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19/02/2019 | CEDH | N°001-191067

CEDH | CEDH, AFFAIRE GÖMİ c. TURQUIE, 2019, 001-191067


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÖMİ c. TURQUIE

(Requête no 38704/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 février 2019

DÉFINITIF

24/06/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gömi c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridri

k Kjølbro,

Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 janvier 2019,

Re...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÖMİ c. TURQUIE

(Requête no 38704/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 février 2019

DÉFINITIF

24/06/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gömi c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,

Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 janvier 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38704/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Feyzullah Gömi, a saisi la Cour le 15 juin 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») au nom de M. Kemal Gömi, placé sous sa tutelle en 2004. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt désignera M. Kemal Gömi comme « le requérant », bien qu’il faille attribuer cette qualité à son tuteur.

2. Le requérant est représenté par Me M. Narin, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint de sa soumission au régime d’exécution de la peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée malgré sa maladie mentale et il soutient que cette situation est incompatible avec l’article 3 de la Convention.

4. Le 14 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1969 et est actuellement détenu à Bolu.

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

A. L’incarcération du requérant

7. Le 1er avril 1993, le requérant fut placé en garde à vue, puis, le 8 avril 1993, en détention provisoire.

8. Le 1er avril 1997, il fut condamné à la peine capitale par la 1ère chambre de la cour de sûreté de l’État d’Istanbul pour avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel par la force. À la suite de l’abolition de la peine de mort, cette peine fut commuée en réclusion à perpétuité aggravée le 1er juin 2005.

9. À compter de la date de son placement en garde à vue, le requérant fut incarcéré dans différents établissements pénitentiaires, et ce sans interruption jusqu’en 2003.

B. L’état de santé mentale du requérant

10. À partir de 2003, le requérant fut admis dans des centres hospitaliers en raison de la dégradation de sa santé mentale.

11. Le 26 mai 2003, l’hôpital civil de Kocaeli rendit un rapport dans lequel les médecins indiquaient qu’ils avaient diagnostiqué chez le requérant « un trouble psychotique en rapport avec son état de santé général ».

12. Le 27 mai 2003, le requérant fut admis au centre psychiatrique de Bakırköy (« le centre psychiatrique ») alors qu’il faisait une grève de la faim (« jeûne de la mort ») depuis environ 200 jours. Il fut traité dans ce centre jusqu’au 30 septembre 2003, date à laquelle il réintégra sa cellule.

13. Le 2 juillet 2003, le conseil de santé du centre psychiatrique rendit un rapport d’après lequel le requérant souffrait, entre autres, d’une difficulté à faire la différence entre le réel et l’imaginaire, entendait des voix qui parlaient de lui, l’interrogeaient et le rabaissaient, et croyait voir des êtres fictifs. Le rapport concluait que le patient présentait « une dépression majeure avec des symptômes psychotiques », ainsi que des problèmes de mémoire.

14. Le 5 mai 2004, le conseil de spécialistes no 3 de l’institut médicolégal (« le conseil de spécialistes no 3 ») rendit un rapport selon lequel la psychopathologie du requérant ne présentait pas un degré et une importance nécessitant un allègement de la peine infligée à celui-ci. Ce rapport précisait que le cas du requérant ne correspondait pas aux cas de figure visés à l’article 104/b de la Constitution relatif à la procédure de grâce présidentielle.

15. Le 25 juin 2004, le requérant fut de nouveau conduit au centre psychiatrique afin de reprendre un traitement intensif. Un diagnostic de dépression et de symptômes psychotiques fut posé lors de l’examen pratiqué à son arrivée. D’après les comptes rendus d’examen rédigés par les médecins, le patient souffrait d’hallucinations auditives et visuelles et, dans son enfance, il avait présenté des problèmes de perte de connaissance, ainsi que des difficultés à apprendre à marcher et à parler.

Le requérant quitta le centre psychiatrique le 16 septembre 2004 pour regagner le centre pénitentiaire d’Istanbul de type H, dans lequel il était alors incarcéré.

16. Le 20 septembre 2004, le requérant fut examiné par le conseil de spécialistes no 3. Lors de cet examen, les experts constatèrent qu’il continuait à parler avec des êtres imaginaires. Le 27 septembre 2004, ils décidèrent de le placer en observation et de le convoquer ultérieurement pour élaborer un rapport d’évaluation.

17. Le 9 mai 2005, le parquet de Kocaeli saisit l’institut médicolégal dans le but de déterminer si les troubles mentionnés dans le rapport du 26 mai 2003 de l’hôpital civil de Kocaeli et dans le rapport du 2 juillet 2003 du centre psychiatrique nécessitaient l’allègement des conditions de détention du requérant et si l’intéressé était atteint d’une maladie permanente, d’une infirmité ou d’une sénescence.

18. Le 2 juin 2005, le conseil général de l’institut médicolégal décida de convoquer le requérant pour examen.

19. Le 16 juin 2005, il examina l’intéressé et élabora un rapport qui concluait à l’unanimité ce qui suit :

« 1) l’article 16 § 1 de la loi sur l’exécution des peines et des mesures de sûreté est applicable à Kemal Gömi en raison de la psychose dont il est atteint, et il est nécessaire de mettre l’intéressé sous protection et sous traitement dans un établissement de santé, tel qu’énoncé à l’article 57 du code pénal,

2) pour ce qui est de l’article 104/b de la Constitution, il convient de réexaminer le cas dans un délai d’un an à compter de la date de l’examen que nous venons d’effectuer. »

20. Le 21 juin 2006, le conseil de spécialistes no 3 examina le requérant et diagnostiqua chez lui une schizophrénie chronique. Le 30 juin 2006, il rendit un rapport dans lequel il concluait à l’unanimité qu’il était nécessaire de prodiguer au requérant un traitement d’une durée minimale de six mois, à l’issue duquel l’intéressé serait convoqué pour un nouvel examen.

21. Le 21 mars 2007, le conseil de santé du centre psychiatrique, constitué de sept médecins spécialistes en psychiatrie et de l’adjoint du médecin-chef de l’établissement, élabora un rapport indiquant que les spécialistes étaient parvenus, à l’unanimité, entre autres aux conclusions suivantes :

« (...) au vu de son dossier médical, l’intéressé est toujours atteint d’une schizophrénie chronique de type paranoïde, sa maladie est devenue chronique et, dans l’état dans lequel il se trouve, ladite maladie est constitutive d’une maladie permanente, d’une infirmité et d’une sénescence [au sens de l’article 104/b de la Constitution]. »

22. Le 25 mai 2007, le requérant fut réexaminé par le conseil de spécialistes no 3, qui constata que les symptômes de l’intéressé avaient diminué.

