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29/01/2019 | CEDH | N°001-189620

CEDH | CEDH, AFFAIRE EBRU DİNÇER c. TURQUIE, 2019, 001-189620


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EBRU DİNÇER c. TURQUIE

(Requête no 43347/09)

ARRÊT

STRASBOURG

29 janvier 2019

DÉFINITIF

29/04/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ebru Dinçer c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Jon Fridrik Kjølb

ro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 janvi...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EBRU DİNÇER c. TURQUIE

(Requête no 43347/09)

ARRÊT

STRASBOURG

29 janvier 2019

DÉFINITIF

29/04/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ebru Dinçer c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 janvier 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43347/09) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, dont Mme Ebru Dinçer (« la requérante ») avaient saisi la Cour le 31 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les intéressés étaient représentés par Mes S. Ballıkaya Çelik et M. Çelik, avocats exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 16 mars 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement uniquement dans le chef de la requérante relativement aux griefs que celle‑ci tirait des articles 2 et 3 de la Convention sous leur volet matériel ainsi que de l’article 13 concernant des questions procédurales soulevées en l’espèce.

La requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Genèse

4. La requérante est née en 1976. Au moment des faits, elle était détenue à la prison de Bayrampaşa (Istanbul).

5. En octobre 2000, dans différentes prisons, un nombre considérable de détenus entamèrent des grèves de la faim afin de protester essentiellement contre le projet de création des prisons de type F, lequel visait à mettre en service des unités de vie plus petites.

Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires, dont la prison de Bayrampaşa. Au cours de cette opération, baptisée « Retour à la vie » (« hayata dönüş »), de violents heurts survinrent. À la prison de Bayrampaşa, l’opération visa notamment le bloc C, où douze détenus trouvèrent la mort et une cinquantaine furent blessés, dont la requérante.

6. Une description détaillée des événements litigieux ainsi que des procédures diligentées à la suite de ceux-ci figurent, entre autres, dans les arrêts İsmail Altun c. Turquie (no 22932/02, 21 septembre 2010) et Erol Arıkan et autres c. Turquie (no 19262/09, 20 novembre 2012), lesquels portent sur le même incident. Il convient toutefois de rappeler ci-dessous les circonstances les plus marquantes de la cause.

B. L’intervention des forces de l’ordre

7. Selon le procès-verbal qui fut dressé à la suite de l’opération, l’intervention avait débuté vers 5 heures du matin pour se terminer en début d’après-midi. Malgré l’appel à la reddition lancé par les forces de l’ordre, certains détenus avaient dressé des barricades derrière les portes des cellules et poursuivi leur résistance en utilisant des armes à feu, des lance-flammes, des cocktails Molotov et des produits inflammables. Les forces de l’ordre avaient utilisé une quantité importante de bombes lacrymogènes pour neutraliser les mutins et n’avaient utilisé leurs armes à feu qu’en cas de nécessité.

La requérante fut gravement brûlée au cours de cette opération, lors de l’incendie du dortoir des femmes.

8. Dans leur rapport rédigé à la fin de l’opération, les pompiers indiquaient qu’ils « supposaient » (tahmin edilmektedir) que cet incendie avait été déclenché par celui des matelas et de la literie par les détenues. Selon eux, le feu s’était ensuite propagé dans tout le dortoir.

9. Cependant, l’institut médicolégal, missionné par le parquet d’Eyüp, observa d’emblée que les grenades lacrymogènes retrouvées dans le dortoir contenaient l’indication suivante :

« Ne pas utiliser dans des espaces confinés, veiller à ce qu’il y ait suffisamment de courants d’air (...) Lancer la grenade dans un endroit où il n’y a ni êtres humains ni matériaux inflammables. »

Dans son rapport du 14 février 2001, l’institut médicolégal relevait la présence dans le dortoir en question de matériaux inflammables tels que du papier, des vêtements, des matelas en mousse mais aussi une bouteille en plastique contenant des restes de benzène et de toluène. Observant que l’examen des échantillons de vêtements et de tissus relevés sur les dépouilles calcinées avait révélé la présence de solvants organiques ainsi que d’éthanol et de méthanol, les experts concluaient qu’il était impossible de déterminer avec exactitude l’origine de l’incendie. Selon eux, celui-ci pouvait avoir été causé par l’utilisation excessive de grenades lacrymogènes dans un espace contenant des matériaux inflammables tout comme avoir été sciemment provoqué par les détenues.

