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12/02/2019 | CEDH | N°001-189765

CEDH | CEDH, AFFAIRE BOLTAN c. TURQUIE, 2019, 001-189765


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BOLTAN c. TURQUIE

(Requête no 33056/16)

ARRÊT

STRASBOURG

12 février 2019

DÉFINITIF

12/05/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Boltan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, <

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Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 janvier 2019,

Rend...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BOLTAN c. TURQUIE

(Requête no 33056/16)

ARRÊT

STRASBOURG

12 février 2019

DÉFINITIF

12/05/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Boltan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 janvier 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33056/16) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Civan Boltan (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 juillet 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M. Özdemir, avocat exerçant à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier que ses conditions de détention étaient incompatibles avec son handicap et il se plaignait de ne pas avoir de perspective d’être libéré un jour en raison des modalités d’exécution de la peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée prononcée à son encontre.

4. Le 3 octobre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1991 et est détenu à Bolu.

6. Le 24 avril 2012, le requérant, membre du PKK, une organisation illégale, fut blessé par une bombe qui explosa entre ses mains alors qu’il tentait de lancer celle-ci sur des soldats lors d’une confrontation armée se déroulant près de Diyarbakır. Il fut amputé du bras droit et souffrit de plusieurs lésions permanentes, principalement d’une perte de vision à l’œil gauche.

7. Durant toutes les procédures ci-dessous, le requérant fut représenté par son avocat.

8. Le 3 février 2014, le requérant fut condamné par la 9e chambre de la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises ») à la réclusion criminelle à perpétuité aggravée, principalement pour atteinte à l’ordre constitutionnel du pays et pour tentative d’assassinat d’agents publics.

9. Le 23 octobre 2014, la Cour de cassation confirma cette condamnation, qui devint ainsi définitive. À partir de cette date, le requérant commença à purger sa peine. Il fut placé successivement dans les établissements pénitentiaires de Diyarbakır de type D, de Sincan de type F, puis de Bolu de type F, où il est actuellement détenu.

10. Le 18 février 2015, l’avocat du requérant qui se trouvait alors détenu dans l’établissement pénitentiaire de Diyarbakır, soumit, au nom de son client, une demande d’adaptation des conditions de détention de ce dernier au procureur de la République de la même ville (« le procureur »). Il exposait que le requérant était amputé du bras droit et avait perdu la capacité visuelle à l’œil gauche, qu’il subvenait à ses besoins uniquement grâce à l’aide de ses codétenus et que, en raison des modalités d’exécution spécifiques de la peine de réclusion à perpétuité aggravée, il était obligé de purger sa peine dans une unité de vie individuelle. L’avocat demandait au procureur de décider, d’une part, le transfert de son client dans un centre médical aux fins de constatation de l’inaptitude de celui-ci à subvenir seul à ses besoins et, d’autre part, l’aménagement de ses conditions de détention en fonction des conclusions du rapport qui allait être rendu.

11. Un rapport en date du 16 mars 2015 fut établi par l’hôpital universitaire de Diyarbakır. Il indiquait que le requérant aurait besoin de l’assistance de tiers pour subvenir à ses besoins.

12. Un autre rapport fut rendu le 22 avril 2015 par l’hôpital Gazi Yaşargil de Diyarbakır. Il concluait ce qui suit :

« [L’intéressé] ne souffre pas de maladie psychique. Il peut continuer à [purger sa peine] dans une unité carcérale. L’exécution de sa peine en milieu pénitentiaire ne constituera pas une atteinte certaine à sa vie. [Son état] ne requiert pas de traitement prolongé sur le long terme. [L’intéressé] aura par moments besoin d’une assistance en milieu pénitentiaire. Il n’est pas nécessaire de suspendre l’exécution de sa peine. [Son état] est permanent en raison de l’amputation du bras droit à partir du coude (...). »

13. Le 6 octobre 2015, le juge de l’exécution des peines de Diyarbakır rejeta la demande du requérant. Dans sa décision, il indiquait que le procureur avait émis un avis défavorable à ladite demande, et il exposait que l’acceptation de la demande en question reviendrait à modifier la condamnation prononcée à l’égard de l’intéressé, ce qui enfreindrait les règles procédurales et la loi.