23. Le 30 mai 2007, le conseil de spécialistes no 3 rendit un rapport dont les conclusions se lisaient ainsi :

« 1) Kemal Gömi souffre d’une maladie psychique dénommée « schizophrénie » et, en vertu de l’article 16 § 1 de la loi sur l’exécution des peines et des mesures de sûreté, il est nécessaire de mettre l’intéressé sous protection et sous traitement dans un établissement de santé, tel qu’énoncé à l’article 57 du code pénal,

2) ladite maladie n’est pas constitutive d’une maladie permanente, d’une infirmité ou d’une sénescence au sens de l’article 104/b de la Constitution. »

24. Par un rapport rendu à une date illisible, le conseil de santé de l’hôpital Numune d’Ankara constata que le requérant présentait toujours les symptômes de la schizophrénie et qu’il convenait de transmettre son dossier à l’institut médicolégal pour décider des suites à donner.

25. Le 22 septembre 2010, le conseil de spécialistes no 3 rendit un rapport dans lequel les médecins concluaient, à l’unanimité, ce qui suit :

« Kemal Gömi souffre de la maladie mentale dénommée « schizophrénie résiduelle » et ladite maladie est constitutive d’une maladie permanente, au sens de l’article 104/b de la Constitution. »

26. Ultérieurement, le 15 octobre 2012, la 11e chambre de la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises d’Istanbul ») demanda à l’institut médicolégal de déterminer si, au moment de la commission, en 1992-1993, de l’infraction qui lui était reprochée, le requérant était atteint d’un trouble mental de nature à entraîner une irresponsabilité pénale.

27. Le conseil d’observation de l’institut médicolégal rendit son rapport le 19 décembre 2012. Il y exposait que le requérant présentait les symptômes d’une schizophrénie paranoïde et qu’il était donc, à la date d’établissement du rapport, atteint d’un trouble mental dénommé « désordre psychotique ». Il ajoutait que, après consultation du dossier pénal de l’intéressé, il n’avait trouvé aucun élément démontrant que celui-ci était atteint d’un quelconque trouble mental à la période indiquée. Il concluait que le requérant était pénalement responsable de l’infraction pour laquelle il était poursuivi à l’époque concernée.

28. Le 30 septembre 2013, la cour d’assises d’Istanbul interrogea encore l’institut médicolégal sur la question de la capacité juridique du requérant au moment de la commission de l’infraction pour laquelle celui-ci avait été condamné.

29. Le conseil de spécialistes no 4 de l’institut médicolégal remit son rapport le 11 novembre 2013. Il y exposait qu’il n’avait pas décelé l’existence d’un trouble psychotique dont le requérant aurait souffert par le passé. Il précisait qu’il n’avait pas trouvé trace d’un quelconque document indiquant que l’intéressé était incapable de discerner les conséquences juridiques des agissements qui lui étaient reprochés et d’orienter son comportement en fonction de ceux-ci. Il concluait que, en 1992-1993, le requérant avait la capacité juridique au regard de l’infraction litigieuse.

30. Par la suite, le conseil de spécialistes no 3, interrogé par le procureur de la République de Bakırköy, rendit un rapport le 26 février 2014. Il y indiquait ce qui suit :

« Le [patient] souffre d’une schizophrénie qui répond partiellement au traitement prodigué ; dans ces circonstances :

a . la maladie susmentionnée n’est pas constitutive d’une maladie permanente, d’une infirmité ou d’une sénescence au sens de l’article 104/b de la Constitution,

b . il est nécessaire de mettre l’intéressé sous protection et sous traitement en vertu de l’article 16 § 1 de la loi sur l’exécution des peines et des mesures de sûreté, dans un établissement de santé, tel qu’énoncé à l’article 57 du code pénal (...) »

31. Le requérant fut placé dans le centre psychiatrique entre le 20 mars 2014 et le 10 septembre 2014. D’après un rapport établi le 11 septembre 2014, à sa sortie de l’établissement, le requérant était atteint d’un désordre affectif atypique en rémission et il pouvait désormais reprendre l’exécution de sa peine en milieu carcéral.

32. Le 15 décembre 2014, après examen du requérant, le conseil de spécialistes no 3 remit un nouveau rapport. Il y déclarait avoir diagnostiqué chez celui‑ci un désordre schizo-affectif en rémission. Il concluait que son cas ne faisait pas partie des cas visés à l’article 104/b de la Constitution, qu’il n’était pas nécessaire d’appliquer l’article 16 § 1 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures de sûreté (« la loi no 5275 ») et que l’intéressé pouvait subvenir à ses propres besoins.

33. Par une lettre du 6 novembre 2015, le requérant forma une demande auprès du procureur de la République d’Ankara, formulée de la façon suivante :

« Je suis incarcéré à l’établissement pénitentiaire de type F d’Ankara. Je veux être hospitalisé. Il y a un an et demi, j’ai été hospitalisé au centre pénitentiaire de Bakırköy. Je demande mon transfert en urgence à l’institut médicolégal afin qu’on évalue si l’article 16 § 1 de la loi sur l’exécution des peines et des mesures de sûreté m’est applicable. C’est tout ce que je demande. Je n’ai aucune autre demande que celle d’être hospitalisé dans un hôpital sécurisé.

Sinon, si ma famille, mon tuteur demandent une suspension de l’exécution de ma peine ou une amnistie en ma faveur, refusez-la, je n’en veux pas. C’est parce que, une fois à l’extérieur, on me tuera ; j’ai eu des renseignements à ce propos à la télévision. Je n’ai aucune autre demande à part mon placement en milieu hospitalier de haute sécurité. Je vous demande respectueusement de faire cela conformément à l’article 57 du code pénal. Conformément à cet article, vous avez l’obligation de me protéger et de me soigner, et je suis convaincu que vous me protégerez aussi du réseau constitué par mes ennemis à l’extérieur (...) »

34. Par la suite, dans une lettre du 2 décembre 2015, le requérant renouvela sa demande et précisa ce qui suit :

« (...) je ne veux pas de la suspension de l’exécution de ma peine demandée par mon avocat (...) je veux être hospitalisé dans l’établissement, prévu par l’article 57 du code pénal, où j’avais été placé l’année dernière (...) »

35. Le 19 février 2016, après avoir à nouveau examiné le requérant, le conseil de spécialistes no 3 exposa que celui-ci souffrait de psychoses en rémission, qu’il n’était pas nécessaire d’appliquer l’article 16 § 1 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures de sûreté, que l’intéressé pouvait subvenir à ses propres besoins, que son cas ne faisait pas partie des cas visés à l’article 104/b de la Constitution et que la peine pouvait être purgée en milieu pénitentiaire à condition que des suivis médicaux fussent assurés.

