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16/04/2019 | CEDH | N°001-192803

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALPARSLAN ALTAN c. TURQUIE, 2019, 001-192803


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALPARSLAN ALTAN c. TURQUIE

(Requête no 12778/17)

ARRÊT

STRASBOURG

16 avril 2019

DÉFINITIF

09/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Alparslan Altan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Julia Laffranque,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,


Darian Pavli, juges,
Harun Mert, juge ad hoc,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALPARSLAN ALTAN c. TURQUIE

(Requête no 12778/17)

ARRÊT

STRASBOURG

16 avril 2019

DÉFINITIF

09/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Alparslan Altan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Julia Laffranque,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
Harun Mert, juge ad hoc,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12778/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Alparslan Altan (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 janvier 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me E.Y. Aras, avocat exerçant à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier avoir été privé de sa liberté en violation de l’article 5 de la Convention.

4. Le 29 septembre 2017, les griefs concernant l’article 5 §§ 1 et 3 ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

5. À la suite du déport de Ayşe Işıl Karakaş, juge élue au titre de la Turquie (article 28 du règlement), Harun Mert a été désigné par le président pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant, un ancien membre de la Cour constitutionnelle turque (« la CCT »), est un ressortissant turc né en 1968 et résidant à Ankara. Il est actuellement détenu.

A. Le parcours professionnel du requérant

7. En 1993, le requérant débuta sa carrière en tant que procureur de la République. En 2001, il fut nommé rapporteur à la CCT. Le 27 mars 2010, il fut désigné par le président de la République en tant que juge dans cette haute juridiction, avec une cessation des fonctions prévue à l’âge de soixante-cinq ans. Le 26 octobre 2011, il fut élu vice-président de la CCT (Anayasa Mahkemesi Başkanvekili) par les juges de cette juridiction pour un mandat de quatre ans, qui prit fin le 26 octobre 2015. À l’époque des faits, il était juge au sein de cette instance.

B. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et la déclaration d’état d’urgence

8. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement choisis.

9. Durant la tentative de coup d’État, les soldats contrôlés par les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris le parlement et le complexe présidentiel, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, attaquèrent également des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2 500 personnes blessées.

10. Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique), considéré comme étant le chef présumé d’une organisation appelée « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste güleniste / Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.

11. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.

12. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.

13. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente-sept décrets‑lois (nos 667 à 703) en application de l’article 121 de la Constitution. L’un de ces textes, le décret-loi no 667, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016, prévoyait notamment en son article 3 que la CCT était habilitée à révoquer ses membres qui étaient considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. En outre, ces décrets-lois apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).

14. Le Gouvernement indique que, au cours de la tentative de coup d’État ou après, les parquets ont ouvert des instructions pénales contre les personnes impliquées dans le putsch et contre celles non directement impliquées mais ayant un lien avec l’organisation FETÖ/PDY, dont des membres de la magistrature. Il précise que, à cet égard, le 16 juillet 2016, dans le cadre d’une instruction pénale ouverte par le parquet d’Ankara, environ 3 000 magistrats, parmi lesquels deux juges siégeant au sein de la CCT – dont le requérant – et plus de 160 juges siégeant au sein de la Cour de cassation et du Conseil d’État, ont été placés en garde à vue puis en détention. Il ajoute que, en outre, des mandats d’arrêt ont été délivrés à l’encontre de trente magistrats siégeant au sein des hautes juridictions, considérés comme fugitifs.

15. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.

C. L’arrestation et la mise en détention provisoire du requérant

16. Le 16 juillet 2016, dans le cadre de l’instruction pénale ouverte par le parquet d’Ankara (paragraphe 14 ci-dessus), le requérant fut arrêté et placé en garde à vue sur la base d’une directive émise par ledit parquet. Ce dernier qualifia le requérant de membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY et demanda son placement en détention provisoire. Les parties pertinentes en l’espèce de cette directive étaient ainsi libellées :

« L’infraction consistant à renverser le gouvernement et l’ordre constitutionnel par la force et la violence est actuellement perpétrée dans le pays ; les membres de l’organisation terroriste [FETÖ/PDY], qui commettent cette infraction, peuvent fuir le pays (...) »

Le même jour, la police mena une perquisition au domicile du requérant et saisit les ordinateurs et autres matériels informatiques appartenant à ce dernier.

17. Le 19 juillet 2016, le requérant fut interrogé par le procureur de la République d’Ankara. Il était soupçonné d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel (article 309 du code pénal (CP)) et d’être membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY (article 314 du CP). Au cours de cet interrogatoire, l’intéressé, qui était assisté par un avocat, nia tous les faits qui lui étaient reprochés et soutint que les accusations portées à son encontre ne pouvaient être fondées que sur ses opinions dissidentes exprimées dans les arrêts de la CCT. Son avocat contesta sa mise en garde à vue, soutenant que les conditions du flagrant délit n’étaient pas réunies et que son client ne pouvait faire l’objet d’une instruction pénale sans une autorisation de la CCT. Il demanda la mise en liberté provisoire de son client.

18. Le même jour, le parquet d’Ankara déféra le requérant, ainsi que treize autres suspects, à savoir six juges siégeant au sein du Conseil d’État, six juges siégeant au sein de la Cour de cassation et un autre juge, devant le 2e juge de paix (sulh ceza hakimliǧi). Il demanda la mise en détention provisoire du requérant, eu égard au fait que certains membres de l’organisation FETÖ/PDY avaient pris la fuite après les événements et qu’il n’avait pas encore été procédé à la collecte des éléments de preuve.

19. Le 20 juillet 2016, le requérant, assisté par son avocat, Me M. Orak, comparut devant le 2e juge de paix avec les treize autres suspects. D’après le procès-verbal d’interrogatoire, les suspects étaient soupçonnés de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel et d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, infractions réprimées par les articles 309 et 314 du code pénal. Les déclarations des suspects, dont celles du requérant, furent enregistrées via le système informatique audiovisuel « SEGBİS » (Ses ve Görüntü Bilişim Sistemi). Il ressort des transcriptions de ces enregistrements que le requérant, après avoir décrit sa carrière en tant que juge à la CCT, a réfuté toutes les accusations portées à son encontre. Il en ressort également que son avocat a contesté toutes les mesures prises contre lui, en se fondant, pour étayer sa position, sur le statut spécial de son client, lié à son mandat de juge près la CCT. Les parties pertinentes en l’espèce de ces transcriptions pouvaient se lire comme suit :

« L’avocat du suspect, Me M. Orak : « (...) il semble que les articles 109 et 114 [il s’agit en fait des articles 309 et 314 du code pénal] étaient mentionnés dans le procès‑verbal de l’audience ; est-ce que le placement en détention demandé sur le fondement de l’article 114 [314] l’est aussi sur le fondement de l’article 109 [309] ? »

Le juge, M. C. : « Ce n’est pas [sur la base de l’article] 109 [309]. »

L’avocat du suspect, Me M. Orak : « D’accord (...). Puisque mon client est déféré sur le fondement de l’article 114 [314], il ne s’agit pas d’une situation de flagrant délit. Par conséquent, tous les actes effectués en relation avec cette infraction constituaient un abus de pouvoir et étaient entachés d’irrégularités (...). Ici, l’instruction et la procédure pénale doivent être menées dès le début par l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle (...). Il n’existe aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire, et les accusations étaient fondées sur des allégations abstraites (...). [Par ailleurs], en l’espèce, les conditions cumulatives du placement en détention provisoire n’étaient pas réunies, et, de toute façon, nous demandons que des mesures alternatives soient ordonnées (...) »

20. Le même jour, le juge de paix ordonna le placement en détention provisoire du requérant et des treize autres suspects. Pour ce faire, il considéra ce qui suit :

« (...) Compte tenu du fait que certains suspects et leurs représentants prétendaient que le parquet d’Ankara et notre tribunal n’étaient pas compétents [pour instruire l’affaire], il convient d’observer que, d’après l’article 16 § 1 de la loi no 6216 (...), l’instruction pénale était régie par les règles de droit commun, dans la mesure où l’infraction reprochée aux suspects, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, constituait une « infraction continue » (temadi olan suç) et où il s’agissait d’un cas de flagrant délit.

Après avoir examiné le dossier d’instruction, il est décidé de placer les suspects en détention provisoire, eu égard à la nature de l’infraction reprochée, à l’état des preuves, [à l’ensemble des] procès-verbaux se trouvant dans le dossier, aux décisions du 17 juillet 2016 adoptées par les présidences de la Cour de cassation et du Conseil d’État, aux procès-verbaux de perquisition et de saisie et à l’intégralité du contenu du dossier, et au fait que des preuves concrètes démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée. [Par ailleurs, il est également noté que] l’infraction reprochée figurait parmi les infractions dites « cataloguées » et énumérées à l’article 100 du code de procédure pénale, que la mise en détention provisoire était une mesure proportionnée eu égard au quantum de la peine prévue par la loi, et que des mesures alternatives à la détention sont insuffisantes étant donné les risques de fuite et de détérioration des éléments de preuve. »

21. Également le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.

En outre, le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15 (paragraphes 11-13 ci-dessus).

22. Le même jour, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise à son encontre. Il soutenait, à l’appui de son recours, qu’il n’existait aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire, et il contestait la conformité de cette mesure au droit interne pertinent. En outre, il demandait que des mesures alternatives fussent appliquées au motif que son fils était gravement handicapé et dépendait de son aide personnelle.

23. Par une décision du 4 août 2016, la CCT, réunie en assemblée plénière, révoqua le requérant de ses fonctions. Pour ce faire, elle considéra, sur le fondement de l’article 3 du décret-loi no 667, qu’il ressortait notamment des « informations provenant de l’environnement social » (sosyal çevre bilgisi) et de la « conviction commune qui s’était matérialisée au fil du temps » (zaman içinde oluşan ortak kanaatleri) parmi les membres de la CCT que l’intéressé avait un lien avec l’organisation en question, de sorte qu’il n’était plus apte à exercer sa profession.

24. Le 9 août 2016, le 3e juge de paix rejeta l’opposition formée par le requérant contre l’ordonnance de mise en détention.

25. Le 26 septembre 2016, le requérant demanda sa libération provisoire. À l’appui de sa demande, il réitérait sa contestation quant à la conformité de la mesure litigieuse au droit interne pertinent. À cet égard, il soutenait tout d’abord que, ne s’étant pas vu reprocher d’avoir participé à la tentative de coup d’État, il ne s’agissait pas d’un cas de flagrant délit. Il exposait par ailleurs que les cas de flagrant délit étaient énumérés à l’article 2 du code de procédure pénale (CPP) et que la situation en cause ne rentrait pas dans ces catégories. En outre, il soutenait que la décision de mise en détention ne comportait aucun motif concret le concernant et qu’elle n’était fondée sur aucun fait justifiant cette mesure. Enfin, il sollicitait à nouveau l’application de mesures alternatives, se fondant en cela sur l’état de santé de son fils, qui, selon lui, était gravement handicapé et dépendait de son aide personnelle.

26. À différentes autres reprises, le requérant demanda sa mise en liberté provisoire. Par des décisions adoptées les 7 novembre et 5 décembre 2016, à l’instar de ce qui avait été jugé dans une décision du 21 septembre 2016, les juges de paix compétents rejetèrent ses demandes.

27. Par une lettre du 8 novembre 2017, le parquet près la Cour de cassation transmit le dossier à la 10e chambre pénale de cette haute juridiction. Cette dernière se pencha, à plusieurs reprises, sur la nécessité du maintien du requérant en détention provisoire et ordonna la prolongation de la mesure litigieuse.

D. Le rapport de synthèse du parquet d’Ankara

28. Le 25 octobre 2017, le parquet d’Ankara adressa un rapport de synthèse (fezleke) au parquet près la Cour de cassation en vue de l’ouverture d’une procédure pénale à l’égard du requérant. Dans ce rapport, il indiquait que l’organisation FETÖ/PDY était l’instigatrice de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et qu’une instruction judiciaire était menée à l’encontre des magistrats, considérés comme étant membres de cette structure, ayant agi sous les ordres et directives de celle-ci. Le parquet soulignait que le risque de coup d’État n’était pas totalement écarté et qu’un cas de flagrant délit relevant de la compétence de la cour d’assises était en cause et que, par conséquent, le 16 juillet 2016, une instruction pénale avait été ouverte à l’encontre du requérant sur le fondement des dispositions de droit commun. Il considérait que les déclarations faites par des témoins anonymes et des suspects, le contenu des communications échangées entre d’autres personnes par le biais de la messagerie ByLock et les informations sur les signaux provenant de téléphones mobiles (voir paragraphes 32-40 ci-dessous) démontraient que le requérant avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée.

E. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

29. Le 7 septembre 2016, le requérant saisit la CCT d’un recours individuel. Il se plaignait d’avoir été arrêté et mis en détention provisoire de manière arbitraire, et ce, selon lui, en méconnaissance du droit pertinent, à savoir la loi no 6216 relative à la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci. Il alléguait également qu’il n’existait aucun élément de preuve concret quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. De même, il soutenait que les juridictions internes n’avaient pas suffisamment motivé les décisions ayant ordonné sa privation de liberté. Il arguait en outre qu’il avait été arrêté et détenu pour des raisons autres que celles prévues par la Constitution. Il dénonçait aussi une absence d’indépendance et d’impartialité des juges de paix ayant ordonné sa mise en détention provisoire, ainsi qu’une incompatibilité de ses conditions de détention avec l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. Par ailleurs, il estimait que sa révocation et l’ensemble des mesures prises à son encontre avaient enfreint ses droits à un procès équitable, au respect de sa vie privée et de son domicile, et à la liberté d’expression, et qu’ils avaient constitué une discrimination.

