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12/02/2019 | CEDH | N°001-189739

CEDH | CEDH, AFFAIRE ZEKİ KAYA c. TURQUIE, 2019, 001-189739


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ZEKİ KAYA c. TURQUIE

(Requête no 22388/07)

ARRÊT

STRASBOURG

12 février 2019

DÉFINITIF

12/05/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Zeki Kaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
S

téphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 janvier ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ZEKİ KAYA c. TURQUIE

(Requête no 22388/07)

ARRÊT

STRASBOURG

12 février 2019

DÉFINITIF

12/05/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Zeki Kaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 janvier 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22388/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Zeki Kaya (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant est décédé postérieurement à l’introduction de la requête et ses héritiers ont présenté à la Cour leur volonté d’en poursuivre l’examen (voir §§ 32-34 ci-dessous). Toutefois, pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’appeler M. Kaya le « requérant » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à sa veuve et à ses deux enfants (voir notamment l’arrêt Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 1, CEDH 1999‑VI, et Çakar c. Turquie, no 42741/98, § 2, 23 octobre 2003).

2. Le requérant a été représenté devant la Cour par Me M. Yağcı, avocat à Bursa. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 3 octobre 2016, les griefs concernant l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1960 et résidait à Bursa jusqu’à son décès.

A. Les circonstances de l’espèce

1. Genèse

5. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

6. Le 21 mai 1998, le requérant subit une intervention chirurgicale à la clinique d’oto-rhino-laryngologie de l’hôpital universitaire public d’Uludağ.

7. À l’issue de cette intervention, le requérant perdit l’usage de son œil droit.

2. La procédure pénale

8. Le 1er juillet 1998, le requérant porta plainte devant le parquet de Bursa contre le chirurgien qui l’avait opéré, O.İ.B., pour négligence et imprudence professionnelles.

9. Le 14 juillet 1998, en application de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics, le parquet transmit le dossier de l’affaire au rectorat de l’hôpital universitaire d’Uludağ (« le rectorat »), qui était l’autorité compétente pour décider de l’opportunité d’ouvrir une instruction pénale contre le personnel médical de son ressort.

10. Le 20 octobre 1998, le rectorat refusa l’ouverture des poursuites contre O.İ.B., considérant que « l’incident regrettable survenu en l’espèce s’analysait en une complication chirurgicale rare ».

11. Sur opposition du requérant, le Conseil d’État infirma cette décision, constatant un lien de causalité entre l’acte médical incriminé et le préjudice subi. Le dossier fut alors envoyé au parquet de Bursa, qui déféra O.İ.B. devant le tribunal correctionnel de la même ville.

12. Par un jugement du 26 février 2001, ledit tribunal décida de surseoir au prononcé du jugement conformément à la loi no 4616 relative à la libération conditionnelle et à la suspension des procédures ou de l’exécution des peines prononcées pour des crimes commis avant le 23 avril 1999.

3. L’action de pleine juridiction

13. Afin d’appuyer ses prétentions devant les autorités administratives, le requérant demanda à un expert privé d’évaluer son préjudice résultant de la perte de l’usage de son œil droit. Le 24 juin 1998, l’expert établit que les dommages matériel et moral du requérant s’élevaient respectivement à 7 000 000 000 et à 2 500 000 000 anciennes livres turques (TRL).

14. Le 23 juillet 1998, le requérant formula devant le rectorat une demande préalable de dédommagement, réclamant les sommes susmentionnées. Le rectorat ne répondit pas, ce qui valait rejet tacite de la demande.

15. Le 6 octobre 1998, le requérant introduisit une action de pleine juridiction devant le tribunal administratif de Bursa contre le rectorat de l’hôpital universitaire d’Uludağ.

16. Le 3 avril 2002, à la demande du tribunal, l’institut médicolégal de Bursa rendit un rapport d’expertise concluant que le médecin mis en cause n’avait commis aucune faute et que le handicap en question résultait « d’une complication, certes indésirable, mais acceptable » survenue lors de l’opération.