C. Les traitements prodigués au requérant et les conditions de détention de ce dernier

36. À la suite de la communication de la présente requête, le Gouvernement a fourni plusieurs informations à la Cour sur la situation du requérant.

En ce qui concerne les traitements prodigués à l’intéressé, il a fait part des éléments suivants :

. en 2011 et 2012, le requérant s’est vu administrer des traitements médicaux pour un diagnostic de schizophrénie, d’anxiété et de psychoses ;

. le 4 mars 2013, le conseil de santé de l’hôpital civil de Sincan a diagnostiqué une schizophrénie paranoïde chez l’intéressé ; selon ledit conseil, celui-ci présentait des symptômes de rigidité affective et souffrait d’hallucinations telles qu’il croyait que des pensées lui étaient « injectées » ou retirées et que ses organes internes avaient été remplacés ; toujours selon lui, « le traitement du patient pris en charge pour schizophrénie ne [pouvait] être prodigué en milieu carcéral de manière effective » et « il [convenait] de soigner le patient dans un service de psychiatrie équipé où il [pourrait] être constamment sous traitement et sous surveillance » ;

. les 9 avril, 9 mai et 24 juillet 2013, le service de psychiatrie de l’hôpital civil de Sincan a prescrit au requérant des médicaments dénommés Solian, Invega, et Akineton pour traiter sa schizophrénie paranoïde ;

. le 26 juillet 2013, le centre psychiatrique a indiqué que le requérant ne pouvait être hospitalisé en raison d’une pénurie de places disponibles et qu’il devait bénéficier d’un suivi rapproché en raison de sa tendance à se nuire ou à nuire aux autres ; le 30 juillet 2013, ledit centre a prescrit à l’intéressé les médicaments dénommés Zyprexa et Risperdal, des médicaments antipsychotiques comme traitement de la schizophrénie ;

. le 8 novembre 2013, l’hôpital civil de Sincan a constaté que le requérant prenait ses médicaments et qu’il continuait à avoir des hallucinations ;

. par la suite, en 2015 et 2016, le requérant a continué à recevoir des traitements pour sa schizophrénie ; les médecins ont notamment constaté qu’il croyait que des êtres lisaient dans ses pensées, affichaient celles-ci ou les diffusaient ;

. le 15 juin 2016, le requérant a été examiné à l’hôpital civil de Sincan, où les médecins ont constaté qu’il présentait des délires paranoïdes[1] et lui ont prescrit des médicaments pour traiter sa schizophrénie (ainsi qu’un autre médicament, dénommé Akineton, prescrit notamment en cas de syndromes parkinsoniens provoqués par certains médicaments neuroleptiques) ;

. le 2 août 2016, le requérant, qui se plaignait de difficultés à parler ainsi que d’un engourdissement de la main droite et du pied droit, a été transféré au service des urgences de l’hôpital civil de Bolu ; le rapport médical établi dans ce service indiquait que l’intéressé avait subi un traumatisme à la tête une semaine plus tôt, qu’il avait vomi à quelques reprises et qu’il somnolait constamment ;

. le 22 septembre 2016, le requérant, qui se plaignait de maux de tête, a été de nouveau conduit à l’hôpital civil de Bolu ; le 6 octobre 2016, il a subi une IRM ;

. le 17 janvier 2017, le requérant a été examiné à l’hôpital civil de Bolu par un médecin qui a constaté qu’il n’avait pas pris ses médicaments antipsychotiques ;

. le 9 avril 2017, à l’occasion de son examen dans le même hôpital, le requérant a déclaré que ses pensées étaient diffusées, qu’il les entendait être exprimées à voix haute, et qu’il croyait à l’existence d’un double de lui‑même ;

. le 3 mai 2017, l’hôpital civil de Bolu a établi un rapport selon lequel le requérant présentait une psychose atypique et une persistance des psychoses diagnostiquées auparavant ;

. le 9 juin 2017, un médecin du même hôpital a ajouté d’autres médicaments à ceux précédemment prescrits au requérant et a indiqué que ce dernier devait bénéficier d’un suivi rapproché contre le risque de suicide ; un traitement médical contre la psychose atypique a été administré à l’intéressé durant le mois de juin 2017.

37. En ce qui concerne les conditions matérielles de détention du requérant, le Gouvernement a fourni les informations suivantes : à la date de la communication de ces dernières, l’intéressé se trouve incarcéré dans le centre pénitentiaire de type F de Bolu, dans une cellule individuelle mesurant 10 m2, munie d’un lit, d’une table, d’une chaise et d’une armoire, et permettant un accès à une cour de promenade d’environ 45 m2.

D. Le recours en grâce présidentielle

38. Le 8 décembre 2010, le frère du requérant introduisit, au nom de l’intéressé, un recours en grâce auprès du président de la République (Cumhurbaşkanının af yetkisi).

39. Le 17 décembre 2010, son recours fut rejeté par une décision notifiée à son tuteur le 9 février 2011.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Les dispositions relatives à la réclusion criminelle à perpétuité aggravée et aux conditions de détention des personnes condamnées

40. S’agissant de la réclusion criminelle à perpétuité aggravée, le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Öcalan c. Turquie (no 2) (nos 24069/03 et 3 autres, §§ 62-71, 18 mars 2014).

41. L’article 25 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures de sûreté du 13 décembre 2004, publiée au Journal officiel le 29 décembre 2004, est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Les principes du régime d’application de la peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée sont énoncés ci-dessous :

a) le condamné est détenu dans une cellule individuelle ;

b) le condamné bénéficie d’une heure de sortie en plein air [par jour] [pour s’oxygéner et faire du] sport ;

c) le condamné peut bénéficier d’un allongement du temps accordé pour sortir en plein air et faire du sport et peut être autorisé à avoir des contacts limités avec les condamnés séjournant dans la même unité, [s’il fait preuve] de bonne conduite eu égard aux impératifs de sécurité (...) et [s’il fait] des efforts dans le cadre de sa réhabilitation et de sa formation ;

d) le condamné peut se livrer à une activité artistique ou professionnelle approuvée par le conseil d’administration, en fonction des possibilités offertes par l’établissement où il se trouve ;

e) lorsque le conseil d’administration de l’établissement le juge approprié, le condamné peut téléphoner aux personnes visées à l’alinéa f) une fois tous les quinze jours, à raison de dix minutes ;

f) le condamné peut recevoir la visite de son conjoint, de ses ascendants, de ses descendants, de ses frères et sœurs et de son tuteur au jour, à l’heure et aux conditions fixés, et ce tous les quinze jours pour une durée ne pouvant excéder une heure ;

g) le condamné ne peut en aucun cas travailler en dehors de l’établissement pénitentiaire ni bénéficier d’une autorisation de congé ;

h) le condamné ne peut participer à aucune activité sportive ou activité de réhabilitation autre que celles définies dans le règlement intérieur de l’établissement ;

i) l’exécution de la peine ne peut en aucun cas être interrompue. Tous les traitements médicaux que le condamné doit recevoir, sauf exigences médicales (...), doivent être administrés dans un établissement pénitentiaire ou, si cela s’avère impossible, dans un hôpital d’État ou un hôpital universitaire pleinement habilité, dans une cellule individuelle ou dans une cellule de haute sécurité.

