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17/09/2019 | CEDH | N°001-195857

CEDH | CEDH, AFFAIRE AVŞAR ET TEKİN c. TURQUIE, 2019, 001-195857


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AVŞAR ET TEKİN c. TURQUIE

(Requêtes nos 19302/09 et 49089/12)

ARRÊT

STRASBOURG

17 septembre 2019

DÉFINITIF

27/01/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Avşar et Tekin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,


Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AVŞAR ET TEKİN c. TURQUIE

(Requêtes nos 19302/09 et 49089/12)

ARRÊT

STRASBOURG

17 septembre 2019

DÉFINITIF

27/01/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Avşar et Tekin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 août 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 19302/09 et 49089/12) dirigées contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Abdulkerim Avşar et Abdulkerim Tekin (« les requérants »), ont saisi la Cour les 25 février 2009 et 17 mai 2012 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Abdulkerim Avşar a été représenté devant la Cour par Me S. Avşar, avocat à Diyarbakır, que le président a autorisé à employer la langue turque dans la procédure écrite (article 34 § 3 du règlement). Abdulkerim Tekin a quant à lui été autorisé à assumer lui-même la défense de ses intérêts dans la procédure devant la Cour (article 36 § 2 in fine du règlement). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent en particulier que le rejet de leur demande de transfèrement vers une prison située à proximité du lieu de résidence de leur famille est contraire à l’article 8 de la Convention.

4. Le 13 novembre 2014, le grief concernant l’article 8 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et le restant des griefs des requérants a été déclaré irrecevable conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1973 et 1967.

A. Abdulkerim Avşar (requête no 19302/09)

6. Lors de l’introduction de la requête, le requérant était détenu à la prison de type F de Kırıkkale.

7. La famille du requérant réside à Diyarbakır.

8. En 1996, le requérant fut condamné à une peine de réclusion criminelle à perpétuité pour crimes terroristes et emprisonné à la prison de type E de Çankırı.

9. Le 25 décembre 2003, il fut transféré à la prison de type F d’Ankara.

10. Le 15 septembre 2007, il fut transféré à la prison de type F de Kırıkkale.

11. Il ressort d’un rapport médical du 5 juin 2008, dressé par l’hôpital d’enseignement et de recherches de Diyarbakır, que la mère du requérant était atteinte de la maladie de Parkinson et qu’elle n’était pas en mesure de voyager.

12. Par requête datée du 12 juin 2008, l’avocat du requérant écrivit à la direction générale des établissements pénitentiaires d’Ankara pour demander que son client soit transféré de la prison de Kırıkkale[1] vers, au choix, la prison de type E de Midyat (Mardin), la prison de type E de Siirt, la prison de type E de Bismil (Diyarbakır), la prison de type E de Batman ou vers toute autre prison située dans le département de Diyarbakır où résidaient ses parents. Il fit valoir qu’une précédente demande en ce sens avait été rejetée au motif que les établissements pénitentiaires vers lesquels le transfèrement avait été demandé avaient atteint leur pleine capacité d’accueil. Il argua à l’appui de sa nouvelle demande que les proches du requérant avaient certes pu, pendant une décennie, surmonter les difficultés pour venir lui rendre visite, mais que la mère du requérant était désormais atteinte de la maladie de Parkinson et ne pouvait plus voyager de Diyarbakır jusqu’à Kırıkkale. Il plaida en outre que le maintien de son client dans une prison d’Anatolie centrale équivalait à punir sa famille.

13. Le 7 juillet 2008, le requérant saisit également la direction générale des établissements pénitentiaires près le ministère de la justice (« le ministère de la justice ») pour demander son transfèrement vers, au choix, une prison située à Batman, à Midyat (prison de type M), à Mardin, à Adıyaman, à Şanlıurfa, à Siirt (prison de type E), à Gaziantep (prison de type H) ou à Diyarbakır (prison de type D).

14. Le 30 juillet 2008, le ministère de la justice rejeta cette demande au motif d’une part, qu’en vertu de l’article 250 de la loi sur la procédure pénale no 5271 (« loi no 5271 »), la prison de haute sécurité de type D de Diyarbakır accueillait en priorité les détenus dont le procès était en cours devant la cour d’assises de Diyarbakır et, d’autre part, au motif que les autres prisons vers lesquelles un transfèrement était demandé avaient atteint leur pleine capacité d’accueil.

15. Le 26 août 2008, le requérant saisit à nouveau le ministère de la justice d’une demande de transfèrement vers, au choix, une prison située à Batman, Midyat (prison de type M), Adıyaman, Mardin, Siirt, Elbistan, Muş, Şanlıurfa (prison de type E), Gaziantep (prison de type H) ou Diyarbakır (prison de type D).

16. Le 22 décembre 2008, le ministère de la justice rejeta cette demande au motif d’une part, qu’en vertu de l’article 250 de la loi no 5271, la prison de haute sécurité de type D de Diyarbakır devait accueillir en priorité les détenus dont le procès était en cours devant la cour d’assises de Diyarbakır et, d’autre part, que les autres prisons demandées avaient atteint leur pleine capacité d’accueil.