14. Le 26 octobre 2015, la 2e chambre de la cour d’assises de Diyarbakır rejeta l’opposition formée par le requérant au motif que l’article 25 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures de sûreté interdisait en toutes circonstances la suspension de l’exécution de la réclusion criminelle à perpétuité aggravée. Selon cette instance, la disposition en question offrait uniquement la possibilité de placer le détenu concerné dans une unité carcérale en milieu hospitalier si l’état de santé de celui-ci l’exigeait et qu’il n’y avait aucune possibilité d’aménager autrement les conditions de détention du requérant.

15. Le 11 décembre 2015, le requérant introduisit un recours devant la Cour constitutionnelle pour se plaindre d’une incompatibilité de ses conditions de détention avec son infirmité.

16. Un rapport en date du 25 février 2016 fut établi par l’hôpital civil Gazi Yaşargil de Diyarbakır. Il concluait ce qui suit :

« 1. aucune maladie mentale n’est détectée chez le détenu,

2. [son état] ne constitue pas un obstacle à l’exécution de sa peine,

3. l’exécution de sa peine privative de liberté n’est pas constitutive d’un risque certain pour sa vie,

4. [son état] ne nécessite pas de traitement médical régulier,

5. [le détenu] peut subvenir seul à ses besoins au sein des établissements pénitentiaires,

6. aucune pathologie de nature à nécessiter la suspension de l’exécution de sa peine n’a été relevée,

7. [son état] est permanent d’un point de vue orthopédique (...). »

17. D’après un rapport rendu le 11 avril 2016 par l’hôpital universitaire Numune d’Ankara, l’état de santé de l’intéressé ne faisait pas obstacle au placement de celui-ci en unité de vie individuelle et ne rendait pas nécessaire la suspension de l’exécution de la peine.

18. Le 18 mai 2016, la Cour constitutionnelle rejeta le recours au motif qu’il avait été introduit tardivement. Pour ce faire, elle prit comme point de départ le 4 novembre 2015, date à laquelle la décision de la 2e chambre de la cour d’assises avait été notifiée au requérant, et non pas le 11 décembre 2015, date à laquelle la notification avait été faite à son avocat.

19. Le 1er juillet 2016, le Gouvernement a fourni les informations suivantes à la Cour :

– le requérant est incarcéré depuis le 28 avril 2012 ;

– du 30 avril 2012 au 21 mars 2016, l’intéressé a été placé dans l’établissement pénitentiaire de Diyarbakır ; durant la quasi-totalité de cette période, il a occupé une unité de vie collective mesurant environ 20 m2, disposant de deux fenêtres de 84 cm x 113 cm, équipée d’une cabine de douche et de toilettes, et donnant sur une cour de promenade de 231 m2 ; entre le 10 mars 2016 et le 21 mars 2016, il a été maintenu pendant onze jours dans une unité de vie individuelle mesurant environ 9 m2, équipée d’une cabine de douche et de toilettes, et donnant sur une cour de promenade de 64 m2 ; au cours de son séjour dans cette prison, il a reçu la visite de ses parents et de ses frères et sœurs, et il a eu la possibilité de s’entretenir avec son avocat ;

– du 21 mars 2016 au 28 juillet 2016, le requérant a été placé dans l’établissement pénitentiaire de Sincan (Ankara) ; entre le 23 juillet 2016 et le 28 juillet 2016, il a été maintenu pendant cinq jours dans une unité de vie individuelle mesurant environ 8 m2, disposant d’une fenêtre de 90 cm x 120 cm, équipée d’une cabine de douche et de toilettes, et donnant sur une cour de promenade de 25 m2 (le gouvernement défendeur n’a pas communiqué d’informations sur les conditions de détention du requérant dans l’unité de vie collective que celui-ci a occupée pendant le reste de son incarcération dans cet établissement) ; au cours de son séjour dans cette prison, le requérant a reçu quatre visites de ses parents et de ses frères et sœurs ;

– depuis le 28 juillet 2016, le requérant est détenu dans l’établissement pénitentiaire de Bolu, où il se trouve encore aujourd’hui ; il y occupe une unité de vie collective qu’il partage avec deux codétenus ; cette unité mesure 50 m2, est sur deux étages, et dispose d’une salle de bain séparée équipée d’une cabine de douche et de toilettes ; l’eau chaude est fournie trois jours par semaine pendant deux heures ; le chauffage est assuré par un chauffage central fonctionnant en permanence, et l’unité de vie donne accès à une cour de promenade de 50 m2 ; le requérant a reçu la visite de ses proches plusieurs fois depuis son incarcération dans cet établissement.

II. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS

20. S’agissant des allégations d’isolement et de la nature incompressible de la réclusion criminelle à perpétuité aggravée, le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Öcalan c. Turquie (no 2) (nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07, §§ 62-71, 18 mars 2014) et dans la décision Karsu et autres c. Turquie (nos 34971/05, 34974/05 et 1057/06, §§ 24-42, 27 mars 2018).

21. Les parties pertinentes en l’espèce de la Recommandation no R (98)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire se lisent comme suit :

« III. L’organisation des soins de santé dans les prisons notamment du point de vue de la gestion de certains problèmes courants

(...) C. Personnes inaptes à la détention continue : handicap physique grave, grand âge, pronostic fatal à court terme

50. Les détenus souffrant de handicaps physiques graves et ceux qui sont très âgés devraient pouvoir mener une vie aussi normale que possible et ne pas être séparés du reste de la population carcérale. Des modifications structurelles nécessaires devraient être entreprises dans les locaux pour faciliter les déplacements et les activités des personnes en fauteuil roulant et des autres handicapés, comme cela se pratique à l’extérieur de la prison.

51. La décision quant au moment opportun de transférer dans des unités de soins extérieures les malades dont l’état indique une issue fatale prochaine devrait être fondée sur des critères médicaux. En attendant de quitter l’établissement pénitentiaire, ces personnes devraient recevoir pendant la phase terminale de leur maladie des soins optimaux dans le service sanitaire. Dans de tels cas, des périodes d’hospitalisation temporaire hors du cadre pénitentiaire devraient être prévues. La possibilité d’accorder la grâce ou une libération anticipée pour des raisons médicales devrait être examinée. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

22. Le requérant soutient que le régime d’exécution de la peine perpétuelle consistant, en application des dispositions pertinentes en la matière de la loi no 5275, en son placement dans une unité de vie individuelle constitue un traitement inhumain au vu de son handicap. Il soutient aussi que l’exécution d’une peine privative de liberté pour le restant de ses jours est contraire à l’article 3 de la Convention.

23. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant critique l’absence d’examen sur le fond de son grief concernant son infirmité. Selon lui, les tribunaux ont interprété de manière erronée sa demande puisqu’ils l’ont considéré comme une demande de libération et la Cour constitutionnelle a abusivement déclarée son recours irrecevable.

24. La Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs du requérant sous l’angle du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Quant à la procédure

25. Le Gouvernement invite la Cour à rayer la requête de son rôle au motif que le représentant n’a pas été dûment mandaté par le requérant conformément à l’article 47 du règlement.

26. La Cour observe que le représentant a été mandaté par le requérant par acte notarié de 2012 et que la partie pertinente du formulaire de requête a aussi été signée par les deux intéressés. Il convient donc de rejeter cet argument.

B. Sur la recevabilité

27. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas la qualité de victime au motif qu’à aucun moment celui-ci n’a été détenu dans une unité de vie individuelle, à l’exception des seize jours pendant lesquels il se serait trouvé placé dans une telle unité. Il considère que la requête est en tout état de cause manifestement mal fondée. Il n’invoque pas une exception tiré du non-épuisement du recours individuel devant la Cour constitutionnelle quant au grief sur la nature incompressible de la réclusion criminelle à perpétuité aggravée (voir, a contrario, Tekin et Baysal c. Turquie (déc.), §§ 14, 17, et 27-28, 4 décembre 2018).

28. La Cour relève que le requérant ne se prononce pas sur l’argument du Gouvernement selon lequel sa détention en unité de vie individuelle était limitée à seize jours. Cela étant, la Cour doit examiner si les conditions de détention de l’intéressé durant ces seize jours étaient compatibles ou non avec les critères de l’article 3 de la Convention. Il convient par conséquent de rejeter l’exception du Gouvernement.

29. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

C. Sur le fond

1. Sur les conditions de détention du requérant

30. Le requérant allègue que sa détention dans une unité de vie individuelle constitue un traitement inhumain au vu de son infirmité.

31. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il expose qu’à aucun moment le requérant n’a été placé en unité de vie individuelle malgré la nature de sa condamnation et les modalités d’exécution de celle-ci, hormis pendant les seize jours durant lesquels il aurait été détenu seul (paragraphe 19 ci‑dessus), et qu’actuellement il continue à purger sa peine dans une unité de vie collective qu’il partage avec deux codétenus.

32. D’emblée, la Cour note que le requérant ne se plaint pas expressément d’une absence de dispositifs pour les personnes à mobilité réduite ou encore d’une absence d’assistance par un personnel qualifié. L’intéressé ne précise pas non plus quels sont, au quotidien, les gestes qu’il n’arrive pas à exécuter ou les difficultés pratiques auxquelles il doit faire face quand il se trouve seul. Dans son grief, il se borne à dénoncer l’incompatibilité de son maintien dans une unité de vie individuelle avec son handicap : il ne se plaint pas d’une incompatibilité de sa détention dans une unité de vie collective avec son infirmité.

33. La Cour observe que, en l’espèce, le requérant a été placé successivement dans les établissements pénitentiaires de Diyarbakır et de Sincan avant d’être transféré à la prison de Bolu, où il est actuellement détenu. Elle constate que, lors de son incarcération dans l’établissement pénitentiaire de Diyarbakır, l’intéressé a été placé pendant onze jours dans une unité de vie individuelle, du 10 au 21 mars 2016 et que, au cours de son séjour dans l’établissement pénitentiaire de Sincan, il a été détenu pendant cinq jours dans une unité de vie individuelle, du 23 au 28 juillet 2016, avant d’avoir été placé en unité de vie collective.

34. Elle constate ainsi, contrairement à ce que le requérant allègue à ce sujet, que le reste du temps celui-ci a été détenu dans des unités de vie collectives dans les deux établissements pénitentiaires précédents et qu’à l’heure actuelle il partage une unité de vie avec deux codétenus à Bolu.

35. En l’occurrence, la Cour relève aussi que les rapports médicaux rendus respectivement le 25 février 2016 par l’hôpital civil Gazi Yaşargil de Diyarbakır et le 11 avril 2016 par l’hôpital universitaire Numune d’Ankara indiquaient que l’intéressé pouvait vivre seul en milieu carcéral et que son état de santé ne faisait pas obstacle à son placement en unité de vie individuelle (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). Elle observe ensuite que les dates auxquelles le requérant a été détenu en unité de vie individuelle sont postérieures à la date à laquelle le premier des rapports susmentionnés a été rendu (paragraphe 16 ci-dessus) et que la période, au total, de seize jours pendant laquelle l’intéressé a été détenu seul est relativement courte. Elle note en outre que le requérant ne se plaint pas d’un isolement au sens propre de ce terme ou d’autres éléments connexes qui viendraient aggraver ses conditions effectives de détention (comparer avec Bora c. Turquie (déc.), no 30647/17, 28 novembre 2017). Au contraire, l’intéressé n’a donné aucune description de la situation concrète dans laquelle il se trouvait, notamment, entre autres, quant à l’état des unités de vie successivement occupées par lui et leur adaptation ou non à son handicap ou à sa perte d’autonomie, quant aux difficultés qu’il rencontrait dans l’accomplissement des actes essentiels (toilette, habillage, etc.) ou des activités quotidiennes (entretien de la cellule, circulation dans l’établissement, etc.) ou encore quant à l’accès à l’unité sanitaire.

36. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que les conditions de détention imposées au requérant pendant une période de seize jours au total n’ont pas atteint le seuil minimum de gravité requis pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition.

37. Dans ces conditions, la Cour considère aussi que le grief du requérant concernant l’examen insuffisant ou erronée de son grief demeure sans fondement puisqu’en pratique il n’a été maintenue que seize jours dans une unité de vie individuelle, période pour laquelle la Cour vient de constater la non violation de l’article 3 de la Convention.

2. Sur la peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée infligée au requérant

38. Le requérant soutient que sa condamnation à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle constitue une violation de l’article 3 de la Convention. Il se réfère aux arrêts Öcalan c. Turquie (no 2) (nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07, §§ 62-71, 18 mars 2014), Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09 et 2 autres, CEDH 2013 (extraits)), et Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, nos 15018/11 et 61199/12, CEDH 2014 (extraits)).