(...) »

B. Les dispositions diverses relatives à la santé des détenus

42. Le règlement no 2006/10218 relatif à l’administration des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines et mesures de sûreté du 20 mars 2006 prévoit que l’examen et le traitement médical des détenus sont effectués au sein de l’unité médicale par le médecin de l’établissement pénitentiaire. Lorsque leur cas le rend nécessaire, les détenus sont transférés dans les établissements publics de santé si l’examen ou le traitement ne peut être pratiqué au sein de l’établissement.

43. Par ailleurs, l’article 16 de la loi no 5275 prévoit que les condamnés malades peuvent purger leur peine dans des sections qui leur sont réservées au sein des établissements de santé. Ils peuvent séjourner dans ces établissements en compagnie de leur proche famille si le médecin traitant l’estime nécessaire.

44. Il convient de signaler également l’article 54 du règlement no 2006/10218 du 20 mars 2006, qui prévoit, en reprenant les termes de l’article 16 de la loi no 5275, la possibilité de surseoir à l’exécution des peines.

C. Les dispositions relatives à la libération pour raisons de santé

1. La grâce présidentielle

45. L’article 104/b de la Constitution attribue au président de la République le droit de gracier totalement ou partiellement les détenus condamnés définitivement qui présentent un état de sénescence, de maladie ou de handicap permanent.

2. La suspension de la détention pour raisons médicales

46. L’article 16 de la loi no 5275 prévoit que, lorsque la détention cause un risque vital certain, l’exécution de la peine est suspendue jusqu’à la guérison du « condamné », et il est placé sous protection dans un établissement de santé de haute sécurité tel que précisé à l’article 57 du Code pénal – article relatif au placement sous protection des prévenus ou condamnés atteint d’un trouble mental au moment de la commission d’une infraction –, étant entendu que ce terme désigne en droit interne une personne dont la condamnation est devenue définitive après sa confirmation ultime par la Cour de cassation.

47. Ce sursis à exécution de la peine est tributaire de l’établissement d’un rapport favorable rédigé soit par l’institut médicolégal soit par un hôpital reconnu comme ayant compétence pour ce faire par le ministère de la Justice, auquel cas le rapport doit être approuvé par l’institut médicolégal.

III. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE

48. Les parties pertinentes en l’espèce de la Recommandation R(98)7 du Comité des Ministres aux États membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire se lisent comme suit :

« III. L’organisation des soins de santé dans les prisons notamment du point de vue de la gestion de certains problèmes courants

(...) D. Symptômes psychiatriques : troubles mentaux et troubles graves de la personnalité, risque de suicide

(...) 55. Les détenus souffrant de troubles mentaux graves devraient pouvoir être placés et soignés dans un service hospitalier doté de l’équipement adéquat et disposant d’un personnel qualifié. La décision d’admettre un détenu dans un hôpital public devrait être prise par un médecin psychiatre sous réserve de l’autorisation des autorités compétentes.

56. Dans les cas où l’isolement cellulaire des malades mentaux ne peut être évité, celui-ci devrait être réduit à une durée minimale et remplacé dès que possible par une surveillance infirmière permanente et personnelle.

57. Dans des situations exceptionnelles, s’agissant de malades souffrant de troubles mentaux graves, le recours à des mesures de contrainte physique peut être envisagé pendant une durée minimale correspondant au temps nécessaire pour qu’une thérapie médicamenteuse déploie l’effet de sédation attendu.

58. Les risques de suicide devraient être appréciés en permanence par le personnel médical et pénitentiaire. Suivant le cas, si des mesures de contrainte physique conçues pour empêcher les détenus malades de se porter préjudice à eux-mêmes ont été utilisées, une surveillance étroite et permanente et un soutien relationnel devraient être utilisés pendant les périodes de crise. (...) »

49. Les parties pertinentes en l’espèce de la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes se lisent comme suit :

« Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 15.b du Statut du Conseil de l’Europe,

Prenant en compte la Convention européenne des Droits de l’Homme ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme ;

(...)

Recommande aux gouvernements des États membres :

– de suivre dans l’élaboration de leurs législations ainsi que de leurs politiques et pratiques les règles contenues dans l’annexe à la présente recommandation qui remplace la Recommandation no R (87) 3 du Comité des Ministres sur les Règles pénitentiaires européennes ;

(...)

Annexe à la Recommandation Rec(2006)2

(...)

12.1 Les personnes souffrant de maladies mentales et dont l’état de santé mentale est incompatible avec la détention en prison devraient être détenues dans un établissement spécialement conçu à cet effet.

12.2 Si ces personnes sont néanmoins exceptionnellement détenues dans une prison, leur situation et leurs besoins doivent être régis par des règles spéciales.

(...)

39. Les autorités pénitentiaires doivent protéger la santé de tous les détenus dont elles ont la garde.

(...)

40.3 Les détenus doivent avoir accès aux services de santé proposés dans le pays sans aucune discrimination fondée sur leur situation juridique.

40.4 Les services médicaux de la prison doivent s’efforcer de dépister et de traiter les maladies physiques ou mentales, ainsi que les déficiences dont souffrent éventuellement les détenus.

40.5 A cette fin, chaque détenu doit bénéficier des soins médicaux, chirurgicaux et psychiatriques requis, y compris ceux disponibles en milieu libre.

(...)

47.1 Des institutions ou sections spécialisées placées sous contrôle médical doivent être organisées pour l’observation et le traitement de détenus atteints d’affections ou de troubles mentaux qui ne relèvent pas nécessairement des dispositions de la Règle 12.

