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09/04/2019 | CEDH | N°001-192622

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALTAY c. TURQUIE (N° 2), 2019, 001-192622


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALTAY c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 11236/09)

ARRÊT


STRASBOURG

9 avril 2019

DÉFINITIF

09/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Altay c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,

Işıl Karakaş,

Valeriu Griţco,

Stéphanie Mourou-Vikström,r>
Ivana Jelić,

Arnfinn Bårdsen,

Darian Pavli, juges,

et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2019,

Ren...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALTAY c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 11236/09)

ARRÊT

STRASBOURG

9 avril 2019

DÉFINITIF

09/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Altay c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,

Işıl Karakaş,

Valeriu Griţco,

Stéphanie Mourou-Vikström,

Ivana Jelić,

Arnfinn Bårdsen,

Darian Pavli, juges,

et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11236/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Aytunç Altay (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 février 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me G. Tuncer, avocate exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait, en particulier, que la restriction qui avait été imposée à la confidentialité de ses entretiens avec son avocate était incompatible avec ses droits tels que protégés par l’article 8 de la Convention et que la procédure interne relative à cette mesure n’avait pas respecté les exigences découlant de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 17 octobre 2017, les griefs susmentionnés ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour (le « règlement »).

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1956. Il a été reconnu coupable de tentative d’atteinte à l’ordre constitutionnel et condamné à une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. À l’époque des faits en cause dans sa requête, il purgeait sa peine à la prison de type F d’Edirne.

6. Depuis son incarcération, le requérant est représenté par son avocate dans le cadre de différentes requêtes, y compris pour la présente requête devant la Cour.

7. À une date non précisée, l’avocate du requérant lui adressa un colis par la poste. L’administration pénitentiaire, pensant que le contenu du colis était suspect, saisit le 12 août 2005 le procureur afin qu’il priât un tribunal de l’exécution de décider si les éléments qui avaient été envoyés au requérant étaient des documents relatifs à sa défense ou s’ils présentaient un contenu répréhensible de nature à interdire qu’ils fussent remis à l’intéressé.

8. Le 25 août 2005, le tribunal de l’exécution d’Edirne accueillit la demande du procureur et examina le contenu du colis, lequel renfermait un ouvrage intitulé Mondialisation et Impérialisme (Küreselleşme ve Emperyalizm), un magazine portant le titre Publication sans racines et sans nation (Köxüz Anasyonal Neşriyat) et un journal intitulé Express International Cha la la (Express Enternasyonal Şalala). Le tribunal estima que les éléments en question étaient dénués de rapport avec les droits de la défense et qu’en application de l’article 5 de la loi no 5351, ils ne devaient donc pas être remis au requérant.

9. Le 16 septembre 2005, le requérant contesta devant la cour d’assises d’Edirne la décision qui avait été rendue par le tribunal de l’exécution d’Edirne. Il soutint qu’il avait demandé à son avocate de lui apporter le livre et les magazines en question simplement parce qu’il souhaitait les lire. Il ajouta que c’était l’administration de la prison qui avait dit à son avocate qu’elle ne pouvait pas les lui remettre en personne et qu’elle devait par conséquent les envoyer par la poste. Il indiqua également que s’il était vrai que ces publications étaient sans lien avec ses droits de la défense, elles n’étaient pas selon lui illégales, et qu’il estimait que le simple fait qu’elles avaient été envoyées par la poste par son avocate ne justifiait pas que l’administration de la prison se fût abstenue de les lui remettre.

10. Le 30 septembre 2005, la cour d’assises d’Edirne, statuant sur dossier, jugea que la décision du tribunal de l’exécution d’Edirne était conforme au droit et à la procédure en vigueur et rejeta le recours en opposition du requérant.

11. Dans l’intervalle, le 16 septembre 2005, l’administration pénitentiaire avait une nouvelle fois saisi le procureur au sujet du colis envoyé par l’avocate du requérant. Dans sa demande, il avait exposé que la conduite de l’avocate avait été incompatible avec les obligations inhérentes à sa profession et il avait demandé que l’article 5 de la loi no 5351, lequel prévoyait la possibilité d’imposer la présence d’un fonctionnaire lors des entretiens entre les détenus et leur avocat, s’appliquât au requérant.

12. Le 23 septembre 2005, renvoyant à sa décision du 25 août 2005, le tribunal de l’exécution d’Edirne, s’étant contenté d’examiner le dossier sans tenir d’audience et sans solliciter les observations du requérant ou de son avocate, avait fait droit à la demande de l’administration pénitentiaire et avait décidé qu’un fonctionnaire devait assister aux entretiens entre le requérant et son avocate. Cette décision ne précisait pas combien de temps cette restriction devait rester en vigueur. Le tribunal de l’exécution d’Edirne avait également ajouté que si la demande en était faite, une décision distincte serait prise au sujet de l’imposition éventuelle d’une restriction aux échanges de documents entre le requérant et son avocate.

13. Le 24 octobre 2005, le requérant contesta devant la cour d’assises d’Edirne la décision du 23 septembre 2005. Il allégua que la décision litigieuse n’expliquait pas pour quelle raison il était nécessaire de restreindre la confidentialité de ses entretiens avec son avocate. Il argua à cet égard qu’une disposition prévoyant pareille restriction ne pouvait s’appliquer que s’il ressortait des documents et d’autres éléments que les visites d’avocats à une personne condamnée pour une infraction liée au crime organisé servaient de moyen de communication avec l’organisation criminelle en question. Il avança que pareils éléments n’étaient pas apparus dans son affaire et que l’examen du tribunal n’avait pas porté sur ce point. Enfin, il affirma qu’aucune disposition légale n’interdisait l’échange entre un détenu et son avocat de livres et de magazines qui n’étaient pas illégaux. Le requérant ne demanda pas que l’examen de son affaire donnât lieu à une audience.

14. Le 27 octobre 2005, la cour d’assises d’Edirne, statuant sur dossier, rejeta la demande sans tenir d’audience. Sans répondre aux arguments du requérant, elle dit que la décision du tribunal de l’exécution d’Edirne en date du 23 septembre 2005 était conforme au droit et à la procédure.

A. Développements intervenus depuis l’introduction de la requête

15. Le 29 mai 2008, le requérant sollicita auprès du tribunal de l’exécution d’Edirne la levée de la restriction qui avait été imposée à ses entretiens avec son avocate.

16. Le 4 juin 2008, la demande du requérant fut rejetée après examen du dossier. Le tribunal indiqua que la décision du 23 septembre 2005 était devenue définitive et qu’il n’était pas nécessaire de procéder à un nouvel examen.

17. Le requérant introduisit une nouvelle demande le 2 novembre 2010 et sollicita une audience en vertu des nouvelles modifications apportées à la procédure devant les juridictions de l’exécution (paragraphe 27 ci-dessous). Le 6 décembre 2010, le tribunal de l’exécution d’Edirne rejeta la demande d’audience du requérant, avançant que les nouvelles modifications qui avaient été apportées à la procédure ne concernaient que l’examen des contestations de sanctions disciplinaires, et que par conséquent, pour autant que la restriction imposée le 23 septembre 2005 n’était pas une sanction disciplinaire, cette demande ne pouvait pas donner lieu à une audience. Le tribunal rejeta également la demande de levée de la restriction qui avait été formulée par le requérant, indiquant que la décision du 23 septembre 2005 était définitive. Un appel formé par le requérant contre cette décision fut également rejeté le 24 août 2011.

