et, elle a considéré que cette juridiction était compétente, en vertu de l’article 89 de la loi no 2802, pour décider de l’ouverture d’une procédure pénale et qu’en conséquence elle était compétente pour décider de la détention des intéressés en application de l’article 85 de ladite loi.

102. Dans son arrêt Süleyman Bağrıyanık et autres, adopté à l’unanimité, la Cour constitutionnelle a examiné la régularité de la détention provisoire de quatre procureurs de la République, pour des infractions commises en lien avec leurs fonctions. Après la mise en œuvre de la procédure d’autorisation prévue par l’article 82 de la loi no 2802, les intéressés avaient été placés en détention provisoire par la 2e cour d’assises de Tarsus. Pour autant que les recourants contestaient la compétence de cette juridiction, spécialisée pour connaître des infractions terroristes, et soutenaient que leur affaire relevait du ressort de la cour d’assises de permanence, la Cour constitutionnelle a noté que la 2e cour d’assises avait compétence en vertu de l’article 89 de la loi no 2802 pour décider de l’ouverture d’une procédure pénale et qu’en conséquence elle était apte à décider de la détention des intéressés en application de l’article 85 de ladite loi.

103. Quant au grief des intéressés tiré de l’article 88 de la loi no 2802, la Cour constitutionnelle a noté que cette loi ne contenait aucune disposition interdisant l’adoption de mesures préventives à l’égard des juges et des procureurs dès lors que l’ouverture d’une enquête avait été autorisée conformément à la procédure prévue par la loi no 2802. Elle a relevé que, s’agissant des intéressés, à la date de leur placement en détention, la procédure relative à la conduite d’une enquête préliminaire avait été achevée et l’ouverture d’une enquête pénale avait été autorisée. La Cour constitutionnelle a en outre noté que la cour d’assises de Mersin, appelée à se prononcer sur l’opposition formée par les intéressés contre leur placement en détention, avait considéré que l’interdiction énoncée à l’article 88 § 1 de la loi no 2802 ne concernait que les actes pouvant être adoptés par les forces de l’ordre et qu’elle n’empêchait pas les autorités judiciaires d’adopter des mesures préventives. La Cour constitutionnelle a estimé que ces interprétation et application du droit interne n’étaient ni déraisonnables ni arbitraires et que la détention des intéressés était donc régulière.

e) Les arrêts Mustafa Açay (recours no 2016/66638, 3 juillet 2019), et E. A. (recours no 2016/78293, 3 juillet 2019)

104. Dans deux arrêts adoptés le même jour, à la majorité (par trois voix contre deux), et publiés au Journal officiel le 11 septembre 2019, la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur la régularité du placement en détention provisoire de deux magistrats qui avaient été suspendus de leurs fonctions par la décision du HSK du 16 juillet 2016 puis révoqués le 24 août 2016. La Cour constitutionnelle a conclu que la mise en œuvre de mesures de suspension et/ou de révocation de la fonction ne pouvait pas être considérée, à elle seule, comme la preuve démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée aux intéressés, à savoir l’appartenance au FETÖ/PDY. Elle ajouta que les autres preuves disponibles ne permettaient pas non plus de conclure à l’existence de tels soupçons. Examinant ensuite leur grief à l’aune de l’article 15 de la Constitution, elle a estimé que, si l’on acceptait que les personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une indication sérieuse qu’elles avaient commis une infraction, les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens. Elle a ainsi jugé que le placement en détention provisoire des magistrats n’était pas dans la mesure requise par la situation et que le droit à la liberté et à la sûreté des intéressés, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé.

H. Les données et statistiques

105. Le Gouvernement a fourni les données et statistiques suivantes relativement aux demandes d’élargissement et aux recours en opposition formés à la suite de l’adoption de décisions afférentes à la détention.

106. En 2016, 59 001 demandes d’élargissement ont été présentées ; les juges de paix ont fait droit à 10 990 demandes et ordonné la mise en liberté des détenus concernés. En 2017, il y a eu au total 51 930 demandes d’élargissement ; parmi ces demandes, 9 938 ont été accueillies et les détenus concernés ont été libérés. En 2018 (pour la période allant de janvier à août), 17 549 demandes d’élargissement ont été soumises et 4 318 d’entre elles ont connu une issue favorable, aboutissant ainsi à une remise en liberté.

107. En 2016, le nombre de recours en opposition formés contre des décisions relatives à la détention s’élevait à 450 596. Parmi ces recours, 5 067 ont été accueillis. En 2017, 567 810 recours en opposition ont été intentés contre des décisions relatives à la détention, et les juges de paix ont fait droit à 4 645 oppositions. En 2018 (pour la période allant de janvier à août), 249 841 oppositions ont été introduites, parmi lesquelles 2 325 ont connu une issue favorable.

III. LES TEXTES PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

108. Le 13 mars 2017, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a publié un avis (no 852/2016) sur la mission, les compétences et le fonctionnement des formations de juges de paix statuant en matière pénale. Dans la partie conclusive de son avis, elle a indiqué que les compétences et pratiques des juges de paix suscitaient des inquiétudes, et elle a critiqué le « mécanisme d’appel horizontal ». Cette partie est ainsi libellée :

« 101. Les formations de juges de paix sont des instances conformes à la loi, nommées par un conseil judiciaire. Un examen plus approfondi de leurs compétences et de leurs pratiques suscite toutefois des inquiétudes.

102. Le but premier de la création des formations de juges de paix était de donner aux juges concernés suffisamment de temps pour rédiger les motifs des décisions dans les affaires sensibles sur le plan des droits de l’homme. Dans la situation actuelle, ils ne peuvent le faire car ils sont surchargés de travail non lié aux « mesures conservatoires ».

103. La création des juges de paix devait également permettre d’éviter qu’un même juge ne statue d’abord sur les mesures conservatoires, puis sur le fond. On peut néanmoins s’interroger sur l’utilité d’un juge de paix durant la phase d’instruction puisque l’on observe, au stade des poursuites (procès), qu’il est possible pour un même juge de prendre des mesures conservatoires puis de statuer sur le fond sans que son impartialité soit mise en cause.

104. Le mécanisme d’appel horizontal entre quelques juges de paix au sein de chaque région ou tribunal ne peut se justifier par la nécessité d’une spécialisation du juge et pose problème : il empêche l’harmonisation de la jurisprudence et cré[e] un système fermé.

105. Il existe de nombreux cas dans lesquels les juges de paix n’ont pas suffisamment motivé des décisions ayant eu un impact considérable sur les droits de l’homme des individus. Leur charge de travail est telle qu’ils manquent de temps pour apporter des arguments suffisamment individualisés, notamment dans des affaires de placement en détention et de fermeture de sites Internet.

106. C’est pourquoi la Commission de Venise recommande :

1. de supprimer la compétence des juges de paix statuant en matière pénale d’ordonner des mesures conservatoires durant la phase d’instruction. Les juges normalement compétents devraient être chargés de décider des mesures conservatoires au stade de l’enquête et des poursuites, sans être autorisés à prendre part à la décision sur le fond.

2. Si l’on veut conserver le système des juges de paix aux fins d’une spécialisation, il faudra les décharger de toutes leurs missions non liées aux « mesures conservatoires », notamment le blocage de sites Internet et les infractions routières, qui leur prennent énormément de temps. Sur toutes ces questions, et notamment le blocage de sites Internet, les juges de paix ne devraient plus avoir à statuer au fond, et des recours en bonne et due forme devraient être introduits.

3. Le mécanisme d’appel horizontal entre les juges de paix devrait être remplacé par un mécanisme vertical où les recours seraient dirigés soit vers les juridictions pénales de première instance, soit vers les cours d’appel.

4. Le parquet devrait demander la remise en liberté dans les meilleurs délais des personnes détenues du fait de décisions insuffisamment motivées prises par des juges de paix, à moins que la décision de placement en détention ait été confirmée par un tribunal du fond. »

IV. L’AVIS DE DÉROGATION DE LA TURQUIE

109. Le 21 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe l’avis de dérogation suivant (traduction fournie par les autorités turques) :

« Je communique la notification suivante du Gouvernement de la République de Turquie.

Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État de grande envergure a été organisée dans la République de Turquie pour renverser le gouvernement démocratiquement élu et l’ordre constitutionnel. Cette tentative ignoble a été déjouée par l’État turc et des personnes agissant dans l’unité et la solidarité. La tentative de coup d’État et ses conséquences ainsi que d’autres actes terroristes ont posé de graves dangers pour la sécurité et l’ordre public, constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

La République de Turquie prend les mesures nécessaires prévues par la loi, conformément à la législation nationale et à ses obligations internationales. Dans ce contexte, le 20 juillet 2016, le Gouvernement de la République de Turquie a déclaré un état d’urgence pour une durée de trois mois, conformément à la Constitution (article 120) et la Loi no 2935 sur l’état d’urgence (article 3/1 b). (...)

La décision a été publiée au Journal Officiel et approuvée par la Grande Assemblée Nationale turque le 21 juillet 2016. Ainsi, l’état d’urgence prend effet à compter de cette date. Dans ce processus, les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, admissible à l’article 15 de la Convention.

Je voudrais donc souligner que cette lettre constitue une information aux fins de l’article 15 de la Convention. Le Gouvernement de la République de Turquie vous gardera, Monsieur le Secrétaire Général, pleinement informé des mesures prises à cet effet. Le Gouvernement vous informera lorsque les mesures ont cessé de s’appliquer.

(...) »

110. L’avis de dérogation a été retiré le 8 août 2018, après la fin de l’état d’urgence.

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE

111. Le Gouvernement tient d’abord à indiquer qu’il convient d’examiner les griefs du requérant en ayant à l’esprit l’avis de dérogation notifié le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.

2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.

3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »

A. Les arguments des parties

112. Le Gouvernement estime que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention en vertu de l’article 15, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de celle-ci. Dans ce contexte, il dit qu’il y avait un danger public menaçant la vie de la nation à raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.

113. Le Gouvernement soutient en particulier que le recours à des mesures de détention provisoire était inévitable dans les circonstances de l’époque, au motif que les mesures alternatives à la détention étaient manifestement inadéquates. Selon lui, en effet, de nombreuses personnes soupçonnées d’appartenir au FETÖ/PDY ou d’avoir apporté leurs aide et soutien à cette organisation avaient fui alors qu’elles étaient frappées d’une interdiction de quitter le pays. Par conséquent, aux yeux du Gouvernement, après la tentative de coup d’État, le placement en détention provisoire de ces personnes était l’unique choix approprié et proportionné.

114. Le requérant réplique que l’article 15 de la Convention n’autorise les dérogations aux obligations découlant de la Convention que « dans la stricte mesure où la situation l’exige », condition qui ne serait pas remplie en l’espèce. Il ajoute que les allégations du Gouvernement concernant l’article 15 de la Convention n’ont pas été prises en considération par la Cour constitutionnelle. Il indique aussi que la plupart de ses griefs n’étaient pas couverts par l’avis de dérogation et que seules les mesures adoptées en application de l’article 6 du décret-loi no 667 et de l’article 3 du décret-loi no 668 étaient couvertes par cet avis. D’après lui, seuls les griefs explicitement couverts par la dérogation peuvent être examinés à la lumière de l’article 15 de la Convention.

B. L’appréciation de la Cour

115. La Cour rappelle avoir estimé, dans son arrêt Mehmet Hasan Altan (précité, § 93), à la lumière des considérations de la Cour constitutionnelle en la matière et de l’ensemble des éléments dont elle disposait, que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. Pour ce qui est de la question de la portée ratione temporis et ratione materiae de la dérogation de la Turquie – question qui pourrait être soulevée d’office eu égard à la date du placement en détention du requérant, à savoir le 20 juillet 2016, soit un jour avant la date à laquelle l’état d’urgence a pris effet –, la Cour observe que la mise en détention de l’intéressé est intervenue pendant le très court laps de temps ayant suivi la tentative de coup d’État, évènement à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence. Elle estime que cette circonstance constitue certainement un élément contextuel dont il lui faut pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 5 de la Convention en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 103, CEDH 2014, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 75, 16 avril 2019).

116. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure exigée par la situation et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour estime qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci-après – est nécessaire.

II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A. Sur les griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention

117. Le requérant se plaint d’avoir été placé en détention provisoire en méconnaissance du droit interne, et en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée. Il soutient aussi que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé les décisions relatives à sa détention.

1. Sur les griefs tirés de l’article 5 § 1 de la Convention

118. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter les griefs tirés de l’article 5 § 1 de la Convention, relatifs à une méconnaissance du droit interne et à une absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction reprochée, pour non-exercice du recours indemnitaire prévu par l’article 141 du CPP.

119. La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention exige l’épuisement des seuls recours effectifs et disponibles – c’est-à-dire des voies de droit accessibles, susceptibles d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentant des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi d’autres, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II).

120. En l’espèce, la Cour note que le requérant a présenté ses griefs tirés de l’article 5 § 1 de la Convention dans le cadre de son recours constitutionnel. La Cour constitutionnelle a examiné le bien-fondé de ces griefs et elle les a déclarés irrecevables pour défaut manifeste de fondement dans sa décision du 27 décembre 2017 (paragraphes 38 et 42 ci-dessus).

121. La Cour considère que, eu égard au rang et à l’autorité de la Cour constitutionnelle dans le système judiciaire turc, et eu égard à la conclusion à laquelle cette haute juridiction est parvenue concernant ces griefs, un recours indemnitaire fondé sur l’article 141 du CPP n’avait, et n’a du reste toujours aucune chance de prospérer (voir, en ce sens, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 27, série A no 332, et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 58, CEDH 2010). En conséquence, la Cour estime que le requérant n’est pas tenu d’utiliser ce recours indemnitaire. Elle rejette donc l’exception du Gouvernement sur ce point.

2. Sur le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention

122. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer le grief relatif à la durée de la détention provisoire irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, à deux égards. Il soutient d’une part que le requérant n’a pas formulé de grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention dans le cadre de son recours constitutionnel et d’autre part que l’intéressé a la possibilité d’introduire un recours indemnitaire fondé sur l’article 141 du CPP.

123. La Cour observe que la requête dont elle est saisie ne concerne pas en soi la durée de la détention provisoire subie par le requérant : dans son formulaire de requête, celui-ci s’est plaint essentiellement d’un défaut de motivation de la décision de mise en détention provisoire prise contre lui, tout en critiquant aussi le défaut de motivation des décisions relatives au maintien de sa détention.

124. Aussi la Cour rejette-t-elle l’exception du Gouvernement pour autant qu’elle concerne le non-exercice du recours constitutionnel et du recours indemnitaire fondé sur l’article 141 du CPP.

B. Sur les griefs tirés de l’article 5 § 4 de la Convention

125. Le requérant se plaint de l’absence d’audience lors des examens de sa détention, et aussi de la non-communication de l’avis du procureur de la République et de la restriction d’accès au dossier d’enquête. Il dénonce en outre le manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix appelés à statuer sur sa détention. Enfin, il soutient que des faits et arguments concrets avancés par lui dans ses demandes d’élargissement et ses recours en opposition n’ont pas été pris en considération par les juges de paix.

1. Sur l’incompatibilité ratione personae

126. Le Gouvernement estime que le grief du requérant tiré d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix s’apparente à une actio popularis, puisque, selon lui, l’intéressé affirme de manière générale qu’aucun des juges de paix dans le système judiciaire turc n’est indépendant et impartial. Il indique que le requérant n’a fourni aucune explication concrète quant au manque allégué d’indépendance et d’impartialité des juges qui se sont prononcés sur sa détention.

127. La Cour note que le requérant a fait l’objet de plusieurs décisions prises par des juges de paix dont il allègue le manque d’indépendance et d’impartialité. Le requérant a donc été personnellement et directement affecté par la situation qu’il dénonce. Le fait que l’intéressé conteste le manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix en raison de défaillances structurelles et dès lors générales ne rend pas en soi son grief abstrait, dès lors qu’il peut prétendre être « victime » de la violation alléguée. Il s’ensuit que l’exception formulée à cet égard par le Gouvernement doit être rejeté.

2. Sur le non-exercice du recours constitutionnel et du recours en rectification

128. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes quant aux griefs tirés de l’article 5 § 4 de la Convention, arguant que le requérant n’a pas saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel concernant ces griefs. S’agissant spécifiquement du grief relatif à la non-communication de l’avis du procureur de la République, le Gouvernement concède que ce grief, bien que soumis par le requérant lors de son recours constitutionnel, n’a pas été examiné par la Cour constitutionnelle. Il plaide que le requérant avait néanmoins la possibilité de saisir la Cour constitutionnelle en vertu de l’article 82 de son règlement pour demander la rectification de cette erreur. Il explique que selon cette disposition, un recourant peut demander à la Cour constitutionnelle la rectification d’une erreur matérielle relevée dans un arrêt prononcé.

129. La Cour note que le requérant a bel et bien soumis à la Cour constitutionnelle ses griefs tirés de l’article 5 § 4 de la Convention, qu’il a ensuite présentés devant elle. Elle rejette donc l’exception du Gouvernement sur ce point.

