La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

12/03/2019 | CEDH | N°001-191706

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALİ GÜRBÜZ c. TURQUIE, 2019, 001-191706


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALİ GÜRBÜZ c. TURQUIE

(Requêtes nos 52497/08 et 6 autres)

ARRÊT

STRASBOURG

12 mars 2019

DÉFINITIF

09/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ali Gürbüz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphan

ie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALİ GÜRBÜZ c. TURQUIE

(Requêtes nos 52497/08 et 6 autres)

ARRÊT

STRASBOURG

12 mars 2019

DÉFINITIF

09/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ali Gürbüz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent 7 requêtes (nos 52497/08, 6741/12, 7110/12, 15056/12, 15057/12, 15058/12 et 15059/12) dirigées contre la République de Turquie et dont M. Ali Gürbüz (« le requérant »), a saisi la Cour les 22 septembre 2008, 16 janvier 2012, 9 janvier 2012, 17 novembre 2011, 9 décembre 2011, 16 décembre 2011 et 29 décembre 2011 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me İ. Akmeşe, avocat exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaignait d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison des procédures pénales diligentées à son encontre.

4. Par une décision du 8 avril 2014, les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention relativement aux durées des procédures dans le cadre des requêtes nos 52497/08, 7110/12, 15056/12, 15057/12, 15058/12 et 15059/12 ont été déclarés irrecevables. Le 4 octobre 2017, le grief concernant l’atteinte alléguée portée au droit à la liberté d’expression du requérant dans le cadre de toutes les requêtes a été communiqué au Gouvernement et les requêtes nos 52497/08 et 6741/12 ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1971 et réside à Cologne.

6. À l’époque des faits, il était le propriétaire du quotidien Ülkede Özgür Gündem.

A. Requête no 52497/08

7. Le 25 décembre 2004, deux articles, intitulés « À Xinêrê, le parcours de formation a débuté » (« Xinêrê’de eğitim devresi başladı ») et « Message de Noël de la part du Kongra-Gel » (« Kongra-Gel’den Noel mesajı ») furent publiés dans le numéro 300 du quotidien Ülkede Özgür Gündem. Dans le premier article, il était indiqué que le comité de reconstruction du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) avait débuté sa période de formation et que les déclarations de M.K., président du conseil exécutoire du Kongra-Gel (une branche du PKK) avaient été publiées à cet égard. Quant au deuxième article, il contenait le message de Noël que Z.A., président général du PKK/Kongra-Gel, avait diffusé au nom de cette organisation.

8. Par un acte d’accusation du 28 décembre 2004, le procureur de la République d’Istanbul inculpa le requérant de manquement à la loi no 3713 en raison de la publication de ces articles.

9. Le 2 octobre 2007, la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises ») déclara l’intéressé coupable de l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste et le condamna, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, au paiement d’une amende de 3 035 livres turques (TRY) (1 785 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Elle considéra que la publication des articles susmentionnés était constitutive de l’infraction prévue à cette disposition. Elle précisa à l’égard de l’article intitulé « À Xinêrê, le parcours de formation a débuté » qu’il dépassait les limites prévues à l’article 10 de la Convention et qu’il n’était pas conforme aux devoirs journalistiques relatifs à la prévention de la haine et de l’hostilité et de l’incitation à la violence.

10. Le 22 mars 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, infirma le jugement de première instance en se fondant sur un arrêt rendu le 18 juin 2009 par la Cour constitutionnelle dans laquelle celle-ci avait décidé de supprimer le mot « propriétaires » de l’article 6 § 4 de la loi no 3713 (paragraphe 44 ci-dessous).

11. Le 9 mai 2011, la cour d’assises acquitta le requérant au motif que, après l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné, la responsabilité pénale des propriétaires des organes de presse ne pouvait plus être engagée et que, par conséquent, l’inculpation de l’intéressé n’avait plus de base légale.

B. Requête no 6741/12

12. Le 3 décembre 2005, un article intitulé « HPG : 50 soldats sont morts au mois de novembre » (« HPG : Kasım ayında 50 asker öldü ») fut publié dans le numéro 643 du quotidien Ülkede Özgür Gündem. Cet article faisait état du bilan des conflits armés récents ayant eu lieu entre le HPG (une branche du PKK) et les forces armées iraniennes et turques.