17. L’unique membre spécialiste en ophtalmologie du comité d’expertise vota contre cet avis et exprima une opinion dissidente qui se fondait notamment sur les éléments suivants :

« – l’opération litigieuse était en principe conforme au protocole y afférent ;

– ceci étant, pareil acte chirurgical à proximité de l’orbite appelait la plus grande attention, ce que le mis en cause a manqué d’assurer en intervenant directement dans la cavité orbitale ;

– bien que, en sa qualité d’enseignant en oto-rhino-laryngologie, il était censé disposer des capacités techniques et académiques nécessaires ainsi que de la plus grande maîtrise des outils chirurgicaux à sa disposition, O.İ.B. n’a pas fait preuve de diligence et a provoqué chez le patient un handicap oculaire permanent ;

– il s’ensuit qu’O.İ.B. est fautif dans la survenance de l’incident. »

18. Le tribunal administratif de Bursa fit sienne la conclusion du rapport précité. Par un jugement du 23 mai 2002, il débouta le requérant.

19. Sur pourvoi du requérant, le 23 mai 2002, le Conseil d’État cassa le jugement susvisé. Il estima que l’institut médicolégal ne pouvait pas se prononcer dans le sens d’une absence de faute attribuable au médecin en dépit du vote contraire à cette conclusion de l’unique membre ophtalmologue du comité chargé d’examiner les faits, et que, en l’occurrence, la question devait être portée devant l’assemblée générale dudit institut.

20. À nouveau saisi du dossier, le tribunal administratif de Bursa chargea l’assemblée générale de l’institut médicolégal de trancher.

21. Dans son rapport du 1er décembre 2005, cette dernière, s’alignant sur les observations de l’expert dissident, rendit la conclusion suivante :

« (...) le mis en cause a omis de prendre les précautions nécessaires pour parer aux complications prévisibles ; il a ainsi fait preuve d’imprudence et d’inattention et, en conséquence, l’administration est responsable à hauteur de 3 sur une échelle de 8 (3/8) du fait de l’acte fautif de O.İ.B. (...) »

Il ressort de ce rapport que les experts de l’institut médicolégal avaient à leur disposition le dossier complet du requérant, qui comprenait notamment 22 clichés de tomographie et d’imagerie par résonance magnétique.

22. Le 15 mars 2006, malgré la contestation du requérant quant au degré de responsabilité retenu par l’assemblée générale de l’institut médicolégal dans son rapport, le tribunal administratif rendit son jugement sur la base de ce rapport et condamna l’administration à verser à l’intéressé 2 625 livres turques (TRY)[1] pour préjudice matériel et 2 500 TRY pour dommage moral, sommes calculées au prorata de 3/8 fixé par l’institut médicolégal et assorties d’intérêts légaux commençant à courir à compter du 23 juillet 1998.

23. Le 16 juin 2006, le requérant se pourvut en cassation devant le Conseil d’État. Il arguait notamment que, si le chirurgien en cause avait été déclaré fautif à hauteur de 3/8 purement du point de vue de la science médicale, il n’en demeurait pas moins que le restant de la faute devrait également être imputé à l’administration au titre, selon lui, de la responsabilité objective de celle-ci en tant qu’entité chargée du service public de la santé. À cet égard, le requérant avançait le principe selon lequel, en droit turc, il n’était pas possible qu’un expert judiciaire puisse se substituer au juge du fond pour déterminer l’existence d’une faute de service, et encore moins pour définir la part de responsabilité ; selon lui, le rôle de l’expert était limité à la fourniture d’informations scientifiques permettant au juge de mener à bien son enquête et d’évaluer les faits de façon objective, sans jamais interférer dans l’appréciation juridique des faits.

24. Le 29 mars 2007, l’administration versa au requérant 24 142 TRY, la formation d’un pourvoi n’ayant pu avoir d’effet suspensif sur l’exécution du jugement du 15 mars 2006.

25. Le 27 avril 2007, le requérant chargea un autre expert juridique privé d’actualiser le montant de son préjudice matériel. Celui-ci évalua le manque à gagner réel du requérant à 123 736 TRY en se basant sur l’hypothèse d’une responsabilité totale de l’administration.