17. Le 29 décembre 2008, le requérant écrivit au juge de l’exécution de Kırıkkale pour s’opposer au refus de la direction générale de faire droit à sa demande de transfèrement. Dans sa requête, il fit valoir que depuis un an, il avait, à diverses dates, demandé à être transféré en raison de l’état de santé de sa mère qui, âgée de 73 ans et atteinte de la maladie de Parkinson, ne pouvait plus lui rendre visite. Il argua en outre être détenu depuis douze ans dans des prisons situées à des centaines de kilomètres du lieu de résidence de sa famille, que durant cette période sa famille avait dû surmonter de grandes difficultés pour lui rendre visite et que le seul argument qui était avancé au regard de sa situation était que les prisons demandées avaient atteint leur pleine capacité d’accueil.

18. Le 5 janvier 2009, le juge de l’exécution de Kırıkkale rejeta ce recours, au motif qu’il n’avait pas compétence pour se prononcer sur la question. Il précisa que la catégorie d’établissements pénitentiaires dans laquelle un prisonnier devait purger sa peine était définie par la loi no 5275 et qu’en vertu de l’article 4 § 1 de la circulaire du ministère de la justice no 45/1, la répartition des condamnés dans les prisons se faisait par le ministère.

19. Le 12 janvier 2009, le requérant forma opposition contre cette décision faisant valoir, entre autres, qu’en vertu de la loi sur l’exécution des peines no 4765, les questions afférentes au transfèrement relevaient de la compétence du juge de l’exécution.

20. Le 21 janvier 2009, la cour d’assises de Kırıkkale rejeta ce recours en soulignant que la décision du juge de l’exécution état conforme à la procédure et à la loi et décida de faire suivre la demande au ministère de la justice.

21. Il ressort d’un document du ministère de la justice daté du 21 février 2019 et versé au dossier de l’affaire par le Gouvernement que le requérant avait, à sa demande, été transféré de la prison de type F de Tekirdağ[2] vers la prison de type T de Diyarbakır, le 25 mai 2018.

B. Abdulkerim Tekin (requête no 49089/12)

22. Lors de l’introduction de la requête, le requérant était détenu à la prison de type F de Kırıkkale. Sa famille résidait dans un village de Siirt.

23. En 1994, le requérant fut condamné à une peine de réclusion criminelle à perpétuité pour tentative de séparatisme territorial. Il dit avoir, au cours des années écoulées, saisit à de multiples reprises les instances nationales pour demander son transfèrement dans une prison située à proximité du lieu de résidence de sa famille. Il argua devant les instances nationales être détenu loin de sa famille depuis 1992, en comptant la période passée en détention provisoire.

24. Le 22 novembre 2011, le requérant saisit le ministère de la justice pour demander son transfèrement de la prison de Kırıkkale vers, au choix, une prison située à Siirt, à Batman ou à Silifke.

25. Le 1er décembre 2011, le ministère de la justice rejeta sa demande au motif que les prisons vers lesquelles le transfèrement était demandé avaient atteint leur pleine capacité d’accueil.

26. Le 12 décembre 2011, le requérant saisit le juge de l’exécution de Kırıkkale d’un recours contre cette décision alléguant être détenu depuis 1992 loin de sa famille. Il exposa être resté dix-sept mois à la prison de Buca, un an et demi à la prison de Malatya, neuf ans à la prison de Bartın et sept ans à la prison de Kandıra avant d’être transféré à la prison de Kırıkkale dans laquelle il était prisonnier depuis un an et demi. Il mentionna également que ses enfants vivaient dans un village de Siirt et que depuis une vingtaine d’années, il était détenu loin de sa famille, laquelle n’avait que rarement pu lui rendre visite. Il affirma en ce sens que depuis 2003, ses enfants n’avaient pas été en mesure de venir le voir.

27. Le 2 avril 2012, le juge de l’exécution de Kırıkkale estima que la décision du ministère refusant le transfèrement n’était pas contraire au droit applicable et que les décisions afférentes à un transfèrement relevaient de la compétence du ministère de la justice. Il rejeta en conséquence le recours du requérant.

28. Le 11 avril 2012, le requérant saisit la cour d’assises de Kırıkkale d’un recours contre cette décision.

29. Le 17 avril 2012, la cour d’assises rejeta ce recours.

30. Par courrier du 22 août 2016, le requérant informa le greffe de la Cour qu’il avait été transféré de la prison de Kırıkkale vers la prison de Kepsut (Balıkesir)[3].

II. LE DROIT INTERNE ET EUROPEEN PERTINENTS

A. Le droit interne pertinent

31. La loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives (« loi no 5275 ») du 13 décembre 2004, publiée au journal officiel le 29 décembre 2004, dispose notamment :

« (...)

Transferts des condamnés

Transfèrement

Article 53 - (1) Les condamnés peuvent être transférés vers un autre établissement à leur propre demande ou pour cause de transfert groupé, de discipline, d’ordre et de sécurité, de maladie, d’enseignement, d’éducation, de crime et de lieu de poursuites.