Quant à la possibilité de saisir la Cour constitutionnelle en application de l’article 82 du règlement de cette juridiction, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner cette exception, le grief relatif à la non-communication de l’avis du procureur de la République étant en tout état de cause irrecevable pour les raisons exposées ci-après (paragraphe 247 ci‑dessous).

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

130. Le requérant se plaint d’avoir été placé en détention provisoire en méconnaissance du droit interne, et il conteste l’existence d’une situation de flagrance telle que régie par l’article 94 de la loi no 2802. Il plaide à cet égard l’incompétence des juges de paix pour statuer sur son placement et son maintien en détention. Il argue également qu’il n’existait aucun élément de preuve concret quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Il soutient enfin que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé les décisions relatives à sa détention. Il dénonce à cet égard une violation de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.

131. La Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

132. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

A. Sur la légalité de la mise en détention provisoire

1. Les arguments des parties

a) Le requérant

133. Le requérant conteste la mise en œuvre de l’article 94 de la loi no 2802. Il dit que, de par sa qualité de magistrat, il bénéficie d’un statut spécial dans le cadre des instructions et procédures pénales le visant. Il indique que, d’après l’article 82 de la loi no 2802, l’ouverture d’une enquête pénale à l’égard des magistrats pour les infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions est subordonnée à l’autorisation du ministère de la Justice. Il précise qu’en cas d’infractions personnelles et de flagrants délits, régis respectivement par l’article 93 et par l’article 94 de la loi no 2802, une telle autorisation n’est pas nécessaire pour entamer une enquête pénale. D’après lui, le fait que le HSK a donné son autorisation pour l’ouverture d’une enquête (paragraphe 16 ci‑dessus) est la preuve qu’il a été placé en détention pour une infraction liée à ses fonctions. Le requérant soutient ainsi que les faits qui lui sont reprochés sont en lien avec ses fonctions judiciaires. Il estime qu’en le soumettant aux règles de procédure relatives au flagrant délit les autorités nationales ont clairement violé l’article 88 de la loi no 2802.

134. Le requérant expose qu’après l’entrée en vigueur, le 6 janvier 2017, du décret-loi no 680 son dossier d’enquête a été transféré du parquet d’Ankara au parquet d’Istanbul. Les autorités auraient ainsi traité son cas au regard de l’article 93 de la loi no 2802. Le requérant allègue que, même en admettant que l’infraction qui lui était reprochée fût une infraction personnelle, les décisions relatives à sa détention ont alors été rendues par des juges et cours incompétents. Il estime à cet égard que les décisions relatives à sa détention auraient dû être d’emblée adoptées par la cour d’assises de Sakarya en application de l’article 85 de la loi no 2802.

135. Le requérant conteste l’existence d’une situation de flagrance telle que régie par l’article 94 de la loi no 2802. Il expose qu’il ne lui était pas reproché en l’espèce d’avoir participé à la tentative de coup d’État et qu’il ne pouvait donc être question d’un cas de flagrant délit. De plus, il dit que sa situation ne relève manifestement pas des catégories de flagrant délit énumérées à l’article 2 du CPP. Il ajoute que, à supposer que l’on souscrive, à l’instar du Gouvernement, à la thèse de l’existence d’une situation de flagrance régie par l’article 94 de la loi no 2802, sa détention aurait dû être décidée par le juge de paix Kocaeli tout au long de l’enquête. Or, en l’occurrence, sa détention aurait été décidée, après le juge de paix de Kocaeli, consécutivement par les juges de paix d’Ankara et par les juges de paix d’Istanbul – dont l’intéressé conteste la compétence ratione loci et ratione materiae. Selon le requérant, la tentative de coup d’État a été utilisée comme prétexte pour priver les juges et les procureurs des garanties reconnues en droit interne, et les dispositions du droit interne ont été interprétées de manière arbitraire.

b) Le Gouvernement

136. Le Gouvernement soutient que la mise en détention provisoire du requérant était conforme au droit interne. Il expose que la détention a été décidée selon les règles du droit commun (articles 100 et suivants du CPP) en raison de l’existence d’une situation de flagrance régie par l’article 94 de la loi no 2802. Il dit que, lorsqu’il a décidé le placement en détention provisoire du requérant, le juge de paix de Kocaeli a agi conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la notion de « flagrant délit », telle qu’exposée dans son arrêt du 26 septembre 2017 (paragraphe 88 ci‑dessus). Le Gouvernement ajoute que la Cour de cassation est parvenue à la même conclusion dans le cadre d’affaires antérieures à celle du requérant relatives à l’infraction d’appartenance à des organisations terroristes autres que le FETÖ/PDY. D’après lui, il appartient aux juridictions nationales d’interpréter la notion de « flagrant délit » et, eu égard aux caractéristiques de la présente affaire et à la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, la conclusion à laquelle est parvenu le juge de paix de Kocaeli ne peut être considérée comme arbitraire ou manifestement infondée. Le Gouvernement en déduit qu’une situation de flagrance était en cause s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée.

137. À titre subsidiaire, pour le cas où la Cour déciderait de ne pas retenir la situation de flagrance, le Gouvernement soutient que l’infraction reprochée au requérant est une infraction personnelle régie par l’article 93 de la loi no 2802 et qu’elle ne peut être considérée comme une infraction commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. Il se réfère à ce sujet à un arrêt rendu le 28 septembre 2010 par la Cour de cassation réunie en assemblée des chambres criminelles (E.2010/162‑K.210/179), dans lequel cette haute juridiction a considéré que l’infraction de falsification de documents officiels imputée à l’accusé (un ancien procureur de la République) constituait une infraction liée aux fonctions de magistrat au motif que l’accusé avait agi en sa qualité de procureur pour falsifier les documents en question. Le Gouvernement tient à préciser que, dans cette affaire, l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, également imputée à l’accusé, n’a pas été considérée comme une infraction commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions.

138. Le Gouvernement indique que l’article 93 de la loi no 2802 ne concerne que les règles de compétence ratione loci et qu’il ne prévoit pas de régime spécial en matière d’enquête et de poursuites. Autrement dit, selon cet article, l’enquête devrait être menée par le procureur général près la cour d’assises la plus proche, conformément aux dispositions du droit commun. Le Gouvernement dit que, dans le cas d’espèce, la détention provisoire du requérant a été décidée par le juge de paix de Kocaeli, alors que, en application de l’article 93 précité, le juge de paix compétent ratione loci aurait été le juge de paix de Sakarya. Il estime que cette circonstance n’a toutefois pas rendu la décision de placement en détention illégale au regard du droit interne.

139. Par ailleurs, le Gouvernement trouve infondées les allégations du requérant selon lesquelles la détention de ce dernier aurait dû être décidée par une cour d’assises. Il expose que les articles 82 à 92 de la loi no 2802 et l’article 159 de la Constitution s’appliquent uniquement aux infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions, et que la pratique confirme ses dires. Pour illustrer ses propos, il fournit une ordonnance de placement en détention prise contre un magistrat soupçonné d’une infraction personnelle (il s’agissait d’un magistrat en exercice à Ankara, soupçonné d’homicide ; l’enquête pénale avait été confiée au procureur général de Sincan, qui était territorialement compétent selon l’article 93 de la loi no 2802, et l’intéressé avait été placé en détention provisoire par le juge de paix de cette ville en application des dispositions du CPP).

140. Le Gouvernement soutient que le fait que la détention du requérant a été ordonnée par le juge de Kocaeli, et non par le juge de paix de Sakarya, doit être apprécié à la lumière des conditions ayant donné lieu à la déclaration de l’état d’urgence et à la notification de la dérogation au titre de l’article 15 de la Convention. Il dit à ce sujet que plusieurs milliers de magistrats ont fait l’objet de l’ouverture d’enquêtes au lendemain de la tentative de coup d’État, que leur comparution devant le juge de paix compétent selon l’article 93 de la loi no 2802 était impossible, et que c’est pour cette raison que ces magistrats ont été placés en détention par le juge de paix de leur lieu d’arrestation.

141. Enfin, le Gouvernement ajoute qu’il faut prendre en considération l’article 161 § 8 du CPP. Il précise que, selon cette disposition, l’enquête relative à certaines infractions – dont celle reprochée au requérant – est conduite directement par le procureur de la République, même si l’infraction a été commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. En d’autres termes, en application de cette disposition, les règles procédurales spéciales prévues par la loi no 2802 ne devraient pas s’appliquer dans les procédures relatives à l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.

2. L’appréciation de la Cour

142. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

a) Les principes pertinents

143. Les principes pertinents en la matière pour l’examen du grief que le requérant tire de l’article 5 § 1 de la Convention ont été énoncés par la Cour dans l’arrêt Mooren c. Allemagne [GC] (no 11364/03, 9 juillet 2009), dont les passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit :

« i. Récapitulatif des principes pertinents

72. En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir notamment Erkalo c. Pays-Bas, 2 septembre 1998, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 54, Recueil 1998-VII, et Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 67, CEDH 2008‑...). La Cour doit par ailleurs s’assurer à cet égard que le droit interne est lui-même conforme à la Convention, y compris les principes généraux qui s’y trouvent contenus, de manière explicite ou implicite, notamment le principe de sécurité juridique (voir Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 51-52, CEDH 2000-III, Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000‑IX, et Nasrulloyev c. Russie, no 656/06, § 71, 11 octobre 2007).

α) Principes régissant l’examen de la conformité au droit interne

73. Il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Cela étant, dès lors qu’au regard de l’article 5 § 1 l’inobservation du droit interne emporte violation de la Convention, la Cour peut et doit vérifier si le droit interne a bien été respecté (voir, parmi d’autres, Benham c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 41, Recueil 1996-III, Baranowski, précité, § 50, Ječius, précité, § 68, et Ladent c. Pologne, no 11036/03, § 47, CEDH 2008-... (extraits)).

74. La Cour a toutefois précisé, notamment dans sa jurisprudence la plus récente, que tout défaut constaté dans une ordonnance de placement en détention ne rend pas la détention elle-même irrégulière aux fins de l’article 5 § 1. Une période de détention est en principe « régulière » si elle se fonde sur une décision de justice. La constatation ultérieure par une juridiction supérieure que le juge a méconnu le droit interne en établissant la décision peut ne pas rejaillir sur la validité de la détention subie dans l’intervalle (voir, parmi d’autres, Benham, précité, § 42, Douiyeb c. Pays-Bas [GC], no 31464/96, § 45, 4 août 1999, Minjat c. Suisse, no 38223/97, § 41, 28 octobre 2003, et Khudoyorov c. Russie, no 6847/02, § 128, CEDH 2005‑X (extraits)).

75. Dans une jurisprudence récente, la Cour, se référant à une distinction comparable qui était faite en droit anglais (voir Benham, précité, §§ 43-46, et Lloyd et autres c. Royaume-Uni, nos 29798/96 et autres, §§ 102, 105 et suivants, 1er mars 2005), a précisé les circonstances dans lesquelles la détention conservait sa validité au regard de l’article 5 § 1 pendant la période considérée : pour l’appréciation du respect ou non de l’article 5 § 1 de la Convention, une distinction fondamentale doit être établie entre les titres de placement en détention manifestement invalides – par exemple ceux émis par un tribunal en dehors de sa compétence (voir Marturana c. Italie, no 63154/00, § 78, 4 mars 2008) ou dans les cas où la partie intéressée n’a pas été dûment avertie de la date de l’audience (voir Khudoyorov, précité, § 29, et Liu c. Russie, no 42086/05, § 79, 6 décembre 2007) – et les titres de détention qui sont prima facie valides et efficaces tant qu’ils n’ont pas été annulés par une juridiction supérieure (ibidem). Une décision de placement en détention doit être considérée comme étant ex facie invalide si le vice y ayant été décelé s’analyse en une « irrégularité grave et manifeste », au sens exceptionnel indiqué dans la jurisprudence de la Cour (voir Liu, précité, § 81, Garabayev c. Russie, no 38411/02, § 89, 7 juin 2007, CEDH 2007-... (extraits), et Marturana, précité, § 79). En conséquence, sauf dans les cas où ils constituent une irrégularité grave et manifeste, les vices affectant une décision de placement en détention peuvent être purgés par les juridictions d’appel internes dans le cadre d’une procédure de contrôle juridictionnel.

β) La qualité requise du droit interne

76. La Cour doit de surcroît vérifier si le droit interne lui-même est conforme à la Convention, y compris aux principes généraux qui s’y trouvent contenus, de manière explicite ou implicite. Sur ce dernier point, la Cour souligne qu’en matière de privation de liberté il est particulièrement important que le principe général de sécurité juridique soit respecté (voir Baranowski, précité, §§ 51-52, Ječius, précité, § 56, et Khudoyorov, précité, § 125). En prévoyant que toute privation de liberté doit être « régulière » et opérée « selon les voies légales », l’article 5 § 1 n’exige pas simplement que pareille mesure ait une base légale en droit interne. Tout comme les mots « prévue(s) par la loi » du paragraphe 2 des articles 8 à 11, il vise aussi la qualité de la loi : il la veut compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention. Dans ce contexte, la « qualité de la loi » implique que lorsqu’une loi nationale autorise une privation de liberté, elle doit être suffisamment accessible, précise et prévisible dans son application, afin d’éviter tout risque d’arbitraire (voir Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil 1996‑III, et Nasrulloyev, précité, § 71).

γ) Principes régissant la notion de détention arbitraire

77. Nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, la notion d’« arbitraire » dans ce contexte allant au-delà du défaut de conformité avec le droit national. En conséquence, une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention. Si la Cour n’a pas à ce jour défini de manière générale les attitudes des autorités qui seraient susceptibles de relever de l’« arbitraire » aux fins de l’article 5 § 1, elle a, au cas par cas, dégagé des principes clés. De plus, il ressort clairement de la jurisprudence que la notion d’« arbitraire » dans le contexte de l’article 5 varie dans une certaine mesure suivant le type de détention en cause (voir Saadi, précité, §§ 67-68).

78. D’après l’un des principes généraux consacrés par la jurisprudence, une détention est « arbitraire » lorsque, même si elle est parfaitement conforme à la législation nationale, il y a eu un élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités (voir Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 59, série A no 111, et Saadi, précité, § 69) ou lorsque les autorités internes ne se sont pas employées à appliquer correctement la législation pertinente (voir Benham, précité, § 47, Liu, précité, § 82, et Marturana, précité, § 80).

79. De surcroît, dans le contexte de l’alinéa c) de l’article 5 § 1, la motivation de la décision ordonnant le placement en détention constitue un élément pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention subie par une personne doit être ou non considérée comme arbitraire. La Cour a jugé incompatible avec le principe de protection contre l’arbitraire consacré par l’article 5 § 1 l’absence totale de motivation de décisions judiciaires autorisant une détention pendant une période prolongée (voir Stašaitis c. Lituanie, no 47679/99, § 67, 21 mars 2002, Nakhmanovich c. Russie, no 55669/00, § 70, 2 mars 2006, et Belevitskiy c. Russie, no 72967/01, § 91, 1er mars 2007). A l’inverse, elle a jugé que la détention subie par un requérant ne peut passer pour avoir revêtu un caractère arbitraire si la juridiction interne a indiqué certains motifs justifiant le maintien en détention de l’intéressé (voir Khudoyorov, précité, § 131), réservant le cas où les motifs indiqués seraient extrêmement laconiques et dépourvus de toute référence à des dispositions juridiques censées fonder la détention litigieuse (voir Khudoyorov, précité, § 157). »

144. La Cour a également souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 165, 23 juin 2016, et les arrêts qui y sont cités). Cette considération, exposée notamment dans le cadre des affaires relatives au droit à la liberté d’expression des juges, est tout aussi pertinente dans le cas de l’adoption d’une mesure touchant le droit à la liberté d’un membre du corps judiciaire. En particulier, lorsque le droit national a accordé aux magistrats une protection judiciaire pour leur permettre d’assurer en toute indépendance l’exercice de leurs fonctions, il est primordial que ce dispositif soit dûment respecté. Compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique et de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 196, 6 novembre 2018), la Cour doit se montrer particulièrement attentive à la protection des membres du corps de la magistrature lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention en cause à l’aune des dispositions conventionnelles (Alparslan Altan, précité, § 102).

b) L’application de ces principes en l’espèce

i. Sur l’article 5 § 1 de la Convention

145. L’objet du présent grief étant la mise en détention du requérant, la première question à trancher est celle de savoir si celui-ci, juge à l’époque des faits, a été détenu « régulièrement » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention et s’il a été privé de sa liberté « selon les voies légales ». Pour ce faire, la Cour recherchera d’abord si la détention subie par le requérant était conforme au droit turc.

146. La Cour note qu’en droit turc les enquêtes et les procédures relatives aux infractions commises par les magistrats, à l’exception de celles perpétrées par les hauts magistrats, sont régies par la loi no 2802. Cette loi opère une distinction entre, d’une part, les infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions et, d’autre part, les infractions personnelles, qui sont toutes les infractions non liées aux fonctions de magistrat. Enfin, elle prévoit en son article 94, une disposition commune aux infractions liées aux fonctions de magistrat et aux infractions personnelles, que les règles de droit commun s’appliquent en cas de flagrant délit.