26. Par un arrêt du 27 avril 2009, le Conseil d’État confirma le jugement attaqué.

27. Le 5 juin 2009, le requérant introduisit un recours en rectification de l’arrêt, reprenant les mêmes moyens que précédemment. Par un arrêt du 18 novembre 2009, le Conseil d’État rejeta le recours du requérant, ce qui mit définitivement fin à la procédure.

4. Le recours devant la commission d’indemnisation instaurée par la loi no 6384 relative au règlement, par l’octroi d’une indemnité, de certaines requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme (« la commission d’indemnisation »)

28. Le 5 juin 2014, postérieurement à l’introduction de la présente requête et suivant la décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 8 avril 2014 en ce sens, le requérant saisit la commission d’indemnisation en vue d’obtenir la réparation du préjudice qu’il estimait avoir subi en raison du non-respect par les tribunaux internes de l’exigence du délai raisonnable.

29. Le 19 mars 2015, la commission d’indemnisation lui accorda la somme de 10 800 TRY à ce titre.

B. Données économiques

30. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les listes de l’indice des prix de détail publiées par l’Institut des statistiques de l’État. D’après la liste pertinente en l’espèce, en prenant le chiffre « 100 » comme indice de base pour le mois de juillet 1998, date à laquelle le requérant a saisi l’administration d’une demande préalable d’indemnisation (paragraphe 14 ci-dessus), l’indice de l’inflation au mois de mars 2007, date à laquelle les dommages-intérêts accordés au requérant lui ont été versés (paragraphe 24 ci-dessus) a atteint le chiffre « 1017 ».

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

31. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans l’arrêt Okçu c. Turquie (no 39515/03, §§ 19-32, 21 juillet 2009).

EN DROIT

I. SUR LE LOCUS STANDI DES HÉRITIERS DU REQUÉRANT À MAINTENIR LA REQUÊTE À LA SUITE DE SON DÉCÈS

32. Par une lettre du 20 octobre 2017, l’épouse du requérant, Mme Ezine Kaya, son fils, M. Murat Kaya, et sa fille, Mme Asiye Dervişoğlu, ont informé la Cour que le requérant est décédé le 27 septembre 2017 et qu’ils souhaitaient maintenir la requête originellement introduite par leur proche et d’y participer en se faisant représenter par l’avocat qu’ils avaient nommé.

33. Le Gouvernement n’a pas élevé de contestation à cet égard.

34. La Cour reconnaît à l’épouse du requérant, Mme Ezine Kaya, son fils, M. Murat Kaya, et sa fille, Mme Asiye Dervişoğlu, qualité pour se substituer au requérant dans la présente instance.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

35. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant déplore en premier lieu que le système juridique turc ait failli à lui assurer une protection juridique adéquate et efficace, eu égard à l’atteinte physique invalidante dont il a été victime. À cet égard, il fait remarquer qu’en l’espèce la procédure pénale s’est soldée par un sursis au prononcé du jugement et la procédure administrative par l’octroi d’une somme dérisoire ne pouvant réparer le préjudice matériel et moral subi. Le requérant critique notamment les juges administratifs pour avoir déterminé les sommes à allouer en fonction de la part de responsabilité évaluée à 3/8 par l’Institut médicolégal en ce qui concerne le chirurgien O.İ.B.

36. Le Gouvernement soutient que, dans les circonstances de la cause, le requérant n’a plus la qualité de victime puisqu’il a obtenu la réparation de son préjudice corporel et que la commission d’indemnisation lui a accordé un montant pour réparer le préjudice qu’il a subi du fait de la longueur de la procédure devant les tribunaux internes.