30. Le 11 janvier 2018, la CCT rendit son arrêt (no 2016/15586), par lequel elle décida, à l’unanimité, de rejeter les griefs suivants pour défaut manifeste de fondement : le grief tiré de la régularité de la mesure de mise en détention et d’une absence de raisons plausibles justifiant celle-ci ; le grief portant sur l’absence alléguée d’indépendance et d’impartialité des juges de paix ayant ordonné la mise en détention provisoire du requérant ; et les griefs relatifs au droit à un procès équitable, ainsi qu’au droit au respect de la vie privée et du domicile, et à l’interdiction de la discrimination.

S’agissant du grief tiré de la légalité de la garde à vue du requérant, la CCT releva que celui-ci était tenu d’introduire une action fondée sur l’article 141 § 1 a) du CPP, mais qu’il s’en s’était abstenu. Elle estima qu’il en allait de même pour les griefs concernant la révocation du requérant. De plus, elle nota que le dossier déposé par ce dernier et ses annexes ne contenaient aucune information sur le point de savoir si l’intéressé avait formé un recours contre son placement en garde à vue sur le fondement de l’article 91 § 5 du CPP. En conséquence, elle déclara ces griefs irrecevables pour non-épuisement des voies de recours.

31. Dans son arrêt, la CCT, après avoir décrit les caractéristiques de l’organisation FETÖ/PDY et sa structure occulte agencée au sein de la magistrature, procéda tout d’abord à un résumé des preuves recueillies par le parquet d’Ankara (1) et elle se prononça ensuite sur les griefs relatifs à la régularité de la mesure de mise en détention et à l’absence alléguée de raisons plausibles justifiant celle-ci (2).

1. Les éléments de preuve

32. Il ressort de l’arrêt de la CCT que l’accusation selon laquelle le requérant avait adhéré de son plein gré à la branche judiciaire de l’organisation FETÖ/PDY était fondée sur les faits et preuves suivants :

a) les déclarations de témoins anonymes ;

b) les dépositions d’un suspect ;

c) des échanges de messages via ByLock ;

d) d’autres faits.

Ces éléments de preuve peuvent se résumer comme suit :

a) Les déclarations des témoins anonymes

33. Le témoin anonyme « Defne » fit plusieurs déclarations devant les parquets de Kahramanmaras et d’Ankara.

Dans ses dépositions du 4 août 2016, ce témoin s’exprima comme suit :

« (...) j’ai été nommée en tant que rapporteure à la CCT. Lorsque je travaillais à la CCT, on a continué à voir les amis adhérant à cette structure [l’organisation FETÖ/PDY] (...). Là, j’ai remarqué que certains dossiers étaient suivis (...). Certaines pratiques attiraient mon attention ; par exemple, les recours relatifs au seuil électoral et au financement des partis politiques (...) étaient suivis par les rapporteurs et membres [de la Cour constitutionnelle] adhérant à l’organisation FETÖ/PDY. À la suite de l’introduction des recours, [ces rapporteurs et membres de la CCT] ont commencé à suivre ces affaires en posant des questions sur leur issue. Ceux qui suivaient ces affaires étaient Alparslan Altan, qui était le mentor, et les chefs rapporteurs appartenant à cette structure. Je me souviens que Alparslan Altan rédigeait une opinion dissidente lorsqu’une décision n’était pas adoptée [dans le sens qu’]il souhaitait. »

Dans ses dépositions du 6 octobre 2016, ce même témoin indiqua ce qui suit :

« En me basant sur mes observations, sur les relations que j’ai eues lors de la période au cours de laquelle j’ai travaillé à la CCT en tant que rapporteure, et sur les propos et comportements des rapporteurs que je connais adhérant à cette structure, je peux dire que l’ancien membre et rapporteur de la CCT Alparslan Altan était membre de cette cemaat [littéralement, le terme « cemaat » signifie « la communauté » ; toutefois, à l’époque des faits, ce terme était couramment utilisé pour désigner les adeptes de Fetullah Gülen, chef présumé de l’organisation FETÖ/PDY, ci-après « la cemaat »]. Comme dans les autres juridictions, il existait une organisation de type « cellule secrète » au sein de la CCT (...) »

34. Dans ses dépositions recueillies le 27 décembre 2016, le témoin anonyme « Kitapçı » déclara ce qui suit :

« (...) Lorsque j’ai commencé à travailler à la CCT en tant que rapporteur, j’ai eu la conviction que, vu ses relations sociales, Alparslan Altan était membre de la cemaat. Ses relations sociales m’ont conduit à cette conclusion (...) »

b) Les dépositions d’un suspect

35. Par ailleurs, R.Ü., ancien procureur de la République et ancien rapporteur de la CCT, accusé d’être membre de l’organisation FETÖ/PDY, fit plusieurs déclarations devant le parquet d’Ankara. Les parties pertinentes en l’espèce de ses dépositions enregistrées le 9 septembre 2016 pouvaient se lire comme suit :

« (...) Auparavant, je ne savais pas que l’ancien membre de la CCT Alparslan Altan était membre de la cemaat (...). Cependant, lorsque j’ai constaté que ce membre était toujours minoritaire dans [les décisions relatives aux] recours individuels dans le cadre desquels les membres de la cemaat étaient impliqués, j’ai acquis avec certitude la conviction que celui-ci pouvait être membre de la cemaat (...). J’avais déjà envisagé, à partir des conversations des membres de la cemaat, que certains membres de la CCT pouvaient appartenir à [cette structure]. Cependant, je ne savais pas de qui il s’agissait. Avec le temps, en raison de ses [positions] dans ces décisions, j’ai eu la certitude que ce membre [de la CCT] adhérait à la cemaat (...) »

36. Dans ses dépositions recueillies le 21 octobre 2016 et les 19 juillet et 5 septembre 2017, R.Ü. confirma ses déclarations précédentes et affirma que, bien que n’ayant pas rencontré le requérant lors des réunions organisées entre les membres de l’organisation FETÖ/PDY, il avait la certitude que celui-ci appartenait à cette structure. En particulier, dans ses dépositions des 19 juillet et 5 septembre 2017, il déclara que le nom de code de l’intéressé était « Selahattin ».

c) Les échanges de messages via ByLock

37. D’après les éléments du dossier, lors de l’instruction, il n’a pas été établi ou allégué que le requérant était un utilisateur de la messagerie cryptée ByLock.

Cependant, les transcriptions des échanges de messages effectués via ByLock entre des tierces personnes – membres présumés de l’organisation FETÖ/PDY, à savoir Ö.İ., S.E. et B.Y. – permettent d’observer qu’il existait certains faits concernant le requérant. Selon les autorités d’instruction, Ö.İ., un instituteur, était « l’imam civil », responsable des magistrats adhérant à l’organisation FETÖ/PDY (selon le parquet, chaque cellule de cette structure infiltrée dans l’administration et dans la justice était dirigée par un « imam civil »), S.E., un ancien rapporteur de la CCT, était le responsable de la cellule au sein de cette juridiction, et B.Y., également un ancien rapporteur de la CCT, était un membre de cette structure. Ces trois personnes avaient fait l’objet de différentes mesures dans le cadre des enquêtes pénales diligentées au lendemain de la tentative de coup d’État : s’agissant de Ö.İ., qui avait quitté le pays, un mandat d’arrêt avait été délivré à son encontre ; il en allait de même pour S.E., qui avait été révoqué de ses fonctions et avait pris la fuite ; quant à B.Y., il avait été révoqué de ses fonctions de juge par le Conseil supérieur de la magistrature et placé en détention provisoire pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY.

Selon les autorités d’instruction, dans les échanges de messages, chaque membre de l’organisation FETÖ/PDY était désigné par un nom de code. Ainsi, d’après le suspect R.Ü., le nom de code du requérant était « Selahattin » (paragraphe 36 ci-dessus).

En effet, il ressort des transcriptions des échanges de messages effectués entre Ö.İ., S.E. et B.Y. via ByLock que le nom « Selahattin » avait, à plusieurs reprises, été cité dans le cadre des affaires alors pendantes devant la CCT. Les transcriptions des conversations permettent aussi de constater que des affaires internes à la CCT, telle celle concernant l’élection du vice‑président, ainsi que de nombreuses affaires qui étaient pendantes devant cette juridiction avaient été l’objet de discussions entre Ö.İ. et les anciens rapporteurs de la CCT. Elles permettent plus particulièrement de relever que, s’agissant de certaines affaires introduites par les membres présumés de l’organisation FETÖ/PDY ayant abouti à une décision de rejet, l’opinion dissidente rédigée par « Selahattin » avait été louée. Il ressort par ailleurs de ces transcriptions qu’une ligne téléphonique était fournie par l’organisation FETÖ/PDY à « Selahattin ».

38. Le Gouvernement n’a pas donné d’indications quant à la date de versement de ces différents éléments de preuve au dossier. Quant au requérant, il déclare que le parquet d’Ankara a reçu les preuves matérielles numériques relatives aux échanges de messages effectués via ByLock en décembre 2016, que les 4e et 5e juges de paix d’Ankara ont demandé la communication d’une copie de ces éléments les 9 décembre 2016 et 24 mars 2017, et qu’un rapport d’expertise a été dressé quatre mois après cette dernière date.

d) Les autres faits

39. À la suite de l’obtention de l’information selon laquelle une ligne téléphonique avait été fournie par l’organisation FETÖ/PDY au dénommé « Selahattin » (paragraphe 36 ci-dessus), des recherches furent effectuées afin d’établir si la ligne téléphonique déclarée au nom du requérant (« la ligne téléphonique no 1 ») donnait des signaux provenant de la même station de base que celle utilisée par la ligne téléphonique fournie par l’organisation FETÖ/PDY (« la ligne téléphonique no 2 »). Il en ressort qu’entre le 22 novembre 2015 et le 16 juillet 2016 les deux lignes téléphoniques avaient donné des signaux provenant de la même station de base. Il en résulte également que la ligne téléphonique no 2 était utilisée uniquement pour l’accès à internet et que les deux lignes téléphoniques avaient donné des signaux provenant du même endroit pendant vingt-neuf jours à des intervalles différents.

40. En outre, il est établi que deux autres lignes téléphoniques avaient servi à appeler des personnes qui avaient été ultérieurement arrêtées pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY.

2. L’appréciation par la CCT des griefs relatifs à la régularité du placement en détention du requérant et à l’absence alléguée de raisons plausibles justifiant cette mesure

41. Pour ce qui est du grief tiré de la légalité de la mise en détention du requérant, la CCT considéra à titre préliminaire qu’il convenait d’examiner cette question au regard de l’article 15 de la Constitution, selon lequel, en cas d’état d’urgence, l’exercice des droits et libertés fondamentaux pouvait être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties assorties par la Constitution à ces droits et libertés être arrêtées.

42. Quant au fond du grief, en premier lieu, elle considéra qu’il n’était pas contesté que l’infraction reprochée, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, était une infraction de droit commun, passible d’une peine lourde, donc relevant de la compétence des cours d’assises. En second lieu, elle observa ce qui suit :

« 123. Il ne fait pas de doute que l’infraction reprochée à [Alparslan Altan] et réprimée par l’article 314 du code pénal, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, est une infraction relevant de la compétence de la cour d’assises, ce que [l’intéressé] ne conteste pas. D’un autre côté, bien que [Alparslan Altan] prétende avoir fait l’objet d’une procédure pénale en raison de ses opinions dissidentes exprimées dans certains arrêts de la CCT, il ne soutient pas que l’infraction reprochée ne constitue pas une infraction de droit commun, c’est-à-dire une infraction [qui n’a pas été] commise dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions. La qualification d’une infraction (infraction de droit commun ou infraction liée à l’exercice de fonctions) relève de la compétence des autorités judiciaires. La conformité d’une telle qualification au droit peut aussi être examinée dans le cadre de l’appel ou du pourvoi en cassation. Sous réserve d’une interprétation arbitraire –manifestement contraire à la Constitution – et [emportant], de ce fait, [violation des] droits et libertés, il appartient au premier chef aux tribunaux appelés à statuer sur l’affaire (derece mahkemeleri) d’interpréter et d’appliquer le droit, y compris [s’agissant de] la qualification d’une infraction. L’on ne saurait conclure que la qualification de l’infraction reprochée à [Alparslan Altan] d’infraction de droit commun était sans fondement et arbitraire, eu égard aux constatations et considérations effectuées [par les autorités d’instruction et les autorités judiciaires] et, en particulier, aux documents relatifs à la détention provisoire de [l’intéressé].

124. En l’espèce, lorsque les autorités d’instruction ont considéré qu’il s’agissait d’un cas de flagrant délit, elles se sont fondées sur la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et sur le fait que l’infraction reprochée à [Alparslan Altan], à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, est une infraction continue.

125. Selon la pratique constante de la Cour de cassation, l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée est une infraction continue (temadi eden suç).

(...)

127. (...) L’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation a aussi considéré dans une affaire relative à la condamnation de deux juges (...) que, « comme explicité dans la jurisprudence constante et actuelle de la Cour de cassation, s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, qui constitue une infraction continue, à l’exception des cas où [la continuité prend fin avec] la dissolution de cette organisation ou la cessation de l’appartenance [à une telle structure], la[dite] continuité peut être interrompue par l’arrestation de l’auteur. Le moment et le lieu de l’infraction doivent donc être déterminés en conséquence. Pour cette raison, est en cause une situation de flagrant délit au moment de l’arrestation des magistrats suspectés pour le crime d’appartenance à une organisation armée. »

128. Compte tenu des arrêts de la Cour de cassation précités, et du fait que [Alparslan Altan] a été arrêté pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, considérée par les autorités judiciaires comme étant une organisation terroriste armée et comme ayant prémédité la tentative de coup d’État, le 16 juillet 2016, au moment où [les autorités prenaient des mesures en vue de] repousser la tentative de coup d’État, il n’est pas possible de conclure à l’absence de base factuelle et juridique de la considération des autorités d’enquête selon laquelle l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste reprochée à [l’intéressé relevait] d’un cas de flagrant délit.