(2) (...)

Transfèrement sur demande

Article 54 - (1) Pour que les condamnés soient transférés à leur propre demande de l’établissement où ils se trouvent vers un autre établissement :

a) [Ils doivent] présenter une requête indiquant au minimum trois établissements, conformes à leurs situations, vers lesquels ils souhaitent être transférés,

b) [Ils doivent] accepter de payer comptant les frais de transfert,

c) Il ne doit pas rester moins de cinq mois avant leur libération conditionnelle,

d) [Ils doivent] faire montre de bonne conduite, ne pas avoir reçu de sanction disciplinaire ou [celle-ci doit] avoir été levée,

e) L’établissement demandé doit avoir de la place, sa capacité d’accueil et sa catégorie doivent être adaptées, et il ne doit pas s’agir d’un centre de détention,

f) [Il doit] s’agir d’un établissement où sont incarcérés des condamnés conformément à la durée de la peine à purger,

g) Il ne doit pas s’agir d’un établissement qu’ils auraient été contraints de quitter pour des raisons de discipline. (Phrase ajoutée le 24/01/2013-6411/7) L’alinéa b) du présent paragraphe ne s’applique pas aux condamnés mineurs.

(2) Ces condamnés doivent rester dans l’institution dans laquelle ils ont été transférés pendant au moins un an, sauf nouveau transfert pour cause d’éducation, de formation ou de maladie. Ce délai est de six mois pour les mineurs.

(...). »

32. La circulaire no 45/1 du ministère de la justice du 22 janvier 2007 portant sur « l’affectation dans les établissements pénitentiaires, les actes de transferts et autres dispositions » prévoit notamment :

« (...)

Cette circulaire a été préparée aux fins d’exposer les procédures et principes relatifs à l’affectation des établissements pénitentiaires par catégorie et aux actes de transferts des condamnés et des détenus, aux activités communes, à la sécurité, aux autres actes et services fournis de l’extérieur conformément à la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives datée du 13/12/2004 ; de faciliter l’application de la loi et de résoudre les problèmes qui pourraient survenir dans la pratique.

(...)

Deuxième section

Actes de transfert des condamnés et des détenus (...)

Les transfèrements, la procédure et les principes s’appliquant aux transfèrements

(1) Les condamnés et les détenus peuvent être transférés vers un autre établissement à leur propre demande ou pour cause de transfert groupé, de discipline, d’ordre et de sécurité, de maladie, d’enseignement, d’éducation, de lieu de commission de l’infraction et de lieu de poursuites.

(...)

6. Transfèrement des condamnés à leur propre demande :

(1) Pour que les condamnés soient transférés à leur propre demande de l’établissement où ils se trouvent vers d’autres établissements :

a) [Ils doivent] soumettre une requête mentionnant au minimum trois lieux où ils souhaiteraient aller, conformes à leur situation,

b) [Ils doivent] accepter de payer comptant les frais de transfert,

c) Il ne doit pas rester moins de cinq mois (à compter de la date de la requête) pour leur libération conditionnelle,

d) [Ils doivent] faire montre de bonne conduite, ne doivent pas avoir reçu de sanction disciplinaire ou [celle-ci] doit avoir été levée,

e) Il doit y avoir de la place dans l’établissement demandé, sa capacité d’accueil et sa catégorie doivent être adéquats, il ne doit pas s’agir d’un établissement réservé aux détenus (centre de détention),

f) [Il doit] s’agir d’un établissement qui accueille des prisonniers conformément à la durée de la peine à purger,

g) Il ne doit pas s’agir d’un établissement qu’ils auraient antérieurement été contraints de quitter pour cause de discipline,

h) Ils ne doivent pas constituer un risque pour la sécurité dans l’établissement pénitentiaire demandé,

i) En dehors des établissements qu’ils ont quitté pour raisons disciplinaires, s’ils ont précédemment demeurés dans les établissements qu’ils sollicitent, il faut que la commission administrative et de surveillance de cet établissement ait donné son avis pour appréciation par le ministère.

(...)

8. Transfèrement par nécessité

(1) Dans les cas où les établissements sont inadaptés ou insuffisants, que leur capacité d’accueil est dépassée, qu’ils sont devenus inutilisables, [et] lorsque le transfert des condamnés et des détenus apparaît obligatoire pour des raisons tels que l’ordre, la sécurité, une catastrophe naturelle, un incendie, de grands travaux, [ils] peuvent être transférés dans des lieux déterminés par le ministère, situé hors de leur ressort de poursuites.

(...). »

33. Le 18 juin 2012, le ministère de la justice a édité la circulaire no 151 portant sur « l’affectation des établissements pénitentiaires et les actes de transfert ». Entre autres dispositions, cette circulaire contenait une disposition abrogeant les passages de la circulaire no 45/1 concernant l’affectation dans les établissements pénitentiaires et les transfèrements des condamnés et des détenus.