47.2 Le service médical en milieu pénitentiaire doit assurer le traitement psychiatrique de tous les détenus requérant une telle thérapie et apporter une attention particulière à la prévention du suicide. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

50. Le requérant dénonce une incompatibilité de son état de santé mentale avec ses conditions de détention, et il soutient que l’exécution d’une peine privative de liberté pour le restant de ses jours, alors qu’il ne serait pas en mesure de discerner la sanction lui ayant été infligée, est constitutive d’un traitement inhumain et dégradant. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur la question du non-épuisement des voies de recours internes

51. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que le requérant aurait dû introduire une demande de transfert en milieu hospitalier sur le fondement de l’article 16 de la loi no 5275.

En outre, il considère que l’intéressé aurait dû former un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

Enfin, il soutient que le requérant aurait aussi pu entamer une action pour demander réparation du préjudice allégué par lui, découlant des griefs formulés devant la Cour.

52. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II, Vučković et autres, précité, § 71, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 222, CEDH 2014 (extraits) et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015).

53. Par contre, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Akdivar et autres, précité, § 67, Vučković et autres, précité, § 73, et Mocanu et autres, précité, § 223). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Akdivar et autres, précité, § 71, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009, Vučković et autres, précité, § 74, et Gherghina, décision précitée, § 86).

54. En outre, l’article 35 § 1 doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique général dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants (ibidem).

55. En l’espèce, la Cour constate que, contrairement aux allégations du Gouvernement, le requérant a introduit des demandes pour bénéficier des dispositions de l’article 16 de la loi no 5275 (voir, notamment, les paragraphes 33 et 34 ci‑dessus). Elle observe également que le requérant a fait l’objet d’un nombre important d’internements dans des centres psychiatriques et que son état de santé mentale a été évalué au regard des dispositions de l’article en question (voir, par exemple, les paragraphes 19, 23, 30 et 32 ci-dessus). Elle note que, en tout état de cause, lorsque l’intéressé s’est de nouveau manifesté pour bénéficier des dispositions de cet article, les autorités n’y ont pas donné suite (paragraphes 33 et 34 ci‑dessus). Dès lors, la Cour ne peut retenir l’exception du Gouvernement en ce qui concerne le recours fondé sur l’article 16 de la loi no 5275.

56. En ce qui concerne le recours individuel devant la Cour constitutionnelle, la Cour rappelle la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001).

57. Par ailleurs, elle rappelle également avoir examiné une exception similaire dans le cadre de l’affaire Şükrü Yıldız c. Turquie (no 4100/10, §§ 42-46, 17 mars 2015) et l’avoir rejetée. À cette fin, elle a tenu compte du fait que ladite requête avait été introduite avant la création de ce nouveau recours et environ neuf ans après l’incident originel. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter en l’occurrence de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans cette affaire. En effet, la présente requête a été introduite le 15 juin 2011, et ce, après l’épuisement des voies de recours qui étaient à la disposition du requérant à l’époque pertinente, à savoir le recours fondé sur l’article 16 de la loi no 5275 et le recours en grâce présidentielle. Elle observe donc que la saisine de la Cour par le requérant était bien avant la date à laquelle la Cour constitutionnelle a commencé à examiner les recours individuels, à savoir le 23 septembre 2012. Par ailleurs, elle note que l’intéressé a été incarcéré en avril 1993 ; il est donc en prison depuis plus de vingt-cinq ans. La Cour conclut ainsi à l’absence de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant elle. Dès lors, l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de saisine de la Cour constitutionnelle ne saurait être retenue (voir a contrario, Tekin et Baysal c. Turquie (déc.), nos 40192/10 et 8051/12, 4 décembre 2018) où l’incarcération des requérants était plus récente).

58. Il en va de même s’agissant du recours indemnitaire invoqué par le Gouvernement : en effet, dans les circonstances de la cause, ce recours ne pouvait passer pour adéquat puisque l’objet des recours introduits par le requérant ne visait pas une réparation pécuniaire mais l’examen de l’opportunité de son maintien en détention en raison de la maladie dont il était atteint.

59. Par conséquent, eu égard aux faits de l’espèce, il ne peut être reproché au requérant de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes.

2. Sur la question du statut de victime du requérant

60. Le Gouvernement avance que le requérant n’a pas la qualité de victime au motif qu’il n’a pas demandé son élargissement. Il expose que, par ses lettres du 6 novembre 2015 et du 2 décembre 2015 (paragraphes 33 et 34 ci-dessus) l’intéressé a uniquement demandé son placement en milieu hospitalier et a expressément indiqué qu’il ne souhaitait ni être relâché ni bénéficier d’une amnistie.

61. Concernant la question du statut de victime du requérant eu égard à la volonté exprimée par celui-ci, la Cour rappelle que, pour apprécier la compatibilité ou non des conditions de détention avec les exigences de l’article 3 de la Convention, il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur vulnérabilité et de leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre de manière cohérente ou à se plaindre tout court des effets d’un traitement donné (voir, par exemple, Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 82, série A no 244, Aerts c. Belgique, 30 juillet 1998, § 66, Recueil 1998‑V, et Sławomir Musiał, c. Pologne, no 28300/06, § 87, 20 janvier 2009) ou des effets, comme dans le cas d’espèce, de la détention elle-même en milieu carcéral sur leur personne.

62. En l’occurrence, la Cour constate que le requérant a été hospitalisé à plusieurs reprises pour des difficultés notamment à faire la différence entre le réel et l’imaginaire et qu’un diagnostic de schizophrénie paranoïde a été posé (paragraphes 13, 20 et 27 ci-dessus). L’intéressé souffrait d’hallucinations auditives et visuelles et parlait à des êtres fictifs (paragraphe 16 ci-dessus), et les experts préconisaient de le placer sous protection et sous traitement dans un établissement de santé (paragraphe 23 ci-dessus).

63. La Cour observe aussi que l’intéressé a été pris en charge dans le centre psychiatrique de Bakırköy, qu’à sa sortie de cet établissement son état de santé mentale s’était amélioré et qu’un rapport rendu par ledit centre le 11 septembre 2014 indiquait qu’il souffrait d’un désordre affectif atypique en rémission (paragraphe 31 ci-dessus). Par ailleurs, un rapport rendu le 15 décembre 2014 par le conseil de spécialistes no 3 indiquait que le requérant souffrait d’un désordre schizo-affectif en rémission et que sa maladie ne présentait plus les caractéristiques d’une maladie permanente (paragraphe 32 ci-dessus).