147. La Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que la détention provisoire du requérant a été décidée en application des règles de droit commun de la détention, à savoir les articles 100 et suivants du CPP. La question sur laquelle porte le débat en l’espèce est celle de savoir si la mise en détention du requérant, décidée en application des règles de droit commun, peut être considérée comme satisfaisant à l’exigence de la « qualité de la loi ».

148. À cet égard, la Cour rappelle que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire – dans le contexte de la mise en détention provisoire d’un membre de la Cour constitutionnelle –, elle a conclu que l’extension de la portée de la notion de « flagrant délit » par la voie jurisprudentielle et l’application du droit interne par les juridictions nationales apparaissaient manifestement déraisonnables et posaient problème au regard du principe de sécurité juridique (Alparslan Altan, précité, § 115, affaire dans laquelle l’application du droit interne par les juridictions nationales avait réduit à néant les garanties procédurales accordées par le droit turc à l’intéressé, juge siégeant au sein de la Cour constitutionnelle et bénéficiant de ce fait de cette protection en vertu de la loi no 6216 relative à la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci). Après examen de la présente affaire, et à la lumière des arguments présentés par les parties, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente quant à l’interprétation jurisprudentielle de la notion de « flagrant délit » et la mise en œuvre de l’article 94 de la loi no 2802 dans les circonstances de l’espèce.

149. Elle constate d’abord qu’il n’est pas allégué que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire alors qu’il était en train de commettre une infraction liée à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, même si le parquet d’Ankara, dans sa directive du 16 juillet 2016, a mentionné la commission de l’infraction de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. En effet, cette charge n’a pas été retenue par le juge de paix de Kocaeli pour le placement en détention provisoire du requérant (paragraphe 27 ci-dessus) : le requérant a fait l’objet d’une mesure privative de liberté pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, une structure considérée par les autorités d’instruction et par les juridictions turques comme une organisation terroriste armée ayant prémédité la tentative de coup d’État. Selon le juge de paix de Kocaeli, qui a décidé de la mise en détention du requérant, il y avait une situation de flagrant délit au sens de l’article 94 de la loi no 2802. Le juge n’a fourni aucune base juridique à cette considération.

150. La Cour note que, dans son arrêt de principe adopté le 26 septembre 2017, la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a considéré qu’au moment de l’arrestation des magistrats suspectés du crime d’appartenance à une organisation armée était en cause une situation de flagrant délit (paragraphe 88 ci-dessus). Il ressort de cet arrêt de principe que, lorsqu’est en cause l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle, il suffit que les conditions prévues à l’article 100 du CPP soient réunies pour que la détention provisoire d’un suspect, membre de la magistrature, puisse être ordonnée, en considérant qu’il s’agit d’un cas de flagrant délit. Cette nouvelle lecture jurisprudentielle de la notion de flagrant délit, effectuée bien après la mise en détention du requérant, était fondée sur la jurisprudence constante de la Cour de cassation sur les infractions continues.

151. À cet égard, la Cour rappelle, comme elle l’a dit à maintes reprises, qu’elle ne peut connaître que de façon limitée des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, auxquelles il revient au premier chef d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (Anheuser Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007 I), le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de cette interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999 I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). Il incombe donc à la Cour de vérifier si la façon dont le droit interne a été interprété et appliqué dans les cas soumis à son examen se concilie avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 171, CEDH 2004 II).

152. Sur ce point, la Cour souligne que, d’une manière générale, le principe de sécurité juridique peut se trouver compromis si les juridictions internes introduisent dans leur jurisprudence des exceptions allant à l’encontre du libellé des dispositions légales applicables. À cet égard, la Cour observe que l’article 2 du CPP donne une définition classique de la notion de flagrant délit, qui est liée à l’actualité de l’infraction ou à l’antériorité immédiate de l’infraction (paragraphe 59 ci-dessus). Or, selon la jurisprudence précitée de la Cour de cassation, un soupçon – au sens de l’article 100 du CPP – d’appartenance à une organisation criminelle peut suffire à caractériser la flagrance sans qu’il soit besoin de relever un élément de fait actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un acte délictueux actuel.

153. Il s’agit, aux yeux de la Cour, d’une interprétation extensive de la notion de flagrant délit, qui élargit la portée de cette notion de telle manière que les magistrats soupçonnés d’appartenir à une association criminelle peuvent se trouver privés de la protection judiciaire offerte par le droit turc aux membres du corps judiciaire, parmi lesquels le requérant. Par conséquent, cette interprétation est de nature à réduire à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature pour mettre le pouvoir judiciaire à l’abri des atteintes du pouvoir exécutif (Alparslan Altan, précité, § 112).

154. Or la Cour observe que cette protection judiciaire est accordée aux juges non pour leur bénéfice personnel mais pour permettre à ceux-ci d’assurer en toute indépendance l’exercice de leurs fonctions (paragraphe 144 ci-dessus). Le but de cette protection est de faire en sorte que le système judiciaire en général et ses membres en particulier ne fassent pas l’objet, dans l’exercice des fonctions judiciaires, de restrictions illégitimes de la part d’organes extérieurs à la magistrature, ou même de la part de magistrats exerçant des fonctions de contrôle ou de recours. À cet égard, la Cour constate du reste que la législation turque n’interdit pas la poursuite au pénal des magistrats pour les infractions liées à leurs fonctions, sous condition du respect des garanties découlant de la Constitution et de la loi no 2802.

155. Par ailleurs, à la lecture de l’arrêt de la Cour de cassation du 26 septembre 2017 (paragraphe 88 ci-dessus), la Cour ne voit pas comment la jurisprudence constante de la Cour cassation, qui portait sur la notion d’infraction continue, pouvait justifier l’extension de la portée de la notion de flagrant délit, qui est liée à l’existence d’un acte délictueux actuel, au sens de l’article 2 du CPP (paragraphe 59 ci-dessus). En effet, il ressort de ses arrêts antérieurs que cette haute juridiction a développé ladite jurisprudence en vue de déterminer les caractéristiques des infractions continues, la compétence des tribunaux répressifs et l’applicabilité de la règle de prescription en la matière (paragraphes 83-85 ci-dessus).

156. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’extension de la portée de la notion de flagrant délit par la voie jurisprudentielle et l’application du droit interne, à savoir l’article 94 de la loi no 2802, par les juridictions nationales en l’espèce non seulement posent problème au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi apparaissent manifestement déraisonnables (Alparslan Altan, précité, § 115).

157. La Cour prend note de la position du Gouvernement, qui soutient que, l’infraction reprochée au requérant étant une infraction personnelle régie par l’article 93 de la loi no 2802, la mise en œuvre de l’article 94 en l’espèce n’a pas eu pour conséquence de priver l’intéressé des garanties procédurales prévues pour les infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions, mais qu’elle a eu pour seule conséquence que la décision de placement en détention a été rendue par un juge de paix territorialement incompétent. Elle note aussi que, d’après le Gouvernement, la loi no 2802 diffère de la loi no 6216 relative à la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci en ce qu’elle opère une distinction entre les infractions liées aux fonctions de magistrat et les infractions personnelles, et en ce qu’elle réserve l’octroi de garanties procédurales aux premières alors que la loi no 6216 prévoit une immunité judiciaire pour les deux types d’infractions.

158. La Cour ne peut souscrire à la position du Gouvernement. Elle observe que le principal argument du requérant tient au fait que l’autorisation du HSK pour l’ouverture d’une enquête est la preuve qu’il a été placé en détention pour une infraction liée à ses fonctions. Il soutient aussi que les faits qui lui sont reprochés sont en lien avec ses fonctions judiciaires. Il estime qu’en le soumettant aux règles de procédure relatives au flagrant délit les autorités nationales ont clairement violé l’article 88 de la loi no 2802 (paragraphe 133 ci-dessus). La Cour note que dans l’ordonnance de détention du 20 juillet 2016 (paragraphe 27 ci-dessus), aucune position explicite n’a été prise quant à la question de savoir si l’appartenance présumée du requérant à une organisation terroriste constituait une infraction « commise dans ou à l’occasion de l’exercice de [ses] fonctions », régie par les articles 82 à 92 de la loi no 2802, ou une « infraction personnelle » au sens de l’article 93 de cette même loi (paragraphe 67 ci‑dessus). Le juge de paix s’est contenté de se référer à l’article 94 de la loi, qui s’applique aux deux types d’infractions, pour étayer sa conclusion selon laquelle l’infraction reprochée au requérant se rapportait à une « situation de flagrance » régie par cette dernière disposition. Or la Cour rappelle que le fait qu’une infraction pénale imputée à un juge constitue une infraction commise dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou bien une infraction personnelle relève d’une distinction fondamentale, au titre de la loi no 2802, pour les garanties procédurales accordées aux juges, tel le requérant. À cet égard, la Cour ne juge pas opportun ni même nécessaire de se livrer à une analyse sur l’étendue des garanties offertes en droit turc aux magistrats soupçonnés d’avoir commis une infraction. Cependant, elle considère comme un élément crucial, aux fins de son appréciation sous l’angle de la légalité de la mesure en question, le fait que l’application par le juge de paix de la notion de flagrant délit, au sens de l’article 94 de la loi no 2802, a été déterminante dans la privation, dans le chef du requérant, des garanties accordées par la loi no 2802 à tout juge. Dès lors, compte tenu du raisonnement avancé par le juge de paix pour décider la mise en détention du requérant, la Cour n’accepte pas l’argument du Gouvernement selon lequel l’application de l’article 94 susmentionné a eu pour seule conséquence, en droit interne, que la décision de placement en détention a été prise par un juge de paix territorialement incompétent. Il convient de souligner qu’il n’appartient pas à la Cour de déterminer à quelle catégorie d’infractions ressortit le comportement allégué du requérant. Cela étant, la Cour rappelle que, en matière de privation de liberté d’un juge, les exigences de sécurité juridique deviennent encore plus prépondérantes lorsqu’elle examine « les modalités d’exécution de la mesure de détention en cause à l’aune des dispositions conventionnelles » (paragraphe 144 ci‑dessus). Par conséquent, la Cour estime que, compte tenu de sa précédente conclusion selon laquelle l’interprétation extensive de la notion de flagrant délit, telle qu’appliquée par les juridictions internes, n’était pas conforme aux exigences de la Convention, la simple application de cette notion et le renvoi à l’article 94 de la loi no 2802 dans la décision de placement en détention du 20 juillet 2016 ne satisfaisaient pas, dans les circonstances de l’espèce, aux impératifs de l’article 5 § 1 de la Convention.

ii. Sur l’article 15 de la Convention

159. La Cour observe que la présente requête n’a pas pour objet, au sens strict, les mesures dérogatoires prises pendant l’état d’urgence et qu’elle concerne principalement la mise en détention du requérant pour appartenance à une organisation terroriste armée, infraction réprimée par l’article 314 du CP. Il convient notamment d’observer que la législation applicable en l’espèce, à savoir l’article 100 du CPP et les dispositions de la loi no 2802, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. En effet, les mesures dénoncées dans la présente affaire ont été prises sur le fondement de la législation qui était en vigueur avant la déclaration de l’état d’urgence, et même après celle-ci, laquelle législation est d’ailleurs toujours d’application.

160. À cet égard, pour la Cour, de toute évidence, une interprétation extensive de la notion de flagrant délit ne saurait être considérée comme une réponse adaptée à la situation d’état d’urgence. Ladite interprétation, qui n’a par ailleurs pas été opérée pour répondre aux exigences de l’état d’urgence, non seulement pose problème au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi, comme indiqué au paragraphe 156 ci-dessus, réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature aux fins de la préservation du pouvoir judiciaire des atteintes du pouvoir exécutif. Au demeurant, elle a des conséquences juridiques qui outrepassent largement le cadre légal de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence (Alparslan Altan, précité, § 118).

161. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la mesure de détention provisoire du requérant, qui n’a pas été prise « selon les voies légales », ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation (voir, mutatis mutandis, Mehmet Hasan Altan, précité, § 140, et, plus récemment, Alparslan Altan, précité, § 119).

162. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison du défaut de légalité de la mise en détention provisoire du requérant.

B. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction

1. Les arguments des parties

a) Le requérant

163. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni information à même de persuader un observateur objectif qu’il avait commis l’infraction qui lui était reprochée. En particulier, il argue que, au moment de sa mise en détention, le juge de paix de Kocaeli ne disposait même pas de la décision du HSK ni du dossier d’instruction du parquet d’Ankara. Il indique qu’il n’est pas concerné par les enquêtes disciplinaires ouvertes avant la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, concernant les magistrats soupçonnés d’être membres du FETÖ/PDY. Il ajoute que l’élément de preuve cité dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle a été obtenu ultérieurement à sa mise en détention provisoire.

164. Le requérant se plaint aussi que les juges de paix successifs ayant statué sur sa détention n’aient fait état d’aucune preuve concrète en lien avec l’infraction reprochée. Il indique que c’est seulement le 4 avril 2017, soit plus de huit mois après son placement en détention, qu’une décision relative à sa détention a été fondée pour la première fois sur un élément concret, à savoir le rapport de police consacré à la messagerie ByLock (ByLock CBS Sorgu Raporu), quant à l’utilisation par lui de cette messagerie. Le requérant conteste également la fiabilité des déclarations du témoin C.U., ce témoin ayant aussi été soupçonné et placé en détention pour des motifs en lien avec l’organisation FETÖ/PDY puis ayant été libéré après avoir déposé contre lui.

b) Le Gouvernement

165. Le Gouvernement réplique que le juge de paix ayant été amené à se prononcer en l’espèce sur le placement en détention du requérant a fondé l’existence de raisons plausibles de soupçonner celui-ci d’avoir commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste sur la décision du HSK (datée du 16 juillet 2016) de suspendre de nombreux magistrats, parmi lesquels l’intéressé. Il estime, eu égard à la décision du HSK et au fait que des magistrats membres de cette organisation menaient des activités illégales, que la conclusion du juge de paix de Kocaeli quant à l’existence de forts soupçons était justifiée et que l’on ne peut affirmer que le requérant a été détenu de façon arbitraire. En d’autres termes, pour le gouvernement défendeur, les éléments de preuve et les informations sur lesquels le juge de paix de Kocaeli a fondé sa décision de placement en détention étaient à même de persuader un observateur objectif que les soupçons plausibles étaient concrets, comme l’exigent l’article 5 § 1 c) de la Convention et l’article 100 du CPP. Le Gouvernement soutient que les premiers soupçons concernant les liens du requérant avec le FETÖ/PDY ont émergé au cours de l’enquête disciplinaire menée contre l’intéressé.

166. Le Gouvernement ajoute que les soupçons plausibles qui existaient déjà lors du placement en détention se sont trouvés renforcés à la suite de la découverte de nouvelles preuves au cours de l’enquête : la révocation du requérant de ses fonctions décidée le 24 août 2016 par le HSK et l’utilisation par l’intéressé de la messagerie ByLock. Il ajoute que les éléments de preuve disponibles ont permis d’inculper le requérant pour appartenance à une organisation terroriste et que, le 19 mars 2018, l’intéressé a été reconnu coupable de l’infraction reprochée et condamné.

167. Le Gouvernement indique également que le grief du requérant tiré d’une absence de raisons plausibles de soupçonner celui-ci d’avoir commis les faits incriminés a été examiné par la Cour constitutionnelle.

168. Enfin, le Gouvernement soutient que la Cour devrait prendre en considération la dérogation notifiée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe le 21 juillet 2016, au titre de l’article 15 de la Convention.

De plus, il attire l’attention de la Cour sur la décision du HSK rendue le 16 juillet 2016. Il indique que la décision en question mentionne de nombreux d’exemples démontrant comment certains juges et procureurs, membres présumés du FETÖ/PDY, ont fait usage de leurs pouvoirs et prérogatives dans le sens des directives émises par cette organisation.

Le Gouvernement considère que la détention dans la présente affaire était conforme au droit interne étant donné les circonstances de l’époque et qu’elle répondait aux nécessités du moment, pour les raisons suivantes : la tentative de coup d’État n’était pas encore définitivement terminée ; l’organisation disposait d’une structure basée sur le secret ; il y avait un grand nombre de suspects ; des enquêtes étaient en cours à travers le pays ; l’ordre public avait été profondément perturbé ; et les juges et les procureurs concernés – membres de ladite organisation – étaient en position d’influer sur les enquêtes en cours. Le Gouvernement ajoute que, grâce aux ressources dont l’organisation aurait disposé dans d’autres pays, de nombreux suspects avaient pris la fuite à l’étranger.

2. L’appréciation de la Cour

169. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

a) Les principes pertinents

170. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise le placement d’une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduction de celle-ci devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner que cette personne a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 124). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) précité.

171. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 125).

172. La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).

173. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour en principe de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 126).

174. Selon sa jurisprudence constante, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 34 in fine, O’Hara, précité, § 35, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 89, 22 mai 2014).

175. La Cour tient aussi à rappeler que les soupçons pesant sur l’intéressé au moment où il a été arrêté doivent être « plausibles » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 33). Il en va a fortiori de même quant à la mise en détention d’un suspect. En effet, les soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 102, 5 juillet 2016).

b) L’application de ces principes en l’espèce

176. La Cour observe que, en l’espèce, le requérant allègue que sa détention n’a été justifiée par des soupçons « plausibles » à aucun moment : ni lors de la phase initiale immédiatement postérieure à son arrestation ; ni au cours des périodes ultérieures, lorsque son placement en détention provisoire a été prolongé par les juges de paix. La Cour note néanmoins que les décisions relatives à la prolongation de la détention ne se trouvent pas au cœur du grief présenté par le requérant devant elle, lequel concerne principalement la décision de mise en détention provisoire.