129. Au vu de ce qui précède, l’allégation selon laquelle [Alparslan Altan], juge à la CCT, a été placé en détention provisoire d’une manière non conforme à la loi et irrespectueuse des garanties découlant de la Constitution et de la loi no 6216 était sans fondement. Par conséquent, la mesure de mise en détention de [l’intéressé] avait une base légale.

130. Avant d’examiner la question de savoir si la mesure de détention provisoire, qui a une base légale, poursuivait un but légitime et était proportionnée, il convient d’examiner s’il existe des « faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction », condition préalable d’une mesure de détention provisoire.

131. Dans la décision ordonnant la mise en détention [litigieuse], il est précisé, par référence « [à l’ensemble des] procès-verbaux, aux procès-verbaux de perquisition et de saisie et au contenu du dossier », qu’il existait des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons à l’égard des suspects, parmi lesquels figurait [Alparslan Altan].

132. Il ressort par ailleurs du rapport de synthèse (fezleke) concernant [Alparslan Altan] que l’accusation d’appartenance à une organisation terroriste portée à l’encontre de [l’intéressé] était fondée sur les preuves suivantes : les déclarations des témoins anonymes et d’un suspect, le contenu des communications effectuées entre des tierces personnes et les informations relatives aux signaux des téléphones portables de [Alparslan Altan].

133. Il est précisé que, dans les échanges de messages effectués entre les tierces personnes (Ö.I., S.E. et B.Y.) via ByLock, il existait certains faits concernant [Alparslan Altan]. Les autorités d’instruction ont considéré, en se fondant sur les preuves telles que les déclarations des suspects/témoins et les échanges de messages via ByLock, que Ö.I., qui est en réalité un instituteur, était « l’imam civil », responsable des magistrats adhérant à l’organisation FETÖ/PDY, que S.E. (un rapporteur) en était le responsable [au sein] de la CCT et que B.Y. était un membre de cette structure. Parmi ces personnes, un mandat d’arrêt a été émis à l’égard de Ö.I., qui a quitté le pays. [De même], S.E., qui a été révoqué de ses fonctions, est en fuite, et un mandat d’arrêt a été émis à son encontre. Quant à B.Y., il a été révoqué de ses fonctions de juge par le Conseil supérieur de la magistrature et a été placé en détention provisoire pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY.

(...)

[Aux paragraphes 134-137 de son arrêt, la CCT a procédé à l’évaluation des éléments de preuve. Ensuite, elle a conclu ce qui suit :]

138. Par conséquent, il est constaté qu’il existe dans le dossier des indices démontrant l’existence des soupçons concernant [Alparslan Altan]. »

La CCT observa également que, compte tenu de la conjoncture très spécifique liée à la tentative de coup d’État, du niveau d’infiltration de l’organisation FETÖ/PDY dans l’administration et la justice, ainsi que du fait que l’infraction reprochée était une infraction dite « cataloguée », le placement du requérant en détention provisoire pouvait être considéré comme une mesure fondée sur des motifs justifiés et proportionnée. D’après la CCT, les personnes impliquées dans la tentative de coup d’État et celles non directement impliquées mais liées à l’organisation FETÖ/PDY ­– désignée comme étant l’instigatrice de la tentative de coup d’État – pouvaient prendre la fuite, ou altérer des preuves, ou bien tirer profit du désordre qui était apparu au cours de la tentative ou après celle-ci. Aux yeux de la CCT, cette conjoncture entraînait un risque plus élevé que celui susceptible de survenir dans des circonstances dites « ordinaires ». En outre, pour elle, il était évident que le requérant, en tant que membre de cette haute juridiction, pouvait plus facilement que d’autres personnes altérer les éléments de preuve.

F. L’acte d’accusation

43. Le 15 janvier 2018, le parquet près la Cour de cassation déposa un acte d’accusation contre le requérant, à qui il reprochait principalement, sur le fondement de l’article 314 du CP, d’appartenir à une organisation terroriste armée, à savoir l’organisation FETÖ/PDY. Après avoir décrit les caractéristiques de cette dernière et sa structure secrète agencée au sein de la magistrature, il présenta les éléments de preuve suivants à l’encontre du requérant : les déclarations de deux témoins anonymes (paragraphes 33-34 ci-dessus) ; les dépositions d’un ancien rapporteur de la CCT, accusé d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY (paragraphes 35-36 ci-dessus) ; les échanges de messages effectués via ByLock et d’autres faits (en lien avec des informations relatives aux lignes téléphoniques et des registres concernant des voyages à l’étranger).

44. Par un arrêt sommaire du 6 mars 2019, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de onze ans et trois mois, en application de l’article 314 § 2 du CP et de l’article 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme, pour appartenance à une organisation terroriste armée. L’arrêt précise que le requérant dispose d’un délai de quinze jours pour former un pourvoi devant l’assemblée des chambres criminelles de la Cour de cassation.

G. Les autres recours individuels

45. Le requérant a également introduit deux autres recours individuels devant la CCT. Dans son recours du 3 juillet 2017, il dénonçait une violation des articles 6, 8 et 14 de la Convention. Dans celui introduit le 26 juillet 2018, il se plaignait notamment de la durée excessive de la détention provisoire. Il ressort du dossier que ces deux affaires sont toujours pendantes devant la haute juridiction.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution

46. L’article 11 de la Constitution est ainsi libellé :

« Les dispositions de la Constitution sont des principes juridiques fondamentaux qui lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, les autorités administratives et toutes les autres institutions et personnes. Les lois ne peuvent pas être contraires à la Constitution. »

47. L’article 15 de la Constitution se lit comme suit :

« En cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence, l’exercice des droits et libertés fondamentaux peut être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties assorties par la Constitution [à ces droits et libertés] peuvent être arrêtées, dans la mesure requise par la situation et sous condition de [respect] des obligations découlant du droit international.

Même dans les cas énumérés à l’alinéa premier, on ne peut porter atteinte ni au droit de l’individu à la vie, sous réserve des décès qui résultent d’actes conformes au droit de la guerre, ni au droit à l’intégrité physique et spirituelle, ni à la liberté de religion, de conscience et de pensée ou à la règle qui interdit qu’une personne puisse être contrainte de révéler ses convictions ou blâmée ou accusée en raison de celles-ci, ni aux règles de la non-rétroactivité des peines et de la présomption d’innocence de l’accusé jusqu’à sa condamnation définitive. »

48. L’article 19 de la Constitution est ainsi rédigé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.

(...)

Les personnes contre lesquelles il existe de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues que sur le fondement d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent également leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.

(...)

La personne arrêtée ou placée en détention est traduite devant un juge au plus tard dans les quarante-huit heures ou, en ce qui concerne les délits collectifs, dans les quatre jours, sous réserve de la période nécessaire pour la conduire devant le tribunal le plus proche de son lieu de détention. Nul ne peut être privé de liberté au-delà de ces délais sauf en cas de décision du juge. Ces délais peuvent être prolongés en cas d’état d’urgence, d’état de siège et de guerre. (...) »

B. La loi no 6216 relative à la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci (« la loi no 6216 »)

49. Les parties pertinentes en l’espèce de la loi no 6216, publiée au Journal officiel le 3 avril 2011, sont ainsi libellées :

Enquête préliminaire (inceleme) et instruction (soruşturma) à l’égard du président et des membres [de la Cour constitutionnelle]

Article 16

« 1) L’ouverture d’une instruction à l’égard du président et des membres [de la Cour constitutionnelle] pour les infractions prétendument commises dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions, les infractions de droit commun et les actes disciplinaires est subordonnée à la décision de l’assemblée plénière. Toutefois, en cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises (ağır ceza mahkemesinin görevine giren suçüstü hâllerinde), l’instruction est menée selon les règles du droit commun.

(...)

3) Le président peut, le cas échéant, désigner un membre pour que celui-ci procède à une enquête préliminaire de l’affaire avant que l’assemblée plénière ne soit saisie. Après avoir terminé son examen, le membre nommé pour mener l’enquête préliminaire (...) soumet un rapport au président.

4) Une fois l’affaire inscrite au rôle par le président, l’assemblée plénière la met en délibéré. Le membre concerné ne peut participer aux délibérations. Lorsque l’assemblée plénière décide de ne pas ouvrir une instruction, la décision est signifiée au membre concerné et aux plaignants.

5) Lorsqu’il est décidé d’ouvrir une instruction, l’assemblée plénière élit trois de ses membres pour constituer la commission d’instruction. La commission d’instruction est présidée par le membre sénior. La commission d’instruction dispose de tous les pouvoirs conférés au procureur de la République par la loi no 5271 du 4 décembre 2004 portant code de procédure pénale [CPP]. Les actes d’instruction demandés par la commission d’instruction sont effectués immédiatement par les autorités judiciaires locales compétentes. (...) »

Instruction judiciaire et poursuites pénales

Article 17

« 1) À l’exception du cas de flagrant délit concernant les infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises, les mesures préventives visant le président et les membres [de la Cour constitutionnelle] en raison des infractions prétendument commises dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions ne peuvent être ordonnées que sur le fondement des dispositions du présent article.

2) En cas de flagrant délit concernant les infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises, l’instruction est menée conformément aux dispositions générales. Lorsque l’acte d’accusation est préparé, les poursuites sont menées par l’assemblée des chambres criminelles de la Cour de cassation [depuis le 2 janvier 2017 : « par la chambre criminelle compétente de la Cour de cassation].

3) Hormis le cas de flagrant délit concernant les infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises, et s’agissant des infractions prétendument commises dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions, ainsi que des infractions de droit commun, lorsque, au cours de l’instruction, la commission d’instruction demande qu’une mesure préventive prévue par la loi no 5271 [le CPP] et par les autres lois soit prise, l’assemblée plénière se prononce sur cette demande.

4) Lorsque la commission d’instruction, après avoir terminé son enquête, estime qu’il n’y a pas lieu d’engager une action publique, elle rend une ordonnance de non-lieu. Lorsque la commission estime qu’il convient d’engager une action publique, elle renvoie l’affaire à la Cour constitutionnelle, s’agissant des infractions relatives à l’exercice des fonctions, pour que celle-ci juge l’affaire en qualité de haute juridiction, et au président [de ladite cour], s’agissant des infractions de droit commun, pour que celui-ci transmette l’affaire à l’assemblée des chambres criminelles de la Cour de cassation [depuis le 2 janvier 2017 : « à la chambre criminelle compétente de la Cour de cassation »]. Les décisions de la commission d’enquête sont notifiées au suspect et, le cas échéant, aux plaignants. »

C. La loi no 5237 du 26 septembre 2004 portant code pénal (CP)

50. L’article 309 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution de la République de Turquie par la force et la violence ou de mettre en place un autre ordre en lieu de celui-ci ou d’empêcher partiellement ou totalement de facto la mise en place de cet ordre sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

51. L’article 314 §§ 1 et 2 du CP, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »

D. La loi no 5271 du 4 décembre 2004 portant code de procédure pénale (CPP)

52. L’article 2 du CPP, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :

« (...) j) sont qualifiées de flagrant délit (suçüstü) :

1. l’infraction qui est en train d’être commise ;

2. l’infraction qui vient d’être commise, et l’infraction qui a été commise par une personne poursuivie immédiatement après la réalisation de l’action et appréhendée par la police, par la victime ou par d’autres personnes ;

3. l’infraction qui a été commise par la personne qui a été appréhendée en possession d’objets ou de preuves laissant penser que l’action a été très récemment réalisée (...) »

53. L’article 91 § 2 du CPP dispose ce qui suit :

« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction. »

54. En son paragraphe 5, l’article 91 du CPP prévoit que la personne arrêtée, son représentant, son partenaire ou ses proches peuvent former un recours contre l’arrestation, le placement en garde à vue ou le prolongement du délai de garde à vue afin d’obtenir une remise en liberté. Ce recours doit être examiné au plus tard dans les vingt-quatre heures.

55. L’article 100 §§ 1 et 2 du CPP peut se lire comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. S’il existe des éléments factuels qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être prononcées eu égard à l’importance de l’affaire.

2. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée :

a) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’un risque de fuite (...) ;

b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon

1. d’un risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,

2. d’une tentative d’exercer des pressions sur les témoins ou sur d’autres personnes (...) »

Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP (à savoir les infractions dites « cataloguées »), il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 100 § 3 du CPP se lisent comme suit :

« 3) S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, on peut présumer l’existence d’un motif de détention :

a) pour les infractions suivantes réprimées par le code pénal no 5237 du 26 septembre 2004 :

(...)

11. crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),

(...) »

D’après l’article 101 du CPP, le maintien en détention et le constat de l’insuffisance des mesures alternatives doivent être motivés.

En application de l’article 109 du CPP, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, même si les motifs de détention étaient réunis, le juge avait la possibilité de placer un suspect qui encourait une peine d’emprisonnement maximale de trois ans sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner sa détention.

56. L’article 141 § 1 a) du CPP est ainsi libellé :

« Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :

a. qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

(...) »

57. L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et, dans tous les cas de figure, dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

58. Selon la pratique de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation introduites en application de l’article 141 du CPP en raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions nos E. 2014/21585, K. 2015/10868 et E. 2014/6167, K. 2015/10867).