34. Le 5 juin 2015, le ministère de la justice a édité la circulaire no 167 portant sur « l’affectation des établissements pénitentiaires, les actes de transferts et les autres dispositions ». Entre autres dispositions, cette circulaire contenait une disposition abrogeant certains passages de la circulaire no 151 concernant l’affectation dans les établissements pénitentiaires et les transfèrements des condamnés et des détenus.

B. Le droit européen pertinent

35. La Recommandation Rec (2003) 23 du Comité des Ministres aux États membres concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée, adoptée par le Comité des Ministres le 9 octobre 2003 recommande aux gouvernements des États membres, entre autres « de s’inspirer dans leur législation, leur politique et leur pratique en matière de gestion des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée, des principes qui figurent dans l’annexe à la recommandation », laquelle peut notamment se lire comme suit :

« (...)

Objectifs généraux

2. Les buts de la gestion des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée devraient être:

– de veiller à ce que les prisons soient des endroits sûrs et sécurisés pour les détenus et les personnes qui travaillent avec eux ou qui les visitent;

– d’atténuer les effets négatifs que peut engendrer la détention de longue durée et à perpétuité;

– d’accroître et d’améliorer la possibilité pour ces détenus de se réinsérer avec succès dans la société et de mener à leur libération une vie respectueuse des lois.

(...)

Actions contre les effets néfastes de la détention à perpétuité ou de longue durée

(...)

22. Des efforts particuliers devraient être faits pour éviter une rupture des liens familiaux et, à cette fin:

– les détenus devraient être affectés, dans toute la mesure du possible, dans des prisons situées à proximité de leurs familles ou de leurs proches;

– la correspondance, les appels téléphoniques et les visites devraient être autorisés avec la plus grande fréquence et intimité possible. Si de telles dispositions compromettent la sûreté ou la sécurité ou si l’évaluation des risques le justifie, ces contacts peuvent être assortis de mesures de sécurité raisonnables comme le contrôle de la correspondance et la fouille avant et après les visites. »

36. La Recommandation Rec (2006) 2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006, se lit notamment ainsi :

« (...)

Répartition et locaux de détention

17.1 Les détenus doivent être répartis autant que possible dans des prisons situées près de leur foyer ou de leur centre de réinsertion sociale.

17.2 La répartition doit aussi prendre en considération les exigences relatives à la poursuite et aux enquêtes pénales, à la sécurité et à la sûreté, ainsi que la nécessité d’offrir des régimes appropriés à tous les détenus.

17.3 Dans la mesure du possible les détenus doivent être consultés concernant leur répartition initiale et concernant chaque transfèrement ultérieur d’une prison à une autre.

(...)

18.10 Les conditions de logement des détenus doivent satisfaire aux mesures de sécurité les moins restrictives possible et compatibles avec le risque que les intéressés s’évadent, se blessent ou blessent d’autres personnes.

(...). »

Dans son Commentaire de la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, le Comité européen pour les problèmes criminels énonce :

« La Règle 17 souligne l’importance d’une répartition adéquate des détenus. D’une manière générale, les décisions en ce domaine doivent être prises de façon à éviter toute contrainte inutile pour les détenus et leurs familles, notamment pour les enfants de détenus, qui ont besoin de voir leurs parents. Il importe particulièrement, lorsqu’il est fait usage de niveaux de sécurité dans le placement des détenus, d’utiliser les niveaux les moins restrictifs car la détention dans les quartiers de haute sécurité se traduit souvent en pratique par des épreuves supplémentaires pour les détenus. Tous les détenus doivent également être placés aussi près que possible de leur foyer ou de leur centre de réinsertion sociale afin de faciliter la communication avec le monde extérieur, comme requis par la Règle 24. Il importe aussi de n’utiliser que des critères adéquats lors des décisions d’affectation des détenus. La condamnation à une peine de détention à perpétuité, par exemple, ne doit pas nécessairement impliquer le placement dans une prison particulière ou l’imposition d’un régime de détention particulièrement restrictif (...). Il convient de reconnaître que les détenus sont directement intéressés par le résultat des décisions relatives à leur affectation. Ils doivent donc être consultés dans la mesure du possible et les requêtes raisonnables de leur part prises en compte, bien que la décision finale revienne aux autorités. Cette consultation doit avoir lieu avant le placement ou le transfèrement des détenus, bien que cela ne soit peut-être pas toujours possible pour une première affectation, lorsque les détenus sont systématiquement affectés à l’établissement pénitentiaire local.

Si, exceptionnellement, des considérations de sûreté et de sécurité obligent à effectuer l’affectation ou le transfert avant la consultation des détenus, celle-ci doit avoir lieu ultérieurement. Dans ce cas, il doit être possible de revenir sur la décision lorsqu’un détenu a de bonnes raisons d’être placé dans une autre prison.

Conformément à la Règle 70, un détenu peut demander aux autorités compétentes d’être placé ou transféré dans une prison précise. Il peut aussi suivre la même procédure pour tenter de faire annuler une décision d’affectation ou de transfert.