C. La prise en charge médicale de la requérante

10. Après son évacuation des lieux, vers 14 heures, la requérante fut d’abord conduite à l’hôpital civil de Sağmalcılar, où les médecins observèrent des brûlures au deuxième degré sur l’intégralité de son visage et sur des zones couvrant 10 % de son cou, 15 % du haut de son dos et 7 % de ses mains, soit de 30 à 32 % de son corps. Le rapport no 4340027 y afférent ne fait pas état d’un diagnostic selon lequel la vie de la requérante était menacée.

11. À 22 h 30, la requérante fut transférée au service des brûlés de l’hôpital universitaire de Cerrahpaşa (« l’hôpital »). Les médecins relevèrent des brûlures œdémateuses au deuxième et au troisième degré, causées par un contact direct avec le feu, sur 22 % de son corps et lui dispensèrent les premiers soins.

Le 20 décembre 2000, l’hôpital délivra l’attestation provisoire no 13558 qui reprenait ces constats mais restait muette sur le pronostic médical.

12. Le lendemain, la requérante fut admise au service de chirurgie plastique de l’hôpital, où elle subit une première reconstruction faciale par greffe de peau. Elle fut suivie les 22, 23, 25 et 28 décembre tant par des chirurgiens que par des psychiatres. Les 2 et 15 janvier 2001, la requérante bénéficia de deux autres greffes reconstructives.

13. Dans l’intervalle, le 11 janvier 2001, l’institut médicolégal d’Eyüp délivra un rapport concernant les tableaux cliniques de onze détenus blessés, dont la requérante et Mme Hacer Arıkan, une autre détenue ayant également subi de graves brûlures. Reprenant les termes de l’attestation provisoire susmentionnée délivrée par l’hôpital (paragraphe 11 ci-dessus), l’institut médicolégal conclut que la requérante souffrait de blessures qui ne mettaient pas sa vie en danger, mais qui nécessitaient un arrêt de travail de quinze jours. Quant à Mme Hacer Arıkan, il estima que son pronostic vital se trouvait engagé.

14. Le 23 janvier 2001, la requérante fut mise sous traitement anxiolytique pour troubles liés à un stress aigu.

15. Elle quitta l’hôpital le 31 janvier 2001 et fut transférée à l’hôpital civil de Bayrampaşa, où elle fut réexaminée.

Le rapport établi en conséquence, le 2 mars 2001, relevait que les brûlures de la requérante étaient de nature à engager son pronostic vital. Il indiquait que ce risque s’était dissipé par la suite grâce aux soins et aux interventions chirurgicales mais que les déformations et les cicatrices au niveau des mains et des paupières de l’intéressée nécessitaient des opérations reconstructrices ultérieures.

16. Le 26 mars 2001, la requérante fut à nouveau conduite au service de chirurgie plastique de l’hôpital où elle subit une greffe de paupières puis une reconstruction du cuir chevelu, réalisée en trois phases, les 9 avril, 28 mai et 21 juin 2002.

17. Par la suite, la requérante fit l’objet d’examens ambulatoires jusqu’en 2002, date à laquelle elle se rendit en Suisse. Elle y bénéficia de soins complémentaires et fut réopérée grâce à une aide financière accordée par la Croix-Rouge suisse.

D. Les procédures diligentées en l’espèce

1. La procédure pénale ouverte contre les gendarmes pour les blessures et les décès survenus pendant l’opération

18. À l’issue d’une longue phase administrative qui s’est imposée entre le 8 mai 2003 et le 21 septembre 2006 afin d’obtenir l’autorisation d’inculper les gendarmes mis en cause, comme l’exigeait la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires (voir Erol Arıkan et autres, précité, §§ 29 à 36), le 20 avril 2010, le procureur de la République de Bakırköy mit finalement en accusation 39 gendarmes du chef d’homicide et de tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions. Une action publique fut ouverte devant la cour d’assises de Bakırköy, sous le numéro de dossier 2010/172.

19. Le 17 février 2015, alors que ce procès était encore pendant, le parquet d’Istanbul déféra 157 autres gendarmes, identifiés dans l’intervalle, devant la cour d’assises d’Istanbul, sous le numéro de dossier 2015/144.

Le 5 mars 2015, la cour d’assises d’Istanbul décida de joindre ce dossier au dossier no 2010/172, qui était en cours d’examen devant la cour d’assises de Bakırköy.

20. Le 6 mai 2015, cette dernière refusa la jonction des dossiers susmentionnés devant elle, au motif qu’elle n’avait pas été consultée au préalable. Les juges saisirent la Cour de cassation afin qu’elle se prononçât sur cette question.