E. La compétence des cours d’assises

59. En vertu de l’article 12 de la loi no 5235 du 7 octobre 2004, l’infraction d’appartenance à une organisation armée relève de la compétence des cours d’assises.

F. La jurisprudence pertinente

60. Dans son arrêt du 20 avril 2015 (E.2015/1069, K.2015/840), la 16e chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée comme suit :

« (...) L’infraction d’appartenance à une organisation armée est commise par la soumission volontaire à la hiérarchie de l’organisation, par l’acceptation du but de la création de cette organisation armée et de ses activités (...). Même si la réalisation de l’infraction est complète par l’adhésion, l’infraction continue à être commise au cours de cette appartenance (...) »

61. Dans son arrêt du 6 avril 2016 (E.2015/7367, K.2016/2130), la même chambre criminelle de la Cour de cassation s’est exprimée de la manière suivante :

« La continuité d’une infraction cesse au moment de l’arrestation. Lorsque les actes susceptibles de [permettre d’atteindre] le but de l’organisation et présentant une certaine gravité sont effectués entre l’adhésion à l’organisation et le moment de l’arrestation, il est impératif de considérer le régime juridique de toutes les infractions et les dispositions régissant le concours d’infractions ensemble (...) »

62. Dans son arrêt du 18 juillet 2017 (E.2016/7162, K.2017/4786), cette même chambre a statué comme suit :

« (...) L’appartenance à une organisation est réprimée par l’article 220 § 2 du code pénal.

(...)

Le membre d’une organisation est quelqu’un qui adhère à la hiérarchie [de cette structure] et qui, de ce fait, se soumet à la volonté de cette organisation en étant prêt à s’acquitter des missions qui lui sont confiées. [L’appartenance à] une organisation signifie l’adhésion à celle-ci, l’existence d’un lien de rattachement, la soumission à son pouvoir hiérarchique. Un membre de l’organisation doit avoir un lien organique avec celle-ci et participer à ses activités (...).

Même s’il n’est pas forcément nécessaire, pour que le membre d’une organisation soit sanctionné, que celui-ci ait commis une infraction dans le cadre des activités de cette organisation et en vue de réaliser son but, cet individu doit quand même avoir contribué matériellement ou moralement de manière concrète à l’existence même de celle-ci et à son renforcement moral. L’appartenance étant une infraction continue, les actions doivent présenter une certaine intensité (...).

Le fait d’appartenir à l’organisation, qui constitue une infraction continue, est considéré comme une infraction unique jusqu’à la réalisation d’une rupture juridique et factuelle. L’appartenance à une organisation prend fin par l’arrestation de la personne, par la dissolution de cette organisation, par l’exclusion de cette personne de cette organisation ou bien par le départ [de cette personne de celle-ci].

(...)

Infraction de création d’une organisation terroriste et d’appartenance à celle-ci :

Pour qu’une structure soit qualifiée d’organisation terroriste au regard de l’article 314 du CP, en plus de remplir les conditions nécessaires pour l’existence d’une organisation au sens de l’article 220 du CP, celle-ci doit aussi être créée en vue de la commission des infractions [listées dans certains chapitres du CP] (...) et doit également disposer d’armes suffisantes ou avoir la possibilité d’utiliser ces armes dans le but de réaliser ce but (...) »

63. Dans son arrêt du 10 octobre 2017 (E. 2017/YYB-997, K.2017/404), la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a rendu un arrêt de principe relatif à la compétence des cours d’assises s’agissant des infractions prétendument commises par les membres de la magistrature. Elle s’est prononcée comme suit :

« (...) Comme explicité dans la jurisprudence constante et actuelle de la Cour de cassation, s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, qui constitue une infraction continue, à l’exception des cas où [la continuité prend fin avec] la dissolution de cette organisation ou la cessation de l’appartenance [à une telle structure], la[dite] continuité peut être interrompue par l’arrestation de l’auteur. Le moment et le lieu de l’infraction doivent donc être déterminés en conséquence. Pour cette raison est en cause une situation de flagrant délit au moment de l’arrestation des magistrats suspectés pour le crime d’appartenance à une organisation armée, et, [dès lors], l’instruction doit être menée conformément aux dispositions générales (...) »

64. Par un arrêt du 11 janvier 2018 (no 2016/23672) relatif à la détention d’un journaliste, à savoir Mehmet Hasan Altan, la Cour constitutionnelle a examiné un grief tiré de légalité et de la régularité de cette mesure (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, §§ 35-44, 20 mars 2018). Après avoir examiné les éléments de preuve sur le fondement desquels l’intéressé avait été mis en détention provisoire, elle a conclu que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée dans le cas d’espèce. Ensuite, la Cour constitutionnelle a examiné s’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté eu égard à l’article 15 de la Constitution. À cet égard, elle a constaté d’abord que la Constitution permettait, en cas d’état d’urgence, de prendre des mesures contraires aux garanties découlant de son article 19 dans la mesure requise par la situation. Elle a estimé cependant que si l’on acceptait que les personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une forte indication qu’elles avaient commis une infraction, les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens. Elle a décidé donc que la détention provisoire subie par le requérant était hors de proportion avec les strictes exigences de la situation et que le droit à la liberté et à la sûreté de l’intéressé, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé.

III. LES DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

65. Le Gouvernement s’est référé à la recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres intitulée « les juges : indépendance, efficacité et responsabilités », adoptée le 17 novembre 2010. Les parties pertinentes en l’espèce de cette recommandation se lisent ainsi :

« Responsabilité et procédures disciplinaires

66. L’interprétation du droit, l’appréciation des faits ou l’évaluation des preuves, auxquelles procèdent les juges pour le jugement des affaires, ne devraient pas donner lieu à l’engagement de leur responsabilité civile ou disciplinaire, sauf en cas de malveillance et de négligence grossière.

(...)

68. L’interprétation du droit, l’appréciation des faits ou l’évaluation des preuves, auxquelles procèdent les juges pour le jugement des affaires, ne devraient pas donner lieu à l’engagement de leur responsabilité pénale, sauf en cas de malveillance.

(...)

71. Lorsqu’ils n’exercent pas leurs fonctions judiciaires, les juges voient leur responsabilité pénale, civile et administrative engagée comme tout autre citoyen. »

IV. LA NOTIFICATION DE DÉROGATION DE LA TURQUIE

66. Le 21 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe la notification de dérogation suivante :

« [Traduction]

Je communique la notification suivante du Gouvernement de la République de Turquie.

Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État de grande envergure a été organisée dans la République de Turquie pour renverser le gouvernement démocratiquement élu et l’ordre constitutionnel. Cette tentative ignoble a été déjouée par l’État turc et des personnes agissant dans l’unité et la solidarité. La tentative de coup d’État et ses conséquences ainsi que d’autres actes terroristes ont posé de graves dangers pour la sécurité et l’ordre public, constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

La République de Turquie prend les mesures nécessaires prévues par la loi, conformément à la législation nationale et à ses obligations internationales. Dans ce contexte, le 20 juillet 2016, le Gouvernement de la République de Turquie a déclaré un état d’urgence pour une durée de trois mois, conformément à la Constitution (article 120) et la Loi no 2935 sur l’état d’urgence (article 3/1 b). (...)

La décision a été publiée au Journal Officiel et approuvée par la Grande Assemblée Nationale turque le 21 juillet 2016. Ainsi, l’état d’urgence prend effet à compter de cette date. Dans ce processus, les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, admissible à l’article 15 de la Convention.

Je voudrais donc souligner que cette lettre constitue une information aux fins de l’article 15 de la Convention. Le Gouvernement de la République de Turquie vous gardera, Monsieur le Secrétaire Général, pleinement informé des mesures prises à cet effet. Le Gouvernement vous informera lorsque les mesures ont cessé de s’appliquer.

(...) »

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE

67. Le Gouvernement tient d’abord à indiquer qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.

2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.

3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »

A. Les arguments des parties

68. Le Gouvernement estime que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il dit qu’il y avait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.

69. Le Gouvernement soutient en particulier que le recours à des mesures de détention provisoire était inévitable dans les circonstances de l’époque, au motif que les mesures alternatives à la détention étaient manifestement inadéquates. Selon lui, en effet, de nombreuses personnes suspectées d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY ou d’avoir apporté leur aide et soutien à cette organisation avaient fui alors qu’elles étaient frappées d’une interdiction de quitter le pays. Par conséquent, aux yeux du Gouvernement, après la tentative de coup d’État, le placement en détention provisoire de ces personnes était l’unique choix approprié et proportionné.

70. Le requérant réplique que l’article 15 de la Convention n’autorise les dérogations aux obligations découlant de la Convention que « dans la stricte mesure où la situation l’exige » et qu’il convient dès lors de conclure à la violation de l’article 5 de la Convention.

B. L’appréciation de la Cour

71. La Cour estime qu’il se pose dès lors la question de savoir si les conditions énumérées à l’article 15 de la Convention pour l’exercice du droit exceptionnel de dérogation étaient réunies dans la présente espèce.

72. À ce sujet, la Cour note tout d’abord que la notification de dérogation de la Turquie, indiquant que l’état d’urgence a été déclaré pour répondre à la menace causée pour la vie de la nation par les graves dangers posés par la tentative de coup d’État militaire ainsi que par d’autres actes terroristes, ne mentionne pas explicitement quels articles de la Convention feront l’objet d’une dérogation. Ladite notification énonce simplement que « les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention ».

73. Cependant, la Cour observe que le requérant n’a pas contesté que la notification de dérogation de la Turquie remplissait la condition de l’article 15 § 3 de la Convention. Par ailleurs, elle rappelle avoir noté, dans son arrêt Mehmet Hasan Altan (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), à la lumière des considérations de la CCT en la matière et de l’ensemble des éléments dont elle disposait, que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En outre, elle prend note de la position de la CCT, qui, dans son arrêt du 11 janvier 2018, a considéré qu’il convenait d’examiner l’affaire introduite par le requérant au regard de l’article 15 de la Constitution, selon lequel, en cas d’état d’urgence, l’exercice des droits et libertés fondamentaux pouvait être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties assorties par la Constitution à ceux-ci être arrêtées (paragraphe 41 ci-dessus).

74. A la lumière de ce qui précède, la Cour est prête à accepter que la condition formelle de la dérogation a été respectée et admet qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation (Mehmet Hasan Altan, précité, § 89). Pour ce qui est de la portée ratione temporis et ratione materiae de cette dérogation, question qui pourrait être soulevée d’office au regard de la date de la mise en détention du requérant le 20 juillet 2016 - un jour avant la date à laquelle l’état d’urgence a pris effet . en application de la législation pertinente, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient ci-après (paragraphes 119 et 148-149 ci-dessous), elle juge qu’il ne s’impose pas ici de trancher cette question.

75. De toute manière, la Cour observe que la mise en détention, le 20 juillet 2016, du requérant, consécutive à l’arrestation, le 16 juillet 2016, de ce dernier est intervenue pendant le très court laps de temps ayant suivi la tentative de coup d’État – événement à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence. Elle estime que cette circonstance constitue certainement un élément contextuel dont il lui faut pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 5 de la Convention en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 103, CEDH 2014).

II. SUR LA RECEVABILITÉ

A. Sur les griefs relatifs à l’arrestation et à la garde à vue du requérant

76. Le Gouvernement soulève deux exceptions de non-épuisement des voies de recours internes relativement à l’arrestation et au placement en garde à vue du requérant. En premier lieu, il estime que celui-ci aurait dû d’abord former un recours contre son arrestation sur le fondement de l’article 91 § 5 du CPP. Il précise que ce recours était susceptible de mettre fin à la privation de liberté contestée par le requérant. En second lieu, il soutient que l’intéressé avait à sa disposition le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 a) du CPP. À l’appui de ses dires, il soumet deux arrêts rendus par la 12e chambre pénale de la Cour de cassation, dont il ressort que des plaignants ont obtenu une indemnité pour leur privation de liberté qu’ils qualifiaient de contraire à la loi.

77. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient qu’une action en indemnisation ne présentait pas de perspectives raisonnables de succès quant à l’obtention de sa remise en liberté.

78. En matière de griefs relatifs à la régularité de l’arrestation et de la garde à vue, la Cour observe que le système juridique turc offre au justiciable concerné deux voies de droit, à savoir un recours destiné à mettre fin à la privation de liberté litigieuse (article 91 § 5 du CPP) et une action en indemnisation contre l’État (article 141 § 1 a) du CPP) (Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 63, 23 mai 2017).

79. La Cour note à cet égard que la CCT a rejeté les griefs du requérant relatifs à son arrestation et à sa garde à vue au motif que l’intéressé n’avait pas emprunté les voies de recours qu’offrait le système interne (paragraphe 30 ci-dessus).

80. À la lumière de cette conclusion de la CCT, la Cour estime que, s’agissant des griefs susmentionnés, le requérant était tenu d’utiliser au moins une des voies de droit prévues par le système juridique national, à savoir le recours destiné à mettre fin à la privation de liberté litigieuse (article 91 § 5 du CPP) et l’action en indemnisation contre l’État (article 141 § 1 a) du CPP).

Or elle note que l’intéressé ne s’est pas prévalu de ces possibilités. Elle accueille donc l’exception du Gouvernement et rejette les griefs relatifs à l’arrestation et la garde à vue de l’intéressé, pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention (comparer Mehmet Hasan Altan, précité, § 101).