Le transfert de détenus peut être à l’origine de graves dysfonctionnements quant à leur traitement. Même s’il est admis que les transferts sont inévitables et qu’ils peuvent, en certaines occasions, être de l’intérêt majeur d’un détenu, des transferts successifs et non nécessaires devraient être évités. Les avantages et inconvénients d’un transfert devraient être soigneusement appréciés avant qu’il soit entrepris. »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

37. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

38. Les requérants se plaignent du rejet de leur demande de transfèrement vers une prison située à proximité du lieu de résidence de leur famille. M. Avşar allègue en ce sens que le rejet de ses demandes de transfèrement porte atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale. Il plaide qu’une peine supplémentaire lui est ainsi infligée et soutient que l’âge et l’état de santé de sa mère ne lui permet pas d’entreprendre un long voyage de sorte qu’elle ne pourrait plus lui rendre visite.

M. Tekin allègue quant à lui être détenu depuis plus de vingt ans dans des prisons situées loin de sa famille. De ce fait, il n’aurait pas pu voir ses enfants depuis de nombreuses années, leur situation économique ne leur permettant pas de faire le déplacement.

Les requérants invoquent une violation de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

39. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

40. Dans ses observations au titre de la satisfaction équitable, le Gouvernement informe la Cour que M. Avşar avait – à sa demande – été transféré le 25 mai 2018 depuis la prison de Tekirdağ vers la prison de type T de Diyarbakır. Il plaide en conséquence la perte de la qualité de victime de ce requérant et invite la Cour à rejeter sa requête comme étant incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention. Sans autre précision, le Gouvernement conteste par ailleurs la version des faits telle que présentée par ce requérant, en ce qu’elle diverge de la sienne.

41. Le requérant ne se prononce pas sur ce point.

42. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. La question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002‑III). Pour répondre à cette question, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête auprès de la Cour, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).

43. La Cour rappelle également que, eu égard à ces considérations, la question de savoir si un requérant a la qualité de victime doit être tranchée au moment où elle examine l’affaire, lorsque les circonstances justifient cette approche (ibidem, § 106). Elle rappelle en outre qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de victime aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010).

44. Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).

45. En ce qui concerne la réparation « adéquate » et « suffisante » pour remédier, au niveau interne, à la violation d’un droit garanti par la Convention, la Cour considère généralement qu’elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation en jeu (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 116).

46. En l’espèce, la Cour observe que M. Avşar avait saisi les instances nationales de demandes de transfèrement vers une prison située à proximité du lieu de résidence de ses proches en 2008 et qu’il s’était vu opposer deux refus de la part du ministère de la justice (paragraphes 13 et 16 ci-dessus). Au vu des informations transmises par le Gouvernement, la Cour note que le 25 mai 2018 le requérant fut, à sa demande, transféré à la prison de type T de Diyarbakır. Le Gouvernement n’apporte aucune autre précision à cet égard et la Cour ne dispose pas d’informations quant à la date à laquelle le requérant aurait été transféré de la prison de Kırıkkale, dans laquelle il était détenu au moment de l’introduction de la requête, vers la prison de Tekirdağ, avant d’être à nouveau transféré dans une prison de Diyarbakır.

47. À cet égard, si la Cour reconnaît qu’une réponse positive à une demande de transfèrement du requérant vers une prison en particulier ne peut qu’être constitutive d’une mesure favorable à son endroit, elle ne saurait pour autant ignorer que le requérant a passé de nombreuses années dans des prisons situées loin de sa famille, avant que cette mesure ne soit décidée. Cette mesure ne s’est par ailleurs pas accompagnée d’une reconnaissance expresse par les instances nationales compétentes d’une violation des droits protégés par la Convention – du moins, le Gouvernement ne le soutient-il pas. Elle ne saurait non plus être interprétée comme une reconnaissance, en substance, d’une violation du droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale. La Cour rejette en conséquence l’exception du Gouvernement tirée de la perte, par M. Avşar, de la qualité de victime.

48. Constatant par ailleurs que ce grief des requérants n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des requérants

49. M. Avşar dit avoir été transféré loin de sa famille qui demeure à Diyarbakır. Il plaide avoir, pendant des années, demandé en vain son transfèrement dans une prison sise à proximité de sa famille. Il allègue une atteinte à son droit au respect de la vie familiale. M. Tekin déclare réitérer ses griefs tels que précédemment soumis à la Cour.

2. Arguments du Gouvernement

50. Le Gouvernement plaide que le crime commis et la nature de la peine imposée de même que des facteurs tels que le genre, l’état de santé et l’âge sont déterminants pour décider de la catégorie d’établissements pénitentiaires dans laquelle une peine devrait être purgée. Il argue ainsi que les critères géographiques ne sont pas les seuls facteurs pris en compte.

51. À cet égard, le Gouvernement décrit la classification des établissements pénitentiaires telle qu’elle figure aux articles 8 à 15 de la loi no 5275. Il renvoie également aux critères et aux classifications inscrites aux articles 23 et 24 de cette loi et aux critères – inscrits aux articles 53 et 58 de la loi – déterminant les réponses à apporter aux demandes de transfèrement.