177. À cet égard, la Cour note que l’examen de la Cour constitutionnelle a porté uniquement sur la décision de mise en détention provisoire du requérant, et non pas sur les décisions ultérieures relatives à la détention. Certes, dans son recours constitutionnel, le requérant a soutenu que les décisions de maintien en détention, rendues ultérieurement à l’ordonnance de placement en détention, n’indiquaient pas non plus d’éléments de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée. Il convient toutefois relever que le requérant a évoqué ce grief de manière élusive, davantage pour appuyer la contestation, relative à la décision de mise en détention provisoire, qui était au cœur de son recours constitutionnel. Il convient aussi de préciser que, selon les éléments du dossier, l’intéressé n’a pas présenté à la Cour constitutionnelle un grief clair et distinct portant sur la prolongation de sa détention. Enfin, la Cour constate que la détention du requérant au sens de l’article 5 §§ 1 c) et 3 a pris fin avec sa condamnation le 19 mars 2018 en première instance (paragraphe 50 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, et à l’instar de l’approche suivie par la Cour constitutionnelle dans le cas d’espèce, la Cour limite son examen à la question centrale posée par le présent grief, à savoir celle de déterminer s’il existait des soupçons plausibles lors de la mise en détention provisoire du requérant.

i) Sur l’article 5 § 1 c) de la Convention

178. La Cour observe que le requérant, soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste, a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2016 et inculpé le 9 juin 2017. Le procureur de la République a requis sa condamnation pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY sur le fondement de l’article 314 du CP. Le 19 mars 2018, l’intéressé a été reconnu coupable de ce chef et condamné par la 29e cour d’assises d’Istanbul.

179. La Cour prend note de la position du requérant, qui soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information à même de persuader un observateur objectif qu’il avait commis l’infraction qui lui était reprochée. En particulier, l’intéressé expose que la preuve citée par le Gouvernement, à savoir l’utilisation de ByLock, a été obtenue bien après sa mise en détention, pour arguer que, au moment où sa mise en détention a été décidée, les autorités d’enquête et les autorités judiciaires ne disposaient d’aucun élément de preuve pouvant justifier la mise en place de cette mesure.

180. La Cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait des informations objectives démontrant que les soupçons contre le requérant étaient « plausibles » au moment de la mise en détention provisoire de ce dernier.

181. Elle relève ainsi que, d’après le Gouvernement, compte tenu de la conjoncture très spécifique liée à la tentative de coup d’État et du niveau d’infiltration de l’organisation FETÖ/PDY dans l’administration et la justice, le placement du requérant en détention provisoire était la seule mesure envisageable et que, toujours d’après le gouvernement défendeur, il n’y avait aucun moyen de traiter avec une organisation terroriste aussi « sournoise » dans le cadre d’une procédure judiciaire normale. Elle note aussi que, également selon le Gouvernement, il ressort de la décision de placement en détention provisoire du requérant qu’il existait des preuves concrètes quant à l’existence de forts soupçons pesant contre l’intéressé.

182. La Cour est d’avis que le contexte très spécifique entourant la présente affaire impose d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, elle est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 210).

183. À ce propos, la Cour prend note de la thèse du Gouvernement, qui a argué de la nature atypique de l’organisation en question, qui se serait profondément infiltrée dans les institutions influentes de l’État et dans l’appareil judiciaire sous une couverture légale. De telles circonstances alléguées pourraient empêcher d’apprécier d’après les mêmes critères que pour les infractions de type classique la « plausibilité » des soupçons motivant des mesures privatives de liberté (voir, pour un raisonnement similaire, Fox, Campbell et Hartley, précité, § 32).

184. La Cour rappelle néanmoins que la nécessité de combattre la criminalité terroriste ne saurait justifier que l’on étende la notion de « plausibilité » jusqu’à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 § 1 c) de la Convention (comparer avec Fox, Campbell et Hartley, précité, § 32). Par conséquent, la tâche de la Cour consiste à vérifier si, en l’espèce, il existait des éléments objectifs suffisants au moment de la mise en détention du requérant pour persuader un observateur objectif que celui-ci pouvait avoir commis l’infraction qui lui était reprochée par le parquet. Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente, et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure. Il ne faut pas perdre de vue que ces considérations présentent une importance particulière pour les membres du corps judiciaire et, en l’occurrence, pour le requérant, qui était juge au moment de son placement en détention provisoire.

185. La Cour note que, appelée à examiner la mesure litigieuse, la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur l’utilisation par le requérant de la messagerie ByLock. Il convient cependant d’observer que cet élément de preuve n’a été versé au dossier que bien après la mise en détention du requérant. Les juges de paix appelés à se prononcer sur la détention de l’intéressé se sont appuyés sur cet élément de preuve pour la première fois dans la décision rendue le 4 avril 2017, soit plus de huit mois après la date de placement en détention provisoire. Le requérant a toujours porté cette circonstance à l’attention des juridictions nationales, en arguant notamment qu’il n’existait aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire, et il a aussi réitéré son assertion à ce propos devant la Cour. Or, dans son raisonnement ayant conduit au rejet du recours du requérant, la Cour constitutionnelle n’a pas répondu à cet argument et elle n’a pas expliqué dans quelle mesure une preuve obtenue plusieurs mois après la mise en détention provisoire de l’intéressé pouvait fonder l’existence des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée.

186. Par conséquent, à la différence de la Cour constitutionnelle (paragraphe 38 ci‑dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire, pour établir la « plausibilité » des soupçons à la date du placement en détention, de procéder à un examen de cet élément de preuve. Il y a lieu à ce propos de constater que, dans le cadre de la présente affaire, la Cour est appelée à examiner la question de savoir si la mise en détention du requérant était fondée sur l’existence de raisons plausibles, et non pas la question portant sur la persistance de pareilles raisons relativement au maintien en détention de l’intéressé.

187. En l’espèce, la Cour relève qu’il ressort de la décision de mise en détention provisoire du requérant, et aussi des indications du Gouvernement, que le juge de paix de Kocaeli a fondé l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction reprochée sur la décision du HSK datée du 16 juillet 2016 et sur la demande du parquet d’Ankara d’ouvrir une enquête contre l’intéressé. Elle note que, dans sa décision, le HSK a suspendu 2 735 magistrats, dont le requérant, de leurs fonctions, au motif qu’il existait de forts soupçons qu’ils étaient membres de l’organisation terroriste qui avait fomenté la tentative de coup d’État. Pour ce faire, le HSK s’est appuyé sur les informations et documents contenus dans les dossiers des investigations menées par lui avant la tentative de coup d’État, ainsi que sur les informations obtenues par la suite à partir de recherches réalisées par les services de renseignement, appréciés conjointement (paragraphe 16 ci-dessus).

188. Elle note que, dans sa décision longue de 669 pages, après avoir décrit en détail la structure et le mode de fonctionnement du FETÖ/PDY, le HSK a relaté un certain nombre d’enquêtes disciplinaires et pénales ouvertes avant la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 contre plusieurs juges et procureurs, à qui il était reproché d’avoir commis des actes illégaux en suivant les instructions de l’organisation. Si cette décision met clairement en lumière le niveau d’infiltration des membres présumés du FETÖ/PDY dans les institutions influentes de l’État, et plus particulièrement au sein du système judiciaire, elle ne contient aucun « fait » ou « renseignement » qui se rapporte directement et personnellement au requérant. Celui-ci ne figure pas parmi les personnes objet des enquêtes disciplinaires et pénales mentionnées dans cette décision, et son nom n’y apparaît pas. Quant à l’assertion du Gouvernement selon laquelle les premiers indices concernant les liens du requérant avec le FETÖ/PDY ont été découverts au cours de l’enquête disciplinaire menée contre l’intéressé, elle n’est aucunement étayée. D’ailleurs, d’après le requérant, la seule enquête disciplinaire le visant date de 2015, et elle a été ouverte à la suite d’une plainte déposée par le préfet de Kocaeli, lequel n’était pas satisfait d’une décision rendue par lui en sa qualité de juge administratif. À ce sujet, le Gouvernement n’a pas affirmé que cette enquête disciplinaire avait un quelconque lien avec le FETÖ/PDY. Aussi les enquêtes disciplinaires et pénales mentionnées dans la décision du HSK ne sauraient‑elles constituer le fondement des soupçons ayant motivé la décision de placement en détention du requérant.

189. La Cour note en outre que dans sa décision, le HSK a fait une référence générale à des informations provenant des services de renseignement, sans apporter de précisions sur leur contenu ni expliquer en quoi ces informations se rapportaient au requérant et à sa situation. Dans de telles circonstances, et sans aborder la question de savoir si des informations émanant des services de renseignement peuvent être prises en compte comme fondement d’une détention, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas fourni en l’espèce de base factuelle suffisante à la décision du HSK.

190. Dès lors, la Cour estime que la seule référence par le juge de paix de Kocaeli à la décision du HSK n’autorise pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles justifiant le placement en détention provisoire du requérant (voir sur ce point, les récents arrêts Mustafa Açay et E. A. de la Cour constitutionnelle (paragraphe 104 ci-dessus), dans lesquels elle a conclu que la décision du HSK du 16 juillet 2016 ne peut être considérée, à elle seule, comme la preuve démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction d’appartenance au FETÖ/PDY). Certes, le juge de paix a tenté de justifier sa décision en se référant à l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier. Cependant, il s’est contenté de citer les termes de la disposition en question. Pour la Cour, les références vagues et générales aux termes de l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier ne sauraient être considérées comme suffisantes pour justifier la « plausibilité » des soupçons censés avoir fondé la mise en détention provisoire du requérant, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur l’intéressé ou d’autres types d’éléments ou de faits vérifiables (voir, mutatis mutandis, Lazoroski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nº 4922/04, § 48, 8 octobre 2009, et Ilgar Mammadov, précité, § 97).

191. La Cour relève aussi que, de toute évidence, le requérant n’était pas soupçonné d’être impliqué dans les évènements du 15 juillet 2016. Certes, le 16 juillet 2016, c’est-à-dire au lendemain de la tentative de coup d’État, le parquet d’Ankara a émis une directive qualifiant le requérant de membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY et demandant le placement de l’intéressé en détention provisoire (paragraphe 9 ci-dessus). Cependant, le Gouvernement n’a fourni aucun « fait » ou « renseignement » susceptible de servir de fondement factuel à cette directive provenant du parquet d’Ankara.

192. Le fait que le requérant a été auditionné par le 1er juge de paix de Kocaeli les 19 et 20 juillet 2016, avant sa mise en détention provisoire, sur le chef d’appartenance à une organisation illégale, démontre tout au plus que les autorités le soupçonnaient réellement d’avoir commis ladite infraction ; cette circonstance ne saurait, à elle seule, persuader un observateur objectif que l’intéressé pouvait avoir commis ladite infraction.

193. Pour les raisons exposées ci-avant, la Cour considère qu’aucun fait ou information spécifique de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’a été mentionné ou présenté durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure à l’endroit de l’intéressé, qui était juge à l’époque des faits.

194. La Cour garde à l’esprit le fait que l’affaire du requérant a été portée en justice. Elle note cependant que le grief dont il s’agit porte uniquement sur la mise en détention de l’intéressé. En outre, elle souligne que le fait que celui-ci a été condamné en première instance et en appel (paragraphes 50-51 ci-dessus) n’a aucune incidence sur ses conclusions relatives au présent grief, dans le cadre de l’examen duquel elle est invitée à déterminer si la mesure litigieuse était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente, c’est-à-dire le 20 juillet 2016.

195. Compte tenu de l’analyse à laquelle elle a procédé ci-avant, la Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Le Gouvernement n’ayant pas non plus fourni d’autres indices ni de « fait » ou « renseignement » propres à la convaincre qu’il existait des « motifs plausibles », au moment du placement en détention du requérant, de soupçonner ce dernier d’avoir commis l’infraction reprochée, elle considère que les conditions exigées par l’article 5 § 1 c) de la Convention en matière de « plausibilité » des soupçons motivant la mise en détention ne se trouvent pas remplies.

ii) Sur l’article 15 de la Convention

196. La Cour réaffirme que, lorsqu’elle est appelée à examiner une dérogation établie au titre de l’article 15 de la Convention, elle accorde aux États une ample marge d’appréciation dans la détermination de la nature et de la portée des mesures dérogatoires qui leur semblent nécessaires pour conjurer le danger invoqué. Cependant, il lui appartient en dernier ressort de statuer sur la question de savoir si les mesures prises sont « strictement exigées » par la situation. En particulier, lorsqu’une mesure dérogatoire porte atteinte à un droit conventionnel fondamental – tel que le droit à la liberté –, la Cour doit s’assurer qu’elle constitue une réponse véritable à l’état d’urgence, qu’elle se justifie pleinement au regard des circonstances spéciales de cette situation et qu’il existe des garanties contre les abus (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 184, CEDH 2009).

197. La Cour observe d’emblée que le présent grief n’a pas pour objet, au sens strict, une mesure dérogatoire prise pendant la période d’état d’urgence. Le juge de paix de Kocaeli a décidé de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste en application de l’article 100 du CPP, disposition qui n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Le placement en détention de l’intéressé a donc été décidé sur le fondement de la législation qui était en vigueur avant la déclaration de l’état d’urgence, laquelle législation est d’ailleurs toujours d’application.

198. Ensuite, la Cour rappelle que la Cour constitutionnelle s’est déjà prononcée sur la notion de « plausibilité » des soupçons devant fonder l’arrestation ou la détention pendant la période d’état d’urgence, dans le cadre de l’application de l’article 15 de la Constitution à une mesure de privation de liberté dont la régularité était remise en cause. Cette haute juridiction a notamment considéré que les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens si l’on acceptait que les personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût d’indication sérieuse donnant à penser qu’elles avaient commis une infraction (paragraphes 100 et 104 ci‑dessus). Pareille conclusion vaut également pour l’examen de la Cour (Mehmet Hasan Altan, précité, § 140).

199. Par ailleurs, comme cela a été dit précédemment (paragraphe 182 ci-dessus), les difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 constituent certainement un élément contextuel dont la Cour doit pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 5 de la Convention en l’espèce. Cette considération a par ailleurs joué un rôle important dans l’analyse que la Cour a développée ci-avant. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que les autorités aient carte blanche, au regard de l’article 5 de la Convention, pour ordonner la mise en détention d’un individu pendant la période d’état d’urgence sans aucun élément ou fait vérifiable ou sans base factuelle suffisante remplissant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons. En effet, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une mesure privative de liberté constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention (voir, mutatis mutandis, O’Hara, précité, § 34).

200. Plus précisément, s’agissant du placement du requérant en détention provisoire le 20 juillet 2016, la Cour rappelle avoir conclu ci‑avant que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard de l’intéressé au moment du placement en détention de ce dernier (paragraphe 195 ci-dessus). Il en résulte que les soupçons qui pesaient alors sur le requérant n’atteignaient pas le niveau minimum de plausibilité exigé. Dans ces circonstances, la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons motivant des mesures privatives de liberté et irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention. Pour la Cour, ces considérations présentent une importance particulière en l’espèce, étant donné qu’il est question du placement en détention d’un juge.

201. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction.

C. Sur l’absence alléguée de motivation de la décision de mise en détention provisoire

202. Le requérant soutient que le juge de paix de Kocaeli n’a pas suffisamment motivé la décision de mise en détention provisoire. Il allègue à cet égard une violation de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention.

Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 201 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner si les autorités ont satisfait à leur obligation d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation.

IV. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

203. Le requérant se plaint d’une atteinte au principe de l’égalité des armes à raison de l’absence d’audience lors des examens de la détention, ainsi qu’à raison de la non-communication de l’avis du procureur de la République et de la restriction d’accès au dossier d’enquête. De plus, il reproche aux juges de paix de ne pas avoir pris en considération des faits et des arguments concrets avancés par lui dans le cadre de ses demandes d’élargissement et de ses oppositions.

Le requérant se plaint aussi d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix qui se sont prononcés sur sa détention provisoire.

À l’appui de ses griefs, le requérant invoque l’article 5 § 4 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur l’absence d’audience lors de l’examen de la détention

1. Les arguments des parties

a) Le requérant

204. Le requérant se plaint que sa détention ait été examinée sans audience pendant environ quatorze mois, et que cette circonstance ne soit pas proportionnée au regard de l’article 15 de la Convention.

b) Le Gouvernement

205. Le Gouvernement indique que, après son placement en détention le 20 juillet 2016, le requérant a comparu pour la première fois devant un juge lors de la première audience tenue devant la cour d’assises le 19 septembre 2017. Il ajoute que la dernière décision rendue à la suite d’une opposition formée par le requérant a été adoptée le 15 août 2017 par la cour d’assises. Ainsi, à cette dernière date, le requérant n’aurait pas comparu devant un juge depuis environ un an et quinze jours.