B. Sur les griefs concernant la mise en détention du requérant

81. S’agissant des griefs tirés de l’article 5 de la Convention, relatifs à la régularité et à la légalité de la mise en détention provisoire du requérant, le Gouvernement indique, comme précédemment, que l’intéressé avait à sa disposition le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 a) et d) du CPP. En outre, il soutient que, dans son recours individuel introduit le 7 septembre 2016 devant la CCT (paragraphe 29 ci-dessus), le requérant n’a formulé aucun grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention. Il attire à cet égard l’attention de la Cour sur le recours individuel introduit par l’intéressé le 26 juillet 2018 devant la CCT dans lequel M. Altan se plaignait notamment de la durée de la détention provisoire. Il souligne que cette affaire est toujours pendante devant la haute juridiction (paragraphe 45 ci‑dessus). Par conséquent, il invite la Cour à déclarer ces griefs irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes.

82. Par ailleurs, après avoir procédé à un résumé de l’arrêt de la CCT portant rejet des griefs du requérant concernant la régularité de la détention provisoire de ce dernier et l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction pénale, le Gouvernement soutient également qu’une décision a été adoptée au plan national sur les points communiqués par la Cour et qu’une appréciation juridique a été effectuée sur le fond de ces griefs. Se référant aux arrêts Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 111, CEDH 2015) et Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 54, 29 mars 2016), il estime que le requérant n’a pas le statut de victime.

83. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient qu’une action en indemnisation ne présentait pas de perspectives raisonnables de succès quant à l’obtention de sa remise en liberté.

84. En ce qui concerne les griefs du requérant relatifs à sa mise en détention provisoire, la Cour rappelle qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté en cours doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Mehmet Hasan Altan, précité, § 103). Or elle constate que le recours prévu par l’article 141 du CPP n’est pas une voie de droit susceptible de pouvoir mettre fin à la détention provisoire du requérant.

Partant, la Cour conclut que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

85. Quant à la qualité de victime du requérant, la Cour rappelle sa jurisprudence constante et bien établie selon laquelle une décision ou une mesure favorable à la partie requérante ne suffit en principe à priver celle-ci de sa qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation alléguée de la Convention (voir, entre autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010). En l’espèce, elle ne voit pas comment une décision ayant déclaré irrecevable l’ensemble des griefs du requérant peut priver ce dernier de sa qualité de victime.

86. Enfin, la Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle il convient de rejeter le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes, au motif que le requérant n’a pas formulé un tel grief dans le cadre de son recours individuel qui a donné lieu à l’arrêt du 11 janvier 2018.

La Cour observe d’emblée que la requête dont elle est saisie ne concerne pas la durée de la détention provisoire du requérant. Par conséquent, le recours individuel introduit par M. Altan le 26 juillet 2018 – dans lequel celui-ci se plaignait de la durée de sa détention provisoire –, qui est toujours pendant devant la CCT (paragraphe 45 ci-dessus), n’est pas pertinent pour la présente affaire, dans la mesure, comme le Gouvernement l’a indiqué, l’intéressé n’a pas présenté un tel grief.

Cependant, la Cour observe que le requérant a présenté, dans son formulaire de requête, un grief tiré du défaut de motivation de la décision de mise en détention provisoire. À cet égard, elle tient à rappeler qu’elle a conclu, dans l’arrêt Buzadji c. République de Moldova ([GC], no 23755/07, § 102, CEDH 2016 (extraits)), que l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation. En effet, lors de la communication de la présente affaire, se référant à la jurisprudence précitée, la Cour, invoquant l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention, a posé une question aux parties relativement au défaut allégué de motivation de la décision de mise en détention provisoire étant entendu que le requérant avait soulevé expressément ce grief devant la CCT (paragraphe 29 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour observe, à la lumière du raisonnement suivi par la CCT dans son arrêt, que ce grief – concernant exclusivement le placement du requérant en détention provisoire – se trouvait au cœur de l’examen effectué par la haute juridiction, même si cette dernière n’a pas fourni un raisonnement spécifique à celui-ci. Par conséquent, la Cour rejette cette exception préliminaire.

87. Constatant que les griefs tirés de la légalité de la détention provisoire, de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction et du défaut allégué de motivation de la décision de mise en détention provisoire ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

88. Le requérant se plaint d’avoir été placé en détention provisoire de manière arbitraire, et ce, selon lui, en méconnaissance du droit interne, à savoir la loi no 6216.

Il allègue également qu’il n’existait aucun élément de preuve concret quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. En particulier, il soutient que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé les décisions ayant ordonné sa privation de liberté. Il se plaint à cet égard d’une violation de l’article 5 de la Convention, sans spécifier sur quelles dispositions précises il se fonde.

La Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

89. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

A. Sur la légalité de la mise en détention provisoire

1. Les arguments des parties

a) Le requérant

90. Le requérant expose que, de par sa qualité de juge à la CCT, il bénéficiait d’un statut spécial dans le cadre des instructions pénales le visant. Il ajoute que, d’après l’article 16 de la loi no 6216, l’ouverture d’une instruction pénale à l’égard des membres de la CCT est en principe subordonnée à la décision de l’assemblée plénière de cette juridiction. Il admet que, en cas de flagrant délit, relevant de la compétence des cours d’assises, l’instruction peut être menée selon les règles du droit commun. Cela étant, il indique qu’il ne lui était pas reproché en l’espèce d’avoir participé à la tentative de coup d’État et qu’il ne pouvait donc être question d’un cas de flagrant délit. De plus, il dit que les cas de flagrant délit étaient énumérés à l’article 2 du CPP et que sa situation ne rentrait manifestement pas dans ces catégories.

91. Le requérant soutient également que les faits mis à sa charge ne pouvaient être commis que lors de l’exercice de ses fonctions, au motif que l’infraction reprochée était fondée sur des agissements auxquels il se serait livré sous les directives de l’organisation terroriste.

b) Le Gouvernement

92. Le Gouvernement déclare tout d’abord que les textes du Conseil de l’Europe ne font pas obstacle à ce qu’un juge accusé d’avoir commis une infraction fasse l’objet de poursuites pénales. Selon lui, en l’espèce, la mise en détention provisoire du requérant était conforme à la législation nationale, celle-ci étant elle-même conforme à la Convention.

93. Le Gouvernement indique que le requérant a été placé en détention provisoire sur le fondement de l’article 100 du CPP. Il précise que l’intéressé était soupçonné d’appartenir à l’organisation terroriste FETÖ/PDY. Il ajoute que, même si les articles 16 et 17 de la loi no 6216 prévoient une procédure spéciale dans la conduite des procédures pénales à l’encontre des membres de la CCT, en cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises, l’instruction est menée selon les règles du droit commun et des mesures préventives peuvent être ordonnées.

94. Le Gouvernement expose que le parquet d’Ankara a demandé le placement en détention du requérant en se fondant sur l’existence de soupçons quant à la commission par celui-ci des infractions de « tentative de renversement ou de modification de l’ordre constitutionnel » et d’« appartenance à une organisation terroriste armée », en raison de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Il dit, en se référant à la position de la CCT (voir, au paragraphe 42 ci-dessus, le paragraphe 123 de l’arrêt de la CCT), qu’il s’agissait manifestement d’infractions de droit commun relevant de la compétence de la cour d’assises, et non d’infractions commises dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions.

95. Par ailleurs, le Gouvernement indique que l’argument du requérant par lequel celui-ci sollicitait le bénéfice du statut accordé aux membres de la CCT par les articles 16 et 17 de la loi no 6216 n’a pas été retenu par le magistrat ayant ordonné la mise en détention de l’intéressé, en l’occurrence le 2e juge de paix. Il ajoute que ce juge a considéré que l’instruction pénale était régie par les règles de droit commun, aux motifs que l’infraction reprochée au suspect, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, constituait une « infraction continue » et qu’il s’agissait d’un cas de flagrant délit. Le Gouvernement renvoie aux constats du parquet d’Ankara dans son rapport de synthèse du 25 octobre 2017 – qu’il cite –, pour dire que le risque de coup d’État n’était pas totalement écarté à l’époque des faits, qu’un cas de flagrant délit relevant de la compétence de la cour d’assises était en cause et que, par conséquent, le 16 juillet 2016, une enquête avait été diligentée à l’égard du requérant sur le fondement des dispositions de droit commun.

96. Le Gouvernement soutient également qu’il était clairement établi par la jurisprudence constante de la Cour de cassation que l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée était une infraction continue, relevant de la compétence de la cour d’assises. En outre, il se réfère à la conclusion de la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, exprimée dans son arrêt du 10 octobre 2017, selon laquelle « est en cause une situation de flagrant délit au moment de l’arrestation des magistrats suspectés pour le crime d’appartenance à une organisation armée, et, [dès lors], l’instruction doit être menée conformément aux dispositions générales » (paragraphe 63 ci-dessus).

97. Le Gouvernement conclut que, compte tenu de la jurisprudence précitée et des circonstances de l’affaire, un cas de flagrant délit était en cause s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. À l’appui de sa thèse, il dit que l’arrestation et le placement du requérant en garde à vue ont eu lieu à la suite de la tentative de coup d’État, mise en échec par les autorités, survenue dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Il indique également que le requérant a été placé en détention provisoire pour l’infraction d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, structure considérée comme étant l’instigatrice de la tentative de coup d’État et qualifiée par les juridictions d’organisation terroriste armée.

98. Par conséquent, selon le Gouvernement, le grief du requérant par lequel celui-ci dénonçait sa mise en détention provisoire en ce qu’il n’aurait pas bénéficié des garanties prévues par la Constitution et la loi no 6216 était dénué de fondement, et la détention litigieuse était conforme à la législation pertinente en l’espèce.

2. L’appréciation de la Cour

a) Principes pertinents

99. La Cour rappelle ci-après les principes applicables en la matière, qui se dégagent de sa jurisprudence.

L’article 5 § 1 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté, qui revêt une très grande importance dans « une société démocratique » (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 181, 28 novembre 2017). L’article 5 a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 30, CEDH 2006‑X). Plus généralement, avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et, en tant que tel, il revêt une importance primordiale (Buzadji, précité, § 84).

100. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté, sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. La liste des exceptions prévues à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000‑IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Mehmet Hasan Altan, précité, § 123, et les arrêts qui y sont cités).

101. Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 de la Convention que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière » (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013). En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire. La Cour doit par ailleurs s’assurer à cet égard que le droit interne est lui-même conforme à la Convention, y compris les principes généraux qui s’y trouvent contenus, de manière explicite ou implicite, notamment le principe de sécurité juridique (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009, avec les références qui y sont citées).

102. La Cour a également souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 165, 23 juin 2016, et les arrêts qui y sont cités). Cette considération, exposée notamment dans le cadre des affaires relatives au droit à la liberté d’expression des juges, est tout aussi pertinente dans le cas de l’adoption d’une mesure touchant le droit à la liberté d’un membre du corps judiciaire. En particulier, lorsque le droit national a accordé aux magistrats une protection judiciaire pour leur permettre d’assurer en toute indépendance l’exercice de leurs fonctions, il est primordial que ce dispositif soit dûment respecté. Compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique et de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 196, 6 novembre 2018), la Cour doit se montrer particulièrement attentive à la protection des membres du corps de la magistrature lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention en cause à l’aune des dispositions conventionnelles.

103. En cas de privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à satisfaire au critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre à tout individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Del Río Prada, précité, § 125, Medvedyev et autres c. France, no 3394/03, § 80, 10 juillet 2008, Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 120, 23 février 2012, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 92, 15 décembre 2016).

b) Application de ces principes en l’espèce

i. Sur l’article 5 § 1 de la Convention

104. La Cour relève que le requérant a été arrêté le 16 juillet 2016 et placé en garde à vue le même jour. Ensuite, l’intéressé a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2016 au motif qu’il était soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste armée. Ultérieurement, le 6 mars 2019, il a été condamné pour ce chef.

105. L’objet de la requête étant la mise en détention du requérant, la première question à trancher est donc celle de savoir si ce dernier, juge siégeant au sein de la CCT à l’époque des faits, a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2016 « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, à la suite de son arrestation le 16 juillet 2016. Pour établir si l’intéressé a été détenu « régulièrement » au sens de l’article 5 § 1 et s’il a été privé de sa liberté « selon les voies légales », la Cour recherchera d’abord si la détention subie par lui était conforme au droit turc.

106. La Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que le requérant a été arrêté et mis en détention provisoire sur le fondement des articles 100 et suivants du CPP, nonobstant les garanties accordées aux membres de la CCT par la législation pertinente. La question sur laquelle portent le débat et les thèses divergentes des parties en l’espèce est celle de savoir si la mise en détention du requérant – juge siégeant au sein de la CCT à l’époque des faits et bénéficiant de ce fait d’un statut spécial –, décidée en application des règles de droit commun, peut être considérée comme satisfaisant à l’exigence de la « qualité de la loi ».

107. Dans ce contexte, la Cour observe que l’argument du requérant a été présenté devant la CCT. Se référant à la jurisprudence de la Cour de cassation, celle-ci a estimé que la mesure litigieuse ordonnée en application des règles de droit commun était conforme à la législation pertinente. D’après la CCT, nonobstant les garanties procédurales accordées à ses membres par la Constitution et par la loi no 6216, « il n’[était] pas possible de conclure à l’absence de base factuelle et juridique de la considération des autorités d’enquête selon laquelle l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste reprochée à [l’intéressé relevait] d’un cas de flagrant délit » (paragraphe 42 ci-dessus).