52. Le Gouvernement décrit également les différentes catégories d’établissements pénitentiaires et argue que les détenus et condamnés sont détenus dans des établissements adaptés à leurs situations en fonction de critères tels que la nature du crime commis, la sécurité, le genre, l’âge, le moment où la condamnation est prononcée, la condition physique et mentale, la récidive, la dangerosité et la position antérieurement occupée dans une organisation. C’est au regard de l’ensemble de ces critères que le ministère de la justice choisirait le lieu de détention d’un condamné en vertu de l’article 20 du règlement sur les centres d’observations et de classifications (« le règlement »).

53. À cet égard, le Gouvernement plaide que les préférences des condamnés sont, autant que faire se peut, prises en considération. Ainsi, une demande de transfèrement peut se voir accorder une suite favorable si les capacités d’accueil de l’établissement en cause le permettent et s’il s’agit d’une catégorie d’établissements correspondant à la nature du crime commis. Pour le Gouvernement, l’absence de certaines catégories d’établissements pénitentiaires dans certaines provinces et la surpopulation carcérale sont également des facteurs à prendre en compte : certains détenus/condamnés peuvent ainsi se voir transférer d’établissements ayant atteint leur pleine capacité d’accueil vers des établissements ayant une capacité plus appropriée, en vertu de la circulaire no 151.

54. Le Gouvernement renvoie par ailleurs à l’article 17.2 de la Recommandation Rec (2006) 2 du Comité des Ministres sur les Règles pénitentiaires européennes aux termes duquel « la répartition doit aussi prendre en considération les exigences relatives à la poursuite et aux enquêtes pénales, à la sécurité et à la sûreté, ainsi que la nécessité d’offrir des régimes appropriés à tous les détenus » ainsi qu’à l’article 18.10 selon lequel « les conditions de logement des détenus doivent satisfaire aux mesures de sécurité les moins restrictives possibles et compatibles avec le risque que les intéressés s’évadent, se blessent ou blessent d’autres personnes ».

55. De surcroît, pour le Gouvernement lorsque des personnes ont été impliquées dans des activités terroristes ou organisationnelles, la sécurité est un critère déterminant, certains prisonniers pouvant souhaiter poursuivre leurs activités en prison et les personnes appartenant à des bandes rivales ne devant pas être détenues ensemble.

56. Selon le Gouvernement, il paraît évident que tous les condamnés voudraient pouvoir purger leur peine dans un centre pénitentiaire proche du lieu de résidence de leur famille. Des demandes en ce sens ne peuvent néanmoins être satisfaites que si plusieurs critères cumulatifs se trouvent réunis. C’est au vu de ces critères que l’administration pénitentiaire utilise son pouvoir discrétionnaire. En l’espèce, les autorités auraient refusé les demandes des requérants faute de pouvoir matériellement leur donner une suite favorable.

57. À cet égard, le Gouvernement soutient que l’absence de réponses positives aux demandes des requérants ne saurait constituer une atteinte à leur droit au respect de la vie familiale. Si la Cour devait en décider autrement, il conviendrait de tenir compte de l’article 54 § 1 de la loi no 5275, dont les dispositions seraient suffisamment précises pour satisfaire aux exigences de clarté et de prévisibilité. Pour le Gouvernement, l’ingérence poursuivait en outre le but légitime de maintien de l’ordre en vertu de l’article 8 § 2 de la Convention.

58. Quant à la nécessité de la mesure, le Gouvernement souligne, entre autres, que la question de savoir si les conditions étaient réunies pour que les requérants puissent être transférés avait fait l’objet, dans chaque cas, d’un examen méticuleux. Pour autant, compte tenu du rapport entre le nombre d’établissements pénitentiaires existants et le nombre de détenus, il ne serait pas toujours possible de satisfaire aux demandes de transfèrement. À cet égard, le Gouvernement précise également que la prison de type D de Diyarbakır est une prison affectée en priorité à l’accueil des détenus dont les affaires sont pendantes devant la cour d’assises de Diyarbakır, pour assurer leur participation aux audiences.

59. Le Gouvernement ajoute que les établissements pénitentiaires sollicités par les requérants avaient atteint leur pleine capacité d’accueil et rappelle qu’excéder la capacité des institutions pénitentiaires peut poser problème au regard de l’article 3 de la Convention. Au demeurant, il serait possible pour les membres de la famille des requérants de leur rendre visite certains jours de la semaine, sans autorisation. Au vu de tous ces éléments, le Gouvernement plaide que le rejet de la demande des requérants n’était pas contraire au principe de proportionnalité. Il invite la Cour à conclure à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

3. Appréciation de la Cour

a. Sur l’existence d’une ingérence

60. La Cour rappelle que toute détention régulière au regard de l’article 5 de la Convention entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé. Par ailleurs, la Convention n’accorde pas aux détenus le droit de choisir leur lieu de détention et la séparation et l’éloignement du détenu de sa famille constituent des conséquences inévitables de la détention. Néanmoins, le fait de détenir une personne dans une prison éloignée de sa famille à tel point que toute visite s’avère en fait très difficile, voire impossible, peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence dans sa vie familiale, la possibilité pour les membres de la famille de rendre visite au détenu étant un facteur essentiel pour le maintien de la vie familiale (pour un rappel des principes pertinents en la matière, Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 835, 25 juillet 2013, Vintman c. Ukraine, no 28403/05, § 78, 23 octobre 2014 et Bellomonte c. Italie (déc.), § 70, no 28298/10, 1er avril 2014).