18. Le 21 février 2013, le requérant saisit de nouveau le tribunal de l’exécution d’Edirne d’une demande de levée de la restriction. Le tribunal rejeta cette demande le 11 avril 2013, indiquant que la situation du requérant n’avait pas changé et que la décision relative à la restriction imposée à ses entretiens avec son avocate demeurait valide. À cet égard, le tribunal précisa qu’au vu des décisions antérieures prises par les juridictions de l’exécution à l’égard du requérant, et également de la conduite de son avocate, il estimait qu’un risque perdurait. Un appel formé par le requérant contre cette décision fut rejeté le 10 juin 2013.

19. Au moment de l’adoption du présent arrêt, la restriction imposée au droit à la confidentialité des communications du requérant avec son avocate demeure en vigueur.

B. La requête antérieure introduite par le requérant devant la Cour et les autres développements

20. Le 17 février 2006, le requérant avait aussi introduit une requête auprès de la Cour pour se plaindre de la décision prise par le tribunal de l’exécution d’Edirne le 25 août 2005.

21. Le 8 décembre 2015, la Cour déclara cette requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et dit que le requérant devait faire usage des nouvelles voies de droit internes établies par la loi no 6384 (Altay et autres c. Turquie (déc.), no 9100/06 et 155 autres).

22. Le 1er novembre 2016, la commission d’indemnisation dit que la décision du tribunal de l’exécution d’Edirne de ne pas remettre le livre et les périodiques qui avaient été envoyés au requérant par son avocate avait porté atteinte dans le chef du requérant au droit de recevoir des informations au sens de l’article 10 de la Convention. Elle précisa à cet égard que la juridiction interne n’avait pas expliqué dans sa décision en quoi l’ouvrage et les magazines en question avaient mis en péril la sécurité de l’établissement et que par conséquent, la décision litigieuse avait constitué une ingérence qui n’avait pas reposé sur des raisons pertinentes et suffisantes.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS

A. La législation interne

1. La loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives ainsi que la modification introduite par la loi no 5351

23. Les dispositions pertinentes de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

Article 59 – Droit de s’entretenir avec un avocat ou un notaire

« (...)

2) Les entretiens avec un avocat ou un notaire peuvent avoir lieu pendant les heures ouvrées, sauf le week-end et les jours fériés, en un lieu réservé à cet effet se trouvant à la vue mais hors de portée d’ouïe de fonctionnaires.

(...)

4) [tel qu’amendé par l’article 5 de la loi no 5351] Il est interdit d’examiner les documents et les dossiers d’un avocat relatifs à la défense ainsi que ses notes sur ses entrevues avec son client. Toutefois, s’il ressort de documents ou d’autres éléments que les visites d’avocats à une personne condamnée pour les infractions visées à l’article 220 du code pénal ou aux sous-chapitres 4 et 5 du chapitre 2 du code pénal servent de moyen de communication avec une organisation terroriste ou de perpétration d’un crime ou encore qu’elles compromettent d’une autre manière la sécurité de la prison, la juridiction de l’exécution peut, sur requête du parquet, imposer [les mesures suivantes] : la présence d’un fonctionnaire lors des visites de l’avocat ; la vérification des documents échangés entre le détenu et ses avocats lors de ces visites, et/ou la confiscation de tout ou partie de ces documents par le juge.

(...) »

Article 62 – Droit de recevoir des publications

« 1) Tout détenu condamné a le droit d’acquérir, à condition d’en prendre à sa charge le coût, des publications périodiques et non périodiques sous réserve qu’elles n’aient pas été prohibées par décision de justice.

(...)

3) Aucune publication contenant des informations, des photographies ou des propos obscènes ou de nature à mettre en péril la sécurité de l’établissement ne peut être remise au condamné. »

Section 68 – Le droit du détenu d’envoyer et de recevoir des lettres, télécopies et télégrammes

« 1. En dehors des limitations prévues dans cet article, le détenu condamné a le droit de recevoir et d’envoyer, à condition d’en assumer les frais, des lettres, télécopies et télégrammes.

2. Les lettres, télécopies et télégrammes envoyés ou reçus par le détenu condamné sont contrôlés par la commission de lecture dans les établissements qui sont dotés d’un tel organe ou, dans ceux qui en sont dépourvus, par le plus haut responsable de l’établissement.

3. Ne sont pas remis à leur destinataire les lettres, télécopies et télégrammes qui menacent l’ordre et la sécurité dans l’établissement, qui désignent comme cibles des agents en fonction, qui permettent la communication entre des organisations terroristes ou criminelles, ou qui contiennent des informations mensongères et fausses de nature à susciter la panique des individus ou des institutions, ou des menaces ou insultes.

(...) »

24. L’article 59(4) de la loi no 5275 a été abrogé le 1er février 2018 et remplacé à cette date par de nouvelles dispositions relatives à la restriction de la confidentialité des communications entre les détenus et leurs avocats.

2. La compétence des juridictions de l’exécution et la procédure de recours en opposition devant les cours d’assises

25. L’article 4 de la loi no 4675 sur les juges de l’exécution définit les pouvoirs dont sont investies les juridictions de l’exécution lorsqu’il s’agit de statuer sur les recours en opposition concernant, entre autres, les décisions ou les actes des autorités pénitentiaires relatifs à l’exécution des peines, la communication des détenus et des prisonniers avec le monde extérieur et l’imposition de sanctions disciplinaires. De plus, l’article 6 précise qu’un tribunal de l’exécution doit statuer sur dossier, après avoir reçu l’avis écrit du procureur compétent et sans tenir d’audience. Le tribunal de l’exécution peut se livrer à un examen ex proprio motu ou demander aux parties un complément d’information si l’intérêt de la justice l’impose.

26. La cour d’assises la plus proche est compétente pour connaître d’un recours en opposition contre les décisions des tribunaux de l’exécution. La cour d’assises examine les recours en opposition sur les points de fait et de droit sans tenir d’audience. Les articles pertinents du code de procédure pénale (loi no 5271) à cet égard sont ainsi libellés :

Article 270

« L’autorité qui examine le recours en opposition peut le communiquer au procureur et à l’autre partie afin de recueillir leurs observations écrites. Cette autorité peut mener une enquête complémentaire sur la question en cause (...) »

Article 271

« 1. Sauf dans les circonstances décrites par la loi, les tribunaux statuent sur les recours en opposition sans tenir d’audience. Le procureur général, ainsi que le défendeur ou son avocat, peuvent être entendus si nécessaire.

2. Lorsque le recours en opposition est admis, la juridiction qui examine [le recours] rend une décision sur l’objet de l’opposition.

(...)

4. La décision rendue sur le recours en opposition est définitive (...) »

27. Le 22 juillet 2010, la loi no 6008 est venue modifier l’article 6 de la loi no 4675. Elle a été publiée au journal officiel le 25 juillet 2010. Ces modifications ont introduit une nouvelle procédure qui ne s’applique qu’aux sanctions disciplinaires. En vertu de cette disposition, le tribunal de l’exécution statue après avoir entendu les observations en défense du détenu concerné et recueilli toutes les preuves. Le détenu peut exposer ses observations en défense lui-même et/ou en présence d’un avocat, ou charger son avocat de les présenter seul. Cette loi offre en outre une voie de recours à tous les détenus qui ont antérieurement saisi un juge de l’exécution d’un recours en opposition contre une sanction disciplinaire leur ayant été imposée avant l’adoption de cette loi (article 1, version provisoire). Ainsi, les détenus qui avaient déjà saisi un juge de l’exécution d’un recours en opposition contre une sanction disciplinaire pénitentiaire ont disposé de la possibilité de former un nouveau recours auprès du juge de l’exécution dans les six mois suivant la promulgation de cette loi, et leur dossier devait être traité conformément aux nouvelles procédures.