108. La Cour constate qu’il n’est pas allégué que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire alors qu’il était en train de commettre une infraction liée à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, même si le parquet d’Ankara, dans sa directive du 16 juillet 2016, a aussi mentionné la commission de l’infraction de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. En effet, cette charge n’a pas été retenue par le juge de paix qui a ultérieurement questionné le requérant et ordonné sa détention provisoire (paragraphes 19‑20 ci-dessus). Le requérant a donc fait l’objet d’une mesure privative de liberté essentiellement pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, une structure considérée par les autorités d’instruction et par les juridictions turques comme une organisation terroriste armée ayant prémédité la tentative de coup d’État. D’après la CCT, ces éléments constituaient la base factuelle et juridique de la considération des autorités d’instruction selon laquelle il s’agissait d’un cas de flagrant délit. Pour arriver à cette conclusion, la haute juridiction s’est appuyée sur une jurisprudence récente de la Cour de cassation (paragraphe 42 ci-dessus).

109. Sur ce point, la Cour note que, en effet, dans son arrêt de principe adopté le 10 octobre 2017, la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a considéré qu’au moment de l’arrestation des magistrats suspectés pour le crime d’appartenance à une organisation armée était en cause une situation de flagrant délit (paragraphe 63 ci‑dessus). Il ressort de cet arrêt de principe que, lorsqu’est en cause l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle, il suffit que les conditions prévues à l’article 100 du CPP soient réunies pour que la détention provisoire d’un suspect, membre de la magistrature, puisse être ordonnée, en considérant qu’il s’agit d’un cas de flagrant délit. Cette nouvelle lecture jurisprudentielle de la notion de flagrant délit, effectuée bien après la mise en détention du requérant, était fondée sur la jurisprudence constante de la Cour de cassation sur les infractions continues.

110. À cet égard, la Cour rappelle, comme elle l’a dit à maintes reprises, qu’elle ne peut connaître que de façon limitée des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, auxquelles il revient au premier chef d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007 I), le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de cette interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999 I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). Il incombe donc à la Cour de vérifier si la façon dont le droit interne a été interprété et appliqué dans les cas soumis à son examen se concilie avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 171, CEDH 2004‑II).

111. Sur ce point, la Cour souligne que, d’une manière générale, le principe de sécurité juridique peut se trouver compromis si les juridictions internes introduisent dans leur jurisprudence des exceptions allant à l’encontre du libellé des dispositions légales applicables. À cet égard, la Cour observe que l’article 2 du CPP donne une définition classique de la notion de flagrant délit, qui est liée à l’actualité de l’infraction ou à l’antériorité immédiate de l’infraction. Or, selon la jurisprudence précitée de la Cour de cassation, un soupçon – au sens de l’article 100 du CPP – d’appartenance à une organisation criminelle peut suffire à caractériser la flagrance sans qu’il soit besoin de relever un élément de fait actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un acte délictueux actuel.

112. Il s’agit, aux yeux de la Cour, d’une interprétation extensive de la notion de flagrant délit, qui élargit la portée de cette notion de telle manière que les magistrats soupçonnés d’appartenir à une association criminelle sont privés de la protection judiciaire offerte par le droit turc aux membres du corps judiciaire, parmi lesquels le requérant, juge siégeant au sein de la CCT et bénéficiant de ce fait de cette protection en vertu de la loi no 6216. Par conséquent, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, cette interprétation réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature pour mettre le pouvoir judiciaire à l’abri des atteintes du pouvoir exécutif.

113. Or la Cour observe que cette protection judiciaire est accordée aux juges non pour leur bénéfice personnel mais pour permettre à ceux-ci d’assurer en toute indépendance l’exercice de leurs fonctions (paragraphe 102 ci-dessus). Comme le Gouvernement l’a souligné à juste titre, cette protection ne signifie pas impunité. Le but de cette protection est de faire en sorte que le système judiciaire en général et ses membres en particulier ne fassent pas l’objet, dans l’exercice des fonctions judiciaires, de restrictions illégitimes de la part d’organes extérieurs à la magistrature, ou même de la part de magistrats exerçant des fonctions de contrôle ou de recours. À cet égard, il est important de constater que la législation turque n’interdisait pas la mise en détention d’un membre de la CCT, sous la condition du respect des garanties découlant de la Constitution et de la loi no 6216. En effet, l’immunité judiciaire peut être levée par la CCT elle-même et des poursuites pénales peuvent être engagées et des mesures préventives, telle la mise en détention provisoire, être ordonnées en suivant la procédure décrite aux articles 16 et 17 de ladite loi.

114. Par ailleurs, à la lecture de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2017 (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour ne voit pas comment la jurisprudence constante de la Cour cassation, qui portait sur la notion d’infraction continue, pouvait justifier l’extension de la portée de la notion de flagrant délit, qui est liée à l’existence d’un acte délictueux actuel, au sens de l’article 2 du CPP (paragraphe 52 ci-dessus). En effet, il ressort de ses arrêts antérieurs que cette haute juridiction a développé ladite jurisprudence en vue de déterminer les caractéristiques des infractions continues, la compétence des tribunaux répressifs et l’applicabilité de la règle de prescription en la matière (paragraphes 60-62 ci-dessus).

115. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’extension de la portée de la notion de flagrant délit par la voie jurisprudentielle et l’application du droit interne par les juridictions nationales en l’espèce posent problème non seulement au regard du principe de sécurité juridique (paragraphe 103 ci-dessus), mais apparaissent aussi manifestement déraisonnables.

Il s’ensuit que la mise en détention du requérant, qui a été ordonnée sur le fondement de l’article 100 du CPP, dans des conditions qui ont privé l’intéressé du bénéfice des garanties procédurales accordées aux membres de la CCT, n’a pas eu lieu selon les voies légales, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

ii. Sur l’article 15 de la Convention

116. Lorsque la Cour est appelée à examiner une dérogation établie au titre de l’article 15, elle accorde aux États une ample marge d’appréciation dans la détermination de la nature et de la portée des mesures dérogatoires qui leur semblent nécessaires pour conjurer le danger invoqué. Cependant, il lui appartient en dernier ressort de statuer sur la question de savoir si les mesures prises sont « strictement exigées » par la situation. En particulier, lorsqu’une mesure dérogatoire porte atteinte à un droit conventionnel fondamental – tel que le droit à la liberté –, la Cour doit s’assurer qu’elle constitue une réponse véritable à l’état d’urgence, qu’elle se justifie pleinement au regard des circonstances spéciales de cette situation et qu’il existe des garanties contre les abus (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 184, CEDH 2009).

117. La Cour observe d’emblée que la présente requête n’a pas pour objet, au sens strict, les mesures dérogatoires prises pendant l’état d’urgence et qu’elle concerne principalement la mise en détention, le 20 juillet 2016, du requérant, qui était consécutive à son arrestation opérée le 16 juillet 2016. En effet, il convient de noter que, pendant l’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté trente-sept décrets-lois (nos 667 à 703). Ces textes apportaient certes d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (telles que, par exemple, la prolongation de la durée de la garde à vue, et des restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention ; voir le paragraphe 13 ci-dessus). Or, en l’occurrence, le requérant a été placé en garde à vue puis en détention essentiellement pour appartenance à une organisation terroriste armée, infraction réprimée par l’article 314 du CP. Il convient notamment d’observer que la législation applicable en l’espèce, à savoir l’article 100 du CPP et les dispositions régissant le statut des juges de la CCT, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. En effet, les mesures dénoncées dans la présente affaire ont été prises sur le fondement de la législation qui était en vigueur avant la déclaration de l’état d’urgence et même après celle-ci, laquelle législation est d’ailleurs toujours d’application.

118. À cet égard, pour la Cour, de toute évidence, une interprétation extensive de la notion de flagrant délit ne saurait être considérée comme une réponse adaptée à la situation d’état d’urgence. Ladite interprétation, qui n’a par ailleurs pas été opérée pour répondre aux exigences de l’état d’urgence, pose problème non seulement au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 112), réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature aux fins de préserver le pouvoir judiciaire des atteintes du pouvoir exécutif. Au demeurant, elle a des conséquences juridiques qui outrepassent largement le cadre légal de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence.

119. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la mesure de détention provisoire du requérant, qui n’a pas été prise « selon les voies légales », ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation (voir, mutatis mutandis, Mehmet Hasan Altan, précité, § 140).

Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison du défaut de légalité de la mise en détention provisoire du requérant.

B. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction

1. Les arguments des parties

a) Le requérant

120. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information à même de persuader un observateur objectif qu’il avait commis l’infraction qui lui était reprochée. En particulier, il argue que, au moment où sa mise en détention a été ordonnée par le juge de paix, les autorités d’enquête et les autorités judiciaires ne disposaient d’aucun élément de preuve pouvant justifier cette mesure. Selon lui, sa situation à la date du 16 juillet 2016 n’était guère différente de celle à la date du 14 juillet 2016, veille de la tentative de coup d’État. Le requérant dit en outre que les éléments de preuve cités dans le rapport de synthèse et dans l’arrêt de la CCT ont été obtenus ultérieurement à sa mise en détention provisoire et qu’ils n’étaient de toute manière pas susceptibles de démontrer qu’il avait été appréhendé lors de la perpétration de faits délictueux et/ou arrêté et placé en détention sur la base de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction.

121. Par ailleurs, le requérant conteste la pertinence de toutes les preuves obtenues ultérieurement à son placement en détention. Il considère que les déclarations du suspect et des deux témoins anonymes retenues comme éléments à charge contre lui n’étaient pas de nature à justifier les soupçons pesant à son encontre, au motif qu’il s’agissait principalement d’observations ou d’appréciations subjectives. Quant aux preuves numériques, il les récuse catégoriquement.

b) Le Gouvernement

122. Le Gouvernement expose que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste atypique, qui se serait profondément infiltrée dans les institutions influentes de l’État et la justice sous une couverture légale. Selon lui, cette organisation a créé sa structure en établissant son propre réseau dans tous les domaines, à savoir, entre autres, les médias, les syndicats, la finance et l’éducation. Toujours selon lui, elle a tenté de diriger les organes de presse afin de s’assurer que des activités conformes à ses objectifs fussent menées par ceux-ci et, pour ce faire, elle a placé sournoisement ses membres dans les organes de presse, les institutions et les organismes qui ne dépendaient pas d’elle. De cette manière, ladite organisation aurait manipulé l’opinion publique dans un sens conforme à ses objectifs, en faisant passer de temps en temps des messages « subliminaux ».

123. En ce qui concerne la présente espèce, le Gouvernement indique tout d’abord qu’il ressort de la décision de placement en détention provisoire du requérant qu’il existait des preuves concrètes quant à l’existence de forts soupçons pesant à l’encontre de l’intéressé. Il expose ensuite que, dans le rapport de synthèse du 25 octobre 2017 dressé par le parquet d’Ankara, il a été fait référence aux déclarations de témoins anonymes et de suspects, au contenu des échanges de messages effectués entre d’autres personnes via ByLock et aux informations sur les signaux provenant de téléphones mobiles en tant qu’éléments de preuve démontrant que le requérant avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée.

124. Après avoir récapitulé le contenu des preuves versées au dossier et résumé l’arrêt de la CCT ayant déclaré le recours individuel du requérant irrecevable, le Gouvernement expose que, compte tenu de la conjoncture très spécifique liée à la tentative de coup d’État, du niveau d’infiltration de l’organisation FETÖ/PDY dans l’administration et la justice, ainsi que du fait que l’infraction reprochée était une infraction dite « cataloguée », le placement du requérant en détention provisoire pouvait être considéré comme une mesure fondée sur des motifs justifiés et proportionnée. D’après lui, les personnes impliquées dans la tentative de coup d’État et celles non directement impliquées mais liées à l’organisation FETÖ/PDY – désignée comme étant l’instigatrice de la tentative de coup d’État – pouvaient prendre la fuite ou altérer des preuves, ou bien tirer profit du désordre s’étant produit au cours de la tentative ou après celle-ci. Aux yeux du Gouvernement – qui se réfère à la position de la CCT (paragraphe 42 ci‑dessus) pour étayer ses dires –, cette conjoncture entraînait un risque plus élevé que celui pouvant survenir dans des circonstances dites « ordinaires », et il était évident que le requérant, en tant que membre de la CCT, pouvait plus facilement que d’autres personnes altérer les éléments de preuve.

125. Par conséquent, de l’avis du Gouvernement, compte tenu du contexte général lors de l’adoption de la décision de placement en détention litigieuse, des circonstances particulières susmentionnées de la présente affaire et du contenu de ladite décision, l’on ne peut dire que les motifs de la mesure en cause étaient dénués de fondement factuel puisque celui-ci était, en l’occurrence, centré sur le risque de fuite et d’altération des preuves.

2. L’appréciation de la Cour

a) Principes pertinents

126. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise le placement d’une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduction de celle-ci devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner que cette personne a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 124). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) précité.

L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 125).

127. La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).

128. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour en principe de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 126).

129. Selon sa jurisprudence constante, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 34 in fine, O’Hara, précité, § 35, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 89, 22 mai 2014).

130. La Cour tient aussi à rappeler que les soupçons pesant sur l’intéressé au moment où il a été arrêté doivent être « plausibles » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 33). Il en va a fortiori de même quant à la mise en détention d’un suspect. En effet, les soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).

b) Application de ces principes en l’espèce

i. Sur l’article 5 § 1 de la Convention

131. En l’espèce, la Cour observe que le requérant, soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste, a été placé en garde à vue le 16 juillet 2016, c’est-à-dire le jour suivant la tentative de coup d’État, et qu’il a été mis en détention provisoire le 20 juillet 2016. Elle note ensuite que, par un acte d’accusation du 15 janvier 2018, le parquet près la Cour de cassation a requis la condamnation de l’intéressé du chef d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY sur le fondement de l’article 314 du CP. Le 6 mars 2019, il a été condamné par la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation, appelée à juger l’affaire en tant que tribunal de première instance.