37. La Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, la Cour estime que, dans la mesure où les tribunaux internes ont reconnu la responsabilité de l’administration dans la survenance du préjudice corporel du requérant au sens de l’article 8 de la Convention sous l’angle de la protection de l’intégrité physique contre des négligences médicales (Trocellier c. France (déc.), no 75725/01, 5 octobre 2006), il convient d’examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 8 de la Convention libellé comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »

38. Elle rappelle à cet égard sa jurisprudence relative aux obligations de l’État en matière de négligences médicales (voir, notamment, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002‑I, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009, Codarcea c. Roumanie, no 1675/04, § 104, 2 juin 2009, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 6080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017 et Jurica c. Croatie, no 0376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent) et se réfère à ses arrêts Calvelli et Ciglio (précité, § 49) et Karakoca c. Turquie ((déc.), no 46156/11, 21 mai 2013) en ce qui concerne les voies de droit à emprunter lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, de négligences médicales alléguées. Elle rappelle aussi qu’il n’appartient pas à elle de remettre en cause les conclusions des médecins ni de se livrer à des conjectures à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur le caractère correct des conclusions auxquelles sont parvenus les experts (voir, entre tant d’autres, Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 119, CEDH 2007‑I, et Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010).

39. Revenant aux faits de la cause, la Cour observe que, le 6 octobre 1998, le requérant a introduit devant le tribunal administratif une action de pleine juridiction. L’intéressé reprochait aux autorités de lui avoir causé une cécité permanente à l’œil droit en raison d’erreurs médicales commises par le médecin O.İ.B. et réclamait 7 000 000 000 TRL pour préjudice matériel et 25 000 000 000 TRL pour préjudice moral.

40. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que les tribunaux ont explicitement reconnu la responsabilité de l’administration dans le dommage subi par le requérant. Ensuite, elle constate que le tribunal administratif, statuant à la lumière du rapport d’expertise du 1er décembre 2005, a finalement accordé au requérant 2 625 TRY pour préjudice matériel et 2 500 TRY pour préjudice moral (paragraphe 22 ci-dessus), montants calculés au prorata du taux de responsabilité retenu par l’expertise susmentionnée et augmentés d’intérêts moratoires. Elle constate de surcroît que le jugement du tribunal administratif a été exécuté par l’administration et le montant alloué a été effectivement versé à l’intéressé (paragraphe 24 ci-dessus).

41. Par ailleurs, conformément à l’affirmation du Gouvernement, il ressort du dossier que le requérant a saisi la commission d’indemnisation qui lui a accordé 10 000 TRY au titre du préjudice que l’intéressé a subi du fait de la méconnaissance de l’exigence du délai raisonnable par les tribunaux internes (paragraphe 29 ci-dessus).

42. Dès lors, elle retient l’exception du Gouvernement à ce titre et juge que le requérant ne peut plus se prétendre victime de la violation de l’article 8 de la Convention à ce titre.

43. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

44. Le requérant se plaint du non-respect de son droit au respect de ses biens du fait du caractère dérisoire de l’indemnité accordée par le tribunal administratif. Il évoque que, en raison de la durée excessive de la procédure administrative diligentée en l’espèce, l’indemnisation accordée par les tribunaux internes avait perdu sa valeur en raison de la dépréciation monétaire intervenue en cours de procédure. Il déplore à cet égard son impossibilité de demander en cours d’instance la réévaluation de ce montant devant les tribunaux administratifs. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention au soutien de ses prétentions libellé comme suit :

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (...) »

45. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

46. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Se référant à une décision adoptée par la Cour le 31 janvier 2006 (Kat İnşaat Ticaret Kollektif Şirketi c. Turquie (déc.), no 74495/01), il expose que le requérant avait la possibilité d’engager un recours fondé sur l’article 105 du Code des obligations en vue d’obtenir réparation du préjudice qui n’aurait pas été compensé par les intérêts moratoires. Il soutient en outre que ce grief est, dans tous les cas, manifestement mal fondée.