3. La commission d’indemnisation instaurée par la loi no 6384 du 19 janvier 2013 et par le décret du 16 mars 2014

28. La loi no 6384 avait pour objet de régir le règlement, au moyen d’une indemnisation, des requêtes introduites devant la Cour concernant la durée des procédures judiciaires et la non-exécution, ou les retards d’exécution, des décisions judiciaires. La décision Turgut et autres c. Turquie ((déc.), no 4860/09, §§ 19-26, 26 mars 2013) donne une description exhaustive du droit interne pertinent.

29. Un décret entré en vigueur le 16 mars 2014 est ensuite venu étendre la compétence ratione materiae de la commission d’indemnisation, qui inclut désormais l’examen d’autres griefs tels que les allégations de restriction du droit des détenus à une correspondance dans une langue autre que le turc et le refus des autorités pénitentiaires, pour des motifs divers, de remettre des périodiques. La décision Yıldız et Yanak c. Turquie ((déc.), no 44013/07, §§ 9-17, 27 mai 2014) donne une description complète du droit interne pertinent.

30. De plus, en vertu de l’article 5(2) de la loi no 6384, un requérant peut saisir la commission d’indemnisation dans un délai d’un mois à compter de la notification officielle de la décision d’irrecevabilité rendue par la Cour.

4. Le décret du 9 mars 2016

31. Le conseil des ministres turc a pris un décret entré en vigueur le 9 mars 2016, qui étend de nouveau la compétence ratione materiae de la commission d’indemnisation. Ainsi, cette commission est désormais en droit de connaître des griefs énumérés à l’article 4 du décret, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :

Article 4

« (...)

d) Requêtes concernant une ingérence alléguée dans l’exercice par le requérant de son droit à la vie privée et familiale à raison de sanctions disciplinaires imposées par les autorités pénitentiaires respectivement aux détenus et aux personnes condamnées ;

(...) »

B. Les instruments internationaux pertinents

32. La recommandation du Comité des Ministres aux États membres du Conseil de l’Europe sur les Règles pénitentiaires européennes (Rec (2006)2, adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006, lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres), est ainsi libellée dans ses parties pertinentes :

« Conseils juridiques

23.1 Tout détenu a le droit de solliciter des conseils juridiques et les autorités pénitentiaires doivent raisonnablement l’aider à avoir accès à de tels conseils.

23.2 Tout détenu a le droit de consulter à ses frais un avocat de son choix sur n’importe quel point de droit.

23.3 Lorsque la législation prévoit un système d’aide judiciaire gratuite, cette possibilité doit être portée à l’attention de tous les détenus par les autorités pénitentiaires.

23.4 Les consultations et autres communications – y compris la correspondance – sur des points de droit entre un détenu et son avocat doivent être confidentielles.

23.5 Une autorité judiciaire peut, dans des circonstances exceptionnelles, autoriser des dérogations à ce principe de confidentialité dans le but d’éviter la perpétration d’un délit grave ou une atteinte majeure à la sécurité et à la sûreté de la prison.

23.6 Les détenus doivent pouvoir accéder aux documents relatifs aux procédures judiciaires les concernant, ou bien être autorisés à les garder en leur possession. »

33. La partie pertinente du document intitulé Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, approuvé par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1988 (A/RES/43/173), est ainsi libellée :

Principe 18

« l. Toute personne détenue ou emprisonnée doit être autorisée à communiquer avec son avocat et à le consulter.

2. Toute personne détenue ou emprisonnée doit disposer du temps et des facilités nécessaires pour s’entretenir avec son avocat.

3. Le droit de la personne détenue ou emprisonnée de recevoir la visite de son avocat, de le consulter et de communiquer avec lui sans délai ni censure et en toute confidence ne peut faire l’objet d’aucune suspension ni restriction en dehors de circonstances exceptionnelles, qui seront spécifiées par la loi ou les règlements pris conformément à la loi, dans lesquelles une autorité judiciaire ou autre l’estimera indispensable pour assurer la sécurité et maintenir l’ordre.

4. Les entretiens entre la personne détenue ou emprisonnée et son avocat peuvent se dérouler à portée de la vue, mais non à portée de l’ouïe, d’un responsable de l’application des lois.

5. Les communications entre une personne détenue ou emprisonnée et son avocat, mentionnées dans le présent principe, ne peuvent être retenues comme preuves contre la personne détenue ou emprisonnée, sauf si elles se rapportent à une infraction continue ou envisagée. »

34. Les Principes de base relatifs au rôle du barreau (adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s’est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990) déclarent, en particulier :

« 8. Toute personne arrêtée ou détenue ou emprisonnée doit pouvoir recevoir la visite d’un avocat, s’entretenir avec lui et le consulter sans retard, en toute discrétion, sans aucune censure ni interception, et disposer du temps et des moyens nécessaires à cet effet. Ces consultations peuvent se dérouler à portée de vue, mais non à portée d’ouïe, de responsables de l’application des lois.

(...)

16. Les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats a) puissent s’acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entrave, intimidation, harcèlement ni ingérence indue ; b) puissent voyager et consulter leurs clients librement, dans le pays comme à l’étranger ; et c) ne fassent pas l’objet, ni ne soient menacés de poursuites ou de sanctions économiques ou autres pour toutes mesures prises conformément à leurs obligations et normes professionnelles reconnues et à leur déontologie.

(...)

22. Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients, dans le cadre de leurs relations professionnelles, restent confidentielles. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

35. Le requérant allègue que la décision judiciaire du 23 septembre 2005 qui a ordonné la présence d’un fonctionnaire pendant les visites de son avocate a méconnu son droit à la confidentialité des communications avec son avocate tel que protégé par l’article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...) et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

36. Le Gouvernement conteste cet argument.

A. Sur la recevabilité

37. Faisant référence aux modifications apportées au droit interne (paragraphe 31 ci‑dessus) ainsi qu’à la nouvelle compétence dévolue à la commission d’indemnisation, qui peut désormais examiner les requêtes relatives à une ingérence alléguée dans l’exercice par un requérant de son droit au respect de la vie privée à raison d’une sanction disciplinaire imposée par l’administration pénitentiaire, le Gouvernement prie la Cour de rejeter la présente requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il avance que la restriction apportée au respect de la vie privée du requérant lors de ses entrevues avec son avocate relevait de la compétence de la commission d’indemnisation. Il mentionne une décision que la commission d’indemnisation aurait rendue à l’égard d’un détenu qui aurait obtenu gain de cause après s’être plaint d’une sanction disciplinaire (la suspension pendant un mois de son droit au courrier et aux appels téléphoniques) qui lui aurait été infligée pour participation à une grève de la faim. Le Gouvernement évoque de plus la décision prise par la commission d’indemnisation à l’égard du requérant de la présente espèce au sujet de la décision du tribunal de l’exécution d’Edirne de ne pas lui remettre l’ouvrage et les magazines (paragraphe 22 ci-dessus). Il argue par conséquent que le requérant aurait dû faire usage de cette voie de recours.

