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23/07/2019 | CEDH | N°001-194948

CEDH | CEDH, AFFAIRE GÜRBÜZ ET BAYAR c. TURQUIE, 2019, 001-194948


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÜRBÜZ ET BAYAR c. TURQUIE

(Requête no 8860/13)

ARRÊT


STRASBOURG

23 juillet 2019

DÉFINITIF

23/10/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gürbüz et Bayar c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Iv

ana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2019,
...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÜRBÜZ ET BAYAR c. TURQUIE

(Requête no 8860/13)

ARRÊT

STRASBOURG

23 juillet 2019

DÉFINITIF

23/10/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gürbüz et Bayar c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8860/13) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Ali Gürbüz (« le premier requérant ») et M. Hasan Bayar (« le deuxième requérant »), ont saisi la Cour le 10 décembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me İ. Akmeşe, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants voient dans la procédure pénale diligentée à leur encontre une atteinte à leur droit à la liberté d’expression.

4. Par une décision du 8 avril 2014, le grief relatif à la durée de la procédure a été déclaré irrecevable. Le 2 octobre 2017, le grief concernant l’atteinte alléguée portée au droit des requérants à la liberté d’expression a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1971 et en 1982. Ils résident respectivement à Cologne (Allemagne) et à Berne (Suisse).

6. À l’époque des faits, le premier requérant était le propriétaire du quotidien Ülkede Özgür Gündem et le deuxième requérant en était le rédacteur en chef.

A. Le contexte de l’affaire

7. Abdullah Öcalan (« A.Ö. »), chef du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), fut condamné le 29 juin 1999 à la peine capitale pour avoir mené des actions visant à la sécession d’une partie du territoire de la Turquie et pour avoir formé et dirigé dans ce but une organisation illégale armée, le PKK. Les juridictions avaient jugé établi que, à la suite de décisions prises par A.Ö., et sur ses ordres et directives, le PKK avait procédé à plusieurs attaques armées, attentats à la bombe, sabotages et vols à main armée, et que, lors de ces actes de violence, des milliers de civils, de militaires, de policiers, de gardes de village et de fonctionnaires avaient trouvé la mort. À la suite de modifications apportées à la Constitution et à la législation en 2001 et 2002, la peine d’A.Ö. fut commuée, le 3 octobre 2002, en réclusion à perpétuité. A.Ö. est actuellement détenu à la prison d’İmralı.

8. À l’époque des faits, les personnes détenues en Turquie pouvaient, en règle générale, s’entretenir avec leurs avocats les jours ouvrables, pendant les horaires de travail, et ce sans restriction de fréquence sur une période déterminée. Les avocats d’A.Ö. effectuaient ainsi des visites régulières à leur client à la prison d’İmralı. Les comptes rendus de ces visites étaient publiés dans les jours qui suivaient dans certains quotidiens, dont celui des requérants, où ils étaient présentés comme étant les opinions d’A.Ö. sur la situation actuelle ou ses instructions au PKK.

9. Il ressort de ces comptes rendus des visites des avocats à A.Ö. que les conversations entre les intéressés commençaient très souvent par un exposé des avocats sur les récents développements concernant le PKK. A.Ö. consultait ses avocats sur les changements de personnes aux différents niveaux de la structure de l’organisation, sur les diverses activités et réunions organisées par les organes du PKK (aux niveaux régional ou national, ou encore à l’étranger), sur la ligne politique suivie par les dirigeants du parti, sur la concurrence entre ces derniers ainsi que sur les pertes subies par les militants armés dans leur lutte contre les forces de sécurité. A.Ö., se présentant comme « le leader du peuple kurde », commentait toutes les réponses des avocats et chargeait ceux-ci de transmettre ses idées et ses instructions en vue de la réorientation de la politique menée par le PKK en Turquie (il défendait en général l’idée d’une reconnaissance des droits de la minorité kurde dans une Turquie complètement démocratique) ou dans d’autres pays. Par ailleurs, A.Ö. approuvait ou rejetait les nominations des cadres dans les diverses instances du PKK et donnait des conseils sur l’organisation interne du parti. A.Ö. prônait aussi l’abandon des armes par le PKK une fois que le gouvernement aurait mis fin aux hostilités et satisfait aux revendications formulées par le PKK (voir à cet égard, Tuğluk et autres c. Turquie (déc.), nos 30687/05 et 45630/05, §§ 3-6, 4 septembre 2018).

10. Le 22 mars 2002, une procédure pénale fut engagée contre certains avocats d’A.Ö. Il était reproché à ces derniers d’avoir abusé de leur fonction d’avocat en se faisant les porte-parole d’A.Ö., en transmettant les instructions de celui-ci à son ex-organisation et en les diffusant par le biais de la presse. Le 9 octobre 2012, cette affaire fut rayée du rôle pour prescription légale (Tuğluk et autres, décision précitée, § 7-12).

11. À la fin du mois d’août 2004, Kongra-Gel (une branche du PKK) formula une proposition de trêve. Son message comportait un appel à l’État turc et demandait l’arrêt des opérations militaires, la mise en place d’un dialogue ou encore l’amélioration des conditions de vie d’A.Ö. en prison en vue de parvenir à une paix durable (voir, à cet égard, Belek et Özkurt c. Turquie (no 4), no 4323/09, § 6, 17 juin 2014).

B. L’article publié le 3 septembre 2004 dans le quotidien des requérants

12. Le 3 septembre 2004, un article, intitulé « Soutien en 5 points : le leader populaire kurde a accueilli positivement l’approche de Kongra-Gel pour un nouveau cessez-le-feu », a été publié dans le quotidien des requérants. L’article rapportait les déclarations d’A.Ö. ainsi que celles de Murat Karayılan (« M.K. »), un dirigeant de Kongra-Gel.

Dans sa première partie, présentée avec le sous-titre « Öcalan a jugé opportunes les conditions pour un cessez-le-feu soumises avant la journée mondiale de la paix du 1er septembre et a déclaré ‘Ce sont des conditions minimales’», l’article reprenait les déclarations de l’un des avocats d’A.Ö., selon lesquelles celui-ci lui avait indiqué lors d’un entretien qu’il soutenait les conditions pour un cessez-le-feu énoncées par Kongra-Gel. Cette partie de l’article peut se lire comme suit :

« Abdullah Öcalan, qui appelle tous ceux qui se disent patriotes à se rassembler sous l’étendard de Kongra-Gel, a indiqué avoir accueilli positivement l’appel au cessez-le-feu présenté par Kongra-Gel en cinq points.