47. La Cour rappelle avoir déjà examiné le recours fondé sur l’article 105 du Code des obligations dans l’affaire Okçu c. Turquie (no 39515/03, § 67, 21 juillet 2009) et d’avoir rejeté l’exception que le Gouvernement avait soulevée à ce titre. Partant, cette exception du Gouvernement ne saurait non plus être retenue en l’espèce pour les mêmes motifs. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

48. Le requérant se plaint de ne pas avoir touché la totalité des dommages-intérêts auxquels il considérait avoir droit dans le cadre du contentieux administratif entamé pour faire reconnaître la responsabilité de l’administration dans la réalisation du dommage corporel résultant des négligences et d’imprudences commises par le médecin O.İ.B. dans la pratique de son métier. Il soutient que, en raison de l’inflation et de la longueur de la procédure devant les tribunaux administratifs, la somme octroyée par ces derniers était inférieure à la valeur réelle du préjudice corporel qu’il avait subi. Il conteste en outre le montant accordé, estimant ce dernier nettement inférieur au montant déterminé par l’expertise privée réalisée le 27 avril 2007 (paragraphe 25 ci-dessus).

49. Il précise qu’il ne disposait d’aucun moyen pour réclamer cette perte excédentaire, car le droit procédural en vigueur à l’époque interdisait toute demande de réévaluation des prétentions initialement formulées, après l’expiration du délai légal pour introduire une action de pleine juridiction.

50. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient que le montant énoncé par l’expertise privée susmentionnée était basé sur un calcul erroné car l’expert n’aurait pas pris en compte la part de responsabilité telle que déterminée par l’institut médicolégal et aurait basé son calcul, à tort, sur un taux de responsabilité à hauteur de 8/8.

51. Il expose, par ailleurs, que les tribunaux ont reconnu la responsabilité pour faute du médecin en cause et qu’ils ont accordé des dommages-intérêts en fonction des sommes réclamées par le requérant au moment de l’introduction de l’instance. Il estime que l’intéressé a été entièrement dédommagé par les sommes octroyées, d’une part, par le tribunal administratif de Bursa pour le préjudice subi en raison de la perte de l’usage d’un œil et, d’autre part, par la commission d’indemnisation pour méconnaissance de l’exigence du délai raisonnable par les tribunaux internes.

2. L’appréciation de la Cour

52. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie à son arrêt Okçu (précité, §§ 48-61).

53. En l’espèce, elle observe que le requérant a subi une opération de chirurgie oto-rhino-laryngologique et que cette intervention a entraîné chez lui une cécité de l’œil droit (paragraphes 6 et 7 ci-dessus).

54. Elle relève que, le 6 octobre 1998, le requérant a ensuite entamé une action en réparation devant les tribunaux administratifs et qu’il a réclamé 7 000 TRY pour préjudice matériel et 2 500 TRY pour préjudice moral. Elle observe que les tribunaux ont reconnu la responsabilité pour faute du médecin O.İ.B. à hauteur de 3 sur une échelle de 8 (3/8), telle qu’elle avait été déterminée par l’assemblée générale de l’institut médicolégal dans son rapport (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour note que les tribunaux ont partiellement fait droit à la demande du requérant et qu’ils lui ont accordé 2 625 TRY pour préjudice matériel et 2 500 TRY pour préjudice moral (paragraphe 22 ci-dessus). Cette réparation, augmentée des intérêts moratoires, s’élevait à 24 142 TRY à la date de l’exécution du jugement (paragraphe 24 ci-dessus).

55. À cet égard, elle observe que, tel qu’expliqué dans les observations du Gouvernement, le calcul du montant indiqué par l’expertise juridique privée du 27 avril 2007 était effectivement basé sur un taux de responsabilité 8/8 de l’administration (paragraphe 25 ci-dessus). Or, selon les conclusions du rapport de l’institut médicolégal, la faute attribuable à l’administration était à hauteur de 3/8. Partant, la somme déterminée à partir de l’évaluation effectuée par l’expertise privée du 27 avril 2007 et auquel le requérant se réfère, ne saurait être pertinente en l’espèce.

56. La Cour relève donc que la présente espèce porte en effet sur l’insuffisance des intérêts moratoires légaux appelés à compenser la perte due à la dépréciation monétaire pendant la période de huit ans et huit mois allant de la saisine de l’administration par une demande préalable d’indemnisation (paragraphe 14 ci-dessus) au paiement effectif des sommes fixées par le tribunal administratif (paragraphe 24 ci-dessus).