Cela étant, la Cour constate que, dans le courant de l’année 2015 et de l’année 2016, l’intéressé s’est vu prodiguer des traitements pour la schizophrénie et qu’à la même époque les médecins ont notamment constaté qu’il croyait que des êtres lisaient dans ses pensées, affichaient celles-ci ou les diffusaient. De même, dans le courant de l’année 2017, les spécialistes ont indiqué que le requérant continuait à présenter des psychoses, et l’intéressé a déclaré que ses pensées étaient diffusées, qu’il les entendait être exprimées à voix haute et qu’il croyait à l’existence d’un double de lui‑même (paragraphe 36 ci‑dessus).

64. La Cour relève aussi que, le 6 novembre 2015 et le 2 décembre 2015, l’intéressé a adressé aux autorités deux lettres dans lesquelles il exprimait sa volonté d’être placé en centre psychiatrique ainsi que son souhait de ne pas être remis en liberté (paragraphes 33 et 34 ci-dessus).

65. Eu égard aux propos formulés par le requérant, la Cour ne peut que constater que la volonté exprimée par l’intéressé était dénuée de cohérence puisque celui-ci déclarait craindre des représailles dont il affirmait avoir été informé via la télévision.

66. Dans ces circonstances, elle ne saurait admettre que le requérant n’ait pas le statut de victime dès lors que, pour apprécier la compatibilité ou non des conditions de détention d’un individu atteint d’un trouble mental avec les exigences de l’article 3 de la Convention, il faut tenir compte de l’incapacité de celui-ci à se plaindre de manière cohérente (Sławomir Musiał, précité, § 87) ou à se plaindre tout court des effets, sur sa personne, de la détention elle-même en milieu carcéral.

En tout état de cause, même si, malgré tout, la volonté exprimée par le requérant – à supposer qu’elle ait été clairement exprimée – venait à être prise en considération, la Cour observe que l’exception soulevée par le Gouvernement ne correspond pas au grief du requérant dans la mesure où l’intéressé ne demande pas son élargissement.

Pour ces raisons, elle ne peut que rejeter l’exception soulevée à ce titre par le Gouvernement.

3. Conclusion

67. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

68. Le requérant soutient que, compte tenu de la peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée lui ayant été infligée, sa détention en milieu carcéral pour le restant de ses jours est incompatible avec son état de santé mentale, et il demande son transfert vers un centre hospitalier.

69. Le Gouvernement réplique que le requérant a été hospitalisé à plusieurs reprises, qu’il a bénéficié de soins appropriés, et, en se fondant sur divers rapports médicaux, que son état de santé s’est conséquemment amélioré. Il dit que l’intéressé continue à recevoir les traitements prescrits par les médecins et qu’il est désormais apte à purger sa peine en milieu carcéral.

1. Principes généraux

70. La Cour réaffirme que, selon sa jurisprudence, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000‑XI, Peers c. Grèce, no 28524/95, § 61, CEDH 2001‑III, Gelfmann c. France, no 25875/03, § 48, 14 décembre 2004, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015).

71. Certes, la Convention ne comprend aucune disposition spécifique relative à la situation des personnes privées de liberté, a fortiori malades, mais il n’est pas exclu que la détention d’une personne malade puisse poser des problèmes sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Mouisel c. France, no 67263/01, § 38, CEDH 2002‑IX, et Matencio c. France, no 58749/00, § 76, 15 janvier 2004).

72. Ainsi, après s’être penchée sur l’état de santé du prisonnier et après avoir procédé à un examen des effets de la détention sur l’évolution de celui-ci, la Cour a considéré que certains traitements enfreignaient l’article 3 du fait qu’ils étaient infligés à une personne souffrant de troubles mentaux (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 111 à 115, CEDH 2001‑III). De même, la Cour a jugé que le fait d’avoir maintenu en détention un prisonnier présentant une infirmité physique dans des conditions inadaptées à son état de santé était constitutif d’un traitement dégradant (Price c. Royaume‑Uni no 33394/96, § 30, CEDH 2001-VII, affaire dans laquelle la requérante était handicapée des quatre membres).

73. Si l’on ne peut en déduire une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé, l’article 3 de la Convention impose en tout cas à l’État de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Hurtado c. Suisse, 28 janvier 1994, avis de la Commission, § 79, série A no 280‑A). La Cour a par la suite affirmé le droit de tout prisonnier à des conditions de détention conformes à la dignité humaine, de manière à assurer que les modalités d’exécution des mesures prises ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention ; elle a ajouté que, outre la santé du prisonnier, c’était son bien-être qui devait être assuré de manière adéquate eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement (Kudła précité, § 94, et Mouisel, précité, § 40).

74. De plus, la Cour rappelle que, pour statuer sur l’aptitude ou non d’une personne à la détention au vu de son état, trois éléments particuliers doivent être pris en considération : a) son état de santé, b) le caractère adéquat ou non des soins et traitements médicaux dispensés en détention, et c) l’opportunité de son maintien en détention compte tenu de son état de santé (Mouisel, précité, §§ 40 à 42, et Rivière c. France, no 33834/03, § 63, 11 juillet 2006).

2. Application en l’espèce des principes énoncés ci-dessus

75. La Cour constate que, dans la présente affaire, se posent la question de la compatibilité de l’état de santé du requérant – qui purge une peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée incompressible – avec son maintien en détention dans un milieu où il n’est pas encadré et suivi au quotidien par un personnel médical spécialisé, et celle du degré de gravité de la situation en cause au regard de la Convention – autrement dit celle de savoir si cette situation a atteint un niveau suffisant de gravité pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

76. En ce qui concerne la peine infligée au requérant, la Cour note que l’intéressé a initialement été condamné à la peine capitale, et ce pour avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel du pays. À la suite de la promulgation d’une loi ayant abrogé la peine capitale et remplacé les sentences de ce type déjà prononcées par des peines de réclusion criminelle à perpétuité aggravée, la peine du requérant a été commuée, par décision de la cour d’assises appliquant les nouvelles dispositions légales, en une peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée (paragraphe 8 ci-dessus). Pareille peine signifie que l’intéressé restera en prison pour le restant de ses jours, indépendamment de toute considération se rapportant à sa dangerosité et sans possibilité de libération conditionnelle même après une certaine période de détention (Öcalan c. Turquie (no 2), (nos 24069/03 et 3 autres, § 201, 18 mars 2014).