Les avocats du leader populaire kurde, Abdullah Öcalan, F.A., B.K., İ.D., et Z.D., ont effectué leur entretien hebdomadaire avec Abdullah Öcalan. D., [après avoir indiqué] qu’Öcalan avait défini la systématique de la lutte pour la liberté sous la forme de Kongra-Gel, a décrit leur entretien comme suit :

‘Monsieur Öcalan a souligné que tous ceux qui se disaient patriotes devaient « se rassembler sous l’étendard de la lutte pour la liberté, que le système de pensée qu’il avait exposé dans sa défense se développait dans tous les domaines et que l’État n’avait pu comprendre cela [que] récemment. Il a indiqué que ses pensées venaient de se développer au Moyen-Orient, que les collaborationnistes américains et kurdes essayaient d’empêcher ce développement en faisant même intervenir Osman Öcalan. Öcalan, qui a ajouté qu’il trouvait appropriée [la proposition de] cessez-le-feu en cinq points présentée par Kongra-Gel, a dit qu’il s’agissait des réclamations minimales et a souligné que ces réclamations devaient immédiatement être mises en pratique. Öcalan, [après avoir] dit qu’il fallait absolument développer le dialogue turco-kurde, a précisé que dans le cas où la voie du dialogue ne se développait pas, l’année 2005 serait obligatoirement l’année du passage à la guérilla, même s’ils ne le souhaitaient pas (diyalog yolu gelişmediği takdirde 2005 yılının kendilerinin de istemediği ama zorunlu olan gerillalaşma yılı olacağını belirtti).’

Appel à l’union

Indiquant qu’Öcalan avait enfin fait un appel à l’occasion de la journée mondiale de la paix, D. a dit que ‘Monsieur Öcalan a[vait] appelé toutes les entités démocratiques kurdes à trouver un nouvel élan dans l’unité (...)’ »

La deuxième partie de l’article, présentée par le sous-titre « Nous sommes prêts à la paix », relatait les propos de M.K. Cette partie de l’article peut se lire comme suit :

« Murat Karayılan, président du comité de défense populaire de Kongra-Gel, a indiqué qu’ils respectaient les appels des membres du DEP (Partie de la démocratie) et des divers milieux à faire taire les armes et a déclaré que ‘En tant que Kurdes, nous sommes plus que jamais prêts à une paix équitable’.

Karayılan, qui a parlé à ROJ TV, a fait des déclarations importantes à l’occasion de la journée mondiale de la paix du 1er septembre. Soulignant que la paix était la valeur la plus importante de la société, Karayılan a indiqué que les sociétés qui ont des problèmes ont davantage besoin de la paix. Notant qu’à la journée de la paix c’étaient les guerres et non la paix qui étaient à l’ordre du jour dans la région, Karayılan a dit qu’il y avait un besoin urgent d’instaurer une paix équitable. Attirant l’attention sur le fait que la paix était possible par la reconnaissance et le respect des droits mutuels, Karayılan a indiqué que la négation et le refus détruisaient la base de la paix. Karayılan a dit que les États qui dominaient les terres kurdes présentaient la reddition des Kurdes avec toutes leurs valeurs matérielles et morales comme la paix et a noté que les politiques fondées sur la coercition avaient fait faillite au 21ème siècle. Répondant aussi (...) aux appels des divers milieux et des membres du DEP à faire taire les armes, Karayılan a dit : ‘Nous respectons les appels à la paix et les efforts dans ce sens’. Murat Karayılan a souligné que l’organisation Kongra-Gel était prête à trouver la solution au problème et [...] à faire taire les armes si les conditions étaient réunies. Karayılan a appelé l’État à ouvrir le dialogue avec les représentants kurdes pour une solution démocratique et pacifique. Indiquant que les Kurdes voulaient vivre de manière pacifique et fraternelle dans les frontières existantes, il a ajouté : ‘Alors que nous voulons la paix, l’État attaque nos forces [luttant pour la] liberté avec des opérations visant à les exterminer. Il veut aussi qu’on reste silencieux. Notre silence n’apportera pas la paix en Turquie. Que les gens ne soient plus tués et que le sang ne soit plus versé sur nos terres’. »

C. La procédure pénale diligentée à l’encontre des requérants

13. Par un acte d’accusation du 3 septembre 2004, le procureur de la République d’Istanbul inculpa les requérants de manquement à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 ») en raison de la publication des déclarations d’A.Ö. et de M.K. dans l’article susmentionné.

14. Le 27 septembre 2007, la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises ») reconnut les requérants coupables de l’infraction reprochée et condamna le premier requérant à une amende judiciaire de 2 650 livres turques (TRY) (1 541,59 euros (EUR) à cette date) et le deuxième requérant à une amende judiciaire de 1 325 TRY (770,80 EUR à cette date) en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle considéra que la publication des déclarations de A.Ö., chef du PKK, et de celles de M.K., président du comité de défense populaire Kongra-Gel, dans l’édition du 3 septembre 2004 du quotidien des requérants, était constitutive de l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste. Elle précisa que son arrêt était susceptible de pourvoi.

15. Le 29 mars 2012, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par les requérants, constata la prescription de l’action à l’égard du premier requérant. En revanche, elle confirma l’arrêt de la cour d’assises à l’égard du deuxième requérant au motif que, compte tenu du montant de l’amende judiciaire infligée à ce dernier, l’arrêt de la cour d’assises était en fait définitif à son égard.

16. Le 1er août 2012, la cour d’assises de Diyarbakır, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 (paragraphe 20 ci-dessous) et se fondant sur l’article 1 provisoire de cette loi, sursit à l’exécution de la peine infligée au deuxième requérant.

2. LES DROITS INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS

A. L’article 6 de la loi no 3713

17. L’article 6 de la loi no 3713 du 12 avril 1991 sur la lutte contre le terrorisme disposait ce qui suit, avant la modification introduite par la loi no 5532 du 29 juin 2006 :

« (...)

Est puni d’une amende de cinq à dix millions de livres turques quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes.

(...)

Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi no 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à 90 % de la moyenne du chiffre des ventes du mois précédent si la fréquence de parution du périodique est inférieure à un mois, ou du chiffre des ventes réalisé par le dernier numéro du périodique si celui-ci est mensuel ou paraît moins fréquemment (...) Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à cinquante millions de livres turques. Le rédacteur en chef du périodique est condamné à la moitié de la peine infligée à l’éditeur. »

18. Après la modification introduite par la loi no 5532 du 29 juin 2006, cette disposition était libellée comme suit :

« (...)

Est puni d’une peine d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes.

(...)

Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie de presse et de publication, les propriétaires et les rédacteurs en chef des organes de presse et de publication qui n’ont pas participé à la commission des faits sont également condamnés à une peine de mille à dix mille jours-amende. Toutefois, la limite maximale de cette peine est de cinq mille jours-amende. »

19. L’article 6 de la loi no 3713 a subi une nouvelle modification par le biais de la loi no 6459 du 11 avril 2013. Cet article se lit désormais comme suit :

« (...)