61. En l’espèce, la Cour observe que pendant de nombreuses années les requérants furent détenus dans des prisons éloignées du lieu de résidence de leur famille. À cet égard, elle relève que M. Avşar était détenu à la prison de Kırıkkale alors que ses proches résidaient à Diyarbakır – plus de 800 km séparent les deux villes[4]. Il ressort en outre des informations transmises par le Gouvernement (paragraphe 21 ci-dessus) qu’il fut d’abord transféré dans une prison de Tekirdağ – située à environ 1400 km de Diyarbakır[5], avant d’être finalement transféré dans une prison à Diyarbakır. La Cour observe que M. Tekin quant à lui était détenu à la prison de Kırıkkale, soit à environ 1000 km de sa famille qui réside à Siirt[6]. Le 22 août 2016, il informa la Cour de son transfert à la prison de Kesput (paragraphe 30 ci-dessus), située à environ 1500 km de Siirt[7].

62. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour peut admettre que l’éloignement des requérants durant de nombreuses années du lieu de résidence de leur famille, constitue une ingérence dans leurs droits au respect de la vie privée et familiale.

b. Sur la justification de l’ingérence en cause

63. Pour déterminer si l’ingérence constatée emporte violation de l’article 8, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du paragraphe 2 de cet article, autrement dit si elle était « prévue par la loi » et « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre l’un ou l’autre des « buts légitimes » énumérés dans ce paragraphe.

i. Sur la base légale de l’ingérence en cause

64. Au vu des pièces du dossier et des observations des parties, la Cour observe que l’ingérence en cause dans la présente affaire était prévue par la loi no 5275 (paragraphe 31 ci-dessus) dont les modalités d’application avaient en outre été exposées, à l’époque pertinente, dans la circulaire ministérielle no 45/1 (paragraphe 32 ci-dessus), le système juridique turc attribuant au ministère de la justice le pouvoir d’affecter les prisonniers dans les différents centres pénitentiaires du pays. Par ailleurs, la possibilité pour les prisonniers de demander leur transfèrement et les critères afférents à ces demandes étaient également inscrits dans ces textes.

65. L’ingérence était donc « prévue par la loi » au sens du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention. Ce point ne prête d’ailleurs pas à controverse entre les parties.

ii. Sur le but légitime poursuit

66. La Cour ne voit aucune raison de douter de la pertinence des arguments avancés par le Gouvernement (paragraphes 53-55 et 58-59 ci‑dessus) quant aux exigences de sécurité et de sûreté et aux contraintes liées aux capacités d’accueil des établissements pénitentiaires devant guider les choix à faire en matière de répartition carcérale. Elle rappelle à cet égard avoir déjà considéré que le motif fondé sur l’absence de places disponibles pour justifier le refus des autorités nationales de donner suite aux demandes de transfèrement d’un prisonnier, pouvait tendre à lutter contre la surpopulation carcérale (Vintman, précité, §§ 96 et 99).

67. La Cour estime que l’ingérence en cause dans la présente affaire peut donc être considérée comme visant certains objectifs légitimes au regard du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui (Rodzevillo c. Ukraine, no 38771/05, § 84, 14 janvier 2016 et Fraile Iturralde c. Espagne, no 66498/17, § 27, 7 mai 2019).

iii. L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?

68. La Cour est consciente des difficultés liées à l’organisation du système carcéral et rappelle que les autorités nationales disposent d’une large marge d’appréciation dans ce domaine (Khodorkovskiy et Lebedev, précité, § 850, et Bellomonte, précité, § 76). Pour autant, elle rappelle également avoir déjà souligné que la répartition carcérale ne saurait être laissée à l’entière discrétion des autorités administratives et qu’elle doit tenir compte d’une façon ou d’une autre de l’intérêt des condamnés à maintenir au moins certains liens familiaux et sociaux (Rodzevillo, précité, § 83, et les références y mentionnées).

69. À cet égard, la Cour souligne en outre avoir déjà attiré l’attention des autorités nationales sur l’importance des recommandations énoncées dans le cadre des Règles pénitentiaires européennes de 2006 (Recommandation Rec (2006) 2) (paragraphe 36 ci-dessus), fussent-elles non contraignantes pour les États membres (voir, entre autres, Nusret Kaya et autres c. Turquie, nos 43750/06 et 4 autres, § 55, CEDH 2014 (extraits)). Elle réaffirme en ce sens qu’il est essentiel que l’administration aide les détenus à maintenir un contact avec leur famille proche.