77. Même si le requérant ne se plaint pas explicitement de sa condamnation à perpétuité sans possibilité de libération, la Cour rappelle avoir affirmé à plusieurs reprises que l’exécution de la peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée qualifiée d’incompressible ne respectait pas les exigences de l’article 3 de la Convention à raison de l’absence de perspective d’élargissement et de possibilité de réexamen (Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09 et 2 autres, §§ 119 à 122, CEDH 2013 (extraits), Öcalan c. Turquie (no 2), précité, §§ 193 à 207, Kaytan c. Turquie, no 27422/05, §§ 63 à 68, 15 septembre 2015, Gurban c. Turquie, no 4947/04, §§ 30 à 35, 15 décembre 2015, et Hutchinson c. Royaume-Uni [GC], no 57592/08, § 42, 17 janvier 2017). Or, dans la présente espèce, ce type de peine perpétuelle, dont l’incompatibilité avec les exigences de l’article 3 est déjà constatée, est exécutée par un individu atteint d’un trouble mental postérieurement à sa condamnation.

À cet égard, elle renvoie à l’affaire Murray c. Pays-Bas ([GC], no 10511/10, §§ 107-112, 26 avril 2016) et rappelle les obligations de l’État résultant de l’article 3 de la Convention, s’agissant des détenus à vie souffrant de déficiences mentales et/ou de troubles mentaux.

78. Pour ce qui est de l’état de santé mentale du requérant, la Cour constate que ce dernier a été diagnostiqué comme souffrant d’une schizophrénie. À partir de 2003, l’intéressé a été hospitalisé à plusieurs reprises et il s’est vu administrer divers médicaments pour le traitement de cette maladie (voir, notamment, le paragraphe 36 ci-dessus). Différents établissements spécialisés ont été interrogés pour déterminer si cette pathologie pouvait être qualifiée de maladie permanente au sens de l’article 104/b de la Convention, ce qui aurait offert au requérant la possibilité de bénéficier d’une grâce présidentielle, et si elle nécessitait une suspension de l’exécution de la peine sur le fondement de l’article 16 de la loi no 5725.

79. À cet égard, la Cour note que, d’après certains rapports médicaux, datant de 2007 et de 2010, il s’agissait d’une maladie permanente ou qualifiée de chronique (paragraphes 21, 23 et 25 ci-dessus). Elle note aussi que, ultérieurement, le 26 février 2014, l’institut médicolégal a indiqué qu’il ne s’agissait pas d’une maladie permanente, tout en précisant que l’intéressé devait être mis sous protection et sous traitement dans un établissement de santé du type de ceux visés par la législation pertinente applicable, en vertu de l’article 16 de la loi no 5275 (paragraphe 30 ci-dessus). Elle note également que, par la suite, dans un rapport daté du 19 février 2016, le même institut médicolégal a indiqué que le requérant souffrait de psychoses en rémission et qu’il pouvait purger sa peine en milieu carcéral à condition que ses suivis médicaux fussent assurés (paragraphe 35 ci‑dessus).

80. Cela étant, la Cour observe que, au cours de l’année 2016 et de l’année 2017, le requérant présentait des délires paranoïdes, a été diagnostiqué souffrir d’une psychose[2] atypique et que, en outre, il a déclaré qu’il croyait à l’existence d’un double de lui-même, que ses pensées étaient diffusées, et qu’il les entendait être exprimées à voix haute. À la même période, l’intéressé recevait un traitement pour la schizophrénie, et le dernier avis médical préconisait de lui assurer un suivi rapproché contre le risque de suicide (paragraphe 36 ci-dessus).

81. S’agissant des conditions matérielles de détention du requérant, la Cour note que celui-ci est maintenu à ce jour dans le centre pénitentiaire de type F de Bolu, dans une cellule individuelle mesurant 10 m2, munie d’un lit, d’une table, d’une chaise et d’une armoire, et permettant un accès à une cour de promenade d’environ 45 m2 (paragraphe 37 ci-dessus). Elle note aussi que le Gouvernement n’a pas donné plus de précisions quant à l’existence d’autres facilités éventuellement mises à la disposition de l’intéressé, et que les activités et autres droits pouvant être exercés par ce dernier sont régis par les dispositions de l’article 25 de la loi no 5275 prévoyant un régime spécifique pour les personnes condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité aggravée (paragraphe 41 ci-dessus).

82. Quant aux soins médicaux prodigués au requérant, la Cour observe que, en plus de s’être vu administrer des traitements durant ses internements, à son retour à l’établissement pénitentiaire, celui-ci a été examiné par les médecins de différents hôpitaux et a continué à recevoir des traitements médicaux (paragraphe 36 ci-dessus).

83. La Cour relève toutefois, à la consultation des mêmes rapports médicaux (paragraphes 31, 32 et 35 ci-dessus), que le requérant souffre toujours d’un trouble mental (paragraphes 36 et 80 ci-dessus). Ses lettres manuscrites révèlent qu’il ne dispose pas de la capacité à exprimer clairement sa volonté. D’ailleurs, nombre de rapports, du plus ancien au plus récent, rédigés par les médecins l’ayant examiné, mettent en exergue ses difficultés à faire la différence entre le réel et l’imaginaire et sa propension à présenter des hallucinations (paragraphe 36 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour observe que, à l’heure actuelle, le requérant ne peut pas passer pour être en mesure de prendre des décisions de manière éclairée et consciente, étant démuni de la capacité à apprécier les faits avec justesse et clairvoyance.

84. La Cour prend note, sur ce point, de la position du Gouvernement, qui se fonde sur les rapports médicaux récents pour soutenir que l’état de santé mentale du requérant s’est amélioré depuis 2003, année où le premier diagnostic a été posé. Elle observe toutefois que le Gouvernement n’a fourni aucun document médical attestant que le requérant est désormais en mesure de discerner le traitement qui lui est infligé.

Au contraire, la Cour observe que les rapports médicaux affirmaient que le requérant était atteint d’une schizophrénie chronique (paragraphes 20 et 21 ci-dessus) puis d’une schizophrénie résiduelle (paragraphe 25 ci-dessus) ou encore d’une schizophrénie paranoïde (paragraphes 27 et 36 ci-dessus) et des traitements médicaux furent prescrits en fonction du nouveau diagnostic. Par ailleurs, même si, dans le courant de l’année 2014, l’intéressé présentait des symptômes d’un désordre affectif atypique ou d’un désordre schizo-affectif en rémission (paragraphes 31 et 32 ci-dessus), le diagnostic de délires paranoïdes posé en juin 2016 et celui de psychose atypique en 2017 suggèrent une rechute. Autrement dit, en l’absence d’un suivi constant de l’évolution de sa maladie par une équipe spécialisée, les autorités ne peuvent pas passer pour avoir prodigué au requérant un traitement médical approprié en milieu pénitentiaire.