132. La Cour prend note de la position du requérant, qui soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information à même de persuader un observateur objectif qu’il avait commis l’infraction qui lui était reprochée. En particulier, l’intéressé expose que les preuves citées par le Gouvernement ont été obtenues bien après son arrestation et sa mise en détention pour arguer que, au moment où sa mise en détention a été ordonnée, les autorités d’enquête et les autorités judiciaires ne disposaient d’aucun élément de preuve pouvant justifier cette mesure.

133. La Cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait des informations objectives montrant que les soupçons contre le requérant étaient « plausibles » au moment de la mise en détention provisoire de ce dernier. Elle relève ainsi que, d’après le Gouvernement, compte tenu de la conjoncture très spécifique liée à la tentative de coup d’État, du niveau d’infiltration de l’organisation FETÖ/PDY dans l’administration et la justice, et du fait que l’infraction reprochée était une infraction dite « cataloguée », le placement du requérant en détention provisoire pouvait être considéré comme une mesure fondée sur des motifs justifiés et proportionnée. Elle note aussi que, toujours selon le Gouvernement, il ressort de la décision de placement en détention provisoire du requérant qu’il existait des preuves concrètes quant à l’existence de forts soupçons pesant à l’encontre de l’intéressé. Enfin, elle observe que le gouvernement défendeur étaye ses dires en se référant au rapport de synthèse du 25 octobre 2017 dressé par le parquet d’Ankara.

134. La Cour est d’avis que le contexte très spécifique entourant la présente affaire impose d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, elle est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 210).

135. Le Gouvernement a souligné la nature atypique de l’organisation en question - considérée par les juridictions turques comme ayant prémédité la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 -, qui se serait profondément infiltrée dans les institutions influentes de l’État et la justice sous une couverture légale (paragraphe 122 ci-dessus). De telles circonstances alléguées pourraient empêcher d’apprécier d’après les mêmes critères que pour les infractions de type classique, la « plausibilité » des soupçons motivant des mesures privatives de liberté (voir, pour un raisonnement similaire, Fox, Campbell et Hartley, précité, § 32).

136. Néanmoins, aux yeux de la Cour, la nécessité de combattre la criminalité organisée ne saurait justifier que l’on étende la notion de « plausibilité » jusqu’à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 § 1 c) de la Convention (comparer avec Fox, Campbell et Hartley, précité, § 32). Par conséquent, la tâche de la Cour consiste à vérifier si, en l’espèce, il existait des éléments objectifs suffisants au moment de la mise en détention du requérant pour persuader un observateur objectif que celui‑ci pouvait avoir commis l’infraction qui lui était reprochée par le parquet. Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente, et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure. Il ne faut pas perdre de vue que ces considérations présentent une importance particulière pour les membres du corps judiciaire et, en l’occurrence, pour le requérant, membre de la CCT au moment de son placement en détention provisoire (paragraphe 102 ci-dessus).

137. La Cour note que, appelée à examiner la mesure litigieuse, la CCT, après avoir décrit les caractéristiques de l’organisation FETÖ/PDY et sa structure occulte agencée au sein de la magistrature, s’est appuyée sur les éléments de preuve suivants : les déclarations de deux témoins anonymes ; les dépositions d’un ancien rapporteur de la CCT accusé d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY ; les échanges de messages effectués via ByLock et d’autres faits (en lien avec des informations relatives aux lignes téléphoniques et des registres concernant des voyages à l’étranger) (paragraphes 32-40 ci-dessus).

138. Il convient cependant d’observer que ces éléments de preuve ont été recueillis bien après la mise en détention du requérant. En effet, la première preuve à avoir été obtenue, à savoir la déclaration d’un témoin anonyme qui accusait le requérant d’être membre de l’organisation FETÖ/PDY, a été enregistrée le 4 août 2016, soit plus de deux semaines après le placement en détention provisoire litigieux. Les autres déclarations et éléments de preuve ont été obtenus bien après. Le requérant a toujours porté cette circonstance à l’attention des juridictions nationales, en arguant notamment qu’il n’existait aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire (paragraphes 19, 22 et 29 ci-dessus), et il a aussi réitéré son assertion à ce propos devant la Cour. Or, dans son raisonnement ayant conduit au rejet du recours du requérant, la CCT n’a pas répondu à cet argument. De même, le Gouvernement est resté silencieux sur ce point et il n’a présenté aucun argument spécifique pour réfuter l’affirmation du requérant à ce sujet, alors que l’examen des pièces mises à la disposition de la Cour confirme les dires de l’intéressé.

139. Par conséquent, à la différence de la CCT (paragraphe 42 ci‑dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de procéder à un examen de ces éléments de preuve, obtenus bien après la mise en détention du requérant, pour établir la « plausibilité » des soupçons ayant motivé la décision de placement en détention en cause. Il convient à cet égard de constater que, dans le cadre de la présente affaire, la Cour est appelée à examiner la question de savoir si la mise en détention du requérant le 20 juillet 2016 était fondée sur l’existence de raisons plausibles, et non la question portant sur la persistance de pareilles raisons relativement au maintien en détention de l’intéressé. À cet égard, selon la jurisprudence constante de la Cour, l’obtention ultérieure de preuves à charge concernant le chef d’accusation pouvait certes renforcer les soupçons associant le requérant à des infractions de type terroriste, mais non constituer la base exclusive de soupçons justifiant sa mise en détention (voir, dans le même sens, Fox, Campbell et Hartley, précité, § 35). En tout état de cause, pour la Cour, l’obtention ultérieure de telles preuves ne dégage pas les autorités nationales de leur obligation de fournir une base factuelle suffisante pouvant justifier la mise en détention d’un requérant. Conclure autrement irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention, à savoir la protection de l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée.

140. La Cour relève que, de toute évidence, le requérant n’était pas suspecté d’être impliqué dans les événements du 15 juillet 2016. Certes, le 16 juillet 2016, c’est-à-dire au lendemain de la tentative de coup d’État, le parquet d’Ankara a émis une directive qualifiant le requérant de membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY et demandant le placement de l’intéressé en détention provisoire (paragraphe 16 ci-dessus). Cependant, le Gouvernement n’a fourni aucun « fait » ou « renseignement » susceptible de servir de fondement factuel à cette directive provenant du parquet d’Ankara.

141. Le fait que le requérant a été interrogé le 20 juillet 2016, avant sa mise en détention provisoire, sur le chef d’appartenance à une organisation illégale montre tout au plus que la police le soupçonnait réellement d’avoir commis ladite infraction ; cette circonstance ne saurait, à elle seule, persuader un observateur objectif que l’intéressé pouvait avoir commis ladite infraction.

142. En particulier, la Cour note qu’il ne ressort pas de la décision du juge de paix ayant ordonné la mise en détention du requérant que cette mesure était fondée sur un élément factuel démontrant l’existence de forts soupçons, tels des témoignages, ou tout autre élément ou information, qui lui auraient donné des raisons de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction en question (paragraphe 20 ci-dessus). Certes, le juge de paix a tenté de justifier sa décision en se référant à l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier. Cependant, il s’est contenté de citer les termes de la disposition en question et de lister les pièces versées au dossier (à savoir l’état des preuves, les procès‑verbaux se trouvant dans le dossier, les décisions du 17 juillet 2016 adoptées par les présidences de la Cour de cassation et du Conseil d’État, les procès-verbaux de perquisition et de saisie, et l’intégralité du contenu du dossier), sans se soucier de les spécifier et de les individualiser, alors que ces pièces concernaient non seulement le requérant mais aussi treize autres suspects. Pour la Cour, les références vagues et générales aux termes de l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier ne sauraient être considérées comme suffisantes pour justifier la « plausibilité » des soupçons censés avoir fondé la mise en détention provisoire du requérant, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur le requérant ou d’autres types d’éléments ou de faits vérifiables (voir, mutatis mutandis, Lazoroski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nº 4922/04, § 48, 8 octobre 2009, et Ilgar Mammadov, précité, § 97).

143. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère qu’aucun fait ou information spécifique de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’a été mentionné ou présenté durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure à l’encontre de l’intéressé.

144. La Cour garde à l’esprit le fait que l’affaire du requérant a été portée en justice. Elle note cependant que le grief dont il s’agit porte uniquement sur la mise en détention de l’intéressé. En outre, elle souligne que le fait que celui-ci a été condamné par la Cour de cassation, appelée à juger l’affaire en tant que tribunal de première instance (paragraphe 44 ci-dessus), n’a aucune incidence sur ses conclusions relatives au présent grief, dans le cadre de l’examen duquel elle est invitée à déterminer si la mesure litigieuse était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente, c’est-à-dire le 20 juillet 2016.

145. Compte tenu de l’analyse à laquelle elle a procédé ci-avant, la Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Le Gouvernement n’ayant pas fourni d’autres indices ni aucun « fait » ou « renseignement » propres à la convaincre qu’il existait des « motifs plausibles », au moment du placement en détention du requérant, de soupçonner ce dernier d’avoir commis l’infraction reprochée, elle estime que ses explications ne remplissent pas les conditions exigées par l’article 5 § 1 c) en matière de « plausibilité » des soupçons motivant la mise en détention d’un individu.

ii. Sur l’article 15 de la Convention

146. Quant à la notion de « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation ou la détention pendant l’état d’urgence, la Cour rappelle que la Cour constitutionnelle s’est déjà prononcée sur l’applicabilité de l’article 15 de la Constitution turque à une mesure de privation de liberté dont la régularité était remise en cause. Elle a notamment considéré que les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens si l’on acceptait que les personnes puissent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût d’indication sérieuse donnant à penser qu’elles avaient commis une infraction (paragraphe 64 ci-dessus). Pareille conclusion vaut également pour l’examen de la Cour (Mehmet Hasan Altan, précité, § 140).

147. Par ailleurs, comme cela a été dit précédemment (paragraphe 135), les difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 constituent certainement un élément contextuel dont la Cour doit pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 5 de la Convention en l’espèce. Cette considération a par ailleurs joué un rôle important dans l’analyse que la Cour a développée ci-dessus (paragraphes 134-136 et 140). Cependant, cela ne signifie pas pour autant que les autorités aient carte blanche, au regard de l’article 5, pour ordonner la mise en détention d’un individu pendant l’état d’urgence sans aucun élément ou fait vérifiables ou sans base factuelle suffisante remplissant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons. En effet, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une mesure privative de liberté constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) (voir, mutatis mutandis, O’Hara, précité, § 34).

148. Plus précisément, s’agissant du placement du requérant en détention provisoire le 20 juillet 2016, la Cour rappelle avoir conclu ci-dessus que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard du requérant au moment de son placement en détention (paragraphe 145). Il en résulte que les soupçons qui pesaient alors sur l’intéressé n’atteignaient pas le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposée sous le contrôle du système judiciaire, cette mesure de détention reposait sur un simple soupçon d’appartenance à une organisation criminelle. Pareil degré de suspicion ne saurait suffire pour justifier un ordre de placement en détention d’une personne. Dans de telles circonstances, la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons motivant des mesures privatives de liberté et irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention.

Pour la Cour, ces considérations présentent une importance particulière en l’espèce, dans la mesure où il s’agit de placement en détention d’un juge siégeant au sein d’une haute cour, en l’occurrence la Cour constitutionnelle.

149. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction.

C. Sur l’absence alléguée de motivation de la décision de mise en détention provisoire

150. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 149 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner si les autorités ont satisfait à leur obligation d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

151. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages, et frais et dépens

152. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel correspondant aux sommes qu’il aurait perçues au titre de son traitement de juge s’il n’avait pas été révoqué de ses fonctions et au manque à gagner qui aurait découlé de restrictions apportées à ses droits civiques. Il réclame à cet égard 1 000 000 euros (EUR). Il sollicite en outre 200 000 EUR pour préjudice moral. Il demande également 9 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, sans fournir aucun justificatif.

153. Le Gouvernement conteste ces demandes.

154. La Cour observe que le présent arrêt concerne la mise en détention provisoire du requérant, et non sa révocation ordonnée le 4 août 2016. Par conséquent, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente.

155. Quant au dommage moral, la Cour rappelle avoir conclu ci-dessus que le requérant, juge siégeant au sein de la CCT à l’époque des faits, a été placé en détention provisoire sans pouvoir bénéficier de la protection offerte aux magistrats par la législation turque et en l’absence de raisons plausibles, au moment de sa mise en détention provisoire, de le soupçonner d’avoir commis une infraction. À cet égard, elle considère qu’il a dû éprouver un dommage moral que le seul constat de violation de la Convention par le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Par conséquent, elle accorde au requérant la somme de 10 000 EUR pour dommage moral.

156. Pour ce qui est de la demande formulée au titre des frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir un remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Elle rappelle en outre que, aux termes de l’article 60 §§ 2 et 3 de son règlement, l’intéressé doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi elle peut rejeter tout ou partie de celles-ci. En l’espèce, relevant que le requérant ne fournit pas de justificatifs à l’appui de sa demande, la Cour décide de rejeter cette dernière dans son intégralité (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 122, CEDH 2011 (extraits)).

B. Intérêts moratoires

157. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de la légalité de la mise en détention provisoire, de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction et du défaut allégué de motivation de la décision de placement en détention provisoire, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison du défaut de légalité de la mise en détention provisoire ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention quant à l’absence alléguée de motivation de la décision de mise en détention provisoire ;

5. Dit, six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de dix mille euros (10 000 EUR), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 avril 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge ad hoc Harun Mert.