Est puni d’une peine d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes qui légitiment, glorifient ou encouragent les méthodes [recourant à la] contrainte, [la] violence ou [la] menace.

(...)

Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie de presse et de publication, les rédacteurs en chef des organes de presse et de publication qui n’ont pas participé à la commission des faits sont également condamnés à une peine de mille à cinq mille jours-amende. »

B. La loi no 6352

20. La loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012, est intitulée « loi modifiant diverses lois en vue d’accroître l’efficacité des services judiciaires et de suspendre les procès et les peines rendues dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias ». Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive lorsque celle-ci correspond à une amende ou à un emprisonnement inférieur à cinq ans, à condition qu’elle soit infligée pour une infraction commise avant le 31 décembre 2011 par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion.

C. Les textes et travaux du Conseil de l’Europe

21. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme du 16 mai 2005, signée à Varsovie et ratifiée par la Turquie le 23 mars 2012, prévoient ce qui suit :

« (...)

Souhaitant que des mesures efficaces soient prises pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique à commettre des infractions terroristes, ainsi qu’au recrutement et à l’entraînement pour le terrorisme ;

(...)

Reconnaissant que les infractions terroristes ainsi que celles prévues par la présente Convention, quels que soient leurs auteurs, ne sont en aucun cas justifiables par des considérations de nature politique, philosophique, idéologique, raciale, ethnique, religieuse ou de toute autre nature similaire et rappelant l’obligation des Parties de prévenir de tels actes et, s’ils ne le sont pas, de les poursuivre et de s’assurer qu’ils sont punis par des peines qui tiennent compte de leur gravité ;

(...)

Reconnaissant que la présente Convention ne porte pas atteinte aux principes établis concernant la liberté d’expression et la liberté d’association ;

(...)

Article 5 – Provocation publique à commettre une infraction terroriste

Aux fins de la présente Convention, on entend par « provocation publique à commettre une infraction terroriste » la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises.

Chaque partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale, conformément à son droit interne, la provocation publique à commettre une infraction terroriste telle que définie au paragraphe 1, lorsqu’elle est commise illégalement et intentionnellement.

Article 6 – Recrutement pour le terrorisme

Aux fins de la présente Convention, on entend par « recrutement pour le terrorisme » le fait de solliciter une autre personne pour commettre ou participer à la commission d’une infraction terroriste, ou pour se joindre à une association ou à un groupe afin de contribuer à la commission d’une ou plusieurs infractions terroristes par l’association ou le groupe.

Chaque Partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale, conformément à son droit interne, la provocation publique à commettre une infraction terroriste telle que définie au paragraphe 1, lorsqu’elle est commise illégalement et intentionnellement.

(...)

Article 8 – Indifférence du résultat

Pour qu’un acte constitue une infraction au sens des articles 5 à 7 de la présente Convention, il n’est pas nécessaire que l’infraction terroriste soit effectivement commise.

(...)

Article 12 - Conditions et sauvegardes

Chaque partie doit s’assurer que l’établissement, la mise en œuvre et l’application de l’incrimination visée aux articles 5 à 7 et 9 de la présente Convention soient réalisés en respectant les obligations relatives aux droits de l’homme lui incombant, notamment la liberté d’expression, la liberté d’association et la liberté de religion, telles qu’établies dans la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et d’autres obligations découlant du droit international, lorsqu’ils lui sont applicables.

L’établissement, la mise en œuvre et l’application de l’incrimination visée aux articles 5 à 7 et 9 de la présente Convention devraient en outre être subordonnés au principe de proportionnalité eu égard aux buts légitimes poursuivis et à leur nécessité dans une société démocratique, et devraient exclure toute forme d’arbitraire, de traitement discriminatoire ou raciste.

(...) »

22. Le Rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme du 16 mai 2005 est décrit – en partie – dans l’affaire Leroy c. France (no 36109/03, § 20, 2 octobre 2008).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

23. Les requérants se plaignent que la procédure pénale diligentée à leur encontre était constitutive d’une atteinte à leur droit à la liberté d’expression consacré par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

24. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du défaut manifeste de fondement du grief des requérants. Il expose à cet égard que les requérants ont été poursuivis pour avoir publié les déclarations des dirigeants du PKK, qui comportaient notamment l’appel d’A.Ö. à l’unité sous l’étendard de Kongra-Gel et les déclarations de celui-ci selon lesquelles l’année 2005 serait l’année du passage à la guérilla si la voie du dialogue ne se développait pas. Estimant que lesdites déclarations allaient à l’encontre du texte et de l’esprit de la Convention, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

25. Les requérants ne se prononcent pas sur l’exception du Gouvernement.

26. La Cour estime que l’argument en question soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non un examen de la recevabilité de ce grief.

27. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

28. Les requérants estiment que les poursuites pénales diligentées à leur encontre en raison d’un article publié dans leur quotidien constituent une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, que cette ingérence ne poursuivait aucun but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention et qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

29. Le Gouvernement soutient que, dans la mesure où aucune peine n’a finalement été infligée aux requérants à l’issue des poursuites pénales diligentées à leur encontre et étant donné que ceux-ci sont restés libres et ont pu continuer à exercer leurs professions durant ces poursuites, il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression. Il soutient en outre que, si l’existence d’une ingérence devait être reconnue par la Cour, cette ingérence était prévue par l’article 6 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, de la sûreté publique, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il estime enfin que, eu égard aux déclarations incriminées publiées par les requérants, notamment celles d’A.Ö. relatives à l’appel à l’unité sous l’étendard de Kongra-Gel et au passage à la guérilla qui, selon lui, étaient de nature à appeler à la violence, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2. Appréciation de la Cour

30. La Cour note qu’en l’espèce une procédure pénale a été engagée contre les requérants, dont le premier était le propriétaire d’un quotidien et le deuxième son rédacteur en chef, pour l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste, prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 (paragraphes 17-19 ci-dessus), au motif qu’ils avaient publié dans leur quotidien les déclarations d’A.Ö., chef du PKK, et de M.K., président du comité de défense populaire Kongra-Gel. Elle note ensuite que ladite procédure pénale s’est éteinte par prescription à l’égard du premier requérant et qu’il a été sursis à l’exécution de l’amende judiciaire infligée au deuxième requérant à l’issue de cette procédure (paragraphes 15 et 16 ci-dessus).