21. Le 13 juillet 2015, la Cour de cassation déclara la cour d’assises de Bakırköy compétente pour juger les deux affaires. D’après les informations contenues dans le dossier, celle-ci devait tenir une audience le 24 mars 2016 et commencer à entendre les prévenus.

Selon toute vraisemblance, la procédure est toujours pendante.

2. La procédure pénale ouverte contre le personnel pénitentiaire et les gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements lors de l’évacuation des détenus

22. Le 16 juillet 2001, le procureur de la République d’Eyüp inculpa 155 surveillants et gendarmes en poste dans la prison pour abus de pouvoir, au motif qu’ils avaient permis l’introduction d’armes à feu dans l’établissement pénitentiaire. Il mit également en accusation 1 460 gendarmes, leur reprochant l’infliction de mauvais traitements aux détenus lors de leur évacuation au terme de l’opération du 19 décembre 2000.

23. Le 2 février 2007, le tribunal correctionnel d’Eyüp disjoignit la partie de la procédure diligentée contre le personnel de la prison de celle concernant les gendarmes impliqués dans l’évacuation des détenus et lui attribua le numéro de dossier 2007/240.

Par un jugement du 23 juin 2008, il déclara l’action publique éteinte pour prescription en ce qui concerne le personnel de la prison, relevant que les faits qui leur étaient reprochés remontaient au 19 décembre 2000 et que le délai de prescription était échu depuis le 19 juin 2008. Faute d’appel, cette décision devint définitive le 15 septembre 2008.

24. Toujours le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel d’Eyüp mit également fin à l’action en instance sous le numéro de dossier 2001/934 contre les 1 460 gendarmes susmentionnés, pour le même motif de prescription.

Certaines parties intervenantes se pourvurent en cassation contre ce jugement. La requérante ne figure pas parmi les appelants. Par un arrêt du 31 mai 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.

3. La procédure pénale ouverte contre les détenus

25. Le 27 février 2001, le procureur de la République d’Eyüp déféra devant le tribunal correctionnel d’Eyüp 167 détenus, dont la requérante, pour rébellion. Le 8 mai 2001, celle-ci fut libérée à titre provisoire.

26. Le 28 avril 2009, le tribunal déclara l’action publique éteinte par prescription et, le 13 février 2012, cette décision fut confirmée par la Cour de cassation.

4. L’action de pleine juridiction devant le tribunal administratif

27. En 2002, la requérante assigna le ministère de l’Intérieur devant le tribunal administratif d’Istanbul d’une demande de dommages et intérêts pour les blessures qu’elle disait avoir subies lors de l’opération du 19 décembre 2000.

Le 18 juillet 2007, le tribunal administratif débouta la requérante de sa demande pour absence de faute de service imputable à l’administration, au motif qu’il était impossible de déterminer comment et par qui avait été déclenché l’incendie en cause et que le nom de la requérante « figurait » parmi ceux des détenus qui avaient résisté aux forces de l’ordre ; selon lui, l’administration ne pouvait donc pas être tenue responsable des blessures de l’intéressée.

Le 8 mai 2012, le Conseil d’État confirma ce jugement.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

28. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts Ceyhan Demir et autres c. Turquie (no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005) et Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, §§ 42-45, 21 décembre 2006).

29. Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants (CPT/Inf (2001) 31) du 13 décembre 2001, relatif aux opérations anti-émeutes menées par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000, figure dans l’arrêt İsmail Altun (précité, § 57).

EN DROIT

I. OBJET DU LITIGE

30. Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, la requérante se plaint d’avoir subi de graves blessures lors de l’opération litigieuse en raison, selon elle, du recours excessif à des grenades lacrymogènes, des circonstances de son évacuation des lieux de l’opération ainsi que de l’absence de soins médicaux urgents que son état aurait exigé.

31. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, elle se plaint en outre de ne pas avoir disposé d’un recours effectif pour faire valoir ces griefs, compte tenu, selon elle, de la lenteur et de l’ineffectivité des enquêtes et des procès menés en l’espèce, circonstances qui auraient, entre autres, entraîné l’extinction pour prescription de l’action pénale ouverte contre les responsables de ce dont elle s’estime victime.

32. Le Gouvernement, sous réserve de la question de la recevabilité de ces griefs, considère que le grief tiré de l’article 13 de la Convention doit être examiné seul sous le volet procédural des articles 2 et/ou 3 de la Convention, selon le cas.

33. La Cour, au regard du premier grief – formulé en trois branches (paragraphe 30 ci-dessus) – estime que les éléments factuels disponibles lui suffisent pour procéder à une qualification sans qu’il faille préalablement se pencher sur la question controversée de la détermination de l’origine de l’incendie litigieuse (comparer avec Erol Arıkan et autres c. Turquie, no 19262/09, § 74, 20 novembre 2012).