R.S.
S.H.N.

PARTLY DISSENTING OPINION OF JUDGE MERT

1. I respectfully dissent from the majority’s finding that there has been a violation of Article 5 § 1 and Article 5 § 1 (c) of the Convention in the present case on account of the unlawfulness of the applicant’s pre-trial detention and the lack of reasonable suspicion, at the time of his initial pre-trial detention, that he had committed an offence.

I

2. The majority conclude that there has been a violation of Article 5 § 1 of the Convention on account of the unlawfulness of the applicant’s initial pre-trial detention.

3. The applicant was arrested on 16 July 2016, immediately after the coup attempt, and was taken into police custody on the same day. He was placed in pre-trial detention on 20 July 2016 on suspicion of being a member of the FETÖ/PDY armed terrorist organisation, which is regarded as the instigator of the 15 July 2016 coup attempt.

4. The applicant claimed that under section 16 of Law no. 6216, the opening of a criminal investigation in respect of members of the Constitutional Court was subject to a decision by the plenary court, and that since he was accused of being a member of a terrorist organisation, there could not be a case of in flagrante delicto. The first subsection of section 16 of Law no. 6216 reads as follows:

“The opening of an investigation in respect of the President and members [of the Constitutional Court] for offences allegedly committed in connection with or during the performance of their official duties, ordinary offences and disciplinary offences shall be subject to a decision by the plenary court. However, in cases of discovery in flagrante delicto falling within the jurisdiction of the assize courts, the investigation shall be conducted in accordance with the rules of ordinary law.”

5. The applicant’s argument that he was entitled to the status granted to members of the Constitutional Court by Law no. 6216 was not accepted by the magistrate who ordered his pre-trial detention. The magistrate found that the criminal investigation was governed by the rules of ordinary law, on the grounds that the suspect’s alleged offence – membership of an armed terrorist organisation – was a “continuing offence” and that there had been a case of discovery in flagrante delicto.

6. This decision was based on the settled case-law of the Court of Cassation to the effect that the offence of membership of an armed organisation is a “continuing offence” falling within the jurisdiction of the assize courts. The magistrate had also taken into account the state of the evidence and other circumstances in his decision (see paragraph 20 of the judgment).

7. The plenary criminal divisions of the Court of Cassation subsequently confirmed the above-mentioned settled case-law in their leading decision of 10 October 2017, by accepting that “there is a situation of discovery in flagrante delicto at the time of the arrest of judges suspected of the offence of membership of an armed organisation, and [consequently] the investigation must be carried out in accordance with the provisions of ordinary law” (see paragraph 63 of the judgment).

8. The majority criticise the case-law of the Court of Cassation as amounting to an “extensive interpretation” of the concept of discovery in flagranto delicto, which negates the procedural safeguards that members of the judiciary are afforded in order to protect them from interference by the executive. According to the majority, Article 2 of the Code of Criminal Procedure (CCP) provides a conventional definition of the concept of in flagrante delicto, but the interpretation by the domestic courts in their case-law was contrary to the wording of the applicable law (see paragraphs 111 and 112 of the judgment).

9. Cases of discovery in flagrante delicto are defined in Article 2 of the CCP as follows:

“...

(j) the following shall be classified as cases of discovery in flagrante delicto:

1. an offence in the process of being committed;

2. an offence that has just been committed, and an offence committed by an individual who has been pursued immediately after carrying out the act and has been apprehended by the police, the victim or other individuals;

3. an offence committed by an individual who has been apprehended in possession of items or evidence indicating that the act was carried out very recently.

...”

10. As can be seen, there are three different cases of discovery in flagrante delicto set forth in the CCP. The situation of the applicant falls into the first category of these cases, as is apparent from the case-law of the Court of Cassation. Since the offence of membership of a terrorist organisation is a “continuing” offence, it is considered to be “an offence in the process of being committed”.

11. In other words, as established in the Court of Cassation’s case-law and by legal scholars, joining a criminal organisation, affiliation with it and subordination to the hierarchical power prevailing in the organisation are regarded as constituting membership of an organisation. Joining an organisation is also possible on the basis of unilateral will, and the consent of the executives of the organisation is not necessary. The offence of membership of a terrorist organisation is unlike offences such as murder and theft, which are committed through an act confined to a certain amount of time and completed upon the commission of that act. For this reason, membership of an organisation continues to be committed as long as the organisation itself and the affiliation with its hierarchical structure continue to exist.

12. In the framework of the definition of discovery in flagrante delicto under Article 2 (j-1) of the CCP, as long as a person knowingly and willingly remains a member of a terrorist organisation, the continuous character persists and the offence is considered to be a continuing offence. Therefore, in consideration of this explanation, it can be said that the Court of Cassation’s interpretation of the concept of discovery in flagranto delicto in its case-law is in conformity with Article 2 of the CCP.

13. On the other hand, the Court says that “... according to the case-law of the Court of Cassation ..., a suspicion – within the meaning of Article 100 of the CCP – of membership of a criminal organisation may be sufficient to characterise a case of discovery in flagrante delicto without the need to establish any current factual element or any other indication of an ongoing criminal act” (see paragraph 111 of the judgment). The judgment also states that “In the Court’s view, the national courts’ extension of the scope of the concept of in flagrante delicto and their application of domestic law in the present case ... appear manifestly unreasonable” (see paragraph 115).

14. I think that there is a misinterpretation by the Court on this point. The key aspect here is that a distinction should be drawn between the procedural provisions on pre-trial detention for an offence and the level of proof required for such detention. From this point of view, the case-law of the Court of Cassation lays down the principle that membership of a criminal organisation is a continuing offence, which is being committed throughout membership. The case-law does not say that there is no need to establish any evidence or indication of an offence that is being committed. The presence of a factual basis in relation to a continuing offence is another issue, to be considered separately.

15. The applicant’s argument that his pre-trial detention was not “in accordance with a procedure prescribed by law” was also raised before the Constitutional Court, and following a detailed analysis, that court held, with reference to the case-law of the Court of Cassation, that the measure in question, ordered in accordance with the rules of ordinary law, had complied with the relevant legislation.

16. For these reasons, in my view, the interpretation by the Court of Cassation and the application by the national courts of the concept of discovery in flagrante delicto have a reasonable legal basis.

17. When evaluating this issue, we also need to fully take into account the severity of the threat to Turkey which has been posed by the 15 July 2016 coup attempt. In addition, it is crucial to keep in mind the sui generis covert structure of the FETÖ/PDY organisation, which had extensively infiltrated influential State institutions and the judiciary under the guise of lawfulness (for general information on the events that occurred during the coup attempt and the aim and structure of the FETÖ/PDY organisation, see paragraphs 11-15 and 18 of the partly dissenting opinion of Judge Ergül in Mehmet Hasan Altan v. Turkey, no. 13237/17, 20 March 2018). Likewise, the applicant’s complaints should be assessed in the light of the notice of derogation given on 21 July 2016 under Article 15 of the Convention, a day after the Government had declared a state of emergency.

18. In this regard, I agree with the findings expressed in the judgment that “the attempted military coup had disclosed the existence of a ‘public emergency threatening the life of the nation’ within the meaning of the Convention” (see paragraph 73) and that “In any event, the Court observes that the applicant’s detention ... occurred a very short time after the attempted coup – the event that prompted the declaration of a state of emergency ... This is undoubtedly a contextual factor that should be fully taken into account in interpreting and applying Article 5 of the Convention in the present case” (see paragraph 75). However, I regret to say that the judgment has not sufficiently taken into consideration the specific circumstances which Turkey experienced immediately after the coup attempt, and the notice of derogation.

19. Of course, the judiciary has a special role in a democratic society (see paragraph 102 of the judgment) and it is necessary to fully respect the independence of judges. Nevertheless, when considering this matter, it is essential to keep in mind the unlawful aims of the FETÖ/PDY organisation and its covert structure in the judiciary, including the Constitutional Court. It is well known that members of this terrorist organisation within the judiciary acted only in accordance with the demands of the organisation and irrespective of any legal principles or rules. Accordingly, abusing judicial powers and safeguards – granted to members of the judiciary in order to exercise their functions independently and impartially – by acting under the instructions of a terrorist organisation should not give rise to a broadly interpreted form of legal protection.

20. As mentioned in the judgment, “It is well established in the Court’s case-law on Article 5 § 1 of the Convention that ... where the ‘lawfulness’ of detention is in issue, ... the Convention refers essentially to national law and lays down the obligation to conform to the substantive and procedural rules thereof” (see paragraph 101). In the present case, the investigation in respect of the applicant was conducted in accordance with the rules of ordinary law, pursuant to section 16(1) of Law no. 6216, since there had been a case of discovery in flagrante delicto falling within the jurisdiction of the assize courts; the pre-trial detention order was given by the competent judge; and the conditions for detention set forth in Article 100 of the CCP were satisfied. The judicial practice applied was in conformity with the substantive and procedural rules of Turkish law. Also, the relevant legislation – as outlined in paragraphs 45-57 of the judgment – was foreseeable and there was no problem in terms of the principle of legal certainty. So, under these circumstances, I can say that the order for the applicant’s pre-trial detention was not arbitrary and was made “in accordance with a procedure prescribed by law”.

21. Therefore, I disagree with the conclusion in the judgment that there has been a violation of Article 5 § 1 of the Convention on account of the unlawfulness of the applicant’s pre-trial detention.

II

22. The majority conclude that there has been a violation of Article 5 § 1 (c) of the Convention on account of the lack of reasonable suspicion, at the time of the applicant’s initial pre-trial detention, that he had committed an offence.

23. It can be seen that the competent magistrate detained the applicant because of the indication of a strong suspicion that he was a member of a terrorist organisation, with reference to Article 100 of the CCP and the evidence in the file. In addition to other documents, he especially referred to the reports on searches and seizures in the file. The magistrate also indicated that there was a risk that individuals who had links to the FETÖ/PDY organisation might abscond, tamper with evidence or take advantage of the disorder that had emerged after the coup attempt.

24. The aforesaid reports of the searches and seizures dated 16 July 2016, the day on which the applicant was arrested, mention that there was a list of members of the Constitutional Court (known by the authorities to be) linked to the FETÖ/PDY organisation. It is understood that the applicant’s name was on that list. On the basis of this information and other evidence, appropriate steps were taken by the competent judicial authorities.

25. As specified in the judgment, “Article 5 § 1 (c) of the Convention does not presuppose that the investigating authorities have obtained sufficient evidence to bring charges at the time of arrest. The purpose of questioning during detention ... is to further the criminal investigation by confirming or dispelling the concrete suspicion grounding the arrest. Thus, facts which raise a suspicion at the initial stage need not be of the same level as those necessary to justify a conviction or even the bringing of a charge, which comes at the next stage of the process of criminal investigation” (see paragraph 127). In other words, “the standard of proof required for making an arrest [and ordering pre-trial detention] is lower than that required for a criminal charge and subsequently a conviction” (see B. Rainey, E. Wicks, and C. Ovey, Jacobs, White, and Ovey: The European Convention on Human Rights, 7th edition, 2017, p. 246).

26. Such an approach would provide relevant justification that the factual basis was sufficient for pre-trial detention in the present case. As a matter of fact, the evidence assessed by the authorities during the investigation, such as the witness statements, ByLock messages and other facts, confirmed the initial suspicion that the applicant had committed the alleged offence. As a consequence of the trial before the Court of Cassation, the applicant was sentenced to eleven years and three months’ imprisonment on 6 March 2019 for the offence of membership of an armed terrorist organisation.

27. In this context, due consideration should also be given to the above-mentioned specific circumstances of the coup attempt, the illegal activities of the FETÖ/PDY organisation, and the notice of derogation. On this point, the observation that “such ... circumstances might mean that the ‘reasonableness’ of the suspicion justifying detention cannot be judged according to the same standards as are applied in dealing with conventional offences” (see paragraph 135 of the judgment) is highly valid. In other words, in the case of fighting against terrorism, especially in extraordinary times, the level of “reasonable suspicion” needs to be lower than for ordinary offences.

28. The Court, in principle, “considers that the very specific context of the present case calls for a high level of scrutiny of the facts. In this connection, it is prepared to take into account the difficulties facing Turkey in the aftermath of the attempted military coup of 15 July 2016” (see paragraph 134 of the judgment). However, I cannot see that the relevant circumstances have been considered thoroughly in the judgment in the present case.

29. On the other hand, following the individual application lodged by the applicant, the evidence and the special circumstances of this case were assessed in detail by the Constitutional Court in its decision. It observed that “in view of the very specific circumstances surrounding the attempted coup, the extent to which the FETÖ/PDY organisation had infiltrated the administrative and judicial authorities and the fact that the alleged offence was among the so-called ‘catalogue’ offences, the order for the applicant’s pre-trial detention could be said to have been based on justifiable grounds and proportionate” (see paragraph 42 of the judgment). In the Constitutional Court’s view, “there was a risk that individuals involved in the coup attempt and those who had not been directly involved but had links to the FETÖ/PDY organisation – which was identified as the instigator of the attempted coup – might abscond, tamper with evidence or take advantage of the disorder that had emerged during or after the coup attempt ... These particular circumstances entailed a higher risk than might arise in what could be described as ‘normal’ circumstances ... It was obvious that the applicant, as a member of that court himself, might be in an easier position than others to interfere with the evidence” (ibid.).

30. In my opinion, the findings in the decision of the Constitutional Court are more relevant to the present case. In the light of the explanations above, it cannot be said that there was a lack of reasonable suspicion at the time of the applicant’s pre-trial detention.

31. Therefore, I do not subscribe to the conclusion in the judgment that there has been a violation of Article 5 § 1 (c) of the Convention.


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