31. La Cour considère que la procédure pénale diligentée à l’encontre du premier requérant, qui a duré environ sept ans et sept mois et qui s’est finalement éteinte par prescription, constitue une ingérence dans l’exercice par ce dernier de son droit à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, §§ 49-51, 15 septembre 2015). Elle considère aussi que la condamnation pénale du deuxième requérant à une amende judiciaire, même s’il a été sursis à l’exécution de cette sanction, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elle a pu provoquer, constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000-VI, et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

32. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression était prévue par la loi, à savoir l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle peut admettre en outre que l’ingérence litigieuse poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

33. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, §§ 46-63, 6 juillet 2010).

34. Elle rappelle qu’il ne fait aucun doute que les États contractants peuvent prendre des mesures efficaces pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique que représentent les infractions terroristes (voir, à cet égard, les dispositions pertinentes de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, § 21 ci-dessus). En effet, eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans telle ou telle partie d’un pays et à la nécessité pour l’État d’exercer sa vigilance face à des actes pouvant accroître la violence, les autorités compétentes peuvent prendre des mesures en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme (voir, mutatis mutandis, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 63, CEDH 2001‑VIII). À cet égard, la Cour doit, en tenant compte des circonstances de chaque affaire et de la marge d’appréciation dont dispose l’État, rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d’un individu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique de se protéger contre les agissements d’organisations terroristes (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, Karataş c. Turquie [GC], no 23168/94, § 51, CEDH 1999-IV, İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95 et 2 autres, § 60, 10 octobre 2000, Yalçın Küçük c. Turquie, no 28493/95, § 39, 5 décembre 2002).

35. Elle rappelle en outre avoir pris en considération la personnalité de l’auteur de propos litigieux dans le contexte de la lutte contre le terrorisme (voir, par exemple, Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, nos 22147/02 et 24972/03, § 34, 23 janvier 2007, et Demirel et Ateş c. Turquie, nos 10037/03 et 14813/03, § 37, 12 avril 2007). Toutefois, elle a jugé que le fait qu’un membre d’une organisation interdite accorde des entretiens ou fasse des déclarations ne saurait en soi justifier une ingérence dans le droit à la liberté d’expression, pas plus que le fait que les uns ou les autres renfermaient des critiques virulentes de la politique du gouvernement. Elle a toujours souligné que, pour déterminer si les textes dans leur ensemble peuvent passer pour une incitation à la violence, il convient également de porter attention aux termes employés et au contexte dans lequel leur publication s’inscrit (voir, par exemple, Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 63, CEDH 2000‑III, Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, §§ 12 et 58, 8 juillet 1999, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 61, 8 juillet 1999).

36. Ainsi, pour évaluer si la publication des écrits émanant d’organisations interdites engendre un risque de provocation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du terrorisme, il faut prendre en considération non seulement la nature de l’auteur et du destinataire du message, mais aussi la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour. Dans cet exercice de mise en balance d’intérêts concurrents, les autorités nationales doivent suffisamment tenir compte du droit du public de se voir informer d’une autre manière de considérer une situation conflictuelle, du point de vue de l’une des parties au conflit, aussi désagréable que cela puisse être pour elles (Gözel et Özer, précité, § 56).

37. La Cour rappelle par ailleurs qu’elle a conclu, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 10 de la Convention (Gözel et Özer, précité, § 64, 6 juillet 2010 et les références citées aux paragraphes 59 et 60 de cet arrêt, Bayar c. Turquie (nos 1-8), nos 39690/06, 40559/06, 48815/06, 2512/07, 55197/07, 55199/07, 55201/07 et 55202/07, §§ 34-35, 25 mars 2014, Bayar et Gürbüz c. Turquie (no 2), no 33037/07, §§ 30 et 31, 3 février 2015 et Ali Gürbüz c. Turquie, nos 52497/08 et 6 autres, § 79, 12 mars 2019) au motif que les juges internes avaient condamné les professionnels des médias au seul motif qu’ils avaient publié des déclarations d’organisations terroristes, sans procéder à la moindre analyse de la teneur des écrits litigieux ou du contexte dans lequel ils s’inscrivaient, tout en établissant qu’aucun de ces écrits n’exhortait au recours à la violence, à la résistance armée, ni au soulèvement, et qu’il ne s’agissait pas de discours de haine (Gözel et Özer, précité, § 61). En revanche, elle rappelle aussi que, dans un certain nombre d’affaires relatives à la publication de telles déclarations visées à l’article 6 § 2 de la loi no 3713, elle a analysé elle-même les écrits en cause nonobstant l’insuffisance manifeste des motifs avancés par les juridictions internes pour justifier la condamnation des propriétaires, éditeurs ou rédacteurs en chef des quotidiens concernés (voir, entre autres, Falakaoğlu et Saygılı, précité, § 34, et Saygılı et Falakaoğlu c. Turquie (no 2), no 38991/02, § 28, 17 février 2009). Elle procède ainsi à l’analyse des déclarations litigieuses elle-même notamment lorsqu’il s’agit des déclarations pouvant être qualifiées de discours de haine, d’apologie de la violence ou d’incitation à la violence, qui ne sauraient passer pour compatibles avec l’esprit de tolérance et vont à l’encontre des valeurs fondamentales de justice et de paix qu’exprime le Préambule à la Convention et qui ne sauraient prétendre au bénéfice de la liberté d’expression (Gündüz c. Turquie (déc.), no 59745/00, CEDH 2003‑XI (extraits) et Karatepe c. Turquie, no 41551/98, § 30, 31 juillet 2007, voir aussi Zana, précité, §§ 56-60, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 60-62, CEDH 1999‑IV, Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, §§ 39 et 40, 8 juillet 1999, Hocaoğulları c. Turquie, no 77109/01, §§ 38-40, 7 mars 2006, Halis Doğan c. Turquie (no 3), no 4119/02, §§ 33-35, 10 octobre 2006, Fatih Taş c. Turquie (no 3), no 45281/08, §§ 31-34, 24 avril 2018). Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nature des déclarations pour la publication desquelles les requérants ont été condamnés en l’espèce (paragraphe 43 ci-dessous), la Cour analysera elle-même ces déclarations, nonobstant la motivation, susceptible d’être considérée insuffisante ou même absente, adoptée par les juridictions nationales à l’appui de la condamnation des intéressés (paragraphe 14 ci-dessus).