À cet égard, elle rappelle que, lorsqu’il n’y a pas décès de la victime, c’est dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels qui auraient été subis du fait des agents de l’État peuvent être examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention, tout dépendant, entre autres, du degré et du type de la force utilisée ainsi que des intentions et du but non équivoques sous-jacents à l’emploi de celle-ci (voir, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 76, CEDH 2000-VII, Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004–XI, Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 40, 23 février 2006, et Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 89, 20 mai 2010). Pour une analyse plus détaillée de ce principe, la Cour renvoie à son arrêt Vefa Serdar c. Turquie (no 7309/04, §§ 75 à 80, 27 janvier 2015).

34. La Cour indique que, dans le contexte des affaires qui portent sur l’usage, entre autres, des munitions – par définition non létales – telles que des grenades lacrymogènes, la question centrale n’est pas celle de leur potentielle dangerosité, l’usage desdites grenades étant proscrit, en raison de leur composition chimique, en présence de matériaux inflammables (paragraphe 9 ci-dessus ; Vefa Serdar, précité, §§ 78 et 79). Elle indique également que, dans de telles affaires, c’est plutôt la circonstance que les jours de la victime soient mis en danger qui a une importance déterminante quant à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention (voir, par exemple, Perişan et autres, précité, §§ 88 à 90, Düzova c. Turquie, no 40310/06, § 69, 5 juin 2012, et Kavaklıoğlu et autres c. Turquie, no 15397/02, § 226, 6 octobre 2015).

35. Elle note que, certes, d’aucuns pourraient comparer la situation de la requérante à celle de Mme Hacer Arıkan, une autre détenue qui, à l’issue de la même opération, avait également survécu à des brûlures très importantes (Erol Arıkan et autres, précité, § 15). Or elle rappelle que, à la différence de Mme Hacer Arıkan, dont le pronostic vital s’était trouvé engagé (paragraphe 13 ci-dessus – voir aussi Erol Arıkan et autres, précité, §§ 16, 19, 20 et 72), rien ne permet de dire avec certitude qu’il en ait été de même pour la requérante en l’espèce, et ce pour les motifs suivants.

36. La Cour constate que le dossier de la présente affaire contient quatre rapports médicaux plus ou moins discordants relativement à la nature des blessures dénoncées.

Elle observe que le premier rapport, rédigé à l’hôpital civil de Sağmalcılar à la fin de l’opération du 19 décembre 2000, est muet sur la question de l’éventuel engagement du pronostic vital de la requérante (paragraphe 10 ci-dessus). Elle observe également que le second rapport, émanant de l’hôpital universitaire qui avait assuré la majeure partie des soins prodigués à la requérante, ne se prononce pas non plus sur le pronostic vital de l’intéressée (paragraphe 11 ci-dessus). Elle note que le troisième rapport, délivré par l’institut médicolégal d’Eyüp, conclut que les blessures décrites dans le rapport précédent n’étaient pas de nature à mettre la vie de la requérante en danger (paragraphe 13 ci-dessus). Elle constate enfin que le quatrième rapport, établi par l’hôpital civil de Bayrampaşa, affirme sans explications étayées que, si les brûlures de la requérante avaient initialement engagé son pronostic vital, les soins administrés par la suite ont dissipé ce risque (paragraphe 15 ci-dessus).

37. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne voit aucune raison de croire que les deux premiers établissements hospitaliers et l’institut médicolégal ‑ qui, dans les mêmes conditions, avait bien reconnu le danger ayant menacé la vie de Mme Hacer Arıkan – ont sciemment passé sous silence un engagement du pronostic vital avéré de la requérante. Que l’hôpital civil de Bayrampaşa, qui a admis la requérante environ deux mois et quinze jours après l’incident, ait avancé sans plus de détails que la vie de celle-ci avait initialement été mise en péril n’est pas déterminant pour trancher cette question cruciale d’applicabilité, laquelle n’autorise aucune spéculation ni présomption.

Par conséquent, la Cour est d’avis que c’est le volet matériel de l’article 3 de la Convention qui trouve à s’appliquer quant au premier grief, en toutes ses branches.