13. Par un acte d’accusation du 2 janvier 2006, le procureur de la République de Beyoğlu inculpa le requérant de manquement à la loi no 3713 en raison de la publication de cet article.

14. Le 7 juin 2007, la cour d’assises déclara l’intéressé coupable de l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste et le condamna, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, au paiement d’une amende de 4 148 TRY (2 343 EUR selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Elle considéra que la publication des articles susmentionnés était constitutive de l’infraction prévue à cette disposition.

15. Le 15 février 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, infirma le jugement de première instance en se fondant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

16. Le 27 septembre 2011, la cour d’assises acquitta le requérant au motif que l’inculpation de l’intéressé n’avait plus de base légale après l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

C. Requête no 7110/12

17. Le 2 avril 2006, deux articles intitulés « Le KKK a déclaré que la réaction démocratique allait se poursuivre : le peuple doit être pris en considération » (« KKK demokratik tepkinin süreceğini söyledi : Halk dikkate alınmalı ») et « Karayılan : nous ne pouvons demander au peuple de se taire » (« Karayılan : Halka sus diyemeyiz ») furent publiés dans le numéro 763 du quotidien Ülkede Özgür Gündem. Ces articles reprenaient les déclarations du président du conseil exécutoire du KKK (une branche du PKK), M.K., portant sur les manifestations organisées dans certaines villes.

18. Par un acte d’accusation du 19 avril 2006, le procureur de la République de Beyoğlu inculpa le requérant de manquement à la loi no 3713 en raison de la publication de ces articles.

19. Le 10 juillet 2007, la cour d’assises déclara l’intéressé coupable de l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste et le condamna, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, au paiement d’une amende de 4 232 TRY (2 418 EUR selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Elle considéra que les articles en question visaient non pas à informer le public mais à communiquer les activités d’une organisation terroriste et que la publication des déclarations d’une telle organisation ne relevait pas de la liberté de communiquer des informations.

20. Le 29 mars 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, infirma le jugement de première instance en se fondant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

21. Le 4 octobre 2011, la cour d’assises acquitta le requérant au motif que l’inculpation de l’intéressé n’avait plus de base légale après l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

D. Requête no 15056/12

22. Le 25 avril 2005, un article intitulé « Nous partageons la souffrance des peuples » (« Halkların acısını paylaşıyoruz ») fut publié dans le numéro 421 du quotidien Ülkede Özgür Gündem. Cet article contenait le communiqué de la présidence du PKK/Kongra-Gel diffusé à l’occasion de l’anniversaire du génocide arménien.

23. Par un acte d’accusation du même jour, le procureur de la République d’Istanbul inculpa le requérant de manquement à la loi no 3713 en raison de la publication de cet article.

24. Le 7 juin 2007, la cour d’assises déclara l’intéressé coupable de l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste et le condamna, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, au paiement d’une amende de 3 800 TRY (2 146 EUR selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Elle considéra que l’article en question visait non pas à informer le public mais à communiquer les activités d’une organisation terroriste et que la publication des déclarations d’une organisation terroriste ne relevait pas de la liberté de communiquer des informations et qu’il n’y avait pas d’intérêt public à la publication de cet article.

25. Le 8 mars 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, infirma le jugement de première instance en se fondant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

26. Le 4 octobre 2011, la cour d’assises acquitta le requérant au motif que l’inculpation de l’intéressé n’avait plus de base légale après l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

E. Requête no 15057/12

27. Le 16 juin 2004, un article intitulé « Les détenus ont désigné İmralı » (« Tutuklular İmralı’yı adres gösterdi ») fut publié dans le numéro 108 du quotidien Ülkede Özgür Gündem. Cet article contenait les déclarations de détenus, membres allégués du PKK/Kongra-Gel, selon lesquelles la solution au problème kurde devait passer par un dialogue avec Abdullah Öcalan.

28. Par un acte d’accusation du 17 juin 2004, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul inculpa le requérant de manquement à la loi no 3713 en raison de la publication de cet article.

29. Le 31 mai 2007, la cour d’assises déclara l’intéressé coupable de l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste et le condamna, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, au paiement d’une amende de 2 592 TRY (1 464 EUR selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Elle considéra que les déclarations des détenus en question constituaient un communiqué d’une organisation terroriste et estima que l’infraction prévue à la disposition précitée était ainsi établie.