38. La Cour note que, dans la présente affaire, à l’origine de la procédure pénale diligentée à l’encontre des requérants se trouve la publication des déclarations d’A.Ö. et de M.K., des dirigeants de haut rang du PKK. Elle observe notamment qu’A.Ö. est le leader historique du PKK et qu’il est actuellement détenu en prison à la suite de sa condamnation pénale pour avoir mené des actions visant à la sécession d’une partie du territoire de la Turquie et pour avoir formé et dirigé dans ce but une organisation illégale armée (paragraphe 7 ci-dessus). Elle observe aussi que, à l’époque des faits, A.Ö. continuait à donner ses opinions sur la situation dans le pays ainsi que ses instructions aux membres du PKK par le biais de ses entretiens réguliers avec ses avocats, dont les comptes rendus étaient publiés dans certains quotidiens, y compris celui des requérants (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

39. Examinant la teneur des déclarations d’A.Ö. et de M.K. publiées dans le quotidien des requérants, la Cour note que ces déclarations portaient d’une manière générale sur une proposition de trêve faite par Kongra-Gel et sur les appels de cette dernière organisation à faire taire les armes (paragraphe 12 ci-dessus). Dans ces déclarations, A.Ö. disait notamment approuver la proposition de cessez-le-feu présentée par Kongra-Gel et appelait les autorités à mettre immédiatement en pratique les réclamations de cette organisation. Ajoutant ensuite qu’il fallait absolument développer le dialogue turco-kurde, il avertissait que « dans le cas où la voie de dialogue ne se développait pas, l’année 2005 serait obligatoirement l’année du passage à la guérilla, même s’ils ne le souhaitaient pas ». Il appelait par ailleurs « tous ceux qui se [disaient] patriotes à se rassembler sous l’étendard de Kongra-Gel » et « toutes les entités démocratiques kurdes à trouver un nouvel élan dans l’unité » (paragraphe 12 ci-dessus).

40. Pour ce qui est des déclarations de M.K., la Cour note que ce dernier mettait l’accent sur la paix dans la région, paix qui, selon lui, passait par la reconnaissance et le respect des droits du peuple kurde, et appelait l’État à ouvrir le dialogue avec les représentants kurdes pour trouver une solution démocratique et pacifique au problème kurde. Il soulignait en particulier être prêt à déposer les armes si les conditions étaient réunies (paragraphe 12 ci-dessus).

41. La Cour observe ainsi que les déclarations de M.K. avaient plutôt une connotation pacifique et ne semblaient pas être de nature à inciter à la perpétration ou à la poursuite d’actes violents. En revanche, elle estime que les propos d’A.Ö. étaient, quant à eux, plus nuancés et se distinguaient nettement de ceux de M.K., notamment s’agissant de certains passages. En effet, portant une attention particulière aux termes employés par A.Ö. dans ses déclarations, la Cour note que, même si l’intéressé se montrait favorable à la proposition de cessez-le-feu faite par Kongra-Gel, il envisageait tout de même la possibilité d’un recours à la violence si les autorités ne répondaient pas à l’appel au dialogue lancé par cette organisation dans le cadre des réclamations présentées par celle-ci.

42. La Cour estime en effet que le passage suivant de l’article comportait une menace à peine implicite dirigée contre les autorités ainsi qu’une instruction aux sympathisants d’A.Ö. et aux membres du PKK, appelés guérillas, en les prévenant d’une possible reprise ou recrudescence d’actes terroristes en 2005 : « dans le cas où la voie de dialogue ne se développait pas, l’année 2005 serait obligatoirement l’année du passage à la guérilla, même s’ils ne le souhaitaient pas ». La Cour considère que ce passage peut ainsi s’analyser comme une provocation publique à commettre une infraction terroriste au sens de l’article 5 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (paragraphe 21 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que, dans ce contexte, l’intéressé appelait tous ceux qui se disaient patriotes au rassemblement sous l’étendard de l’organisation illégale Kongra-Gel. Elle estime que, eu égard à la nature, au but et aux actes passés de cette dernière organisation, cet appel s’apparente à un message passé par A.Ö. à ses sympathisants destiné à recruter des terroristes aux termes de l’article 6 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (paragraphe 21 ci-dessus).

43. Par conséquent, compte tenu de l’identité d’A.Ö., le chef emprisonné du PKK qui continuait à transmettre ses instructions à son ex-organisation par le biais de ses avocats à l’époque des faits, du bilan des actes violents commis par l’organisation illégale qu’il a dirigée, du contenu des passages litigieux des déclarations de l’intéressé, contenant une menace et une instruction relativement aux éventuels actes violents susceptibles d’être commis par les membres du PKK en 2005 et du contexte fragile d’une proposition de cessez-le-feu faite par Kongra-Gel dans lequel ces déclarations s’inscrivaient, la Cour estime que les déclarations d’A.Ö., lues dans leur ensemble, s’interprètent comme une incitation ou un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, nonobstant le fait que cet appel était assorti d’une condition, à savoir l’absence de développement d’un dialogue avant 2005. Ce sont là des éléments fondamentaux à prendre en considération. De fait, de l’avis de la Cour, ces déclarations donnent l’impression à l’opinion publique et en particulier aux membres du PKK que, si les conditions mises en avant par Kongra-Gel ne sont pas satisfaites, le recours à la violence sera nécessaire et justifié en 2005 (voir, pour une approche similaire, Kaya c. Turquie (déc.), no 6250/02, 22 mars 2007).

44. S’il est vrai que les requérants ne se sont pas personnellement associés aux déclarations d’A.Ö., ils n’en ont pas moins fourni une tribune à celui-ci et permis la diffusion de ces déclarations. La Cour rappelle à cet égard que « sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses » (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298). Elle rappelle aussi avoir déjà jugé que la répression des professionnels des médias, exercée de manière mécanique à partir de l’article 6 § 2 de la loi no 3713 sans tenir compte de l’objectif des intéressés ou du droit pour le public d’être informé d’un autre point de vue sur une situation conflictuelle, ne saurait se concilier avec la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées (Ali Gürbüz, précité, § 77). Toutefois, dans les circonstances de la présente affaire, eu égard à sa conclusion selon laquelle les déclarations litigieuses s’interprètent comme une incitation à la violence (paragraphe 43 ci-dessus), elle considère que les requérants, en leur qualité de propriétaire et de rédacteur en chef d’un quotidien, ne sauraient s’exonérer de toute responsabilité (Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, § 41, 8 juillet 1999), le droit de communiquer des informations ne pouvant servir d’alibi ou de prétexte à la diffusion de déclarations de groupements terroristes (Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, no 11461/03, § 30, 19 décembre 2006).

45. Par ailleurs, eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales en pareil cas (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 65 , CEDH 1999‑IV) et prenant en compte du fait que la procédure pénale diligentée a été déclarée éteinte à l’égard du premier requérant et qu’il a été sursis à l’exécution de l’amende judiciaire infligée au deuxième requérant, la Cour estime que l’ingérence litigieuse ne peut être considérée disproportionnée aux buts légitimes poursuivis (Zana, précité § 61).

46. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 juillet 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante des juges Spano et Bårdsen ;

– opinion dissidente du juge Pavli.