206. Le Gouvernement déclare avoir connaissance de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 4 de la Convention. Il considère toutefois que les affaires dans lesquelles la Cour a conclu à la violation de cette disposition ne se rapportaient pas à une période couverte par une dérogation au titre de l’article 15 de la Convention et qu’en conséquence la présente affaire doit être examinée à la lumière de ces circonstances particulières.

207. Le Gouvernement dit qu’en l’occurrence la Cour constitutionnelle a examiné le grief relatif à l’absence d’audience lors de l’examen de la détention et qu’elle a estimé, en se référant à son arrêt Aydın Yavuz et autres, que l’examen sans audience des oppositions formées par le requérant pouvait être considéré comme légitime au regard de l’article 15 de la Constitution. Il attire l’attention de la Cour sur les motifs avancés dans cet arrêt. D’après le Gouvernement, au vu des informations fournies par la Cour constitutionnelle sur la situation du système judiciaire turc au lendemain de la tentative de coup d’État, il était simplement impossible d’examiner les oppositions en tenant une audience à l’époque des faits.

208. Le Gouvernement indique aussi que, même après la notification de l’avis de dérogation, les décisions relatives à la détention ont été rendues par un juge ou un tribunal, à l’instar de ce qui se passe selon lui en « temps normal », et le droit des détenus de former un recours a été préservé. D’après lui, cela dénote l’existence d’un contrôle judiciaire effectif constitutif d’une garantie contre les abus. Le gouvernement défendeur ajoute que toutes les décisions relatives à la détention étaient soumises au contrôle d’un autre juge ou d’un autre tribunal, ce qui aurait permis de minimiser le risque d’arbitraire.

209. Le Gouvernement précise que la détention du requérant a été examinée sans audience conformément aux dispositions des décrets-lois nos 667 et 668 et que ces textes ne sont plus en vigueur depuis le 18 juillet 2018, date de la fin de l’état d’urgence.

210. Le Gouvernement conclut en disant qu’une mesure de nature à enfreindre les exigences découlant de l’article 5 § 4 a certes été adoptée, mais qu’il convient de la considérer dans le contexte de l’article 15 de la Convention. D’après lui, l’intérêt général à rétablir l’ordre public, perturbé à la suite de la tentative de coup d’État, et à arrêter les membres du FETÖ/PDY l’emporte largement sur le préjudice prétendument subi par le requérant à raison de l’examen de sa détention sans audience. Enfin, le Gouvernement déclare que la mesure litigieuse a été prise dans la stricte mesure exigée par la situation et que l’adoption d’une approche contraire aurait empêché toute progression des enquêtes et procédures en cours.

2. L’appréciation de la Cour

211. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

a) Les principes pertinents

212. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » – au sens de l’article 5 § 1 de la Convention – de sa privation de liberté. Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A). La première garantie procédurale découlant de l’article 5 § 4 de la Convention est le droit d’être effectivement entendu par le juge saisi d’un recours contre une détention (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 126, CEDH 2000‑XI, et Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 31, CEDH 2005‑XII). En outre, le droit d’être entendu par le juge saisi d’un recours contre la détention doit pouvoir être exercé « à des intervalles raisonnables » (Knebl c. République tchèque, no 20157/05, § 85, 28 octobre 2010).

213. La Cour rappelle aussi que l’article 15 de la Convention n’autorise les États à prendre des mesures dérogeant à leurs obligations au titre de la Convention que « dans la stricte mesure où la situation l’exige ». Lorsqu’elle est appelée à examiner une dérogation établie au titre de l’article 15 de la Convention, elle accorde aux États une ample marge d’appréciation dans la détermination de la nature et de la portée des mesures dérogatoires qui leur semblent nécessaires pour conjurer le danger invoqué. En contact direct et constant avec les réalités pressantes du moment, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la présence de pareil danger comme sur la nature et l’étendue des dérogations nécessaires pour le conjurer. Partant, il convient de leur laisser en la matière une large marge d’appréciation (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 207, série A no 25).

214. À cet égard, la Cour souligne que les États ne jouissent pas pour autant d’un pouvoir illimité en ce domaine. Elle-même a compétence pour décider en dernier ressort s’ils ont excédé la « stricte mesure » des exigences de la crise. La marge nationale d’appréciation s’accompagne donc d’un contrôle européen. En particulier, lorsqu’une mesure dérogatoire porte atteinte à un droit conventionnel fondamental – tel que le droit à la liberté –, la Cour doit s’assurer que cette mesure constitue une réponse véritable à l’état d’urgence, qu’elle se justifie pleinement au regard des circonstances spéciales de cette situation et qu’il existe des garanties contre les abus (voir, par exemple, Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, §§ 48‑66, série A no 258‑B, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 71-84, Recueil 1996-VI). Quand elle exerce son contrôle, la Cour doit en même temps accorder le poids qui convient à des facteurs pertinents tels que la nature des droits touchés par la dérogation, la durée de l’état d’urgence et les circonstances qui l’ont créé (Brannigan et McBride, précité, § 43, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], précité, § 173).

b) L’application de ces principes en l’espèce

i. Sur l’article 5 § 4 de la Convention

215. La Cour note que le requérant a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2016 au terme de son audition par le juge de paix de Kocaeli (paragraphe 27 ci-dessus) et qu’il a ensuite comparu devant un juge lors de la première audience, le 19 septembre 2017, soit après le début du procès dirigé contre lui. Elle constate donc que, pendant toute cette période, qui a duré environ un an et deux mois, l’intéressé n’a pas comparu devant les juges appelés à se prononcer sur sa détention : tant ses demandes d’élargissement que ses recours en opposition ont été examinés sans son audition par ces juges. La dernière opposition formée par le requérant, pendant cette période, a été rejetée par la cour d’assises le 15 août 2017, sans audience (paragraphe 47 ci-dessus).

216. Or la Cour estime que, lorsque la liberté personnelle est en jeu, l’écoulement – comme en l’espèce – d’un laps de temps sans comparution devant un juge pendant une période d’un an et deux mois ne permet pas de qualifier la durée en cause de « raisonnable » (voir, en ce sens, pour des durées respectives de près de quatre mois, de près de six mois et de près de neuf mois, Erişen et autres c. Turquie, no 7067/06, § 53, 3 avril 2012, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, no 4807/08, § 77, 17 juin 2014, et Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, § 44., 10 décembre 2013).

217. La Cour note que, d’après le Gouvernement, la situation dont se plaint le requérant se trouve couverte par la notification de la dérogation au titre de l’article 15 de la Convention à laquelle les autorités turques ont procédé le 21 juillet 2016. Dès lors, il faut rechercher si l’absence d’audience en l’espèce pouvait se justifier au regard de cette disposition.

ii. Sur l’article 15 de la Convention

218. La Cour relève d’abord que la situation critiquée par le requérant – à savoir l’absence d’audience lors de l’examen de la détention – est le résultat de mesures dérogatoires prises pendant la période d’état d’urgence. En effet, au cours de cette période, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté trente-sept décrets-lois (nos 667 à 703). Ces textes apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Parmi ces textes, les décrets-lois nos 667 et 668 autorisaient l’examen de la détention sur la seule base du dossier, sans audience (paragraphe 81 ci-dessus).

219. La Cour constate que la Cour constitutionnelle, appelée à examiner la mesure litigieuse dans le cadre du recours individuel introduit par le requérant, a estimé qu’il n’y avait aucune raison de se départir de son arrêt de principe Aydın Yavuz et autres et qu’elle a déclaré le grief de l’intéressé relatif à l’absence d’audience lors de l’examen de la détention irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

220. À cet égard, la Cour note que, dans son arrêt Aydın Yavuz et autres, la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur l’applicabilité de l’article 15 de la Constitution à la restriction objet du présent grief. Cette haute juridiction a conclu que l’absence d’audience pendant une période de huit mois et dix‑huit jours n’avait pas enfreint l’article 19 § 8 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 15 de la Constitution, au motif qu’il s’agissait d’une mesure proportionnée au regard des exigences de l’état d’urgence. Pour ce faire, la Cour constitutionnelle a pris en compte les difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État, à savoir l’ouverture d’un nombre considérable d’enquêtes concernant des personnes impliquées dans la tentative de coup d’État ou en lien avec le FETÖ/PDY et le recours à des mesures de détention provisoire pour la majorité de ces personnes, la complexité de ces enquêtes, la gestion d’une charge de travail inattendue pour les tribunaux et les autorités d’enquête, la suspension puis la révocation de leurs fonctions de nombreux magistrats immédiatement après la tentative de coup d’État, et enfin la révocation de leurs fonctions de membres du personnel judiciaire, ainsi que de surveillants et gendarmes, responsables de la sécurité et de la protection des prisonniers. La Cour constitutionnelle a aussi pris en considération la possibilité qui était offerte aux détenus d’introduire des demandes d’élargissement et des oppositions en vue d’obtenir leur mise en liberté, ainsi que l’examen d’office de la détention tous les trente jours (paragraphes 92-97 ci-dessus).

221. La Cour rappelle que les difficultés auxquelles était confrontée la Turquie au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 constituent un élément contextuel dont elle doit pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 15 de la Convention en l’espèce (Alparslan Altan, précité, § 147).

222. Pour la Cour, étant donné la situation difficile du système judiciaire turc au lendemain de la tentative de coup d’État, telle que décrite par la Cour constitutionnelle dans son arrêt Aydın Yavuz et autres (paragraphes 92-97 ci‑dessus), la limitation par les décrets-lois nos 667 et 668 du droit de comparution des détenus devant les juges appelés à statuer sur la détention constituait assurément une réponse véritable à l’état d’urgence, justifiée au regard des circonstances très particulières de cette situation. Les considérations de la Cour constitutionnelle sur ce point s’avèrent pertinentes. La Cour admet aussi que la législation applicable en l’espèce n’aurait pas été suffisante pour faire face de manière efficace à la situation existant en Turquie après la tentative de coup d’État : en effet, l’article 108 du CPP exige qu’au stade de l’enquête la détention soit examinée à des intervalles de trente jours, avec la comparution de la personne détenue ou de son avocat, et les détenus peuvent aussi présenter une demande d’élargissement à tout moment de l’instruction ou du procès et réitérer leur demande sans être tenu d’attendre un certain laps de temps. Aussi la Cour accepte-t-elle la conclusion relevante en l’espèce à laquelle est parvenue la Cour constitutionnelle dans l’affaire Aydın Yavuz et autres, selon laquelle les mesures mises en œuvre au lendemain de la tentative de coup d’État et le défaut de comparution des intéressés devant les juges appelés à se prononcer sur leur détention pendant une période de huit mois et dix-huit jours pouvaient être raisonnablement considérés comme strictement requis pour la sauvegarde de la sécurité publique.

223. La Cour observe toutefois que dans la présente affaire le requérant n’a pas comparu devant un juge pendant environ un an et deux mois, soit pendant une période bien plus longue que celle appréciée par la Cour constitutionnelle dans son arrêt Aydın Yavuz et autres. En examinant le recours constitutionnel du requérant, la Cour constitutionnelle a considéré qu’il n’y avait aucune raison de se départir de ses conclusions dans l’affaire Aydın Yavuz et autres, nonobstant cette différence de durée.

224. Or la Cour estime que les considérations retenues par la Cour constitutionnelle dans l’affaire Aydın Yavuz et autres, qu’elle-même a admises, perdent inévitablement de leur pertinence avec le passage du temps, compte tenu des circonstances changeantes. S’il est vrai que les difficultés auxquelles le pays, et précisément le système judiciaire, a dû faire face dans les premiers mois ayant suivi la tentative de coup d’État étaient de nature à justifier une telle dérogation au titre de l’article 15 de la Convention, les mêmes considérations perdent de leur force et de leur pertinence au fur et à mesure que le danger public menaçant la vie de la nation, tout en perdurant, voit son intensité s’amoindrir. Il convient alors d’appliquer le critère d’exigence d’une manière plus stricte.

225. La Cour note que les dispositions litigieuses – à savoir l’article 6, paragraphe 1er, alinéa ı, du décret-loi no 667 et l’article 3, paragraphe 1er, alinéa ç, du décret-loi no 668 – sont restées en vigueur pendant toute la durée de l’état d’urgence, soit pendant une période d’environ deux ans. La restriction n’a pas été atténuée pendant cette période ; la législation et la pratique n’ont pas évolué dans le sens d’un respect croissant de la liberté individuelle (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 220).

226. À cet égard, s’il est vrai qu’en l’espèce la tenue d’une audience ne paraissait pas possible lors de l’examen d’office de la détention et des demandes d’élargissement, tel ne semblait pas être le cas lors de l’examen des oppositions. Selon le libellé de l’article 6, paragraphe 1er, alinéa ı, du décret‑loi no 667, les oppositions « peuvent » être examinées sans audience. Cette disposition n’écartait donc pas la possibilité de tenir une audience. Or toutes les oppositions formées par le requérant ont été examinées et rejetées sans audience, y compris celles ayant été appréciées à un stade avancé de la détention, à l’instar de l’opposition ayant donné lieu à la dernière décision rendue par la cour d’assises le 15 août 2017. Le requérant n’a simplement pas comparu devant un juge pendant toute la durée de l’enquête, alors qu’il était détenu sans faire l’objet d’une inculpation.

227. La Cour relève par ailleurs que le 31 juillet 2018, soit à peine quelques jours après la fin de l’état d’urgence, est entrée en vigueur la loi no 7145 prévoyant des dispositions similaires à celles des décrets-lois nos 667 et 668 relatives à l’examen de la détention sans audience. L’article 19 provisoire ajouté à la loi sur la lutte contre le terrorisme a apporté des exceptions aux règles prévues par le CPP en matière de tenue d’audiences lors de l’examen de la détention : alors que l’article 108 du CPP prévoit une audition tous les trente jours, la modification apportée par la loi no 7145 prévoit une audition tous les quatre-vingt-dix jours pour les infractions relevant de la loi sur la lutte contre le terrorisme.

228. La Cour admet que les recours permettant un contrôle de la légalité de la détention – demandes d’élargissement et oppositions – ainsi que l’examen d’office à des intervalles réguliers fournissaient une garantie appréciable contre une détention arbitraire (Brogan et autres c. Royaume‑Uni, 29 novembre 1988, §§ 63‑65, série A no 145‑B). Elle note toutefois que, en l’occurrence, les examens des décisions relatives à la détention du requérant auxquels les juges se sont livrés, et notamment l’examen réalisé dans les premiers mois de ladite détention, ne permettent pas de penser que ces magistrats se sont penchés sur le bien-fondé de la légalité de cette mesure. En effet, lorsque les juges se sont prononcés sur la détention du requérant, ils l’ont fait en même temps que pour plusieurs dizaines de détenus, sans individualiser les motifs de leurs décisions, et celles-ci ne dénotent pas une prise en considération des arguments avancés par l’intéressé dans le cadre de ses demandes d’élargissement et oppositions.

229. La Cour reconnaît que, quand un État lutte contre un danger public menaçant la vie de la nation, il serait désarmé s’il était tenu de tout faire à la fois, d’assortir d’emblée chacun des moyens d’action dont il se dote de chacune des sauvegardes conciliables avec les impératifs prioritaires du fonctionnement des pouvoirs publics et du rétablissement de la paix civile. En interprétant l’article 15 de la Convention, il faut laisser place à des adaptations progressives.

230. La Cour estime néanmoins que, s’agissant d’une atteinte à un droit conventionnel fondamental – tel que le droit à la liberté –, et compte tenu des effets potentiellement néfastes d’une détention sans inculpation (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], précité, § 186), le défaut de comparution du requérant devant les juges appelés à se prononcer sur sa détention, pendant une période aussi longue, a porté atteinte à la substance même du droit garanti par l’article 5 § 4 de la Convention, et cette non-comparution ne saurait être raisonnablement considérée, même dans la situation susdécrite, comme strictement requise pour la sauvegarde de la sécurité publique. Aussi la Cour ne saurait-elle souscrire à la conclusion à laquelle la Cour constitutionnelle est parvenue quant à ce grief, dans le cadre du recours du requérant.

231. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison de la durée de la période sans comparution personnelle devant un juge.

B. Sur la restriction d’accès au dossier d’enquête

1. Les arguments des parties

232. Le requérant affirme qu’il n’a pas été en mesure d’obtenir les décisions du HSK relatives à l’ouverture d’une enquête et à la suspension de fonctions. Il expose que le seul document dans son dossier était la directive du procureur général de la République d’Ankara quant à l’arrestation de 2 735 magistrats. Il soutient que la liste annexée à ce document avait été préparée bien avant la tentative de coup d’État. Il ajoute que le seul élément de preuve pouvant constituer un fondement à sa détention est la prétendue utilisation par lui de la messagerie ByLock. Or les données relatives à cette messagerie seraient enregistrées sur un disque dur et une clé USB, ceux-ci seraient conservés au bureau du procureur général de la République d’Ankara, et ni lui ni son avocat n’auraient la possibilité d’accéder à ces données.