30. Le 19 avril 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, infirma le jugement de première instance en se fondant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

31. Le 20 octobre 2011, la cour d’assises acquitta le requérant au motif que l’inculpation de l’intéressé n’avait plus de base légale après l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

F. Requête no 15058/12

32. Le 7 juin 2004, deux articles intitulés « Notre agenda ne porte pas sur des personnes » (« Gündemimiz kişiler değil ») et « Il y a séparation, pas rupture » (« Ayrılık var, kopma yok ») furent publiés dans le numéro 99 du quotidien Ülkede Özgür Gündem. Ces articles contenaient les déclarations du président général du PKK, Z.A., portant sur la restructuration de l’organisation et sur certaines personnes ayant quitté l’organisation.

33. Par un acte d’accusation du 11 juin 2004, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul inculpa le requérant de manquement à la loi no 3713 en raison de la publication de ces articles.

34. Le 26 juin 2007, la cour d’assises déclara l’intéressé coupable de l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste et le condamna, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, au paiement d’une amende de 2 592 TRY (1 228 EUR selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Elle considéra que la publication des articles susmentionnés était constitutive de l’infraction prévue à cette disposition.

35. Le 21 avril 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, infirma le jugement de première instance en se fondant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

36. Le 20 octobre 2011, la cour d’assises acquitta le requérant au motif que l’inculpation de l’intéressé n’avait plus de base légale après l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

G. Requête no 15059/12

37. Le 12 avril 2006, deux articles intitulés « Bozan champion du monde » (« Bozan dünya şampiyonu ») et « Le KJB a commémoré Aynur Yaşlı » (« KJB Aynur Yaşlı’yı andı ») furent publiés dans le numéro 773 du quotidien Ülkede Özgür Gündem. Le premier article relatait que la présidence du conseil exécutoire de KKK avait félicité İ.B. à l’occasion d’une réussite sportive de ce dernier, alors que le deuxième portait sur des déclarations du KJB (la branche féminine du PKK) concernant un acte de protestation réalisé par une femme.

38. Par un acte d’accusation du 27 avril 2006, le procureur de la République de Beyoğlu inculpa le requérant de manquement à la loi no 3713 en raison de la publication de ces articles.

39. Le 12 juillet 2007, la cour d’assises déclara l’intéressé coupable de l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste et le condamna, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, au paiement d’une amende de 4 232 TRY (2 432 EUR selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Elle considéra que la publication des articles susmentionnés était constitutive de l’infraction prévue à cette disposition.

40. Le 16 mars 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, infirma le jugement de première instance en se fondant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

41. Le 14 octobre 2011, la cour d’assises acquitta le requérant au motif que l’inculpation de l’intéressé n’avait plus de base légale après l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.

II. LES DROITS INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS

A. L’article 6 de la loi no 3713

42. L’article 6 de la loi no 3713 du 12 avril 1991 sur la lutte contre le terrorisme disposait ce qui suit, avant la modification introduite par la loi no 5532 du 29 juin 2006 :

« (...)

Est puni d’une amende de cinq à dix millions de livres turques quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes.

(...)

Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi no 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à 90 % de la moyenne du chiffre des ventes du mois précédent si la fréquence de parution du périodique est inférieure à un mois, ou du chiffre des ventes réalisé par le dernier numéro du périodique si celui-ci est mensuel ou paraît moins fréquemment (...) Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à cinquante millions de livres turques. Le rédacteur en chef du périodique est condamné à la moitié de la peine infligée à l’éditeur. »

43. Après la modification introduite par la loi no 5532 du 29 juin 2006, cette disposition était libellée comme suit :

« (...)

Est puni d’une peine d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes.

(...)

Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie de presse et de publication, les propriétaires et les rédacteurs en chef des organes de presse et de publication qui n’ont pas participé à la commission des faits sont également condamnés à une peine de mille à dix mille jours-amende. Toutefois, la limite maximale de cette peine est de cinq mille jours-amende. »

44. Par un arrêt de la Cour constitutionnelle du 18 juin 2009 (Dossier no 2006/121 et Arrêt no 2009/90), le mot « propriétaire » mentionné au quatrième alinéa de cette disposition a été supprimé.

45. L’article 6 de la loi no 3713 a subi une nouvelle modification par le biais de la loi no 6459 du 11 avril 2013. Cet article se lit désormais comme suit :

« (...)