70. Elle souligne de plus qu’en matière de répartition carcérale, y compris pour les détenus purgeant une peine de réclusion à perpétuité, la réglementation au niveau européen conforte le principe selon lequel les autorités nationales sont tenues de prévenir la rupture des liens familiaux et de permettre, autant que possible, que les détenus soient répartis dans des prisons situées près de leurs foyers (paragraphes 35-36 ci-dessus).

71. En l’espèce, la Cour estime qu’une répartition des prisonniers décidée en fonction de critères tels que le profil pénal et pénitentiaire de la personne détenue, sa dangerosité, les risques de poursuites des activités criminelles, les risques pour la sécurité, la surpopulation carcérale – critères dont le Gouvernement se prévaut (paragraphes 53, 55 et 58 ci-dessus) – ne saurait en soi passer pour arbitraire ou déraisonnable. Pour autant, elle souligne que le maintien des liens familiaux doit également être un critère à prendre en compte dans ce contexte.

72. En effet, pour la Cour, il ne fait aucun doute que l’éloignement géographique est un facteur de nature à contribuer à altérer les visites familiales et par là-même les liens familiaux, cela d’autant plus que la distance géographique à parcourir par les proches est grande et que l’éloignement géographique perdure pendant plusieurs années.

73. Or, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour rappelle d’abord que M. Avşar avait attiré l’attention des autorités sur un changement dans ses possibilités de contacts avec sa famille en raison de l’âge et de l’état de santé de sa mère (paragraphe 12 ci-dessus) et que M. Tekin avait invoqué la rareté des visites familiales qu’il pouvait recevoir, en particulier de la part de ses enfants (paragraphe 26 ci-dessus). Elle note ensuite que le Gouvernement ne conteste pas que les requérants ont été maintenus, pendant de nombreuses années, dans des prisons éloignées du lieu de résidence de leurs proches. Elle constate également que rien dans le dossier ou dans les observations du Gouvernement ne vient établir que les requérants auraient – malgré la distance géographique – maintenu des contacts réguliers avec les membres de leur famille ou bénéficié de visites fréquentes de la part de ces derniers (comparer a contrario avec Fraile Iturralde précité, § 29). Elle relève enfin, au vu des pièces du dossier et en particulier à la lecture des réponses apportées aux demandes de transfèrement des requérants, que rien ne permet d’apprécier si les autorités internes ont procédé à un examen circonstancié de la demande de transfèrement des requérants et à une mise en balance individualisée des intérêts en jeu intégrant, dans la motivation retenue, la situation personnelle des requérants, y compris la longue période de détention passée dans des prisons situées loin de leurs familles ainsi que respectivement les contraintes liées à l’âge, l’état de santé et la situation financière de leurs proches pouvant empêcher ces derniers de faire le voyage pour les voir.

74. Eu égard aux circonstances spécifiques de la présente affaire et tenant compte en particulier des années de détention que les requérants ont purgé loin de leurs familles ainsi que de l’impact qu’un tel éloignement, inscrit dans la durée, peut avoir sur les liens familiaux, la Cour estime qu’en l’espèce l’ingérence en cause n’était pas proportionnée au regard du but légitime poursuivit et, dès lors, pas nécessaire dans une société démocratique.

75. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à une violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

76. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

77. M. Avşar réclame 96 494 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi et laisse à la discrétion de la Cour l’appréciation de son préjudice matériel. M. Tekin réclame quant à lui 50 000 EUR au titre du dommage moral qu’il allègue avoir subi.

78. Le Gouvernement conteste les prétentions des requérants qu’il juge excessives et non conformes à la jurisprudence de la Cour.

79. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à MM. Avşar et Tekin 6 000 EUR chacun au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

80. M. Avşar demande également 3 506 EUR au titre des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il soumet à titre de justificatif, un décompte horaire de travail de son avocat. M. Tekin n’a pas formulé de demande à ce titre.

81. Le Gouvernement conteste les prétentions de M. Avşar soutenant qu’il n’a soumis aucun document venant étayer la réalité des frais et dépens engagés. Le Gouvernement argue qu’aucune somme ne saurait être accordée à M. Tekin à ce titre, faute de demande de sa part.

82. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l’accorde à M. Avşar.

C. Intérêts moratoires

83. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i. 6 000 EUR (six mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros) à M. Avşar, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 septembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

* * *

[1]. Selon les cartes routières, une distance d’environ 800 km séparerait Kırıkkale et Diyarbakır.

[2]. Selon les cartes routières, une distance d’environ 1400 km séparerait Tekirdağ et Diyarbakır.

[3]. Selon les cartes routières, une distance d’environ 1500 km séparerait Kepsut et Siirt.

[4]. Distance approximative d’après les cartes routières.

[5]. Distance approximative d’après les cartes routières.

[6]. Distance approximative d’après les cartes routières.

[7]. Distance approximative d’après les cartes routières.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-195857
Date de la décision : 17/09/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale)

Parties
Demandeurs : AVŞAR ET TEKİN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AVSAR S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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