233. Le Gouvernement réplique que, avant son audition par le procureur, le requérant a été informé qu’il était soupçonné d’être membre du FETÖ/PDY au motif que son nom figurait dans la décision rendue par le HSK le 16 juillet 2016. Il indique ensuite que l’intéressé a été entendu par le juge de paix, avec l’assistance d’un avocat, et qu’il a fait des déclarations au sujet de l’infraction reprochée. Il ajoute que le juge de paix a noté que le requérant avait été suspendu de ses fonctions par le HSK et que le parquet d’Ankara avait demandé l’ouverture d’une enquête le concernant, et que, de plus, dans sa demande d’élargissement du 22 août 2016, le requérant s’est expressément référé à la décision du HSK. En outre, il précise que, à la suite de l’autorisation, le 19 juin 2017, de la mise en accusation, la restriction d’accès au dossier d’enquête a été automatiquement levée. Il indique par ailleurs que ce grief a été examiné par la Cour constitutionnelle et que celle-ci l’a déclaré irrecevable. Le Gouvernement estime, à la lumière des considérations de cette haute juridiction, que le requérant a eu une connaissance suffisante du contenu des documents pertinents et qu’il a bénéficié de la possibilité de contester les fondements de sa détention. Enfin, d’après le Gouvernement, la Cour aura à tenir compte de l’avis de dérogation au titre de l’article15 de la Convention. Ainsi, eu égard au contexte ayant abouti à la notification de la dérogation, la restriction litigieuse, qui aurait été décidée pour ne pas mettre en péril l’objet de l’enquête, serait une mesure strictement nécessaire au regard des exigences de la situation.

2. L’appréciation de la Cour

234. La Cour observe que l’ordonnance de placement en détention provisoire du requérant repose sur la décision du HSK (paragraphe 187 ci‑dessus). À ce sujet, le requérant indique qu’il n’a pas eu connaissance du contenu de cette décision lors de son audition par le juge de paix de Kocaeli, cette assertion n’étant du reste pas contestée par le Gouvernement.

235. La Cour considère cependant qu’il ne s’impose pas d’examiner plus avant cette question. Elle rappelle avoir estimé que la décision du HSK n’autorisait pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant, dès lors qu’elle ne contenait pas d’éléments objectifs suffisants pour persuader un observateur objectif que l’intéressé pouvait avoir commis l’infraction reprochée. Il ne s’agit donc pas d’un document revêtant une importance essentielle pour une contestation effective de la légalité de la détention. Eu égard à cette conclusion, il apparaît superflu de rechercher si le requérant ou son avocat ont eu accès à la décision du HSK.

236. Pour autant que le requérant se plaint de n’avoir pas eu accès aux données relatives à la messagerie ByLock, la Cour note que l’examen des preuves matérielles constituées par le disque dur externe et la clé USB était en tout état de cause sans incidence pour la décision de placement en détention, puisqu’il s’agit de preuves obtenues bien après la mise en détention du requérant. Dès lors, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief.

C. Sur la non-communication au requérant ou à son avocat de la demande d’examen de la détention formulée par le procureur en application de l’article 108 du CPP

1. Les arguments des parties

237. Le requérant se plaint de la non-communication de « l’avis » du procureur de la République lors de l’examen de sa détention. En rejetant sa demande d’élargissement le 7 septembre 2016, le 2e juge de paix de Kocaeli aurait fait référence à la demande d’examen de la détention formulée par le procureur en application de l’article 108 du CPP, mais cette dernière demande ne lui aurait pas été communiquée et aucun commentaire de sa part n’aurait été sollicité. Le requérant ajoute que lors de l’examen d’office de la détention le 19 août 2016, le 1er juge de paix de Kocaeli n’a pas examiné ses demandes de mise en liberté présentées les 4 et 9 août 2016, et qu’il s’est expressément référé à la demande formulée par le procureur. Enfin, il dit que lors de l’examen d’office réalisé le 10 octobre 2016, qui aurait concerné près de 2 500 juges, le 2e juge de paix d’Ankara s’est également référé à la demande du procureur.

238. Le Gouvernement indique que le requérant présente à la Cour quatre décisions différentes en lien avec son grief.

Le Gouvernement dit que les deux premières décisions sont celles ayant été adoptées par le 2e juge de paix de Kocaeli les 29 juillet et 26 septembre 2016, et il précise que, lors des examens effectués par ce juge, l’avis du procureur n’a pas été obtenu.

239. Il dit ensuite que la troisième décision est celle ayant été prise par le 8e juge de paix d’Ankara le 14 octobre 2016. Il ajoute que cette décision n’a pas été rendue à la suite d’une demande du requérant, mais qu’il s’agit d’une décision relative à un réexamen d’office fait en application de l’article 108 du CPP. Il conclut que cette décision ne peut pas faire l’objet d’un examen sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.

240. Il dit enfin que la dernière décision est celle ayant été adoptée par le juge de paix de Kocaeli le 7 septembre 2016. Selon lui, ce magistrat a procédé au réexamen d’office de la détention, en application de l’article 108 du CPP, et, dans le cadre de cet examen, il a statué, conformément à l’article 3 du décret-loi no 668, sur la demande d’élargissement présentée par le requérant le 22 août 2018. À cette occasion, le juge n’aurait pas obtenu l’avis du procureur sur la demande d’élargissement du requérant : le procureur aurait simplement présenté sa demande de réexamen d’office à des intervalles ne dépassant pas trente jours, en application de l’article 108 du CPP, et le juge n’aurait pas demandé son avis au procureur.

2. L’appréciation de la Cour

241. La Cour relève d’abord que le 2e juge de paix de Kocaeli n’a pas obtenu l’avis du procureur de la République lorsqu’il a examiné les recours en opposition du requérant les 29 juillet et 26 septembre 2016.

242. S’agissant de la décision rendue par le 2e juge de paix d’Ankara le 10 octobre 2016, la Cour note qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un examen de la détention réalisé en application de l’article 108 du CPP. Selon cette disposition, le juge de paix examine la question du maintien en détention provisoire du suspect, sur demande du procureur de la République (sans qu’il soit nécessaire que le détenu ait formulé une demande d’élargissement), à des intervalles réguliers tout au long de l’instruction (tous les trente jours au plus tard).

243. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures menées devant un tribunal à la suite de l’introduction d’un recours contre la légalité de la détention, c’est-à-dire, d’une part, aux procédures concernant les demandes d’élargissement et, d’autre part, aux procédures relatives aux recours introduits contre les décisions sur la prolongation de la détention. Il en ressort que cette disposition trouve à s’appliquer seulement à partir du moment où un recours est introduit contre une décision sur la prolongation de la détention, et non pas dès l’adoption d’office d’une telle décision (Knebl, précité, § 76). Il n’appartient donc pas à la Cour de se prononcer, au regard de l’article 5 § 4 de la Convention, sur les décisions adoptées d’office et relatives à la prolongation de la détention (voir, parmi beaucoup d’autres, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 60, 28 octobre 2014). Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

244. Il reste donc à examiner les décisions rendues le 19 août 2016 par le 1er juge de paix de Kocaeli, le 7 septembre 2016 par le 2e juge de paix de Kocaeli et le 14 octobre 2016 par le 8e juge de paix d’Ankara.

À ces occasions, les juges de paix se sont penchés sur la question du maintien en détention provisoire de plusieurs suspects, parmi lesquels le requérant, conformément à l’article 108 du CPP. Ils ont aussi statué, dans le cadre de ces examens, sur les demandes d’élargissement des suspects, dont l’intéressé, et ce conformément au paragraphe 1er, alinéa ç, de l’article 3 du décret-loi no 668.

Les juges ont relevé que le procureur de la République avait demandé l’examen de la détention en application de l’article 108 du CPP et le maintien de la détention. Ils ont accédé à la demande du procureur et ordonné le maintien en détention provisoire du requérant.

245. Comme la Cour l’a déjà exposé ci-avant, à la suite de l’entrée en vigueur du décret-loi no 668, les demandes de mise en liberté présentées par les détenus ont été examinées au moment de l’examen d’office réalisé tous les trente jours en application de l’article 108 du CPP. Il est ainsi question non seulement d’une procédure menée d’office, mais également d’une procédure dans le cadre de laquelle les juges ont statué sur les recours du requérant contre sa détention. Autrement dit, la procédure d’examen d’office et la procédure relative à la demande d’élargissement se confondent et ne forment qu’une seule et unique procédure. Dès lors, la Cour estime que l’article 5 § 4 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce à ces procédures.

246. Il n’est pas établi dans la présente affaire que le procureur ait mentionné dans ses demandes d’examen de la détention un fait nouveau qui n’aurait pas été porté à la connaissance du requérant et qui aurait appelé des commentaires de la part de ce dernier (voir en ce sens, Kılıç et autres c. Turquie (déc.), no 33162/10, § 32, 3 décembre 2013, relative à l’absence de communication de l’avis du ministère public dans le cadre de la procédure menée devant le Conseil d’État). Force est de relever ici que les demandes d’examen de la détention concernaient, du moins dans les premiers mois de la détention, plusieurs dizaines de détenus, et que par conséquent elles n’étaient pas susceptibles de contenir une argumentation individualisée s’agissant du cas du requérant. Quoi qu’il en soit, l’intéressé n’a, pour sa part, pas affirmé qu’il aurait pu apporter, en réplique aux demandes du procureur, des éléments nouveaux et pertinents pour l’examen de la cause.

247. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

D. Sur le manque allégué d’indépendance et d’impartialité des juges de paix

1. Les arguments des parties

a) Le requérant

248. Le requérant allègue que les juges de paix ayant décidé son placement et son maintien en détention provisoire n’étaient pas indépendants, puisque, selon lui, ils n’ont pas fondé leurs décisions sur des éléments de preuve concrets démontrant qu’il avait commis l’infraction reprochée et ils ont avancé des motifs de détention dénués de pertinence, donc sans emport. Il soutient qu’au lendemain de la tentative de coup d’État les juges de paix ont décidé le placement en détention provisoire de 2 735 magistrats, en agissant sur instruction du procureur de la République d’Ankara et en s’appuyant uniquement sur la décision du HSK.

249. De plus, le requérant critique les juges de paix et la 29e cour d’assises en ce qu’ils auraient décidé son maintien en détention provisoire sur la base de documents émanant de la police, quant à l’utilisation par lui de la messagerie ByLock, sans vérifier la fiabilité de ces éléments. Selon lui, tous les juges de paix et toutes les juridictions en Turquie, y compris la Cour de cassation, qui ont fondé leurs décisions sur l’utilisation de la messagerie ByLock, et qui se sont appuyés sur des rapports de la police, des services de renseignement, de la BTK ou du parquet, ont perdu leur indépendance en s’abstenant de questionner l’authenticité de ces éléments. Le requérant allègue, en se référant à des articles de presse, que des juges ayant considéré que la messagerie ByLock ne pouvait pas être utilisée comme preuve dans le cadre de procédures judiciaires ont été révoqués de leurs fonctions. Selon le requérant, le pouvoir exécutif a ainsi donné à l’ensemble du corps judiciaire le message que cette preuve – que l’intéressé qualifie d’illégale – devait être tenue pour légale, et il a contraint de la sorte le pouvoir judiciaire à admettre la messagerie ByLock comme une preuve légale et déterminante. Toujours selon le requérant, il ressort aussi de la presse que des agents des services de renseignement se sont rendus dans les palais de justice pour donner des explications sur ByLock aux juges et aux procureurs. Enfin, le requérant reproche au président du HSK d’avoir, lors d’une annonce faite le 6 octobre 2016, déclaré que ByLock était exclusivement utilisée par les membres du FETÖ/PDY et que cette donnée constituait la preuve la plus importante. D’après l’intéressé, cette déclaration du président du HSK a eu une influence considérable sur les juges.

250. Le requérant soutient que la Cour constitutionnelle a elle aussi perdu son indépendance dès lors que, avant même l’adoption par la Cour de cassation de son arrêt de principe en date du 26 septembre 2017, elle aurait qualifié le FETÖ/PDY d’organisation terroriste dans son arrêt de principe Aydın Yavuz et autres. Selon lui, les membres de la Cour constitutionnelle sont exposés à une menace de révocation et de poursuites pénales, et ne disposent plus de la sécurité de leur mandat. Le requérant avance que l’article 26 A de la loi no 7145, entrée en vigueur le 31 juillet 2018, permet de faire subsister certaines prérogatives liées à l’état d’urgence pendant une période de trois ans encore et autorise les autorités à révoquer les juges. Il soutient que les membres de la Cour de cassation ne bénéficient plus, eux non plus, de la sécurité de leur mandat. Enfin, il déplore qu’une loi entrée en vigueur le 23 juillet 2016 ait mis fin au mandat de tous les membres de la Cour de cassation.

251. À l’appui de ses allégations, le requérant se réfère aussi à des rapports publiés par des organisations non gouvernementales (ONG) : le rapport intitulé « Turkish Criminal Peace Judgeships, A Comprehensive Analysis », publié en 2018 par l’ONG Platform Peace and Justice, et le rapport intitulé « The Turkish Criminal Peace Judgeships and International Law » publié la même année par l’organisation CIJ (Commission internationale de juristes).

252. Le requérant se réfère également au contenu d’un rapport préparé par la Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l’Europe (Commission de suivi) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) le 8 mars 2017, intitulé « Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie ». Ce rapport suggère que les magistrats ont été révoqués par le HSK au lendemain de la tentative de coup d’État sur la base de listes préalablement établies, souligne l’impact de ces révocations collectives sur le fonctionnement et l’indépendance du pouvoir judiciaire, et renvoie aux conclusions de l’avis de la Commission de Venise sur les décrets-lois d’urgence nos 667 à 676 adoptés à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 (paragraphe 148 dudit avis).

253. Le requérant mentionne aussi le rapport de la Commission européenne sur la Turquie 2018 (SWD(2018) 153 final) ainsi que la résolution du Parlement européen du 8 février 2018 sur la situation actuelle des droits de l’homme en Turquie (2018/2527(RSP)). Dans son rapport, la Commission européenne suggère que l’indépendance du système judiciaire turc a été gravement compromise en raison de la révocation massive de magistrats à la suite de la tentative de coup d’État, ce qui aurait eu un effet dissuasif sur l’ensemble de la justice, et que les modifications constitutionnelles relatives au HSK ont encore porté atteinte à l’indépendance de l’appareil judiciaire par rapport au pouvoir exécutif. Quant au Parlement européen, il exprime, dans sa résolution, sa vive inquiétude devant le manque d’indépendance du système judiciaire. Le requérant se réfère aussi au « Memorandum on freedom of expression and media freedom in Turkey » du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe du 15 février 2017.

254. Enfin, le requérant s’appuie sur l’avis de la Commission de Venise (paragraphe 108 ci-dessous).

b) Le Gouvernement

255. Le Gouvernement avance que le requérant ne conteste pas spécifiquement l’indépendance et l’impartialité du juge de paix de Kocaeli ayant décidé son placement en détention provisoire, mais celles de tous les juges de paix dans le système judiciaire turc. À ce propos, il dit que les juges de paix ont été créés par la loi et qu’ils sont désignés, comme tous les autres magistrats, par le HSK en application de l’article 4 de la loi no 6087 sur le HSK et de l’article 35 de la loi no 2802. Il ajoute que la désignation des juges et des procureurs est effectuée conformément à la jurisprudence de la Cour, par le HSK, et que celui-ci est indépendant des pouvoirs exécutif et législatif.

256. Pour ce qui est de la structure du HSK à la date du placement en détention du requérant, le Gouvernement indique que, parmi les vingt-deux membres de cet organe, seize étaient choisis par leurs pairs. Il expose que la 1re chambre était en charge des nominations et des révocations des juges et des procureurs, et précise à cet égard que cinq des sept membres composant cette chambre étaient choisis par leurs pairs. Il conclut que la structure du HSK est conforme aux standards internationaux.

257. Quant à la durée du mandat des juges, le Gouvernement indique que l’article 35 de la loi no 2802 s’applique aussi aux juges de paix. Selon lui, en l’espèce, le requérant n’allègue pas que les juges de paix ayant décidé sa détention ont changé de ressort avant le terme de leur mandat. Pour autant que le requérant dénonce la circonstance que certains juges ont été mutés avant le terme de leur mandat, le Gouvernement soutient que les mutations en cause sont intervenues dans le cadre des principes énoncés par la loi no 2802. Il ajoute que les dispositions de cette loi en matière de mutation offrent suffisamment de garanties aux intéressés : les juges et les procureurs en question seraient autorisés à demander le réexamen des décisions concernant leur nomination, et ils pourraient formuler une opposition devant l’assemblée plénière du HSK.

258. S’agissant des garanties octroyées au corps judiciaire contre les pressions extérieures, le Gouvernement plaide que la Constitution et les lois accordent aux magistrats des garanties suffisantes à même de leur permettre d’exercer leurs fonctions en toute indépendance. Il précise que les juges de paix bénéficient des mêmes garanties que les autres juges. Ainsi, compte tenu des garanties constitutionnelles reconnues aux magistrats, il serait impossible pour le HSK de donner des instructions aux juges et aux procureurs, ou de formuler des recommandations au sujet d’une quelconque affaire en cours. Du reste, le requérant n’aurait pas présenté d’allégations à cet égard.