Est puni d’une peine d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes qui légitiment, glorifient ou encouragent les méthodes [recourant à la] contrainte, [la] violence ou [la] menace.

(...)

Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie de presse et de publication, les rédacteurs en chef des organes de presse et de publication qui n’ont pas participé à la commission des faits sont également condamnés à une peine de mille à cinq mille jours-amende. »

B. La Recommandation CM/REC(2016)4 du Comité des ministres aux États membres

46. La Recommandation CM/REC(2016)4 du Comité des ministres aux États membres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias adoptée le 13 avril 2016 se lit comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce, sous son titre « Effet dissuasif » :

« (...)

33. L’effet dissuasif sur la liberté d’expression apparaît lorsqu’une ingérence dans ce droit provoque la peur, conduit à l’autocensure et, en définitive, appauvrit le débat public, au détriment de la société tout entière. Les autorités étatiques devraient donc éviter de prendre des mesures ou d’imposer des sanctions ayant pour effet de décourager la participation au débat public.

34. La législation et son application concrète peuvent avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et le débat public. Les ingérences ont un effet dissuasif plus marqué si elles prennent la forme de sanctions pénales plutôt que de sanctions civiles. Étant donné la position dominante des institutions de l’État, il convient que les autorités fassent preuve de retenue dans le recours aux poursuites pénales. Un effet dissuasif sur la liberté d’expression peut naître de toute sanction, disproportionnée ou non, mais aussi de la crainte d’une sanction, même dans l’éventualité d’un acquittement, compte tenu de la probabilité qu’une telle crainte décourage une personne de tenir des propos similaires à l’avenir.

(...)

36. Le recours abusif ou détourné ou la menace de recours à différents types de textes législatifs – notamment les lois sur la diffamation, sur la lutte contre le terrorisme, sur la sécurité nationale et l’ordre public, sur le discours de haine, sur le blasphème ainsi que les lois mémorielles – sont des moyens efficaces pour intimider et faire taire les journalistes et autres acteurs des médias qui enquêtent sur des questions d’intérêt public. Les poursuites judiciaires abusives, vexatoires ou malveillantes, dans le contexte du coût élevé de tels procès peuvent constituer un outil de pression et de harcèlement, surtout quand elles se multiplient. L’effet du harcèlement peut être particulièrement rude lorsqu’il est exercé contre les journalistes et autres acteurs des médias qui ne bénéficient pas de la protection juridique ou du soutien financier et institutionnel offert par les grands médias. À cet égard, il convient de rappeler qu’un aspect central de la notion de procès équitable, dans les affaires civiles comme dans les affaires pénales, requiert que le justiciable ne se voie pas refuser la possibilité de présenter sa cause devant un tribunal et qu’il soit en mesure de jouir de l’égalité des armes face à la partie adverse. Les États doivent prendre les mesures qui s’imposent, y compris la mise en place d’un dispositif d’aide juridictionnelle, pour garantir que chacune des parties dispose d’une possibilité raisonnable de présenter sa cause.

(...) »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

47. Les requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE CONCERNANT LA REQUÊTE No 52497/08

48. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité à l’égard de la requête no 52497/08. Il indique que cette requête a été introduite devant la Cour avant la fin de la procédure de cassation introduite devant la Cour de cassation par le requérant et soutient qu’elle doit donc être déclarée irrecevable au motif qu’elle serait prématurée.

49. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.

50. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi d’autres, Civet c. France [GC], no [29340/95](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2229340/95%22%5D%7D), § 41, CEDH 1999-VI). Elle rappelle aussi qu’elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle soit appelée à se prononcer sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits)). En l’espèce, elle note que la procédure pénale diligentée contre le requérant dans le cadre de la requête no 52497/08 s’est conclue par l’arrêt de la cour d’assises du 9 mai 2011 (paragraphe 11 ci-dessus). Dès lors, même si cette requête semblait prématurée à la date de son introduction devant elle, à savoir le 22 septembre 2008, elle ne l’est plus depuis le prononcé de l’arrêt susmentionné de la cour d’assises rendu le 9 mai 2011. Partant, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

51. Le requérant se plaint que, malgré les acquittements prononcés au terme des procédures pénales engagées à son encontre, ces procédures ont exercé, eu égard à leur durée, une pression sur lui en tant que professionnel de la presse et ont ainsi porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

52. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime du requérant. Il soutient à cet égard que, à l’issue des procédures pénales diligentées à son encontre, l’intéressé a finalement été acquitté, qu’aucune mesure répressive sous forme de privation de liberté n’a été adoptée à son égard et que, dans tous les cas, il risquait seulement la condamnation à des amendes judiciaires. Il ajoute que ces procédures ne pouvaient pas porter atteinte à la liberté d’expression du requérant, qui n’était que le propriétaire d’un quotidien. Il expose en outre que l’intéressé n’apporte aucun élément concret quant à la pression qu’il aurait subie ou aux problèmes qu’il aurait rencontrés dans la publication de son quotidien en raison de ces procédures.