85. La Cour ne sous-estime pas les efforts déployés par les autorités en ce qui concerne les soins médicaux prodigués au requérant. Toutefois au regard du tableau clinique tel que décrit par les rapports médicaux, il est question du maintien dans un centre pénitentiaire d’un individu souffrant toujours d’une insanité d’esprit (voir, notamment, paragraphe 36 ci-dessus).

86. En tout état de cause, la Cour estime que le fait que le requérant se trouve dans l’incapacité de se plaindre de sa détention en milieu pénitentiaire de façon claire et précise, en raison de l’insanité d’esprit qu’il présente, ne saurait justifier ses conditions de détention actuelles. Admettre le contraire reviendrait à vider de son sens la notion de dignité humaine qui se trouve au cœur même de la Convention (Bouyid c. Belgique [GC], précité, § 89).

87. Il convient de souligner que les détenus atteints de troubles mentaux risquent incontestablement de se sentir davantage en situation d’infériorité et d’impuissance. C’est pourquoi une vigilance accrue s’impose dans le contrôle du respect de la Convention. S’il appartient aux autorités médicales de décider – sur la base des règles reconnues de leur science – des moyens thérapeutiques à employer pour préserver la santé physique et mentale des malades qui sont entièrement incapables d’autodétermination et dont elles ont donc la responsabilité, ceux-ci n’en demeurent pas moins protégés par l’article 3 de la Convention.

En l’espèce, la Cour reconnaît que la nature même de son état de santé mentale rend le requérant plus vulnérable que le détenu moyen et que sa détention en milieu pénitentiaire, à l’exception des périodes correspondant à son transfert en milieu médical, a pu contribuer à l’aggravation de ses troubles mentaux. À cet égard, elle considère que le défaut de placement du requérant par les autorités, pendant la plus grande partie de sa détention, dans un établissement psychiatrique adapté ou dans un centre pénitentiaire doté d’un pavillon psychiatrique spécialisé a forcément exposé l’intéressé à un risque pour sa santé et a dû être source pour lui de stress et d’angoisse (Sławomir Musiał, précité, § 96).

Au demeurant, la Cour note que le requérant s’est vu appliquer un régime identique à celui des personnes condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité aggravée saines d’esprit, et ce malgré la spécificité de son état de santé. Or à cet égard, elle rappelle que les recommandations pertinentes du Comité des ministres aux États membres, à savoir la Recommandation R (98) 7 relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire et la Recommandation Rec(2006)2 sur les Règles pénitentiaires européennes, préconisent de placer et de soigner les détenus souffrant de troubles mentaux graves dans un service hospitalier disposant d’un équipement adéquat et d’un personnel qualifié. Elle rappelle avoir justement attiré l’attention des États membres sur l’importance de ces recommandations, fussent-elles non contraignantes pour les États membres, dans les arrêts Naoumenko c. Ukraine (no 42023/98, § 94, 10 février 2004), Rivière (précité, § 72), Dybeku c. Albanie (no 41153/06, § 48, 18 décembre 2007), Sławomir Musiał (précité, § 96) et Ţicu c. Roumanie, no 24575/10, § 67, 1er octobre 2013).

88. Eu égard aux faits de l’espèce dans leur ensemble, et aux effets cumulatifs de la nature de la peine infligée au requérant et de la maladie dont celui-ci souffre, la Cour conclut que les exigences de l’article 3 de la Convention en la matière n’ont pas été respectées dans le chef de l’intéressé. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

89. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

90. Aux termes de l’article 46 de la Convention,

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

A. Sur l’article 41 de la Convention

1. Dommage

91. Le requérant réclame 25 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi en raison des faits dont il tire grief devant la Cour, à savoir son placement en centre pénitentiaire plutôt que dans un établissement psychiatrique adapté.

92. Le Gouvernement conteste ce montant, qu’il qualifie d’infondé et d’excessif.

93. La Cour considère que le requérant a subi un dommage moral que ne peut suffisamment réparer le seul constat d’une violation. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce et de sa jurisprudence dans des affaires similaires, et statuant en équité, elle lui alloue 10 000 euros (EUR) à ce titre (Sławomir Musiał, précité, § 112).

2. Frais et dépens

94. Le requérant demande également 2 000 EUR au total pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

95. Le Gouvernement conteste cette somme.

96. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour constate que le requérant n’a fourni aucun justificatif quant aux dépenses alléguées. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre par l’intéressé.

B. Sur l’article 46 de la Convention

97. La Cour rappelle que, conformément à l’article 46 de la Convention, lorsqu’elle constate une violation, l’État défendeur a l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à ladite violation et d’en effacer autant que possible les conséquences (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 192, CEDH 2004‑V, et Dybeku, précité, § 63).

98. Elle note que la particularité de la présente affaire réside dans l’incapacité du requérant à s’exprimer de manière claire et cohérente sur sa volonté, ce qui l’a d’ailleurs conduite à conclure à la violation de l’article 3 dans les circonstances de la cause (voir paragraphe 88 ci-dessus).

99. Pour ce qui est des mesures que l’État défendeur devra adopter, sous le contrôle du Comité des Ministres, afin de mettre un terme à la violation constatée, la Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’État en cause de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt rendu par elle (voir, entre autres, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, §§ 201 à 203, CEDH 2004‑II, et Sławomir Musiał, précité, §§ 106 à 108). Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt de la Cour traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1) (voir, mutatis mutandis, Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330‑B, pp. 58-59).

100. Dans ces conditions, eu égard aux circonstances particulières de la cause et au besoin urgent de mettre fin à la violation de l’article 3 de la Convention (paragraphes 87 . 88 ci-dessus), la Cour considère qu’il incombe à l’État défendeur, dans les plus brefs délais, d’assurer au requérant atteint d’un trouble mental des conditions adéquates de détention dans un établissement apte à lui fournir le traitement psychiatrique nécessaire ainsi qu’un suivi médical constant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit, dans les plus brefs délais, assurer au requérant des conditions adéquates de détention dans un établissement spécialisé apte à lui fournir le traitement psychiatrique nécessaire ainsi qu’un suivi médical constant (paragraphe 100 ci‑dessus) ;

b) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

* * *

[1]. Une caractéristique de la schizophrénie s’analysant en une perte de contact avec la réalité partagée par d’autres.

[2]. Selon la littérature médicale, la psychose est une maladie mentale grave qui provoque des troubles sévères tels que des pertes de contact avec la réalité, des bouffées délirantes (délire soudain) ou des idées irrationnelles (pensées absurdes, déraisonnables). La personne malade ne sait plus, par moments, ce qui est réel et ce qui ne l’est pas et elle peut souffrir d’hallucinations visuelles ou auditives.


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