38. Quant à la seconde doléance, tirée de l’article 13 de la Convention (paragraphe 31 ci-dessus), la Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

En l’espèce, elle estime, à l’instar du Gouvernement (paragraphe 32 ci‑dessus), qu’il convient effectivement d’examiner ce grief également sous l’angle procédural du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A. Quant à la recevabilité

1. Relativement aux griefs tirés de la responsabilité des gendarmes dans les brûlures subies par la requérante lors de l’opération et de l’ineffectivité de l’enquête pénale y relative

a) Non-épuisement des voies de recours internes et caractère prématuré de la requête

39. Le Gouvernement tire d’abord argument du caractère prématuré de la requête, avançant que les procédures pénales ouvertes contre les gendarmes devant les cours d’assises de Bakırköy et d’Istanbul pour homicide et tentative d’homicide sont toujours pendantes (paragraphes 18 à 21 ci-dessus).

40. La Cour souligne que les procédures susmentionnées entrent assurément en ligne de compte eu égard à la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention (Mahmut Erdoğan c. Turquie (déc.), no 26337/95, 6 septembre 2001, et Sabri Oğraş c. Turquie (déc.), no 39978/98, 7 mai 2002). Il n’en demeure pas moins que, dans le contexte de l’espèce, cette exception soulève des questions étroitement liées à l’examen même de l’effectivité de la procédure pénale dont il s’agit (Rohe Harman c. Turquie (déc.), no 30950/96, 1er mars 2005, et Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 55, 23 juin 2009), donc au bien-fondé des doléances portant sur le respect des obligations procédurales dégagées de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 79, 28 juillet 1999, CEDH 1999‑V, İlhan , précité, §§ 91-93, et Kavaklıoğlu et autres, précité, § 151).

41. En conséquence, la Cour joint cette exception au fond.

42. Le Gouvernement excipe en outre du non-épuisement de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle. À cet égard, il fait référence à un jugement adopté par celle-ci le 17 juillet 2014 et dans lequel elle a conclu à la violation du volet procédural de l’interdiction de la torture, consacrée à l’article 17 de la Constitution, alors que les faits incriminés en l’occurrence remontaient à une date antérieure au 23 septembre 2012, à savoir la date de l’instauration du recours individuel dont il s’agit. Le Gouvernement se réfère également à une décision similaire rendue le 20 novembre 2014.

43. La Cour note que, dans le système juridique turc, le 23 septembre 2012, un recours individuel a été mis en place devant la Cour constitutionnelle, laquelle a depuis lors compétence pour examiner les recours formés par tout individu s’estimant lésé dans ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution ou par la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Önkol c. Turquie, no 24359/10, § 66, 17 janvier 2017).

44. Ceci étant, elle observe que la situation personnelle des requérants fait partie des circonstances dont il faut tenir compte dans l’examen de la question de l’épuisement de cette nouvelle voie de recours (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)). À cet égard, elle note que la présente requête a été introduite le 31 juillet 2009, c’est‑à‑dire plus de huit ans après l’opération litigieuse et environ trois ans et deux mois avant la création du recours constitutionnel en question. Il est vrai que, lorsque la requérante a saisi la Cour, l’une des procédures pénales dont elle se plaignait était toujours pendante (paragraphes 18 à 21 ci‑dessus). Cependant, eu égard à l’objet principal de l’affaire, la Cour estime en l’espèce qu’il serait peu conforme à l’équité de demander à la requérante d’épuiser une autre voie de droit créée en 2012.

45. Ayant déjà statué en ce sens dans des affaires comparables concernant l’article 3 de la Convention (voir, entre autres, Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, §§ 42-45, 17 mars 2015, et Önkol, précité, § 67), la Cour conclut derechef à l’absence de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant elle.

Elle rejette en conséquence cette exception du Gouvernement.

b) La règle des six mois

46. Le Gouvernement argue que la requête se heurte à la règle des six mois dès lors que la requérante aurait dû se rendre compte que l’enquête pénale ouverte par le parquet d’Eyüp contre les gendarmes aurait été vouée à l’échec dès le 10 avril 2006, date à laquelle le préfet d’Istanbul avait une seconde fois refusé d’autoriser l’ouverture de poursuites contre les protagonistes (paragraphe 6 ci-dessus ; Erol Arıkan et autres, précité, § 34). Partant, la présente requête, introduite le 31 juillet 2009, serait tardive à cet égard (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, §§ 156 à 159, CEDH 2009).

47. La Cour rappelle que l’article 35 § 1 ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne, faute de quoi le principe de subsidiarité en serait atteint. Lorsqu’un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation. La Cour a déjà jugé que, dans le cas d’une enquête pour mauvais traitements, comme dans celui d’une enquête pour décès suspect d’un proche, les requérants sont censés prendre des mesures pour se tenir au courant de l’état d’avancement de l’enquête, ou de sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucune enquête pénale effective n’est menée (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 260 et 263, CEDH 2014 (extraits)).