259. Enfin, le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur la possibilité qu’aurait tout juge appelé à examiner une opposition, en vertu de l’article 271 du CPP, de réviser la décision attaquée et d’ordonner la libération pour le cas où ce magistrat conclurait à l’absence de réunion des conditions prévues par la loi. Sur ce point, il invite la Cour à prendre en compte les données concernant le nombre de libérations ordonnées à la suite de l’introduction de recours en opposition, qu’il a fournies (paragraphes 106-107 ci-dessus).

260. En conclusion, le Gouvernement considère que, dans la présente affaire, il n’existe aucune base objective susceptible de fonder un quelconque doute quant à l’indépendance et l’impartialité des juges de paix ayant décidé la détention du requérant. L’intéressé aurait omis d’étayer ses allégations de manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix. Le Gouvernement estime par ailleurs que, compte tenu des données concernant les décisions rendues par les juges de paix (paragraphes 106-107 ci-dessus), le recours en opposition et la demande d’élargissement sont des voies de droit effectives et qu’ils offrent de réelles chances de succès.

c) Le tiers intervenant

261. L’organisation CIJ expose que, dans son rapport intitulé « Justice Suspended: Access to Justice and the State of Emergency in Turkey », elle a considéré que l’absence d’indépendance institutionnelle du pouvoir judiciaire, le chilling effect (effet dissuasif) des licenciements massifs et la diminution de la qualité et de l’expérience des membres du pouvoir judiciaire représentaient une menace sérieuse pour l’État de droit et l’indépendance structurelle du pouvoir judiciaire. L’organisation CIJ dénonce aussi la nouvelle composition du HSK tel que constitué après la réforme constitutionnelle d’avril 2017. Elle estime que, dans le cadre constitutionnel actuel, le HSK ne peut être considéré comme entièrement indépendant du point de vue structurel, en raison de l’influence du pouvoir exécutif pour la nomination de ses membres. Selon elle, le HSK ne dispose pas de garanties institutionnelles lui permettant de résister à l’influence politique.

262. L’organisation CIJ soutient que le système des juges de paix ne respecte pas les normes internationales en matière d’indépendance et d’impartialité, et ce pour les trois raisons exposées ci-après.

263. Premièrement, le HSK, organe chargé de la nomination et de la révocation des juges de paix, ne répondrait pas aux normes relatives à l’indépendance du pouvoir judiciaire, en particulier dans sa dimension structurelle. De fait, les juges de paix, siégeant en formation de juge unique, ne pourraient pas résister à l’influence ou à la pression de pouvoirs extérieurs. Deuxièmement, d’après des rapports fiables, émanant notamment d’organisations internationales, la méthode de sélection des juges de paix et les décisions prises par ceux-ci montreraient, dans la pratique, l’existence d’une situation de manque d’indépendance institutionnelle propice aux pressions du pouvoir politique. Troisièmement, le système en « circuit fermé » aggraverait le manque d’indépendance de ces juges.

À l’appui de ces constats, l’organisation CIJ se réfère principalement à l’avis de la Commission de Venise sur la mission, les compétences et le fonctionnement des formations de juges de paix statuant en matière pénale (paragraphe 108 ci‑dessus).

264. Pour l’organisation CIJ, ces facteurs remettent en question l’indépendance et la capacité des juges de paix à procéder à un contrôle juridique des restrictions au droit à la liberté à l’aune des articles 5 §§ 3 et 4 de la Convention.

2. L’appréciation de la Cour

a) Les principes pertinents

265. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 reconnaît à toute personne privée de sa liberté le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin de faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la légalité, au sens de la Convention, de sa privation de liberté (Assenov et autres, c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 162, Recueil 1998‑VIII). La juridiction chargée de ce contrôle doit avoir compétence pour ordonner la libération en cas de détention illégale (voir, parmi d’autres, M.M. c. Bulgarie, no 75832/13, § 51, 8 juin 2017).

266. La Cour a jugé que tant l’indépendance que l’impartialité constituent des éléments essentiels constitutifs de la notion de « tribunal », au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. De même, un « tribunal » doit toujours être « établi par la loi », faute de quoi il lui manquerait la légitimité requise dans une société démocratique pour entendre la cause des particuliers (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 81, 28 novembre 2002).

267. Les principes généraux relatifs à l’indépendance et à l’impartialité d’un tribunal, au sens de l’article 6 de la Convention, ont été récemment exposés dans l’affaire Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précitée, (§§ 144‑150) comme suit :

« 144. Pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (Findlay c. Royaume-Uni, 25 février 1997, § 73, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et Tsanova-Gecheva, précité, § 106, 15 septembre 2015). La Cour rappelle le rôle croissant de la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire dans sa jurisprudence (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 78, CEDH 2002-IV). Cela étant, ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’oblige les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98 et 3 autres, § 193, CEDH 2003-VI).

145. La Cour rappelle que l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire en recherchant si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, par exemple, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005-XIII, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009).

146. Dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions relatives à l’impartialité, la Cour a eu recours à la démarche objective (Micallef, précité, § 95, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 75, 23 avril 2015). La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou, précité, § 119). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante supplémentaire (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil 1996-III).

147. Pour ce qui est de l’appréciation objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Micallef, précité, § 96, et Morice, précité, § 76).

148. L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (Micallef, précité, § 97). Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal (Pullar, précité, § 38).

149. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous) (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 26, série A no 86). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit donc se déporter (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Micallef, précité, § 98).

150. Les concepts d’indépendance et d’impartialité objective sont étroitement liés et, selon les circonstances, peuvent appeler un examen conjoint (Sacilor-Lormines c. France, no 65411/01, § 62, CEDH 2006‑XIII). »

La Cour estime que ces principes développés dans le cadre de l’article 6 § 1 de la Convention valent de la même façon pour l’article 5 § 4.

268. Enfin, la Cour précise que, pour se prononcer sur l’existence d’une raison légitime de redouter dans le chef d’une juridiction un défaut d’indépendance ou d’impartialité, le point de vue de la personne concernée entre en ligne de compte, mais sans pour autant jouer un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées (Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 58, Recueil 1996‑III, et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 71, Recueil 1998‑IV).

b) L’application de ces principes en l’espèce

269. La Cour relève en l’occurrence que la question de l’indépendance et de l’impartialité des juges de paix a fait l’objet d’un examen par la Cour constitutionnelle, à plusieurs reprises, tant dans le cadre d’un recours en inconstitutionnalité que dans le cadre de recours individuels. S’appuyant sur les garanties constitutionnelles dont jouissent les juges de paix, à l’instar des autres juges, cette haute juridiction a estimé que les allégations de manque d’indépendance et d’impartialité étaient infondées (paragraphes 75-80 ci‑dessus).

270. Tout d’abord, la Cour note que les juges de paix ont été établis par la loi, conformément à l’article 142 de la Constitution (paragraphe 54 ci‑dessus). Leurs fonctions et compétences sont définies par la loi no 5235 sur l’organisation judiciaire, et la procédure devant eux est soumise au CPP. D’après l’article 10 de la loi no 5235, les juges de paix sont compétents pour adopter, au stade de l’enquête, toutes les décisions relatives à des mesures préventives, tel le placement en détention provisoire. Le juge de paix est donc le juge naturel de la détention. Aussi la Cour considère-t-elle que la légalité de l’attribution de compétence aux juges de paix en matière de détention ne peut être remise en cause.

271. Par ailleurs, il ressort de la motivation de la loi no 6545 modifiant l’article 10 de la loi no 5235 sur l’organisation judiciaire que la création des juges de paix visait, d’une part, à mettre fin à la dualité des juridictions pénales de premier degré (tribunal d’instance pénale et tribunal correctionnel) et, d’autre part, à permettre une spécialisation concernant les mesures préventives. Le but du législateur était, au travers d’une spécialisation des juges, de parvenir à une harmonisation dans la mise en œuvre des mesures préventives et d’atteindre un standard (paragraphes 73‑74 ci-dessus). La Cour constate sur ce point que les modifications apportées par la loi no 6545 répondent dans une certaine mesure aussi aux préoccupations qu’elle a elle-même exprimées dans plusieurs affaires turques quant à l’insuffisance des motivations des décisions relatives à la détention (voir, en particulier, Cahit Demirel c. Turquie, no 18623/03, §§ 44-48, 7 juillet 2009, affaire dans laquelle la Cour a souligné l’existence d’un problème structurel à ce propos).

272. La Cour note ensuite que rien n’indique, de la part des juges de paix appelés à se prononcer sur la détention du requérant, l’existence d’un quelconque préjugé ou parti pris à l’égard de la situation personnelle de l’intéressé. La Cour se placera donc sur le terrain de l’impartialité objective. À ce sujet, elle rappelle que les notions d’indépendance et d’impartialité objective étant étroitement liées, elle les examinera ensemble (Grieves c. Royaume-Uni [GC], no 57067/00, § 69, CEDH 2003‑XII (extraits)).

273. La Cour note que les juges de paix jouissent pendant leurs fonctions de garanties constitutionnelles : ils sont inamovibles. La Constitution postule leur indépendance et interdit à toute autorité publique de leur donner des instructions relatives à leurs activités juridictionnelles ou de les influencer dans l’exercice de leurs tâches. Ces principes constitutionnels fondamentaux d’indépendance sont repris dans la législation, notamment dans la loi sur les juges et les procureurs (voir, pour un exposé détaillé des garanties constitutionnelles des magistrats, les paragraphes 52-54 ci-dessus).

274. Par ailleurs, il n’est pas constaté que le ministre de la Justice, membre du HSK, pouvait adresser aux juges des instructions dans l’accomplissement de leurs fonctions judiciaires, ni qu’il existait un état de subordination de fonctions et de services (voir, à cet égard, İmrek c. Turquie (déc.), no 57175/00, 28 janvier 2003, et Erol Gültekin et autres c. Turquie (déc.), no 52941/99, 13 mai 2004). Quant à l’allégation du requérant selon laquelle la loi no 6524 du 15 février 2014 avait permis au ministre de la Justice d’occuper une position dominante au sein du HSK, la Cour note que les dispositions de la nouvelle loi prévoyant le transfert de certaines compétences au ministre de la Justice n’autorisaient nullement ce dernier à adresser aux juges des instructions dans l’accomplissement de leurs fonctions judiciaires, ni n’établissaient un état de subordination de fonctions et de services. Elle note, au demeurant, que les dispositions en question ont été annulées par la Cour constitutionnelle le 10 avril 2014, soit quelques mois après l’entrée en vigueur de ladite loi (paragraphe 69 ci-dessus).

275. Pour autant que le requérant allègue une emprise du pouvoir exécutif sur la justice en général – soit au motif que les juges rendraient des décisions dans le sens des déclarations du pouvoir exécutif, soit au motif qu’ils feraient l’objet de sanctions (mutations, réaffectations) en raison des décisions adoptées par eux ou de leur soutien au syndicat des magistrats YARSAV –, la Cour note qu’il s’agit là d’une mise en cause de la justice en général, et non pas d’une critique visant spécifiquement les juges de paix. Il convient à cet égard de constater que, dans le cadre de la présente affaire, la Cour est appelée à examiner la question de savoir si les juges de paix ayant décidé le placement et le maintien en détention du requérant et ceux ayant statué sur ses demandes d’élargissement et ses oppositions étaient indépendants et impartiaux.

276. En tout état de cause, la Cour ne saurait établir, à la lumière des éléments dont elle dispose, une quelconque corrélation entre les déclarations du pouvoir exécutif et les décisions rendues par les juges de paix, ni d’ailleurs entre les mutations de magistrats et ces décisions. La Cour observe ici que les décisions afférentes aux mutations en question ont été prises par le HSK, l’organe habilité par la loi à prendre de telles décisions. Le requérant n’affirme pas que les juges de paix ayant statué sur sa détention aient été mutés ou réaffectés avant le terme de leur mandat.

277. Pour ce qui est des avis et rapports sur lesquels se fonde le requérant, la Cour relève que ces documents suggèrent un manque d’indépendance et d’impartialité de l’appareil judiciaire turc en général, en lien avec la structure du HSK et les révocations massives de magistrats consécutives à la tentative de coup d’État. Elle prend note des inquiétudes exprimées par les autorités régionales et internationales dans ces rapports et avis concernant le système judiciaire national. Tout en rappelant qu’elle n’est pas appelée dans la présente affaire à parvenir à des considérations d’ordre général sur le système judiciaire turc, elle constate que les griefs liés à la structure du HSK se concentrent sur les modifications constitutionnelles adoptées par l’Assemblée nationale le 21 janvier 2017 et soumises à un référendum national le 16 avril 2017. La Cour réaffirme ici que sa mission consiste non pas à procéder à une appréciation générale de la structure du HSK, mais à rechercher dans quelle mesure l’indépendance et l’impartialité des juges de paix ayant statué sur la détention provisoire du requérant auraient pu se trouver altérées. Or, comme l’a fait remarquer le Gouvernement, l’institution des juges de paix remonte au 18 juin 2014, soit à une date bien antérieure à la réforme constitutionnelle ayant modifié la structure du HSK. De plus, la quasi‑totalité des décisions relatives à la détention prises par les juges de paix l’ont été avant l’entrée en vigueur de cette modification constitutionnelle. Quant aux révocations consécutives à la tentative de coup d’État, la Cour note que le HSK a motivé sa décision y afférente en expliquant que la présence au sein du système judiciaire de magistrats qui avaient prêté allégeance à une organisation illégale, et qui agissaient conformément aux instructions de cette dernière, était incompatible avec les principes d’indépendance et d’impartialité, et préjudiciable à la réputation et à l’autorité de la justice. Appelée à statuer sur les révocations en question dans le cadre de l’affaire Çatal c. Turquie, la Cour a relevé que les magistrats qui avaient fait l’objet de pareilles mesures disposaient de la possibilité de saisir directement le Conseil d’État, à qui il revenait de statuer sur le fond de leurs recours en tant que tribunal de première instance (Çatal c. Turquie (déc.), no 2873/17, 7 mars 2017).

278. Pour ce qui est du rapport établi par l’organisation CIJ et de l’avis émis par la Commission de Venise sur la mission, les compétences et le fonctionnement des formations de juges de paix statuant en matière pénale (paragraphe 108 ci-dessus), qui ont trait plus spécifiquement à ces magistrats, la Cour estime que les constats et considérations contenus dans ces documents, notamment quant à la spécialisation des juges de paix et à leur charge de travail, ne peuvent passer pour justifier en soi des appréhensions quant à l’indépendance et à l’impartialité de ces juges dans chaque cas particulier. La Cour considère que, eu égard aux garanties constitutionnelles et légales dont jouissent les juges de paix, et en l’absence d’une argumentation pertinente qui rendrait sujettes à caution leur indépendance et leur impartialité dans le cas du requérant, il convient de rejeter le grief tiré du manque allégué d’indépendance et d’impartialité des juges de paix pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

279. Quant au fait que les oppositions formées contre les décisions des juges de paix sont examinées par d’autres juges de paix (« contrôle horizontal »), et non pas par une juridiction de degré supérieur (« contrôle vertical »), la Cour prend note des critiques formulées par la Commission de Venise, notamment lorsque celle-ci exprime l’avis que cette situation empêche l’harmonisation de la jurisprudence et crée un système fermé et que les décisions des juges de paix ne sont pas suffisamment motivées.

280. La Cour observe néanmoins que l’article 5 § 4 de la Convention ne renferme pas une exigence quant à l’examen d’un recours dirigé contre une détention par une juridiction de degré supérieur. Elle note ensuite que le contrôle exercé à l’occasion de l’examen de l’opposition est en mesure, comme l’exige l’article 5 § 4 de la Convention, de porter sur la légalité de la détention (comparer avec R.T. c. Grèce, no 5124/11, § 98, 11 février 2016) et de conduire, le cas échant, à la libération du détenu (voir, mutatis mutandis, M.M. c. Bulgarie, précité, § 58, et, a contrario, Suso Musa c. Malte, no 42337/12, § 59, 23 juillet 2013). La Cour ne voit aucune raison de douter que la voie de l’opposition formée devant le juge de paix était d’une portée suffisante pour constituer « un recours » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention (comparer avec Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 60, 6 novembre 2008). En effet, le juge de paix appelé à se prononcer sur l’opposition est habilité par la loi à ordonner l’élargissement en l’absence de raisons justifiant la détention en cause, en tenant compte du caractère « bien-fondé », ou non, de cette mesure. La Cour précise qu’il n’y a pas de lien hiérarchique ou structurel entre le juge de paix examinant l’opposition et celui dont la décision est attaquée. À cet égard, dès lors qu’il n’est pas démontré que les juges en question ont développé des relations personnelles d’amitié allant au-delà du cadre strictement professionnel, l’existence de contacts de nature professionnelle entre ces magistrats ne saurait justifier en soi des appréhensions quant à l’indépendance et à l’impartialité des juges de paix amenés à examiner l’opposition (voir, mutatis mutandis, Hajdučeková c. Slovaquie (déc.), no 47806/99, 8 octobre 2002). Enfin, pour autant que le requérant allègue que le fonctionnement en « circuit fermé » des juges de paix rendrait ineffectif tout recours en opposition, la Cour renvoie aux données fournies par le Gouvernement (paragraphes 106-107 ci-dessus) quant au nombre de recours en opposition accueillis.