53. Le Gouvernement considère donc que les poursuites pénales engagées contre le requérant n’ont eu aucun effet dissuasif sur l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression ni constitué une ingérence dans sa liberté d’expression. Partant, il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour l’absence de qualité de victime du requérant.

54. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.

55. La Cour estime que l’exception soulève des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, donc à la substance des griefs tirés de l’article 10 de la Convention (Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 38, 15 septembre 2015). Partant, elle décide de la joindre au fond.

56. Constatant par ailleurs que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le bien-fondé

1. Existence d’une ingérence

57. Le requérant considère que les poursuites pénales engagées à son encontre pour des articles publiés dans le quotidien dont il était le propriétaire constituent une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression.

58. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant en raison des procédures pénales litigieuses. Il expose à cet égard que l’intéressé n’a pas été obligé de dévoiler des informations sur ses sources anonymes, qu’aucune mesure conservatoire n’a été appliquée à son égard ni à l’égard de sa propriété, qu’il n’a été ni arrêté ni placé en détention, qu’il a été acquitté à l’issue des procédures pénales diligentées à son encontre et qu’il a été en mesure d’exercer sa profession en toute liberté durant toutes les procédures. Le Gouvernement considère donc que les procédures en question ne peuvent passer pour avoir constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression ni pour avoir eu un effet dissuasif sur ses activités de publication.

59. La Cour rappelle sa jurisprudence, notamment exposée aux paragraphes 44-47 de son arrêt Dilipak précité, selon laquelle certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression peuvent procurer aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté. Elle rappelle avoir ainsi estimé dans l’affaire Döner et autres c. Turquie (no 29994/02, §§ 85-88, 7 mars 2017) que les procédures pénales engagées contre les requérants, qui avaient duré environ un an et quatre mois et à l’issue desquelles les intéressés avaient été acquittés mais qui avaient été accompagnées de mesures telles que des perquisitions, des gardes à vue et des placements en détention, avaient constitué une ingérence dans le droit de ces derniers à la liberté d’expression.

60. La Cour rappelle aussi que l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression (Dilipak, précité, § 47). Elle a par exemple considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague – procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).

61. La Cour observe que, en l’espèce, sept poursuites pénales ont été engagées contre le requérant en raison de la publication des articles contenant les déclarations des responsables des organisations illégales dans le quotidien dont il était le propriétaire. Dans le cadre de ces procédures, le requérant a été condamné dans un premier temps à des amendes judiciaires en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, avant d’être acquitté par la suite en raison de l’abolition de la responsabilité pénale des propriétaires des organes de presse dans ces publications par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 18 juin 2009 supprimant le mot « propriétaire » de ladite disposition (paragraphe 44 ci-dessus).

62. La Cour note que le requérant n’a jamais été placé en détention dans le cadre des procédures mises en cause dans la présente affaire (voir, a contrario, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83 85, 8 juillet 2014). Elle note ensuite que l’intéressé ne semble pas non plus avoir fait l’objet d’autres mesures restrictives en raison de ces procédures.

63. Elle relève donc qu’il se pose en l’espèce la question de savoir si les procédures litigieuses, en l’absence d’autres mesures répressives adoptées contre le requérant dans leur cadre, peuvent constituer en elles-mêmes une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression.

64. Faisant référence à cet égard aux passages relatifs à « l’effet dissuasif » dans la Recommandation du Comité des ministres aux États membres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias susmentionnés (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour va prêter attention, aux fins de l’examen de cette question, à la législation sur le fondement de laquelle les poursuites litigieuses ont été engagées, aux durées des procédures en cause ainsi qu’à leur nombre.