48. La Cour note que, dans le cas présent, la décision du 10 avril 2006 du préfet d’Istanbul – invoquée par le Gouvernement (paragraphe 46 ci‑dessus) – a été annulée le 21 septembre 2006 par le tribunal administratif régional (Erol Arıkan et autres, précité, § 36). À ses yeux, nul ne saurait donc prétendre que les mesures d’enquête ne progressaient pas, étant entendu que, à partir de ce stade, la requérante pouvait légitimement s’attendre à ce que des poursuites soient entamées contre les mis en cause. Or la Cour constate que la préparation du dossier d’inculpation par le parquet de Bakırköy a pris un certain temps, car l’acte d’accusation y afférent n’a été déposé que le 20 avril 2010 (paragraphe 18 ci-dessus). Elle estime cependant que, nonobstant les difficultés auxquelles cette enquête semble s’être heurtée, la requérante pouvait raisonnablement attendre quelques années avant d’agir (voir, mutatis mutandis, Varnava et autres, précité, § 166), et c’est bien ce qu’elle a fait en introduisant sa requête le 31 juillet 2009, avec la célérité acceptable dans ce type d’affaires.

49. Aussi l’exception dont il s’agit doit-elle être rejetée.

c) Conclusion

50. La Cour observe que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

2. Relativement aux griefs tirés de la responsabilité quant aux faits survenus après la fin de l’opération et aux soins prodigués à la requérante

51. Quant à la prétendue inadéquation des soins médicaux, le Gouvernement déclare que l’action de pleine juridiction intentée à ce sujet contre le ministère de l’Intérieur a été rejetée le 18 juillet 2007. Or, selon lui, la requérante a saisi la Cour avant l’aboutissement de la procédure d’appel devant le Conseil d’État, le 8 mai 2012 (paragraphe 27 ci-dessus), au mépris de la règle de l’épuisement des voies de recours internes.

52. Concernant les mauvais traitements qui auraient été infligés à la requérante lors de son transfèrement après l’opération, le Gouvernement indique que le jugement y afférent, rendu dans le chef du personnel pénitentiaire, date du 23 juin 2008. Il ajoute que ce jugement est devenu définitif le 15 septembre 2008, faute de pourvoi (paragraphe 23 ci-dessus). La requête ayant été introduite le 31 juillet 2009, ce grief serait donc tardif.

53. La Cour s’estime dispensée d’examiner ces deux exceptions du Gouvernement car les doléances susvisées ne sauraient prospérer pour les motifs suivants.

54. Pour ce qui est des traitements médicaux prodigués à la requérante, la Cour note que celle-ci se plaint notamment de ne pas avoir bénéficié de soins urgents immédiatement après la fin de l’opération. Elle relève que, sur ce point, l’avocat de l’intéressée avance que l’opération a pris fin « l’après‑midi » du 19 décembre 2000, mais que sa cliente n’a été conduite à l’hôpital que 12 heures plus tard, à « 02.00 », comme le Gouvernement l’aurait admis dans ses observations.

Or, dans lesdites observations, le Gouvernement indique que la requérante, avec une centaine d’autres détenus blessés, avait été immédiatement transférée à l’hôpital de Sağmalcılar, vers « 2.00 p.m. », soit l’après-midi, pas le matin. La Cour note que cette explication se trouve d’ailleurs corroborée par les éléments du dossier, dont l’examen ne permet, du reste, de relever aucun retard sensible dans le transfert initial de la requérante vers l’hôpital de Sağmalcılar dans le courant de l’après-midi. Il ressort également desdits éléments que, par la suite, la requérante a eu accès à des soins complets et appropriés, et a bénéficié d’un suivi régulier dans différents établissements hospitaliers ; aux yeux de la Cour, les circonstances de la cause ne révèlent aucune apparence de négligence sur ces points (paragraphes 10 à 17 ci-dessus).

55. Quant aux traitements subis aux mains des gendarmes après l’opération, ce que la requérante relate, en termes généraux, concerne plutôt ce qui serait arrivé à ses codétenus lors de leur évacuation et de leur transfèrement vers d’autres établissements. En fait, elle n’a produit devant la Cour aucun élément concluant à l’appui de cette allégation ni fourni d’explications détaillées et convaincantes sur les sévices que les gendarmes lui auraient infligés.

56. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement dénuée de fondement qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. Quant au bien-fondé des griefs tirés de la responsabilité quant aux brûlures déplorées en l’espèce et de l’ineffectivité de l’enquête pénale y relative

1. Thèses des parties

57. Reprenant ses arguments principaux (paragraphes 30 et 31 ci‑dessus), la requérante estime que, compte tenu des résultats obtenus après tant d’années de combat judiciaire, il n’y a aucun espoir de voir les responsables de l’incendie de son dortoir répondre de leurs méfaits.

58. Le Gouvernement exprime son profond regret concernant les blessures subies par la requérante et précise être conscient des conclusions de la Cour dans l’affaire Erol Arıkan et autres précitée, et notamment de celles portant sur le cas de Mme Hacer Arıkan, victime elle aussi de brûlures en raison de l’incendie de sa cellule lors de la même opération (paragraphes 13 et 35 ci-dessus). Par conséquent, il s’en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier l’effectivité et l’efficacité des enquêtes menées à cet égard.

2. Appréciation de la Cour

59. La Cour rappelle que, dans le cas de personnes blessées alors qu’elles se trouvaient sous le contrôle d’autorités ou d’agents de l’État ‑ comme pendant les opérations telles que celle incriminée en l’espèce –, la charge de la preuve incombe au gouvernement défendeur ; ainsi, c’est à celui-ci qu’il appartient de réfuter, par des moyens appropriés et convaincants, les allégations formulées à son endroit, et ce a fortiori lorsque les autorités ou les agents en question sont réputés être les seuls, d’une part, à connaître le déroulement exact des faits litigieux et, d’autre part, à avoir accès aux informations susceptibles, précisément, de confirmer ou de réfuter de telles allégations (Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77-78, 26 février 2008, et les références qui y figurent, Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 60, 23 juin 2009, Perişan et autres, précité, § 92, İsmail Altun, précité, § 69, Erol Arıkan et autres, précité, § 82, et Kavaklıoğlu et autres, précité, § 234).

60. Or, la Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur l’opération anti-mutinerie en cause en l’espèce dans le cadre des affaires İsmail Altun (précitée, § 78), Düzova (précitée, § 91), Şat c. Turquie (no 14547/04, § 81, 10 juillet 2012) et Erol Arıkan et autres (précitée, § 84) et qu’elle a conclu que le Gouvernement n’avait pas été en mesure de donner des explications suffisantes concernant l’origine des blessures dénoncées en l’occurrence, en fournissant notamment des éléments se rapportant directement à la préparation et à la conduite de l’intervention.

Dans la présente affaire, la Cour n’aperçoit aucune circonstance particulière pouvant conduire à une conclusion différente, notamment pour ce qui est des deux points cruciaux suivants.

61. Premièrement, la Cour constate une fois de plus que nul ne saurait tirer argument des « agissements » de la requérante lors des événements ou de son comportement (voir, mutatis mutandis, parmi beaucoup d’autres, Selmouni, précité, § 95, Perişan et autres, précité, §§ 92 et 95, et Kavaklıoğlu et autres, précité, § 234 et les références qui y figurent), puisqu’aucun élément vérifiable du dossier ne donne à penser que l’intéressée ait activement résisté aux forces de l’ordre ou les ait attaquées. Elle note que l’action publique intentée contre la requérante pour rébellion s’est éteinte par prescription et que cette extinction a été confirmée par un arrêt du 13 février 2012 de la Cour de cassation (paragraphes 25 et 26 ci‑dessus). Elle note également que le fait que, au mépris de cette situation de droit, le Conseil d’État ait simplement évoqué dans son arrêt rendu deux mois plus tard que la requérante « figurait » parmi les insurgés (paragraphe 27 ci-dessus) n’emporte aucune conséquence sur cet aspect précis.

62. Deuxièmement, la Cour observe, comme dans l’affaire Erol Arıkan et autres, que la lumière n’a toujours pas été faite sur l’origine de l’incendie litigieux. Elle relève que la requérante soutient que le feu s’est déclaré dans le dortoir qu’elle occupait en raison des grenades lancées par les forces de l’ordre, ce que le Gouvernement ne conteste pas (paragraphe 58 ci-dessus). Elle note que cette thèse n’est pas non plus réfutée par l’institut médicolégal (paragraphe 9 ci-dessus), selon lequel il était impossible de déterminer avec exactitude la raison de l’incendie ; seuls les pompiers ont présumé qu’il avait été déclenché volontairement par les détenues (paragraphe 8 ci‑dessus).