39. Le Gouvernement conteste cette thèse, et il indique que l’article 104 de la Constitution turque prévoit que la grâce présidentielle peut être accordée pour cause de maladie chronique, de handicap ou de vieillesse à tout condamné.

40. La Cour rappelle avoir déjà dit qu’une peine perpétuelle incompressible est contraire à l’article 3 de la Convention (Vinter et autres précité, §§ 107-131, Harakchiev et Tolumov précité, §§ 247-268, Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, §§ 99-104, 26 avril 2016, et Matiošaitis et autres c. Lituanie, nos 22662/13 et 7 autres, §§ 156-183, 23 mai 2017 ; pour un contexte similaire, voir l’affaire T.P. et A.T c. Hongrie, nos 37871/14 et 73986/14, 4 octobre 2016, où la réclusion à perpétuité était l’objet d’un réexamen automatique au bout de quarante ans (violation) ; voir également Hutchinson c. Royaume-Uni [GC], no 57592/08, §§ 37-73, 17 janvier 2017).

41. S’agissant de la question de la grâce présidentielle évoquée par le Gouvernement, la Cour rappelle avoir déjà jugé que la libération pour motifs humanitaires ne correspond pas à la notion de « perspective d’élargissement » pour des motifs légitimes d’ordre pénologique (Vinter et autres, précité, § 129, Öcalan (no 2) précité, § 203, et László Magyar c. Hongrie, no 73593/10, §§ 55-58, 20 mai 2014). En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence.

42. Sur la question de savoir si la réclusion criminelle à perpétuité aggravée en droit turc est compatible avec l’article 3 de la Convention, la Cour renvoie à ses arrêts Öcalan (no 2) (précité, §§ 193-207), Kaytan c. Turquie (no 27422/05, §§ 63-68, 15 septembre 2015) et Gurban c. Turquie (no 4947/04, §§ 30-35, 15 décembre 2015), et elle conclut, en l’espèce, à la violation de l’article 3 de la Convention pour les mêmes motifs, car elle ne constate aucun élément ou argument nécessitant d’examiner plus avant le grief (comparer avec Bodein c. France, no 40014/10, §§ 53-62, 13 novembre 2014, affaire dans laquelle la condamnation du requérant à une peine perpétuelle, étant susceptible d’être réexaminée vingt-six ans après son prononcé, a été considérée conforme à la Convention, et Hutchinson précité, §§ 37-73).

43. La Cour souligne que ce constat de violation ne saurait être compris comme donnant au requérant une perspective d’élargissement imminent. Il incombe aux autorités nationales de vérifier, dans le cadre d’une procédure à établir par l’adoption d’instruments législatifs appropriés et en conformité avec les principes exposés par la Cour dans les paragraphes 111-113 de son arrêt Vinter et autres précité, si le maintien en détention du requérant se justifiera toujours après un délai minimum de détention, soit parce que les impératifs de répression et de dissuasion ne seront pas encore entièrement satisfaits, soit parce que le maintien en détention de l’intéressé sera justifié par des raisons de dangerosité (Öcalan (no 2), précité, § 207).

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

44. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

45. Le requérant réclame 200 000 livres turques (TRY) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

46. Le Gouvernement conteste cette demande.

47. Gardant à l’esprit ses indications au paragraphe 43 ci-dessus, la Cour estime que tout préjudice éventuellement subi par le requérant se trouve suffisamment compensé par le constat de violation de l’article 3 de la Convention du fait de l’imposition d’une peine de réclusion criminelle à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle (Vinter, précité, § 136).

B. Frais et dépens

48. Le requérant demande également 21 400 TRY (soit environ 3 900 euros (EUR)) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Il présente une note d’honoraires indiquant la nature et la durée du travail effectué, signée par son avocat.

49. Le Gouvernement considère que cette somme est excessive.

50. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 1 500 EUR.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention s’agissant des conditions de détention du requérant ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention quant au grief tiré de la nature incompressible de la peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée ;

4. Dit que le constat de violation de l’article 3 de la Convention fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant de ce fait ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-189765
Date de la décision : 12/02/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant) (Volet matériel);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Peine dégradante;Peine inhumaine) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : BOLTAN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : OZDEMIR M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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