38. Le requérant allègue que la commission d’indemnisation ne saurait être considérée comme une voie de recours effective concernant la restriction qui aurait été apportée à son droit à la confidentialité de ses communications avec son avocate. Il indique que la compétence de la commission d’indemnisation ne va pas au-delà du versement d’une indemnisation dans un nombre limité de situations et que cette commission n’est pas habilitée à lever la restriction en question. Il ajoute qu’il a saisi à intervalles réguliers les juridictions internes pour leur demander de lever ladite restriction (paragraphes 15-18 ci-dessus), mais que ses recours en opposition ont été systématiquement rejetés et que la restriction a été maintenue sans limitation de durée.

39. La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention, qui énonce les règles de l’épuisement des voies de recours internes, prévoit une répartition de la charge de la preuve. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, qu’il était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès. La Cour rappelle en outre que les voies de recours internes doivent être « effectives » en ce sens qu’elles peuvent empêcher la survenance ou la continuation de la violation alléguée ou peuvent fournir à l’intéressé un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 71-74, 25 mars 2014).

40. En l’espèce, la Cour note que la compétence de la commission d’indemnisation englobe, entre autres, les requêtes portant sur une ingérence alléguée dans l’exercice par un requérant de son droit au respect de la vie privée et familiale à raison de sanctions disciplinaires imposées par les autorités pénitentiaires aux détenus et aux condamnés. Cependant, la restriction du droit du requérant à la confidentialité de ses communications avec son avocate n’a pas été ordonnée sur la base du règlement disciplinaire et n’a jamais été qualifiée de sanction disciplinaire. C’est ce que confirme l’approche retenue par le tribunal de l’exécution d’Edirne dans sa décision du 6 décembre 2010, dans laquelle il est expressément indiqué que la restriction en cause ne constituait pas une mesure disciplinaire (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, le Gouvernement avance dans ses observations sur le fond de la requête que la mesure en question ne pouvait être qualifiée de sanction disciplinaire (paragraphe 61 ci-dessous). En tout état de cause, la Cour note que le Gouvernement n’a pas expliqué comment une demande adressée à la commission d’indemnisation, laquelle n’est pas compétente pour casser les décisions judiciaires ni pour ordonner de nouvelles mesures, aurait pu mettre un terme à la situation continue. Il n’a pas non plus indiqué le type de réparation qui aurait pu être offerte au requérant à la suite d’une demande. Dans ces conditions, la Cour estime que la requête ne peut être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

41. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

42. Le requérant soutient que le droit interne ne prévoyait aucune restriction qui aurait été applicable à la réception par lui de publications non interdites remises par son avocat. Aux fins de démontrer qu’il s’agit d’une pratique que l’on admet de la part des détenus condamnés et de leurs avocats, il produit l’accusé de réception d’une correspondance qu’une commission pénitentiaire aurait été délivré à la suite d’un échange similaire qui aurait eu lieu entre un détenu condamné incarcéré dans un établissement de type F et son avocat. Il soutient qu’il n’est pas inhabituel de recevoir des articles non interdits tels que des vêtements, des livres ou même de l’argent, qui seraient envoyés par des membres de la famille passant par l’intermédiaire des avocats à des fins de facilité.

43. Le requérant indique que pour la même raison, la décision litigieuse du 23 septembre 2005, qui avait selon lui invoqué l’envoi du livre et des documents au requérant par son avocate pour justifier la restriction de la confidentialité des communications avocat-client, n’était pas prévue par la loi. À cet égard, le requérant affirme que les motifs avancés par le tribunal – à savoir que les documents qui avaient été envoyés par son avocate étaient sans rapport avec les droits de la défense et que le comportement qui avait été celui de l’avocate à l’occasion de l’envoi de ces documents n’était pas compatible avec la profession d’avocat – ne correspondaient pas aux motifs énoncés à l’article 59(4) de la loi no 5275. Selon le requérant, cette disposition n’autorisait à restreindre les communications entre un détenu et son avocat que s’il ressortait avec évidence des documents que la relation avocat-client servait de moyen de communication avec une organisation terroriste, ce qui, d’après lui, n’était pas le cas en l’espèce. De plus, aux yeux du requérant, la décision de la commission d’indemnisation a clairement révélé que la décision, prise le 25 août 2005, de ne pas lui remettre l’ouvrage et les documents en question n’avait pas été justifiée par des raisons pertinentes et suffisantes et avait méconnu son droit à recevoir des informations. Pour autant qu’il n’avait existé aucune base pour étayer la décision du 25 août 2005, laquelle aurait selon lui servi de justification à la décision du 23 septembre 2005, le requérant soutient que la restriction apportée à son droit à la confidentialité de ses communications avec son avocate s’analysait en une ingérence illégale dans l’exercice par lui des droits protégés par l’article 8 de la Convention. En ce qui concerne les conclusions des autorités selon lesquelles la conduite de l’avocate du requérant aurait été incompatible avec l’exercice de la profession d’avocat, l’intéressé affirme que ni les autorités pénitentiaires ni le tribunal de l’exécution n’étaient compétents pour déterminer ce qui constituait une conduite incompatible de la part d’un avocat. Le requérant considère que seule l’association du barreau compétente pouvait juger de cette question.

44. En outre, le requérant fait référence au principe universellement reconnu de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client, et en particulier au principe voulant que les communications entre un avocat et son client puissent avoir lieu à la vue mais hors de portée de l’ouïe d’un fonctionnaire. Enfin, le requérant note que dans son cas, la restriction a été mise en place sans limitation de durée et qu’elle a été maintenue pendant treize ans.

b) Le Gouvernement

45. Le Gouvernement conteste qu’il y ait eu ingérence dans l’exercice par le requérant des droits garantis par l’article 8 de la Convention à raison de la restriction imposée à la confidentialité de ses entrevues avec son avocate. Le Gouvernement soutient que, si la Cour devait conclure à l’existence d’une ingérence, celle-ci était justifiée en vertu du second paragraphe de l’article 8. Il avance que la restriction en cause était prévue par la loi, à savoir l’article 5 de la loi no 5275, et qu’elle poursuivait le but légitime de la défense de l’ordre et du maintien de la sûreté au sein de la prison, ainsi que de la protection des droits des prisonniers condamnés et des détenus.