57. Sur ce point, elle rappelle que, à l’époque de la procédure examinée, le droit administratif turc ne prévoyait ni la réévaluation en cours d’instance des sommes initialement réclamées ni l’action complémentaire en ce sens (Okçu, précité, §§ 27 à 31 et 64).

58. Ensuite elle constate que le montant des dommages-intérêts alloué par les tribunaux a été calculé au prorata de la part de responsabilité de l’administration (3/8) du fait de son agent par rapport à l’intégralité du préjudice matériel subi et en fonction de la somme initialement réclamée par le requérant, à savoir 7 000 TRY.

59. Elle note que la réparation devait couvrir le préjudice subi par le requérant, y compris des intérêts moratoires, à partir de la date de la saisine de l’administration d’une demande préalable d’indemnisation (Okçu, précité, § 54).

60. La Cour estime que les arrêts du 27 avril 2009 et du 18 novembre 2009 rendus par le Conseil d’État confirmant le jugement du tribunal administratif du 15 mars 2006 (paragraphes 22, 26 et 27 ci‑dessus) ont fait naître dans le chef du requérant une « créance » suffisamment établie pour être exigible. Le requérant était donc titulaire d’un droit constitutif d’un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (ibidem). De fait, ce droit avait été reconnu avec effet rétroactif à partir du 23 juillet 1998, date de la saisine de l’administration par le requérant (paragraphes 14 et 22 ci-dessus ; voir, dans le même sens, Baş c. Turquie, no 49548/99, § 59, 24 juin 2008, et Okçu, précité, § 54).

61. La Cour constate ensuite que l’indemnité allouée au requérant au terme de huit ans et huit mois de procédure a subi une forte dépréciation en raison de l’insuffisance du taux d’intérêts moratoires par rapport au taux d’inflation (paragraphes 30 et 64 ci-dessous). Elle considère donc que l’impossibilité pour le requérant de disposer de la pleine valeur de sa créance constitue une ingérence dans son droit au respect de ses biens, au sens de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

62. Aux fins de cette disposition, la Cour doit donc rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du requérant (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52, Okçu, précité, § 56).

63. À ce titre, elle note que, pendant la période considérée en l’espèce, l’inflation en Turquie a considérablement fluctué (par exemple 80 % en 1998, 70 % en 1999, 55 % en 2000 et en 2001, 45 % en 2002, 25 % en 2003, 10 % en 2004 et 8 % en 2005) avant de se stabiliser (9 % en 2006 et en 2007). Or, en application de la loi no 3095, le taux des intérêts moratoires appliqué aux créances était moins élevé que celui de l’inflation, notamment au début de la période en cause (30 % en 1998, 50 % en 1999, 55 % en 2001 et en 2002, 30 % en 2003, 15 % en 2004, 12 % en 2005 et 9 % en 2006 et en 2007).

64. En l’occurrence, l’indemnité allouée au requérant au terme de huit ans et huit mois de procédure a subi une dépréciation en raison de l’insuffisance des taux des intérêts moratoires par rapport aux taux d’inflation. L’intéressé s’était vu verser 24 142 TRY alors que, le jour du paiement du montant de la réparation, la valeur réelle du montant accordé, régularisé en tenant compte de l’inflation, était de 44 320 TRY.

65. Partant, la Cour estime que, pour les raisons susvisées, le dédommagement accordé ne correspond pas à la valeur réelle du préjudice subi par le requérant. L’écart observé entre la valeur de la créance du requérant au moment de l’engagement de la procédure en réparation et sa valeur à la date de son exigibilité est imputable à la lenteur de la procédure, ainsi qu’à l’insuffisance des taux des intérêts moratoires.

66. La Cour considère que le décalage entre la valeur de la créance du requérant née consécutivement à la survenance de l’incident et la valeur de celle-ci lors de son règlement effectif – décalage attribuable aux seuls manquements des autorités – a fait subir à l’intéressé un préjudice certain et distinct.

67. C’est ce décalage, doublé de l’inexistence d’un quelconque recours interne effectif susceptible de pallier la situation litigieuse à l’époque des faits (Okçu, précité, § 69), qui amène la Cour à considérer que le requérant a eu à supporter une charge exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, la sauvegarde du droit de propriété et, d’autre part, les exigences de l’intérêt général.