63. Il n’appartient pas à la Cour de tirer des conclusions de pareilles divergences qui ne font qu’accentuer le problème au cœur du litige. À ses yeux, seule une enquête ou une procédure efficace pouvait permettre de déterminer l’origine de l’incendie. Or force est de parvenir ici au même constat que dans les affaires mentionnées ci-dessus (paragraphe 59) : près de dix-huit ans après les faits dénoncés, la procédure pénale est toujours pendante devant la cour d’assises de Bakırköy et les circonstances dans lesquelles le feu s’est déclaré dans la cellule où se trouvait la requérante n’ont toujours pas été établies (voir, dans le même sens, Erol Arıkan et autres, précité, §§ 90 et 91).

64. Force est donc de relever que, à ce jour, les procédures diligentées n’ont toujours pas permis de fournir les éléments propres à justifier les blessures subies par la requérante, c’est-à-dire, à démontrer que l’usage de la violence à l’origine de ses souffrances physiques et psychiques avait été rendu inévitable par son propre comportement.

65. Partant, la Cour rejette l’exception tirée de la litispendance du procès actuellement en instance devant la cour d’assises de Bakırköy (paragraphes 21, 39 et 40 ci-dessus) et conclut à la violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

67. La requérante réclame 50 000 euros (EUR) pour le préjudice matériel et 250 000 EUR pour le préjudice moral qu’elle estime avoir subis du fait des souffrances qu’elle aurait endurées en raison de ses blessures et de ses cicatrices, lesquelles lui auraient ôté toute chance de fonder une famille, de travailler et d’avoir une vie normale.

68. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Selon lui, les demandes de la requérante ne sont pas documentées quant au dommage matériel et exagérées quant au dommage moral. Sur ce dernier point, le Gouvernement se réfère à la somme de 20 000 EUR accordée à Mme Arıkan pour dommage moral, dans l’affaire Erol Arıkan et autres (précitée, § 115).

69. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche elle considère qu’il convient effectivement d’octroyer à la requérante 20 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

70. Les avocats de la requérante réclament, sans présenter de contrat ni de décompte horaire, 18 400 EUR d’honoraires. Selon eux, bien que cette créance demeure impayée par les trois requérants initiaux (voir paragraphes 1 et 3 ci-dessus), ceux-ci sont tenus de s’en acquitter conformément au tarif minimal applicable par le barreau d’Istanbul.

Les avocats demandent également le remboursement de la somme de 600 EUR qui correspondrait aux dépenses de bureau et de secrétariat relatives aux quatre procédures internes dans lesquelles ils auraient représenté leurs trois clients. Ils réclament également 140 EUR aux fins de la procédure devant la Cour, cette somme étant ventilée comme suit : 20 EUR pour les frais postaux, 80 EUR pour la papeterie, 20 EUR pour les communications et 20 EUR pour les dépens à venir. Quant aux frais de traduction, ils allèguent que le traducteur a perçu 1 530 livres turques (TRY), soit environ 500 EUR à l’époque pertinente.

En ce qui concerne particulièrement la requérante, qui vivait alors en Suisse, l’un des avocats expose avoir fourni un service de conseiller. Ainsi, il se serait entretenu avec elle par téléphone à trente reprises, chaque fois pour une vingtaine de minutes, temps de travail qui mériterait selon lui 2 500 TRY d’honoraires. Il aurait par ailleurs rédigé dix lettres et préparé la présente requête ainsi que des observations pour un montant de 13 000 TRY.

Enfin, les avocats avancent que les impôts sur les revenus qu’ils devront verser à l’État s’élèveront à environ 5 000 TRY.

71. Le Gouvernement rétorque que ces demandes ne sont étayées par aucune pièce justificative et qu’il n’est dès lors pas certain que les frais et dépens allégués étaient réels et nécessaires.

72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

En l’espèce, la Cour observe d’emblée que la majeure partie des prétentions formulées concernent le travail de représentation effectué pour les trois requérants initiaux et que, du reste, celles-ci ne sont pas accompagnées de justificatifs, de quittances ou de notes d’honoraires, ni d’un relevé des heures de travail fourni, sachant par ailleurs que, pour ce qui est des honoraires d’avocat, la Cour n’est pas liée par les barèmes du barreau d’Istanbul.

Dans ces conditions et tenant également compte des dispositions de l’article 60 §§ 2 et 3 de son Règlement intérieur, la Cour ne peut que rejeter ces prétentions.

C. Intérêts moratoires

73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la procédure pénale pendante devant la cour d’assises de Bakırköy et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, quant aux griefs tirés de la responsabilité des gendarmes dans les brûlures subies lors de l’opération litigieuse, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, somme à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-189620
Date de la décision : 29/01/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : EBRU DİNÇER
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BALLIKAYA ÇELIK S. ; ÇELIK M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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