65. En ce qui concerne la législation en question et son application concrète, la Cour constate que les procédures pénales incriminées ont été ouvertes sur le fondement de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 qui, tel qu’il était libellé à l’époque des faits, réprimait la publication de toute déclaration émanant d’organisations terroristes, indépendamment de son contenu et du contexte dans lequel elle s’inscrivait. Elle note ainsi que, en l’espèce, une poursuite pénale a systématiquement été ouverte contre le requérant pour chaque publication contenant des déclarations faites par les représentants d’une organisation qualifiée de terroriste en droit turc, même quand ces déclarations étaient des messages anodins tels que des vœux de Noël (paragraphe 7 ci-dessus) ou des félicitations pour un succès sportif (paragraphe 37 ci-dessus). Elle estime à cet égard que cette application automatique de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 à toute déclaration émanant d’une organisation terroriste était de nature à avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et le débat public.

66. S’agissant des durées des procédures engagées contre le requérant, la Cour constate que ces procédures ont duré entre cinq ans, cinq mois et neuf jours et sept ans, quatre mois et dix jours. Elle note que, même si ces procédures pénales se sont finalement soldées par l’acquittement de l’intéressé, elles sont restées pendantes pendant des périodes considérables. Eu égard à leur longueur, elle considère que la crainte d’être condamné durant ces procédures a inévitablement créé une pression sur le requérant et l’a conduit, en tant que professionnel de la presse, à une autocensure (voir, à cet égard, le paragraphe 34 de la Recommandation du Comité des ministres susmentionné, paragraphe 46 ci-dessus).

67. Enfin, la Cour prend en compte le nombre des procédures pénales diligentées contre le requérant. Elle souscrit à cet égard à l’affirmation contenue dans la Recommandation du Comité des ministres susmentionnée selon laquelle les poursuites judiciaires abusives, vexatoires ou malveillantes peuvent constituer un outil de pression et de harcèlement, surtout quand elles se multiplient (paragraphe 46 ci-dessus). Elle considère que, en l’espèce, les sept procédures pénales engagées contre le requérant en application de la même disposition pénale pour des faits similaires entre 2004 et 2006 pouvaient être considérées comme une forme de harcèlement contre l’intéressé. En tout état de cause, de l’avis de la Cour, ces procédures, de par leur nombre et leur durée, étaient de nature à intimider le requérant et à le décourager à publier des articles sur des questions d’intérêt général.

68. La Cour estime dès lors que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’ont pu provoquer les poursuites pénales diligentées contre le requérant, restées pendantes pendant des durées considérables, celles-ci ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant. Elle considère qu’elles consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives. L’acquittement du requérant à l’issue de ces procédures a seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’a rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur l’intéressé pendant un certain temps (voir Dilipak, précité, § 50, et, a contrario, Metis Yayıncılık Limited Şirketi et Sökmen c. Turquie (déc.), no 4751/07, § 35, 20 juin 2017).

69. Eu égard à ce qui précède et aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime du requérant et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

2. Justification de l’ingérence

70. Le requérant soutient que les procédures pénales engagées à son encontre constituent une violation de l’article 10 de la Convention.

71. Le Gouvernement expose que l’ingérence litigieuse était prévue par l’article 6 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il soutient ensuite que cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique dans la mesure où, selon lui, les articles publiés dans le quotidien du requérant faisaient la propagande d’une organisation terroriste et appelaient à la violence.

72. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence, consistant en l’espèce en l’engagement de poursuites pénales contre le requérant pour l’infraction prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, en l’occurrence la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la défense de l’ordre et la prévention du crime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

73. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Elle rappelle en outre avoir conclu, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 10 de la Convention (Gözel et Özer, nos 43453/04 et 31098/05, § 64, 6 juillet 2010, Bayar c. Turquie (nos 1-8), nos 39690/06, 40559/06, 48815/06, 2512/07, 55197/07, 55199/07, 55201/07 et 55202/07, §§ 34-35, 25 mars 2014, et Bayar et Gürbüz c. Turquie (no 2), no 33037/07, §§ 30 et 31, 3 février 2015). Elle examinera la présente affaire à la lumière de cette jurisprudence, tout en gardant à l’esprit que, à la différence des affaires précitées, le requérant a été acquitté à l’issue des procédures pénales faisant l’objet de la présente affaire.