281. Eu égard à ce qui précède, et pour autant que son examen a porté sur la question de savoir si les juges de paix ayant décidé de la détention du requérant étaient indépendants et impartiaux, la Cour estime que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention. La Cour souligne toutefois que cette conclusion ne préjuge en rien d’un éventuel réexamen de la question de l’indépendance et de l’impartialité des juges de paix.

E. Sur l’absence alléguée d’examen des éléments avancés par le requérant

282. Le requérant se plaint que des faits et des arguments concrets avancés par lui dans ses demandes d’élargissement et oppositions n’aient pas été pris en compte par les juges de paix.

283. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 4 de la Convention auquel elle est parvenue (paragraphe 231 ci-dessus) et aux considérations retenues par elle à cette occasion (paragraphe 228 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner ce grief.

V. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

284. Dans ses observations sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire, le requérant soutient qu’au cours de la période comprise entre septembre 2016 et février 2017 l’examen d’office de la détention a été effectué au-delà du délai légal de trente jours, et il affirme avoir été détenu illégalement pendant cette période. Il se plaint aussi que les décisions relatives à sa détention ne lui aient pas été communiquées ou qu’elles lui aient été notifiées tardivement, et que certaines de ses demandes d’élargissement n’aient pas été examinées. Il dénonce à cet égard une violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

285. Ainsi qu’il ressort du formulaire de requête présenté par le requérant devant la Cour constitutionnelle, l’intéressé n’a pas présenté ces griefs dans le cadre de son recours individuel ; en outre, devant la Cour, il n’a pas soutenu que la Cour constitutionnelle s’était abstenue d’examiner de tels griefs dans le cadre de son recours individuel. Du reste, certaines des décisions en cause sont postérieures à l’introduction par le requérant de son recours constitutionnel. Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

286. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages, et frais et dépens

287. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel correspondant aux sommes qu’il aurait perçues au titre de son traitement de juge s’il n’avait pas été révoqué de ses fonctions. Il réclame à cet égard 4 461 euros (EUR). Il sollicite en outre 250 000 EUR pour préjudice moral. Il demande enfin 15 368 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. À titre de justificatifs, il fournit un décompte horaire et une convention d’honoraires pour un montant de 6 000 EUR.

288. Le Gouvernement conteste ces demandes.

289. La Cour observe que le présent arrêt concerne la mise en détention provisoire du requérant, et non sa révocation ordonnée le 4 août 2016. Par conséquent, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente.

290. Quant au dommage moral, la Cour rappelle avoir conclu ci-avant à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction et à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison de la durée de la période sans comparution personnelle devant un juge. À cet égard, elle considère que l’intéressé a dû éprouver un dommage moral que le seul constat de violation de la Convention par le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Par conséquent, elle accorde au requérant la somme de 6 000 EUR pour dommage moral.

291. Pour ce qui est de la demande formulée au titre des frais et dépens, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant, tous frais confondus, la somme de 4 000 EUR.

B. Intérêts moratoires

292. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de la légalité de la mise en détention provisoire, de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction et de l’absence de comparution personnelle du requérant devant les juges appelés à examiner sa détention ;

2. Déclare, à l’unanimité, irrecevables les griefs tirés de la non‑communication de l’avis du procureur de la République et du manque allégué d’indépendance et d’impartialité des juges de paix ainsi que les nouveaux griefs présentés par le requérant dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention concernant le grief tiré d’un défaut de légalité de la mise en détention provisoire ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison de la durée de la période sans comparution personnelle devant un juge ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief tiré de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention quant à l’absence alléguée de motivation de la décision de mise en détention provisoire ainsi que des griefs tirés de l’article 5 § 4 de la Convention, quant à la restriction d’accès au dossier d’enquête et à l’absence alléguée d’examen des éléments avancés par le requérant ;

7. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 3 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie concordante du juge Bårdsen ;

– opinion en partie dissidente de la juge Yüksel.

R.S.
S.H.N.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE DU JUGE BÅRDSEN

(Traduction)

1. Je souscris à l’avis de la majorité sur tous les points. L’arrestation et le placement en détention provisoire de juges ne peuvent que faire naître des préoccupations majeures quant à l’indépendance du pouvoir judiciaire, la séparation des pouvoirs et la prééminence du droit. Cela vaut a fortiori dans la présente affaire, qui ne peut être considérée isolément du fait que, dans les jours et semaines qui ont suivi la tentative de coup d’État de la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un nombre remarquablement élevé de juges furent suspendus de leurs fonctions, arrêtés et placés en détention.

2. Lorsqu’elle conclut à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison du défaut de légalité du placement en détention provisoire du requérant, la majorité souligne que l’extension de la portée de la notion de flagrant délit telle que régie par l’article 94 de la loi no 2802 non seulement pose problème au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi apparaît manifestement déraisonnable (paragraphe 156 de l’arrêt). En outre, elle rejette la thèse du Gouvernement qui consiste à dire que le requérant était accusé d’une infraction « personnelle » régie par l’article 93 de la loi no 2802 et non d’une infraction « commise dans ou à l’occasion de l’exercice de [ses] fonctions » régie par les articles 82 à 92 de la même loi, et que la mise en œuvre à son égard de l’article 94 de cette même loi n’a donc pas eu pour effet de le priver de garanties procédurales mais a eu pour seule conséquence que la décision de placement en détention a été rendue par un juge de paix territorialement incompétent. De l’avis de la majorité, que je partage, l’application par le juge de paix de la notion de flagrant délit a été déterminante dans la privation, dans le chef du requérant, des garanties accordées par la loi no 2802 à tout juge, et la simple application de cette notion et le renvoi à l’article 94 de la loi no 2802 dans la décision de placement en détention ne satisfaisaient pas, dans les circonstances de l’espèce, aux impératifs de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 158 de l’arrêt).

3. Si j’écris cette opinion concordante, c’est pour bien faire comprendre que le problème qui se pose sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention ne se limite toutefois pas au fait que le droit turc ait étendu plus que de raison la portée de la notion de flagrant délit et qu’en l’espèce le magistrat ait renvoyé à l’article 94 sans dire si le requérant était accusé d’une infraction personnelle ou d’une infraction commise dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. En effet, l’affaire révèle un manque systémique de clarté et de prévisibilité juridiques concernant les questions de l’arrestation et de la détention provisoire des juges en Turquie à l’époque des faits, lequel s’expliquait par l’effet combiné de cette interprétation trop étendue de la notion de flagrant délit et des trois éléments exposés ci-après.

4. Premièrement, il semble établi que la protection contre les arrestations offerte par l’article 88 de la loi no 2802 s’applique uniquement dans le cas d’une infraction « commise dans ou à l’occasion de l’exercice de [ses] fonctions » et non dans le cas d’une infraction « personnelle ». Cependant, hormis ce qui peut se déduire de l’article 89, qui évoque les « infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice de[s] fonctions » par opposition aux « infractions personnelles » mentionnées dans l’article 93, la loi no 2802 ne définit aucun critère permettant de distinguer les deux types d’infractions. Dans la mesure où ces deux notions ont été développées dans la jurisprudence de la Cour de cassation, l’étendue des infractions considérées comme ayant été commises « dans ou à l’occasion de l’exercice de[s] fonctions » semble étonnamment limitée et pourrait ne pas couvrir l’infraction d’appartenance à une organisation illégale accusée d’avoir infiltré le pouvoir judiciaire (paragraphe 90). En l’espèce, pourtant, c’est le Conseil des juges et des procureurs (« le HSK ») qui a autorisé l’ouverture d’une instruction contre le requérant (paragraphes 15 à 22 de l’arrêt), en partant semble-t-il du principe que l’infraction soupçonnée était effectivement en lien avec les fonctions de juge du requérant.

5. Deuxièmement, lorsqu’un juge est accusé d’avoir commis une infraction « dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions » mais qu’il ne s’agit pas d’un cas de flagrant délit, la nature même de la protection offerte par la loi no 2802 manque – au regard des pièces présentées devant la Cour – de clarté. Certains éléments donnent à penser que la loi en question, y compris son article 88, est considérée comme offrant aux magistrats une protection contre les arrestations dans un sens étroit et technique uniquement, et non contre les placements en détention provisoire. En revanche, d’autres éléments semblent indiquer que la loi a également été conçue pour protéger les magistrats contre les placements en détention provisoire. Or, il apparaît, à la lecture des observations qu’il a communiquées à la Cour, que c’est cette seconde interprétation que le Gouvernement a retenue.

6. Troisièmement, l’incertitude juridique évoquée ci-dessus se trouve renforcée par les observations du Gouvernement (paragraphe 141). Celui-ci soutient en effet que les dispositions de la loi no 2802 ne s’appliquaient pas dans le cas du requérant, et qu’il en aurait été ainsi même si les juridictions internes avaient considéré que l’infraction avait été commise « dans ou à l’occasion de l’exercice de[s] fonctions ». S’écartant de l’approche adoptée par les juridictions internes dans cette affaire, il considère que les dispositions procédurales spéciales prévues par l’article 161 § 8 du code de procédure pénale – lequel ne renferme aucune disposition à l’effet de protéger les magistrats contre l’arrestation et la détention –, qui s’appliquent aux enquêtes pour appartenance à une organisation terroriste, priment sur la loi no 2802.

7. Je ne puis que conclure que le manque de clarté juridique ‑ brièvement exposé ci-dessus – concernant les cas où, en vertu du droit turc, un juge peut être arrêté et placé en détention, n’est pas compatible avec les exigences de l’article 5 § 1 de la Convention, qui dispose que toute arrestation ou détention doit être « régulière », ainsi que cette notion a été interprétée et développée dans la jurisprudence de la Cour (Mooren c. Allemagne, §§ 72‑79, cité au paragraphe 143 de l’arrêt).

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

Je suis d’accord avec la majorité pour conclure à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention en raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis l’infraction reprochée. En revanche, je ne partage pas sa conclusion selon laquelle la détention du requérant était irrégulière.

Je considère que la question de l’interprétation de la notion de flagrant délit peut être examinée sous deux angles différents. Il convient tout d’abord de suivre une démarche fondée sur le principe de la sécurité juridique. À cet égard, je respecte la démarche suivie dans l’affaire Alparslan Altan c. Turquie (no 12778/17, § 104-105, 16 avril 2019), dans la mesure où la Cour a jugé que l’extension de la portée de la notion de flagrant délit non seulement posait problème au regard du principe de la sécurité juridique mais aussi réduisait à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature – et en particulier aux membres de la Cour constitutionnelle turque – pour mettre le pouvoir judiciaire à l’abri des atteintes du pouvoir exécutif. Il est en outre important de noter que cette interprétation a des conséquences juridiques qui dépassent largement le cadre juridique d’un état d’urgence. Deuxièmement, je continue de penser, pour les raisons exposées ci-après, que notre jurisprudence exige, aux fins de déterminer si la détention du requérant souffrait d’une irrégularité grave et manifeste, une analyse de l’interprétation que les juridictions internes ont retenue et des erreurs qu’elles ont pu commettre (voir, mutatis mutandis, Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 84, 9 juillet 2009 ; Hammerton c. Royaume-Uni, no 6287/10, §§ 107-117, 17 mars 2016 ; Čalovskis c. Lettonie, no 22205/13, §§ 155-163, 24 juillet 2014 ; Marturana c. Italie, no 63154/00, § 78-82, 4 mars 2008 ; et Riccardi c. Roumanie, no 3048/04, § 54, 3 avril 2012).

Premièrement, pour déterminer si la détention du requérant souffrait d’une irrégularité grave et manifeste, il convient d’examiner les circonstances particulières de l’affaire, c’est-à-dire de rechercher si l’interprétation par les juridictions internes de la notion de flagrant délit, le fait que les juridictions internes n’aient pas précisé si l’infraction qui était reprochée au requérant relevait d’une infraction personnelle ou d’une infraction commise dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions et l’application de l’article 94 de la loi no 2802 dans les circonstances de l’espèce ont eu pour conséquence de priver le requérant des garanties procédurales applicables.

Deuxièmement, il convient de rappeler que dans l’affaire Alparslan Altan (arrêt précité, § 112), la Cour a jugé que l’interprétation que les juridictions internes avaient faite du droit interne avait réduit à néant les garanties procédurales accordées au requérant qui, en sa qualité de juge de la Cour constitutionnelle, pouvait prétendre à la protection accordée par la loi no 6216 relative à la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci. Dans le cas d’espèce, cependant, le requérant se trouvait dans une situation différente en ce que c’était à la protection accordée par la loi no 2802 sur les juges et les procureurs qu’il pouvait prétendre. Or, les dispositions de la loi no 2802 diffèrent de celles de la loi no 6216. En effet, si la loi no 2802 opère une distinction entre les infractions personnelles (article 93) et les infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions (articles 82-92), et réserve l’octroi de garanties procédurales aux infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions, la loi no 6216, elle, prévoit une immunité judiciaire pour les deux types d’infractions, c’est-à-dire pour les infractions personnelles et les infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. En outre, l’article 94 de la loi no 2802 s’applique, en principe, aux deux types d’infractions et dispose que les règles de droit commun s’appliquent en cas de flagrant délit.

En particulier, la loi no 2802 ne contient pas de disposition semblable à l’article 17 de la loi no 6216, qui s’applique aux juges de la Cour constitutionnelle (Alparslan Altan, précité, § 49). Sans entrer dans une interprétation des garanties accordées aux juges en vertu de la loi no 2802, je considère que le cas d’espèce se distingue clairement de l’affaire Alparslan Altan, dans laquelle le requérant, un ancien juge de la Cour constitutionnelle, jouissait de garanties procédurales plus étendues.

Troisièmement, le requérant dans la présente affaire a été placé en détention provisoire parce qu’il était suspecté d’appartenir à une organisation terroriste armée. Or le juge de paix ne s’est pas prononcé sur la question de savoir si l’appartenance alléguée du requérant à une organisation terroriste s’analysait en une infraction personnelle ou une infraction commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. Il convient de noter que dans des affaires portant sur des faits différents et d’autres types d’infractions, la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle sont déjà parvenues à des conclusions différentes, et qu’à chaque fois dans ces affaires, les infractions reprochées ont été considérées comme des infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions dès lors qu’elles étaient liées à l’activité judiciaire de la personne concernée. Dans ces affaires, les juges ont conclu que les articles 82 à 92 de la loi no 2802 trouvaient à s’appliquer (voir les paragraphes 101-103 de l’arrêt, qui font référence aux affaires Süleyman Bağrıyanık et autres et Mustafa Başer et Metin Özçelik).

Cela étant dit, ainsi qu’il ressort des décisions rendues par les juridictions internes (c’est-à-dire la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation), l’infraction dont le requérant était accusé, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste, est systématiquement considérée en droit interne comme une infraction personnelle relevant par conséquent de l’article 93 de la loi no 2802 (Alparslan Altan, précité, § 42 ; voir aussi le paragraphe 90 du présent arrêt, qui cite les arrêts pertinents de la Cour de cassation). De plus, si le placement en détention du requérant a été initialement ordonné en vertu de l’article 94 de la loi no 2802, la procédure qui a suivi, elle, a été conduite sur le fondement de l’article 93, les faits reprochés au requérant relevant d’une infraction personnelle.

Quatrièmement, il ressort du dossier de l’affaire qu’en vertu du droit turc, le fait d’appliquer l’article 93 ou l’article 94 de la loi relativement à une infraction personnelle est sans incidence sur la question de la possibilité, ou non, de placer la personne concernée en détention mais joue plutôt sur la question de la compétence territoriale, et plus précisément sur la question de savoir quel bureau du procureur général doit se voir confier l’instruction du dossier et quel juge de paix doit statuer sur la question de la détention de la personne concernée. En l’espèce, bien que le juge de paix qui a ordonné le placement et le maintien en détention du requérant n’ait pas été territorialement compétent, les décisions qu’il a rendues à cet égard étaient parfaitement valables au regard du droit interne (voir, dans le même sens, Fernandes Pedroso c. Portugal, no 59133/11, § 93, 12 juin 2018).

En conclusion, l’examen du dossier de l’affaire et des arrêts rendus par les juridictions internes que les parties ont communiqués à la Cour révèle que les juridictions internes ont commis deux erreurs dans cette affaire. Premièrement, le juge de paix qui a ordonné le placement en détention provisoire du requérant n’a pas clairement indiqué si l’infraction qui était reprochée au requérant relevait d’une infraction commise dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou d’une infraction personnelle. Deuxièmement, ayant admis au regard des observations des parties que l’interprétation de la notion de flagrant délit était extensive en ce qui concerne l’infraction personnelle en cause dans la présente affaire, je considère que c’est l’article 93 de la loi no 2802 qui aurait dû être appliqué et non l’article 94, et que c’est un tribunal d’un autre ressort territorial qui aurait dû avoir à connaître de cette affaire. J’estime, au vu des circonstances particulières de l’espèce et des garanties procédurales que j’ai tenté d’exposer ci-dessus, que les défaillances constatées ne peuvent s’analyser en une « irrégularité grave et manifeste » propre à rendre la détention du requérant irrégulière (Mooren, précité, § 84). Je considère donc que le requérant a été détenu régulièrement et qu’il a été privé de sa liberté selon les voies légales, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.


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