46. Le Gouvernement affirme de surcroît que le requérant avait cinq autres avocats pour lesquels aucune restriction n’a été instaurée. Il avance que par conséquent le requérant pouvait bien s’entretenir en toute confidentialité avec ses autres avocats. Le Gouvernement considère donc qu’il n’y a pas eu en l’espèce de restriction disproportionnée du droit du requérant à consulter un avocat. Il soutient en outre que l’avocate du requérant a abusé de sa position d’avocat en envoyant un livre et des documents par la poste, ce qui aurait fait naître des soupçons, le requérant ayant été condamné pour une infraction liée au terrorisme. Il explique que les lettres qui sont envoyées aux détenus condamnés sont normalement examinées par une commission de lecture, mais que les lettres envoyées par les avocats ne le sont pas, selon lui au nom du secret professionnel qui entoure la relation avocat-client. Le Gouvernement indique que l’envoi de documents qui étaient sans rapport avec la défense du requérant a contraint l’administration pénitentiaire à solliciter une décision auprès du tribunal de l’exécution aux fins de pouvoir déterminer quel était le contenu de ces documents. Il ajoute que dès lors qu’il était apparu que le contenu du colis était sans rapport avec la défense du requérant et que l’avocate avait abusé du secret professionnel en ayant un comportement indigne de sa profession, les autorités avaient pris la mesure en question dans le but d’éviter de nouveaux abus.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes établis dans la jurisprudence de la Cour concernant la situation des détenus

47. La Cour rappelle que d’une manière générale, les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté, lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Il serait inconcevable qu’un détenu soit déchu de ses droits garantis par la Convention du fait qu’il se trouve incarcéré à la suite d’une condamnation (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, §§ 69-70, CEDH 2005-IX). Par exemple, les détenus ne peuvent être soumis à des mauvais traitements, ils continuent de jouir du droit au respect de la vie familiale, du droit à la liberté d’expression, du droit de pratiquer leur religion, du droit au respect de la correspondance et du droit de se marier, entre autres droits (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, §§ 67-68, CEDH 2007-V, et les affaires qui y sont citées, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, §§ 116-117, CEDH 2015). Les circonstances de l’emprisonnement, notamment des considérations de sécurité ainsi que la prévention du crime et la défense de l’ordre, peuvent justifier des restrictions sur d’autres droits ; néanmoins, toute restriction doit être justifiée dans chaque cas individuel (Biržietis c. Lituanie, no 49304/09, § 45, 14 juin 2016, avec une référence à Dickson, précité, §§ 67-68).

48. Quant à l’exigence de « nécessité dans une société démocratique », la Cour a précisé que la notion de « nécessité » impliquait une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime poursuivi. Pour déterminer si une ingérence est « nécessaire, dans une société démocratique », la Cour tient compte de la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales, mais l’État défendeur reste tenu de démontrer l’existence d’un besoin social impérieux sous-jacent à l’ingérence. De plus, la Cour ne saurait se borner à examiner isolément les faits litigieux ; il lui faut appliquer un critère objectif et les considérer à la lumière de l’ensemble de l’affaire (Khoroshenko, précité, § 118).

49. En ce qui concerne le droit à la confidentialité des communications avec un avocat et le point de savoir si ce droit relève de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention, la Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. L’article 8 protège le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important sous-jacent dans l’interprétation des garanties de cette disposition. Il englobe le droit pour tout individu d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur, soit le droit de mener une « vie privée sociale », et peut inclure les activités professionnelles ou les activités qui ont lieu dans un contexte public (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, §§ 70-71, 5 septembre 2017 (extraits)). Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Uzun c. Allemagne, no 35623/05, § 43, CEDH 2010 (extraits), avec d’autres références). La Cour considère en outre que lorsqu’elles s’inscrivent dans le contexte d’une assistance juridique, les communications d’un justiciable avec son avocat relèvent de la vie privée étant donné que ces interactions ont pour finalité de permettre à un individu de prendre des décisions éclairées concernant sa vie. Il n’est pas rare que les informations communiquées à son avocat présentent des aspects intimes ou personnels ou soulèvent des questions sensibles. Il s’ensuit que, que ce soit pour se faire assister lors d’une procédure civile ou pénale ou parce qu’elles cherchent des conseils juridiques généraux, les personnes qui consultent un avocat peuvent raisonnablement s’attendre à ce que leurs communications demeurent privées et confidentielles.

50. De plus, la Cour rappelle qu’il y va clairement de l’intérêt public qu’une personne désireuse de consulter un homme de loi puisse le faire dans des conditions propices à une pleine et libre discussion. D’où le régime privilégié dont bénéficie, en principe, la relation avocat-client (Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 46, série A no 233). La Cour a déjà dit, dans le contexte des articles 8 et 6, que la Convention protégeait la confidentialité des communications avec son avocat car il s’agissait d’une garantie importante du droit à être défendu (Apostu c. Roumanie, no 22765/12, § 96, 3 février 2015, avec une référence à Campbell, précité, § 46). Dans l’arrêt Beuze c. Belgique ([GC], no 71409/10, § 133, 9 novembre 2018, et les affaires qui y sont citées), la Cour a d’ailleurs, dans le contexte de l’article 6 § 3 c) de la Convention, souligné l’importance du droit, pour un détenu, de communiquer avec son avocat hors de portée d’ouïe des autorités pénitentiaires. La Cour estime en effet qu’en présence d’un fonctionnaire, les détenus peuvent ne pas se sentir libres non seulement de discuter avec leur avocat des questions relatives à la procédure pendante, mais aussi, par crainte de représailles, de lui signaler des abus dont ils peuvent être victimes. La Cour observe par ailleurs que le secret professionnel qui entoure la relation avocat-client ainsi que l’obligation faite aux autorités nationales de garantir la confidentialité des communications entre un détenu et le représentant qu’il a désigné, figurent parmi les normes internationales reconnues (paragraphes 32-34 ci-dessus).

51. En ce qui concerne la teneur des communications et le secret professionnel qui protège la relation avocat-client dans le contexte d’une privation de liberté, la Cour a dit dans l’arrêt Campbell qu’elle n’apercevait aucune raison de distinguer entre les différentes catégories de correspondance avec des avocats, qui, quelle qu’en fût la finalité, portaient sur des sujets de nature confidentielle et privée (Campbell, précité, § 48). Elle a noté à cet égard que le tracé de la frontière entre le courrier relatif à une procédure envisagée et celui de caractère général soulevait des difficultés particulières et que la correspondance avec un avocat pouvait concerner des questions n’ayant guère ou pas de lien avec un litige (ibidem, § 48). La Cour considère que ce principe s’applique a fortiori à la communication orale en face à face avec un avocat. Il s’ensuit donc qu’en principe, la communication orale tout comme la correspondance entre un avocat et son client sont protégées par le secret professionnel en vertu de l’article 8 de la Convention.

52. La Cour reconnaît toutefois que, pour important qu’il soit, le droit à la confidentialité des communications avec un avocat n’est pas absolu mais peut donner lieu à des restrictions. Afin de s’assurer que les restrictions mises en œuvre ne réduisent pas le droit en question au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable, poursuivent un ou des buts légitimes en vertu du paragraphe 2 de l’article 8, et sont nécessaires dans une société démocratique, au sens où elles sont proportionnées au but visé. La Cour note par ailleurs que la marge d’appréciation dont jouit l’État défendeur pour évaluer les limites admissibles de l’ingérence dans la confidentialité des entretiens et des communications avec un avocat est étroite et que seules des circonstances exceptionnelles, par exemple la volonté d’éviter la perpétration d’un délit grave ou une atteinte majeure à la sécurité et à la sûreté de la prison, pourraient justifier la nécessité d’une restriction de ces droits. Ainsi, la Cour a dit qu’alors que les personnes privées de leur liberté pour activités terroristes ne sauraient être soustraites au champ des dispositions de la Convention et qu’on ne peut porter atteinte à la substance de leurs droits et libertés ainsi reconnus, les autorités nationales peuvent leur imposer des « restrictions légitimes » dans la mesure où ces restrictions sont strictement nécessaires pour protéger la société contre la violence (Öcalan c. Turquie (no 2), nos 24069/03 et 3 autres, §§ 38-45 et 135, 18 mars 2014).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

53. En l’espèce, il n’est pas contesté que la restriction imposée à la confidentialité des entrevues entre le requérant et son avocate a été ordonnée par le tribunal de l’exécution d’Edirne dans sa décision du 23 septembre 2005. Il y a donc eu « ingérence d’une autorité publique », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de la vie privée et familiale dans le contexte de la confidentialité des communications orales avec son avocat. Il appartient dès lors à la Cour d’établir si l’ingérence litigieuse était justifiée en vertu de l’article 8 § 2 de la Convention, et donc de rechercher si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un ou des buts légitimes et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique » pour la réalisation de ce ou ces buts.