R.S.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES

SPANO ET BÅRDSEN

(Traduction)

1. Nous sommes d’accord avec l’arrêt, mais nous y joignons cette opinion pour deux raisons. Premièrement, nous estimons nécessaire de préciser brièvement notre conception de la portée du contrôle opéré par la Cour sur le terrain de l’article 10 de la Convention dans les affaires de cette nature. Deuxièmement, nous souhaitons exprimer nos réserves par rapport à la conclusion figurant dans la dernière partie du paragraphe 42 de l’arrêt. Nous développerons ces deux points l’un après l’autre.

2. En ce qui concerne le premier point, nous rappelons qu’en vertu du principe de subsidiarité, il appartient d’abord aux autorités nationales d’examiner conformément aux critères développés dans la jurisprudence de la Cour les allégations de violation de la Convention portées devant elles (voir, par exemple, Terentyev c. Russie, no 25147/09, 26 janvier 2017, Moskalev c. Russie, no 44045/05, 7 novembre 2017, ou encore Öğrü et autres c. Turquie, no 60087/10, 19 décembre 2017). En l’absence d’un tel examen, la Cour commence par partir du principe que le Gouvernement n’a pas démontré la nécessité dans une société démocratique de l’ingérence dans les droits protégés par les dispositions correspondantes de la Convention. Cependant, dans les affaires concernant l’article 10 de la Convention, cette méthode de contrôle procédurale s’applique d’abord et avant tout dans les cas où la compréhension de la teneur des propos en cause est sujette à analyse ou interprétation, en particulier lorsqu’il se pose la question de savoir si ces propos sont constitutifs d’un discours de haine ou d’incitation à la violence. C’est alors que l’absence d’appréciation par les juridictions internes de la nature et du contexte des propos qui sont à l’origine de la procédure pénale prend toute son importance. En d’autres termes, la Cour ne procède pas, en principe, à sa propre analyse de la teneur des propos comme une juridiction de première instance lorsque cette analyse n’a pas été faite au niveau interne. Cependant, lorsqu’il est clair et manifeste que le propos ne peut raisonnablement pas se comprendre autrement que comme une tentative d’inciter à la violence ou de diffuser un discours de haine, l’absence d’appréciation expresse par la juridiction interne ne tranche pas nécessairement la question de manière définitive aux fins de la Convention.

3. En l’espèce, les juridictions nationales n’ont pas procédé elles-mêmes à une analyse des propos litigieux d’A.Ö. sur la base desquels la Cour a considéré que l’ingérence portée dans les droits des requérants garantis par l’article 10 était factuellement justifiée. Nous estimons toutefois, comme la majorité, que, manifestement, lorsqu’A.Ö. a dit clairement (voir le paragraphe 12 de l’arrêt) que si le dialogue turco-kurde ne s’améliorait pas, l’année 2005 serait obligatoirement une année de « guérilla » même si tel n’était pas son souhait, il s’agissait d’un propos qui, replacé dans son contexte, était, compte tenu du fait qu’il émanait du chef de file du PKK, extrêmement problématique. Nous sommes donc tout à fait d’accord avec la majorité pour considérer qu’il était justifié, dans les circonstances particulières de la cause, que la Cour procède à sa propre analyse de la conformité à la Convention de la condamnation dont les requérants ont fait l’objet pour avoir diffusé ce propos. Cependant, nous tenons à souligner qu’il découle du principe de subsidiarité que dans les cas limites, la Cour ne peut pas « venir à la rescousse » lorsque les juridictions internes n’ont pas dûment examiné la nature et le contexte de l’activité expressive qui a été prohibée. En pareil cas, le défaut d’examen des propos peut au contraire être en lui-même déterminant, et amener la Cour à constater une violation de l’article 10 au motif que le gouvernement défendeur n’a pas démontré que l’ingérence en cause ait reposé sur des « motifs pertinents et suffisants » puisque les juridictions internes n’ont pas procédé à une analyse adéquate de l’affaire au regard de la Convention (voir, par exemple, les arrêts cités au paragraphe 2 de la présente opinion).

4. En ce qui concerne le second point, nous observons que la majorité conclut au paragraphe 42 que la déclaration d’A.Ö. publiée par les requérants était constitutive aussi d’une tentative de recrutement pour le terrorisme au sens de l’article 6 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (Convention de Varsovie (2005), voir le paragraphe 21 de l’arrêt). Selon cette disposition, on entend par « recrutement pour le terrorisme » le fait de solliciter une autre personne pour commettre une infraction terroriste ou participer à la commission d’une infraction terroriste, ou pour se joindre à une association ou à un groupe afin de contribuer à la commission d’une ou plusieurs infractions terroristes par l’association ou le groupe. À notre avis, alors que le propos d’A.Ö. relatif à une année de guérilla doit être considéré comme incitant manifestement à la violence, la réponse à la question de savoir s’il y a lieu de considérer que le propos et les autres parties de la déclaration publiée par les requérants dans l’article du 3 septembre 2004 répondent à la définition du recrutement pour le terrorisme posée à l’article 6 de la Convention de Varsovie n’est pas évidente. Nous aurions donc préféré que la Cour omette cette partie du paragraphe 42 de l’arrêt, car la première partie du paragraphe est en elle‑même suffisante pour justifier le constat de non-violation de l’article 10 en l’espèce, tel que développé aux paragraphes 43 à 45, avec lesquels nous sommes entièrement d’accord.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE PAVLI

(Traduction)

I.

5. C’est un leitmotiv de notre jurisprudence relative à l’article 10 : les autorités nationales doivent démontrer lorsqu’elles font ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression que cette ingérence est nécessaire dans une société démocratique. Ainsi, la mesure doit être justifiée par des « motifs pertinents et suffisants », répondre à un besoin social impérieux et être proportionnée au but légitime qu’elle vise à réaliser. Cette clef de voûte de la jurisprudence relative à l’article 10 a aujourd’hui été retirée pour permettre la censure d’une déclaration « pouvant être qualifiée » d’incitative à la violence. La conclusion en elle-même repose sur une application plutôt simpliste du critère de détermination de ce qui constitue une incitation.

6. Il n’est pas contesté que les requérants en l’espèce ont été condamnés pour la seule raison qu’ils avaient publié des propos émanant de groupes qualifiés dans l’ordre juridique interne d’organisations terroristes. Au-delà de cela, les juridictions nationales n’ont pas procédé à la moindre analyse du texte ou du contexte de ces propos, ni des principes pertinents de notre jurisprudence. Malgré cela, la majorité se met en devoir de fournir le raisonnement manquant, à quinze ans d’écart des publications concernées et du contexte dans lequel elles s’inscrivaient, en avançant la théorie que les propos sanctionnés semblaient aller à l’encontre de l’« esprit de tolérance » et d’autres valeurs consacrées par la Convention (paragraphe 37 de l’arrêt).