74. La Cour observe en l’espèce que les autorités compétentes ont déclenché et mené des poursuites pénales contre le requérant en raison de la publication de certains écrits dans le quotidien de celui-ci. Elle relève que les écrits mis en cause par les autorités rapportaient les déclarations de membres et de représentants de certaines organisations considérées comme terroristes en droit turc relatives à différents sujets : le parcours de formation d’une organisation (paragraphe 7 ci-dessus), le message de Noël d’une organisation (paragraphe 7 ci-dessus), le bilan des conflits armés d’une organisation (paragraphe 12 ci-dessus), les manifestations organisées dans certaines villes (paragraphe 17 ci-dessus), le génocide arménien (paragraphe 22 ci-dessus), la solution au problème kurde (paragraphe 27 ci-dessus), la restructuration d’une organisation (paragraphe 32 ci-dessus), les félicitations d’une organisation pour un succès sportif (paragraphe 37 ci-dessus) et un acte de protestation (paragraphe 37 ci-dessus).

75. La Cour note que les autorités judiciaires ont engagé lesdites poursuites en tenant compte exclusivement du fait que le quotidien du requérant avait publié des écrits émanant d’organisations qualifiées en droit turc de terroristes et en estimant sur cette seule base que le requérant avait commis l’infraction visée à l’article 6 § 2 de la loi no 3713 (paragraphes 8, 9, 13, 14, 18, 19, 23, 24, 28, 29, 33, 34, 38 et 39 ci-dessus). Elle relève en particulier que ces autorités n’ont procédé à aucune analyse appropriée de la teneur des écrits litigieux ni du contexte dans lequel ils s’inscrivaient au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51). Elle constate en outre qu’il n’a pas été allégué par les autorités nationales que les écrits litigieux, pris dans leur ensemble, contenaient un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou qu’ils constituaient un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no [24762/94](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2224762/94%22%5D%7D), § 58, 8 juillet 1999 et Belek et Velioğlu c. Turquie, no [44227/04](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2244227/04%22%5D%7D), § 25, 6 octobre 2015).

76. Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites contre le requérant peut être vue comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale la publication de déclarations de responsables d’organisations qualifiées de terroristes en droit turc sans avoir égard au contenu de ces déclarations, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au conflit entre les organisations en question et les forces de l’ordre (voir, mutatis mutandis, Dilipak, précité, § 69).

77. La Cour considère aussi que les poursuites pénales répétées engagées contre les propriétaires, les éditeurs ou les rédacteurs en chef de périodiques, à l’instar du requérant, au seul motif qu’ils avaient publié des déclarations visées à l’article 6 § 2 de la loi no 3713, peut également avoir pour effet de censurer partiellement les professionnels des médias et de limiter leur aptitude à exposer publiquement une opinion – sous réserve bien sûr de ne pas préconiser directement ou indirectement la commission d’infractions terroristes – qui a sa place dans un débat public. Elle estime en particulier que la répression des professionnels des médias, exercée de manière mécanique à partir de la disposition précitée sans tenir compte de l’objectif des intéressés ou du droit pour le public d’être informé d’un autre point de vue sur une situation conflictuelle, ne saurait se concilier avec la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées (Gözel et Özer, précité, § 63).

78. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée, à savoir le maintien pendant un laps de temps considérable des multiples poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’accusations pénales graves, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

79. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

80. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

81. Le requérant réclame 60 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

82. Le Gouvernement considère que la demande présentée au titre du préjudice moral est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence.

83. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 3 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

84. Le requérant demande également 44 604 livres turques (TRY) pour les frais d’avocat. Il sollicite en outre 4 800 TRY au total pour les frais de traduction, de fourniture et de poste. Il ne présente pas de document à l’appui de ces demandes, mais indique que son avocat confirme le caractère réel, raisonnable et nécessaire de ces frais.

85. Le Gouvernement expose que le requérant n’a fourni aucun document pour étayer ses demandes au titre des frais et dépens. Il ajoute que les frais d’avocat sont élevés par rapport à des procédures similaires et que les détails du travail de l’avocat n’ont pas été indiqués par le requérant.

86. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens en l’absence de justificatif présenté par le requérant à cet égard.

C. Intérêts moratoires

87. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Joint au fond l’exception du Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime du requérant et la rejette ;

3. Déclare les requêtes recevables ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-191706
Date de la décision : 12/03/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (Art. 34) Requêtes individuelles;(Art. 34) Victime;Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : ALİ GÜRBÜZ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AKMESE İ.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award