54. Dans la jurisprudence de la Cour, les mots « prévue par la loi » figurant à l’article 8 § 2 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, par exemple, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 106, 23 février 2017, avec d’autres références). Pour satisfaire à la condition de prévisibilité, la loi doit formuler avec suffisamment de précision les modalités d’application d’une mesure pour permettre aux personnes concernées – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de régler leur conduite.

55. La Cour rappelle également qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Toutefois, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention tels qu’interprétés dans sa jurisprudence (Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, §§ 81 et 82, CEDH 2006‑V). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018).

56. Enfin, la Convention n’interdit pas d’imposer aux avocats un certain nombre d’obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients. Il en va ainsi notamment en cas de constat de l’existence d’indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction, ou encore dans le cadre de la lutte contre certaines pratiques. À cet égard, toutefois, il est impératif d’encadrer strictement de telles mesures, les avocats occupant une situation centrale dans l’administration de la justice et leur qualité d’intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux permettant de les qualifier d’auxiliaires de justice (voir, mutatis mutandis, André et autre c. France, no 18603/03, § 42, 24 juillet 2008, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 132, CEDH 2015).

57. En venant aux circonstances de la présente espèce, la Cour observe que les juridictions internes ont invoqué l’article 59 de la loi no 5275 comme base légale de leur ingérence dans la confidentialité des entrevues du requérant avec son avocate. Elles ont avancé à cet égard que l’avocate avait envoyé au requérant un livre et des périodiques dépourvus de rapport avec la défense de l’intéressé, ce qu’elles considéraient comme un comportement incompatible avec la profession d’avocat. La Cour relève toutefois que l’article 59 de la loi no 5275 énonce des exceptions et dresse une liste exhaustive de circonstances dans lesquelles la confidentialité des communications avocat-client peut faire l’objet de restrictions. En application de cette disposition, ce n’est que lorsqu’il ressort de documents ou d’autres éléments que le secret professionnel dont bénéficient les relations entre un détenu et son avocat sert de moyen de communication avec une organisation terroriste ou de perpétration d’un crime ou encore compromet d’une autre manière la sécurité de la prison qu’il est possible d’ordonner qu’un fonctionnaire pénitentiaire assiste aux entrevues entre ledit détenu et son avocat. L’interception de la correspondance pour la seule raison qu’elle serait sans rapport avec les droits de la défense ne fait pas partie des motifs de dérogation au principe de la confidentialité des entretiens avec un avocat admis par l’article 59. En conclure autrement irait à l’encontre du sens clair du texte de cette disposition et signifierait que toute correspondance en provenance d’un avocat pourrait, dès lors qu’elle serait dénuée de rapport avec la défense, être frappée d’une mesure aussi grave, sans limitation de durée. Eu égard aux circonstances de la présente espèce, la Cour conclut que, bien que l’esprit et la lettre de la disposition interne telle qu’en vigueur à l’époque des faits fussent suffisamment précis – exception faite de l’absence de limite temporelle à la restriction en question – le tribunal de l’exécution d’Edirne en a, dans les circonstances de la cause, fait une interprétation et une application qui étaient manifestement déraisonnables et n’étaient donc pas prévisibles au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Il s’ensuit qu’une interprétation aussi large de la disposition interne en cause en l’espèce n’était pas conforme à l’exigence de légalité posée par la Convention.

Partant, il y a eu violation de l’article 8 § 1 de la Convention à raison du manque de prévisibilité de l’interprétation et de l’application du droit qu’ont faites les juridictions internes en relation avec les faits de la cause du requérant.

58. Eu égard à la conclusion qui précède, il n’y a pas lieu pour la Cour d’examiner si l’ingérence en cause poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et si elle était nécessaire dans une société démocratique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

59. Le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, d’un manque d’équité dans la manière dont les juridictions internes ont décidé de restreindre la confidentialité de ses communications avec son avocate. À cet égard, il avance qu’il n’y a pas eu d’audience et que ni lui ni son avocate ne se sont vu offrir une possibilité d’exposer leurs arguments en réponse à la demande formulée par l’administration pénitentiaire ou en réplique à la requête émanant du procureur, et il considère avoir ainsi été privé de la possibilité de participer de manière effective à la procédure. Enfin, le requérant affirme que les décisions des juridictions internes n’ont pas été accompagnées d’une motivation suffisante.

60. En ses parties pertinentes, l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) ».

A. Sur la recevabilité

61. Le Gouvernement estime que l’article 6 n’est applicable en l’espèce ni sous son volet civil ni sous son volet pénal. Il expose à cet égard que la décision prise par le tribunal de l’exécution d’Edirne le 23 septembre 2005 portait sur une mesure préventive visant essentiellement et avant tout à protéger l’ordre et la sécurité au sein de l’établissement pénitentiaire, et qu’elle revêtait donc un caractère public. Il assure ensuite que la décision litigieuse ne saurait être considérée comme une sanction de nature disciplinaire ou pénale, le requérant n’ayant été ni frappé d’une mesure punitive ni accusé d’une infraction pénale. Enfin, il indique que le requérant n’a pas mentionné de procédure civile à laquelle il aurait été partie en relation avec sa représentation par son avocate et qu’il pourrait invoquer pour appuyer la thèse de l’applicabilité du volet civil de l’article 6 de la Convention.

62. Le requérant ne soumet pas d’arguments sur la question de l’applicabilité de l’article 6.

63. À l’instar du Gouvernement, la Cour estime que la mesure en question n’avait pas de visée disciplinaire et qu’en tout état de cause le requérant n’a jamais lui-même été accusé de conduite répréhensible sur un plan disciplinaire. Au contraire, c’est le comportement de son avocate qui a été jugé contraire au règlement de l’établissement pénitentiaire, ce qui a conduit le tribunal de l’exécution d’Edirne à prendre la décision de restreindre la confidentialité des entrevues du requérant avec elle. Il est par conséquent manifeste que l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer sous son volet pénal à cette procédure, le requérant n’ayant dû répondre d’aucune accusation pénale. La Cour conclut donc que l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer à la procédure litigieuse sous son volet pénal. Elle doit maintenant rechercher si le volet civil de l’article 6 § 1 est applicable en l’espèce.

64. La Cour rappelle à cet égard que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit de caractère civil » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. La contestation doit être réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, entre autres, De Tommaso, précité, § 144). Peu importent dès lors la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée (loi civile, commerciale, administrative, etc.) et celle de l’autorité compétente en la matière (juridiction de droit commun, organe administratif, etc. (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009).

65. S’agissant de l’existence d’un droit reconnu dans le pays en l’espèce, la Cour observe que la législation interne pertinente accorde aux détenus le droit à la confidentialité de leurs communications avec leurs avocats, conformément aux Règles pénitentiaires européennes. Il s’ensuit que l’on peut parler, en l’espèce, de l’existence d’une « contestation » sur un droit au sens de l’article 6 § 1.