7. Avec tout mon respect, j’estime que cette approche renverse la logique fondamentale de l’article 10 de la Convention. À partir du moment où l’on considère que l’expression concernée relève de la protection de l’article 10 et n’en est pas exclue en vertu de l’article 17 – article que la majorité n’a pas jugé applicable en l’espèce – il n’y a, à mon avis, aucune raison en principe d’exempter les autorités nationales de leur obligation de justifier toute ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 10 et de transférer en pratique la charge de la preuve sur les requérants. De plus, le raisonnement suivi expressément par la majorité pose plusieurs difficultés pratiques et théoriques. Fondamentalement, il fait de notre Cour une juridiction de première instance, contrainte de reconstruire le contexte national et même local pertinent – contexte qui est d’une importance cruciale dans les affaires d’incitation alléguée à la violence –, et ce sans bénéficier des informations qui peuvent être recueillies dans le cadre d’une procédure nationale. Cela pose d’évidents problèmes de subsidiarité. Plus problématique encore, cela revient à inviter ouvertement les juridictions nationales à ne pas prendre la peine d’exercer l’analyse soigneuse requise par notre jurisprudence sur l’article 10, dès lors qu’elles peuvent invoquer les lois de lutte contre le terrorisme ou s’appuyer sur une vague référence aux valeurs consacrées dans le préambule de la Convention.

8. Dans leur opinion concordante, les juges Spano et Bårdsen estiment qu’il faudrait limiter le raisonnement de la majorité aux cas « où il est clair et manifeste que le propos ne peut raisonnablement pas se comprendre autrement que comme une tentative d’inciter à la violence ou de diffuser un discours de haine ». Cependant, cela ne recouvrerait pas, à mon avis, les scénarios les plus exceptionnels et extrêmes, et cela ne s’appliquerait pas aux cas tels que celui-ci, pour les raisons que j’expose ci-dessous. La manière dont un propos donné peut raisonnablement être compris par un certain public local et le point de savoir s’il a été propagé dans le but d’inciter ce public à agir de telle ou telle manière relèvent largement d’une analyse contextuelle – et non simplement textuelle – qui doit être réalisée sur place, et soumise le cas échéant au contrôle ultérieur des juges de Strasbourg.

II.

9. En l’espèce, il y a une explication très simple au fait que les juges turcs n’aient pas avancé de raisons détaillées à l’appui de leur décision : ils appliquaient une loi nationale qui disposait catégoriquement que « quiconque imprim[ait] ou publi[ait] des déclarations (...) d’organisations terroristes » se rendait coupable d’une infraction, quelles que soient les raisons ou les circonstances de cette publication par un tiers (paragraphe 17 de l’arrêt). Dans l’affaire Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, arrêt du 6 octobre 2010, § 76), qui concernait des poursuites engagées sur le fondement de la même disposition de la loi turque no 3713/1991, la Cour a opéré, sur le terrain de l’article 46 de la Convention, le constat suivant :

« Elle observe par ailleurs qu’en l’espèce, elle a jugé que les condamnations litigieuses résultant de l’application de l’article 6 § 2 de la loi no 3713 étaient incompatibles avec la liberté d’expression, dont la liberté de communiquer des idées et des informations fait partie intégrante (...) En particulier, elle a souligné que le libellé de l’article 6 § 2 de la loi no 3713, qui vise les « déclarations ou tracts d’organisations terroristes », ne renferme aucune obligation pour les juges internes de procéder à un examen textuel ou contextuel des écrits en tenant compte des critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans sa jurisprudence sur l’article 10 de la Convention (...) Ces conclusions impliquent que la violation dans le chef des requérants du droit garanti par l’article 10 de la Convention trouve son origine dans un problème tenant à la rédaction et à l’application de la disposition en question. À cet égard, la Cour estime que la mise en conformité du droit interne pertinent avec la disposition précitée de la Convention constituerait une forme appropriée de réparation qui permettrait de mettre un terme à la violation constatée (...) » (italiques ajoutés)

10. Malgré la préexistence dans la jurisprudence de ce constat d’incompatibilité structurelle et systémique avec l’article 10 de la disposition en question eu égard à son libellé et à son application générale, la majorité passe complètement sous silence, de manière inexplicable, l’arrêt Gözel et Özer – sur la base duquel il aurait fallu considérer que les poursuites engagées en vertu de cette disposition n’étaient pas « prévues par la loi » selon la première branche du critère prévu à l’article 10 § 2 de la Convention – mais admet au contraire l’application arbitraire et sans nuance de la disposition en question au détriment des requérants de la présente affaire[1].

11. Il y a lieu de noter à ce stade qu’en 2013, après des décennies de critiques et de condamnations internationales, notamment dans une jurisprudence fournie de la Cour, la Turquie a modifié l’article 6 de la loi no 3713 pour en restreindre quelque peu la portée précédemment sans limite (paragraphe 19 de l’arrêt). L’ironie de la situation n’échappera pas aux observateurs de l’évolution de la jurisprudence de la Cour et de la pratique nationale.

III.

12. Enfin, je voudrais dire quelques mots du critère appliqué par la majorité pour déterminer si les publications en cause étaient constitutives d’une quelconque incitation. La majorité accorde une grande importance à la nature des propos d’A. Öcalan rapportés par les requérants et ne traite les droits des intéressés – des journalistes qui couvraient un sujet d’un intérêt public incontestable (les tentatives de parvenir à un cessez-le-feu ou même à une paix durable dans le sud-est de la Turquie) – pratiquement que comme un sujet accessoire. Or là est la question centrale de l’affaire. Cette question a été posée pour la première fois dans l’affaire Jersild : il s’agit de savoir dans quelles circonstances et pour quels « motifs particulièrement graves » les professionnels des médias peuvent être tenus responsables des propos d’un tiers qu’ils ont publiés dans le contexte d’un véritable intérêt public (paragraphe 44 de l’arrêt). À mon avis, sanctionner les médias pour avoir rapporté la position d’une partie à un conflit grave, en particulier lorsque la partie en question exprime la volonté de parvenir à une solution négociée, ne sert généralement pas la cause de la paix et de l’information des citoyens, et ne s’accorde guère avec les devoirs d’un journalisme responsable. De plus, le travail des médias s’inscrit dans la réalité et, dans la réalité, les protagonistes endurcis d’un conflit de longue date ne se mettent pas soudainement à parler comme des technocrates policés qui négocient en temps de paix les détails du budget national (aussi féroces que puissent être les débats à ce sujet).