68. À cet égard, la Cour se doit de rappeler que, lorsque les juridictions administratives tardent à statuer sur un recours portant sur une demande de réparation du dommage subi, c’est le justiciable qui est lésé par ce retard et non l’État, lequel en tire profit puisqu’il sera appelé à verser une somme moins élevée (voir, mutatis mutandis, Reveliotis c. Grèce, no 48775/06, § 33, 4 décembre 2008).

69. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

IV. SUR L’APPLICATION DE L ‘ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

70. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

71. Les héritiers du requérant réclament 117 095 EUR au titre du préjudice matériel et moral de leur proche.

72. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

73. La Cour vient de constater que le « juste équilibre » n’a pas été respecté en l’espèce, à raison de la forte diminution de la valeur de l’indemnité allouée au requérant, cette dépréciation résultant, d’une part, de la durée excessive de la procédure et, d’autre part, de l’insuffisance, par rapport au taux d’inflation, du taux d’intérêts moratoires censé compenser la perte pécuniaire. La Cour a également constaté que l’absence, à l’époque des faits dénoncés, d’une voie de recours interne susceptible de remédier à la perte de valeur considérable de son indemnité ne profitait qu’à l’État, dans la mesure où la somme à verser à l’intéressé était beaucoup moins élevée que celle qu’il devait en réalité (paragraphes 67 et 68 ci-dessus – Okçu, précité, 75).

74. La Cour estime donc que, dans la détermination du montant du dommage matériel à accorder au requérant, il faut tenir compte, d’une part, de la durée de la procédure et, d’autre part, des conditions qui ont contribué à la diminution de la valeur de l’indemnité litigieuse. À cet égard, elle considère que le moyen le plus approprié serait de tenir compte de l’écart entre la valeur de l’indemnité au moment de l’engagement de la procédure en réparation et sa valeur à la date de son exigibilité (Okçu, précité, § 76).

75. La Cour observe que le montant des dommages-intérêts fixé par les tribunaux était de 5 125 TRY (paragraphe 22 ci-dessus) et que, en mars 2007, le requérant a perçu 24 142 TRY, somme qui comprenait les intérêts moratoires (paragraphe 24 ci-dessus). Toutefois, à la date du versement effectif des sommes en question, la valeur réelle du montant accordé, actualisé en tenant compte de l’inflation, était de 44 320 TRY. Donc, à la date de l’exécution du jugement du tribunal administratif, le montant de la perte du requérant s’élevait à 20 178 TRY (soit environ 10 912 EUR à la date pertinente).

76. S’y ajoute encore la perte de valeur de la somme de 20 178 TRY de 2007 jusqu’à la date du présent arrêt ; la valeur actualisée en tenant compte de l’inflation correspondant à ce jour (décembre 2018) à 57 274 TRY (soit environ 9 358 EUR).

77. Autrement dit, le requérant n’a pas touché la somme correspondant à la différence entre le montant effectivement versé (24 142 TRY - paragraphe 24 ci-dessus) en mars 2007 et celui qu’il aurait reçu si sa créance de 5 125 TRY au total (paragraphe 22 ci-dessus) avait été ajustée pour tenir compte de l’érosion monétaire pendant huit ans et huit mois.

78. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue, la Cour alloue la somme de 20 270 EUR conjointement aux héritiers du requérant pour dommage matériel.

B. Frais et dépens

79. Les héritiers du requérant n’ayant soumis aucune demande pour le remboursement des frais et dépens, la Cour estime ne pas être appelée à examiner cette question d’office.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, que les héritiers du requérant ont locus standi pour poursuivre la requête ;

2. Déclare, à la majorité, le grief tiré de l’article 8 irrecevable ;

3. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 recevable ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention ;

5. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux héritiers du requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 20 270 EUR (vingt mille deux cent soixante-dix euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel, à convertir en livre turque, au taux applicable à la date du règlement) :

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

* * *

[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-189739
Date de la décision : 12/02/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : ZEKİ KAYA
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : YAĞCI M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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