66. Sur le point de savoir si le droit en question est un droit de caractère civil, la Cour observe tout d’abord qu’elle a développé à ce sujet une approche large, selon laquelle le volet « civil » englobe des affaires qui, si elles n’apparaissent pas a priori toucher un droit civil, n’en ont pas moins pu avoir des répercussions directes et notables sur un droit de nature pécuniaire ou non pécuniaire de caractère privé dont l’intéressé est titulaire. En vertu de cette approche, l’article 6 a été jugé applicable sous son volet civil à divers litiges qui, en droit interne, pouvaient passer pour relever du droit public (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 51, 25 septembre 2018).

67. En ce qui concerne les procédures instituées dans le contexte carcéral, la Cour a dit que certaines limitations des droits des détenus relevaient de la notion de « droits de caractère civil ». Par exemple, la Cour a jugé l’article 6 applicable à certaines procédures disciplinaires dans le cadre de l’exécution des peines de prison (voir De Tommaso, précité, § 147, avec une référence à l’affaire Gülmez c. Turquie, no 16330/02, §§ 27-31, 20 mai 2008, dans laquelle le requérant s’était vu infliger l’interdiction de recevoir des visites pendant un an). De même, la Cour avait précédemment conclu qu’un droit de « caractère civil » était en cause, par exemple s’agissant de visites de membres de la famille ou de la correspondance ou de relations d’un détenu avec des personnes n’appartenant pas à sa famille (Enea c. Italie [GC], no 74912/01, § 119, CEDH 2009, et Ganci c. Italie, no 41576/98, §§ 20‑26, CEDH 2003‑XI).

68. La Cour considère que la ligne de jurisprudence susmentionnée peut valablement être transposée aux faits de la présente espèce. Pour commencer, la Cour juge approprié de renvoyer à la conclusion qu’elle a rendue sur le terrain de l’article 8 de la Convention, qui affirme que la confidentialité de la relation avocat-client est protégée et que la communication orale avec un avocat relève de la notion de « vie privée ». Ainsi, la substance du droit en question, qui concerne la capacité pour le requérant à s’entretenir en privé avec son avocate, revêt un caractère essentiellement personnel et individuel, facteur qui rapproche le présent litige de la sphère civile. Considérant qu’appliquer une restriction à la capacité de l’une des parties de s’entretenir en toute confidentialité avec l’autre reviendrait à priver l’exercice de ce droit d’une grande partie de son utilité, la Cour conclut que dans le présent litige, la dimension de droit privé prime la dimension de droit public.

69. Au vu de ce qui précède, la Cour estime donc que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet civil à la présente espèce.

70. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

71. Le requérant ne soumet pas d’observations additionnelles sur ce point.

72. Le Gouvernement soutient que l’article 6 de la Convention n’impose pas nécessairement la tenue d’une audience dans toutes les procédures. Il ajoute à cet égard que lorsque les parties s’accordent sur les faits d’une cause et que la question juridique qu’elle soulève n’est pas particulièrement complexe, les juridictions peuvent se prononcer sur la base des observations écrites. Il avance que devant les juridictions de l’exécution, une affaire s’examine sur dossier. Selon lui, seuls font exception à cette règle les recours en opposition formés contre des sanctions disciplinaires, pour lesquels se tient une audience. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce, l’absence d’audience n’a pas empêché le requérant d’exposer devant la cour d’assises ses arguments contre la décision qui avait été prise par le tribunal de l’exécution d’Edirne. Il expose également que dans certaines procédures, comme celle en cause en l’espèce, les impératifs d’efficience et d’économie peuvent justifier de faire l’impasse sur une audience. Il assure à cet égard que si l’examen de chaque demande présentée à une juridiction de l’exécution devait donner lieu à une audience, des milliers de détenus et de condamnés seraient régulièrement amenés à sortir des établissements pénitentiaires, ce qui, abstraction faite de la question des conséquences économiques, mettrait en péril la sécurité et la discipline au sein de ces établissements.

73. Enfin, le Gouvernement indique que le requérant n’a jamais sollicité d’audience pour son affaire lorsqu’il a formulé son recours en opposition à la décision rendue par le tribunal de l’exécution d’Edirne le 23 septembre 2005.

2. Appréciation de la Cour

74. La Cour rappelle que la tenue d’une audience publique constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1 (voir, parmi d’autres, Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, § 40, CEDH 2006‑XIV). Elle ajoute qu’en vertu de l’article 6 § 1, l’obligation de tenir une audience n’est pas absolue et que des circonstances exceptionnelles liées à la nature des questions soumises au juge dans le cadre de la procédure dont il s’agit peuvent justifier de se dispenser d’une audience publique (Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 42, CEDH 2002‑V). De plus, il est aussi possible de s’en dispenser si une partie renonce sans équivoque à son droit à une audience et si aucune question d’intérêt public n’en rend une nécessaire. Ce renoncement peut être explicite ou tacite ; il sera tacite par exemple lorsqu’une partie s’abstient de soumettre ou de confirmer une demande d’audience (voir, parmi d’autres, Juričić c. Croatie, no 58222/09, § 87, 26 juillet 2011).

75. Dans l’affaire Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal ([GC], nos 55391/13 et 2 autres, §§ 190-191, 6 novembre 2018), la Grande Chambre a résumé, à titre d’exemple, certaines situations dans lesquelles les circonstances exceptionnelles susmentionnées pouvaient justifier de se dispenser d’une audience et les situations dans lesquelles la tenue d’une audience était nécessaire :

« – quand une audience n’est pas rendue nécessaire par l’existence de questions de crédibilité ou de faits contestés, et que les tribunaux peuvent équitablement et raisonnablement trancher l’affaire sur la base du dossier (Döry c. Suède, no 28394/95, § 37, 12 novembre 2002, et Saccoccia c. Autriche, no 69917/01, § 73, 18 décembre 2008) ;

– quand les affaires soulèvent des questions purement juridiques et de portée restreinte (Allan Jacobsson c. Suède (no 2), 19 février 1998, § 49, Recueil 1998‑I, et Mehmet Emin Şimşek c. Turquie, no 5488/05, §§ 29-31, 28 février 2012) ou des questions de droit sans complexité particulière (Varela Assalino c. Portugal (déc.), no 64336/01, 25 avril 2002, et Speil c. Autriche (déc.), no 42057/98, 5 septembre 2002) ;

– quand les affaires portent sur des questions hautement techniques. La Cour a ainsi tenu compte du caractère technique des litiges relatifs aux allocations de sécurité sociale, qui se prêtent mieux à une procédure écrite qu’à des débats oraux. Elle a jugé à plusieurs reprises que, dans ce domaine, les autorités nationales pouvaient, compte tenu d’impératifs d’efficacité et d’économie, s’abstenir de tenir une audience, l’organisation systématique de débats pouvant constituer un obstacle à la diligence particulière requise en matière de sécurité sociale (Schuler-Zgraggen, § 58, et Döry, § 41, arrêts précités).