13. Au-delà de la question de la qualification du propos clef dans la présente affaire, deux éléments cruciaux sont pratiquement absents de l’analyse de la majorité : l’intention des publicateurs des propos (c’est‑à‑dire celle des requérants, non celle de l’auteur des propos), et la probabilité que la publication aboutisse effectivement à la commission de violences et/ou d’infractions terroristes. Pour déterminer s’il y a eu incitation, il faut intrinsèquement et fondamentalement, si l’on prend au sérieux l’effet inhibiteur que risque d’avoir l’ingérence, trancher la question de savoir s’il y avait intention de provoquer la violence ou la haine ; à défaut, l’incitation deviendrait, en pratique, une infraction correspondant à une responsabilité objective[2]. La majorité s’appuie largement sur l’article 5 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (Convention de Varsovie) pour dire que la publication réprimée ne relevait pas de la protection de l’article 10 ; or elle ignore commodément l’intégralité d’un élément essentiel de cette disposition : celui qui concerne la question de savoir si les intéressés ont agi « avec l’intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste »[3]. De fait, l’intention étant une question factuelle qui doit être tranchée au premier chef par les juges du fond, on voit mal comment la Cour aurait pu légitimement parvenir à une conclusion de novo sur l’intention des requérants dans les circonstances de la cause. Rien dans le dossier ne le justifiait.

14. La probabilité, ou le niveau de risque, qu’une publication déclenche concrètement des violences est un autre élément important que la Cour a jusqu’ici pris en compte dans sa jurisprudence pour déterminer s’il y avait incitation. Dans l’affaire phare Sürek c. Turquie (no 4) (no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999), elle a noté que l’un des éléments dont il fallait tenir compte était la question de savoir si l’expression en cause était « susceptible » d’inciter à la violence[4]. Le critère de probabilité sert non seulement à assurer la proportionnalité de la mesure au but légitime de prévention de la violence, mais aussi à garder sous contrôle les inévitables effets inhibiteurs des dispositions relatives à l’incitation : la portée de ces dispositions serait excessive si elles s’étendaient au discours n’ayant qu’une chance éloignée ou purement spéculative de causer réellement de la violence. Crier « au feu ! » dans une piscine à ciel ouvert n’est pas la même chose que le faire dans un théâtre bondé.

15. L’article 5 de la Convention de Varsovie renferme une exigence similaire, selon laquelle pour qu’un message soit considéré comme une provocation publique à commettre une infraction terroriste, il faut qu’il « crée un danger » qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises. Selon le rapport explicatif de cette convention, il faut pour évaluer si un tel risque est engendré prendre en considération, notamment, « l’aspect significatif et la nature crédible du risque » (§ 100). Dans le contexte de la présente affaire, il semble douteux que la déclaration clef d’Öcalan, publiée pendant que des négociations étaient en cours et libellée en termes conditionnels et même relativement apaisants, ait présenté un risque significatif de causer directement de la violence (voir aussi le passage précité de l’arrêt Sürek (no 4)). En ce qui concerne la conclusion de la majorité selon laquelle une partie des propos publiés était constitutive de recrutement pour le terrorisme, je partage le scepticisme exprimé dans l’opinion concordante.

16. En bref, la conclusion de non-violation de l’article 10 de la Convention à laquelle la Cour est parvenue aujourd’hui repose à mon avis sur une triple pirouette qui ignore plusieurs aspects fondamentaux de notre jurisprudence bien établie. En particulier, si l’on n’examine pas soigneusement la question de l’intention et de la probabilité que des violences n’éclatent, déterminer la présence d’une incitation devient un exercice purement sémantique : il s’agit alors seulement de se demander si les termes incriminés « semblent » pouvoir inciter à la violence ou au crime. L’accent mis dans notre jurisprudence récente sur la nécessité d’examiner « la teneur et le contexte » des propos litigieux est une sorte de référence circulaire qui semble poser plus de questions qu’elle n’en résout.

17. La conclusion à laquelle est parvenue la majorité aujourd’hui tient essentiellement dans l’idée qu’une partie d’une phrase figurant dans la publication réprimée était constitutive d’« une menace à peine implicite dirigée contre les autorités » (paragraphe 42). Avec un tel seuil, si bas que c’en est préoccupant, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui proclame le « droit imprescriptible » à « la résistance à l’oppression », pourrait bientôt être considérée comme un dangereux pamphlet faisant l’apologie du crime. Si l’arrêt d’aujourd’hui reflète véritablement l’état actuel de notre jurisprudence sur le discours de haine, alors il me semble qu’il faut d’urgence soumettre cette jurisprudence à une révision critique complète.

* * *

[1]. Ce n’est pas le seul exemple des fréquents revirements de notre jurisprudence sur l’application de l’article 10 au droit et à la pratique turcs. On constate le même cheminement en zigzags à l’égard de l’infraction de « dénigrement de la turcité » ou des institutions nationales – voir à cet égard mon opinion concordante dans l’affaire Önal c. Turquie (no 2) (no 44982/07, 4 juin 2019).

[2]. Voir notamment Perinçek c. Suisse (GC, no 27510/08, § 206, 15 octobre 2015) : « si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance ». Voir aussi la loi britannique sur la haine raciale et religieuse (2006), en vertu de laquelle il n’y a incitation que si la personne « entend par les propos en cause attiser la haine religieuse » (http://www.legislation.gov.uk/ukpga/2006/1/‌pdfs/ukpga_20060001_en.pdf).

[3]. Voir aussi la déclaration conjointe sur le racisme et les médias du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression, du Représentant de l’OSCE pour la liberté des médias et du Rapporteur spécial de l’OEA pour la Liberté d'Expression (2001), p. 2 : « nul ne devrait être sanctionné pour avoir diffusé des propos relevant du « discours de haine » à moins qu’il n’ait été démontré que cette diffusion ait été faite dans l’intention d’inciter à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence ». Voir également le paragraphe 15 de la recommandation 1805 (2007) de l’APCE, intitulée « Blasphème, insultes à caractère religieux et incitation à la haine contre des personnes au motif de leur religion » : « les législations nationales ne doivent sanctionner que les discours sur les religions qui troublent intentionnellement et gravement l’ordre public, et appellent à la violence publique » (italiques ajoutés). De même, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) a appelé les États parties à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale à tenir compte notamment « de l’intention de l’orateur, et du risque imminent ou de la probabilité que le comportement recherché ou préconisé par l’orateur débouche sur de l’incitation » (CERD, recommandation générale no 35, « Lutte contre les discours de haine raciale » (2013), §§ 12 et 16).

[4]. Voir aussi Savva Terentyev c. Russie (no 10692/09, § 78, 28 août 2018) : il faut rechercher si les propos étaient « susceptibles de produire des actions illicites imminentes ».


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-194948
Date de la décision : 23/07/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté de communiquer des informations)

Parties
Demandeurs : GÜRBÜZ ET BAYAR
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AKMESE I.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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