191. En revanche, la Cour a jugé que la tenue d’une audience est nécessaire :

– lorsqu’il faut apprécier si les faits ont été correctement établis par les autorités (Malhous c. République tchèque [GC], no 33071/96, § 60, 12 juillet 2001) ;

– lorsque les circonstances commandent que le tribunal se fasse sa propre impression du justiciable et donne à celui-ci la possibilité d’expliquer sa situation personnelle, en personne ou par l’intermédiaire de son représentant (Göç, précité, § 51 ; Miller, précité, § 34 in fine, et Andersson c. Suède, no 17202/04, § 57, 7 décembre 2010) ;

– lorsque le tribunal doit obtenir, notamment par ce moyen, des précisions sur certains points (Fredin c. Suède (no 2), 23 février 1994, § 22, série A no 283‑A, et Lundevall c. Suède, no 38629/97, § 39, 12 novembre 2002). »

76. Comme il ressort de la jurisprudence de la Cour, les circonstances pouvant justifier que l’on se dispense d’une audience découlent essentiellement de la nature des questions dont la juridiction interne compétente est saisie, et non de la fréquence de pareilles situations. Cela ne signifie pas que le rejet d’une demande tendant à la tenue d’une audience ne puisse se justifier qu’en de rares occasions. Il convient ici, comme en toute autre matière, d’avoir égard avant tout au principe d’équité consacré par l’article 6, dont l’importance est fondamentale (voir Jussila, précité, § 42, et les affaires qui y sont citées). De plus, la Cour a déjà dit que l’absence d’une audience devant la juridiction inférieure pouvait être corrigée à condition que la juridiction d’appel fût dotée de la pleine compétence pour examiner le litige en fait et en droit (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 192, avec les références qui y sont citées).

77. Enfin, la Cour reconnaît que dans le contexte d’une procédure relative à l’exécution de peines de prison, des raisons d’ordre pratique et de politique peuvent justifier d’instaurer des procédures simplifiées pour traiter des différentes questions susceptibles de se poser aux autorités compétentes. La Cour n’exclut pas non plus qu’une procédure simplifiée puisse se dérouler par écrit à condition qu’elle se conforme aux principes d’un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Pönkä c. Estonie, no 64160/11, § 30, 8 novembre 2016). Cependant, même dans le cadre d’une telle procédure, les parties doivent au moins avoir la possibilité de solliciter la tenue de débats publics, même si le tribunal peut alors rejeter leur demande et leur opposer le huis clos (voir, mutatis mutandis, Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 42, CEDH 2006‑VI).

78. En venant aux circonstances de la présente espèce, la Cour observe pour commencer qu’il n’y a eu d’audience à aucun stade de la procédure interne. En application du droit interne, la procédure devant les juridictions de l’exécution puis devant les cours d’assises a été conduite sur la base du dossier et ni le requérant ni le représentant qu’il avait désigné n’ont pu assister aux débats de ces juridictions. Peu importe donc que le requérant n’ait pas explicitement sollicité d’audience, car selon les règles procédurales en vigueur, seuls les cas de sanctions disciplinaires devaient donner lieu à une audience. Bien que le Gouvernement avance que le requérant aurait pu prier la cour d’assises d’Edirne d’en tenir une, la Cour n’est pas convaincue qu’une telle demande aurait eu la moindre chance d’être accueillie. À cet égard, le Gouvernement ne présente pas d’exemples s’inscrivant dans un contexte comparable et dans lesquels une cour d’assises aurait tenu une audience pour l’examen d’une décision prise par une juridiction de l’exécution. Ensuite, selon les règles régissant la procédure devant les cours d’assises dans ce type de litige, c’est à ces juridictions qu’il appartient de trancher de leur propre chef la question de la tenue d’une audience (paragraphe 26 ci-dessus). En d’autres termes, il ne revenait pas au requérant de solliciter une audience (comparer avec la position exprimée dans l’arrêt Döry, précité, §§ 28 et 38). La Cour considère par conséquent que l’on ne peut pas raisonnablement considérer que le requérant ait renoncé à son droit à une audience devant la cour d’assises d’Edirne.

79. Eu égard à ce qui précède, la Cour va maintenant rechercher si des circonstances exceptionnelles justifiaient de se dispenser d’une audience dans la procédure relative à la restriction du droit du requérant à la confidentialité de ses communications avec son avocate.

80. À cet égard, la Cour juge significatif que le tribunal de l’exécution d’Edirne n’ait pas offert au requérant la possibilité d’exposer ses arguments concernant la demande formulée par l’administration pénitentiaire. Le 23 septembre 2005, le tribunal de l’exécution d’Edirne a pris la décision de restreindre le droit du requérant à la confidentialité de ses entrevues avec son avocate sans respecter le principe du contradictoire et sans recueillir les observations en défense de l’intéressé. En dernier lieu, la cour d’assises d’Edirne a, elle aussi, statué sur le recours en opposition formé par le requérant contre cette décision sur la seule base du dossier et sans tenir d’audience, alors même que ce recours portait sur des questions de fait et de droit. La Cour renvoie en particulier aux arguments présentés par le requérant devant la cour d’assises d’Edirne au sujet de la nature des publications envoyées par son avocate et de la pratique des autorités, qui laissaient selon lui les avocats apporter des objets non interdits aux détenus condamnés à des fins de commodité. La Cour note par ailleurs que la cour d’assises était pleinement compétente pour apprécier l’affaire en fait et en droit et que, si elle avait accueilli le recours en opposition du requérant, elle aurait pu statuer de manière définitive en annulant la décision du tribunal de l’exécution d’Edirne. De l’avis de la Cour, la tenue d’une audience aurait ainsi permis à la cour d’assises de juger elle-même s’il existait une base suffisante pour l’examen de l’espèce et de se faire sa propre idée sur les questions juridiques soulevées par le requérant.

81. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, l’effet combiné du caractère non contradictoire de la procédure devant le tribunal de l’exécution, de la gravité de la mesure imposée au requérant à l’issue de la procédure et de l’absence d’audience tant devant le tribunal de l’exécution que lors du recours en opposition devant la cour d’assises, a eu pour conséquence que la cause du requérant n’a pas été entendue dans le respect des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

Eu égard aux considérations susmentionnées, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

82. Par conséquent, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les deux griefs restants présentés sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, à savoir le défaut allégué de communication au requérant de la demande formulée par l’administration pénitentiaire et de la requête émanant du procureur, d’une part, et l’absence de motivation pertinente et suffisante dans la décision du tribunal de l’exécution d’Edirne, d’autre part (voir, mutatis mutandis, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 214).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

83. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

84. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Il demande également 3 960 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir exposés devant la Cour (2 940 EUR au titre des honoraires d’avocat et 1 020 EUR pour frais postaux et autres frais). Pour appuyer la demande qu’il présente au titre des honoraires d’avocat, le requérant se contente de renvoyer au barème des honoraires du barreau d’Istanbul.

85. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il juge excessives et non étayées.

86. Statuant en équité, la Cour alloue au requérant 2 000 EUR pour préjudice moral.

87. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999‑II). La Cour exige la production de notes d’honoraires et de factures suffisamment précises pour lui permettre de déterminer dans quelle mesure les conditions susmentionnées se trouvent remplies (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 192, 26 avril 2016). En vertu de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement, le requérant doit accompagner toute demande de satisfaction équitable des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut rejeter tout ou partie de celle-ci.

88. En l’espèce, la Cour note que la demande du requérant n’est accompagnée d’aucun justificatif. Par conséquent, elle rejette la demande du requérant pour frais et dépens.

89. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’absence d’audience dans la procédure qui a concerné le requérant ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention ;
5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour préjudice moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 9 avril 2010, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


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