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11/12/2018 | CEDH | N°001-188273

CEDH | CEDH, AFFAIRE B.I. c. TURQUIE, 2018, 001-188273


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE B.I. c. TURQUIE

(Requête no 18308/10)

ARRÊT

STRASBOURG

11 décembre 2018

DÉFINITIF

06/05/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire B.I. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjø

lbro,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 novembre 2018,

Rend l’arrêt que ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE B.I. c. TURQUIE

(Requête no 18308/10)

ARRÊT

STRASBOURG

11 décembre 2018

DÉFINITIF

06/05/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire B.I. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 novembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18308/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. B.I. (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Balcı, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier qu’il avait été victime d’une négligence médicale ayant porté atteinte à son intégrité physique et que sa cause n’avait pas été entendue par un tribunal indépendant et impartial.

4. Le 13 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1986 et réside à Ankara.

6. Le 24 mai 2006, le requérant commença son service militaire obligatoire. Il intégra d’abord le commandement de formation du premier régiment de commandos (« le régiment de formation ») de Kayseri pour une durée de trois mois.

7. Lors de la consultation médicale du 26 mai 2006, les médecins de la caserne diagnostiquèrent chez le requérant une maladie hémorroïdaire de grade 2. Ils lui prescrivirent un traitement médical et lui conseillèrent de suivre un régime alimentaire adéquat.

8. À des dates non précisées courant 2006, le requérant se rendit à plusieurs reprises à l’hôpital militaire de Kayseri en raison de douleurs dues à des hémorroïdes. À ce sujet, le requérant indique qu’il souffrait modérément d’hémorroïdes avant le service militaire et que ses symptômes s’étaient aggravés depuis son intégration dans le régiment de formation. Cette aggravation aurait été due à de mauvaises conditions d’hygiène des toilettes et à une insuffisance en nombre de ces dernières.

9. Toujours aux dires du requérant, le personnel médical de l’hôpital militaire de Kayseri l’avait informé qu’il ne pouvait se faire opérer dans un hôpital militaire tant qu’il était en période de formation.

10. À une date non précisée en août 2006, à l’issue de sa période de formation, le requérant fut conduit à l’hôpital militaire de Diyarbakır en raison de l’aggravation de ses symptômes. À cet égard, le requérant dit que, le personnel médical avait refusé de l’opérer au motif que le régiment de formation n’avait pas fait suivre son dossier militaire à son régiment d’affectation.

11. Le 1er septembre 2006, le requérant subit une hémorroïdectomie à l’hôpital militaire de Siirt, opération réalisée selon « la technique Milligan Morgan » d’après les registres de cet établissement.

12. Mis en arrêt de travail pour une durée d’un mois, il retourna à son domicile à Ankara.

13. À une date non précisée en septembre 2006, il se rendit au service des urgences de l’académie militaire de médecine Gülhane (« le GATA ») à Ankara. Il se plaignait de constipation et de gonflement abdominal. Les médecins lui prescrivirent un laxatif et le renvoyèrent chez lui.

14. Le 19 septembre 2006, le requérant se rendit à nouveau au GATA en raison de l’aggravation de son état de santé. Le même jour, il y fut hospitalisé avec le diagnostic de rétrécissement anal.

15. Le lendemain, il fut opéré pour le rétrécissement anal dont il souffrait, puis à nouveau mis en arrêt de travail pour une durée d’un mois.

16. Le 9 octobre 2006, il se vit délivrer un nouvel arrêt de travail pour une durée d’un mois. Le diagnostic suivant fut consigné dans les registres du GATA :

« 1. [Patient] opéré d’une hémorroïdectomie selon « la technique Whitehead » ;

2. [souffre de] rétrécissement anal. »

17. Le 8 novembre 2006, le requérant fut une nouvelle fois admis au GATA avec le diagnostic de rétrécissement anal.

18. Le 20 novembre 2006, le requérant subit une fissurectomie avec anoplastie muqueuse.

19. Un rapport médical du GATA du 18 décembre 2006 conclut à la prolongation de l’arrêt de travail de l’intéressé pour une durée d’un mois et demi. Ledit rapport se lisait comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :

« Lambeau d’avancement en « VY » en raison d’un rétrécissement anal, et [patient] opéré d’une anoplastie. »

20. À une date non précisée, le requérant fut de nouveau conduit au GATA, où les médecins diagnostiquèrent une déficience du sphincter interne et externe. Les médecins décidèrent de lui prodiguer un traitement dénommé biofeedback-neurostimulateur (traitement par électrostimulation de la zone périnéale) et prolongèrent son arrêt de travail pour une durée de deux mois.

21. Le 24 avril 2007, le requérant fut hospitalisé au service de chirurgie générale du GATA.

22. Dans un rapport médical du 10 mai 2007, les médecins décidèrent de prolonger son arrêt de travail pour une nouvelle durée de deux mois, avec le diagnostic de déficience du sphincter anal.

23. Le 11 juillet 2007, le requérant fut de nouveau admis au GATA, où il se vit prodiguer un traitement pour le rétrécissement anal dont il souffrait. Les médecins lui proposèrent une réparation chirurgicale du sphincter interne et externe. Le requérant refusa l’opération.

24. Le 26 juillet 2007, l’intéressé fut examiné par le conseil de la santé du GATA, qui rendit une décision d’ajournement du service militaire, énoncée comme suit :

« Diagnostic d’incontinence anale ; inapte au service militaire sur le fondement de l’article 68, catégorie B, alinéa 1er [de la liste annexée au règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé]. »

25. Le 9 octobre 2007, la décision susmentionnée fut confirmée par la direction de la santé de l’armée de terre des Forces armées turques et devint définitive.

26. Le requérant forma, auprès du ministère de la Défense nationale, une demande préalable d’indemnisation d’un montant de 90 000 livres turques (TRY) pour préjudice matériel et d’un montant de 50 000 TRY pour préjudice moral. L’administration rejeta ses prétentions.

27. Le 4 février 2008, le requérant saisit la Haute Cour administrative militaire (« la Haute Cour ») d’une action en réparation, par laquelle il sollicitait 140 000 TRY tous préjudices confondus.

28. Le 7 novembre 2008, la Haute Cour ordonna une expertise judiciaire afin de déterminer :

« – si les mauvaises conditions d’hygiène des toilettes au sein des régiments de formation et d’affectation, d’une part, et les activités sportives et de formation militaires, d’autre part, [avaient] pu avoir pour effet d’aggraver les hémorroïdes dont le [demandeur] souffrait avant d’intégrer l’armée, ou,

– si cette maladie ou son aggravation résultaient de retards dans les interventions médicales, ou,

– si la cause était idiosyncrasique ou si cette maladie avait d’autres causes. »

29. Dans un rapport du 16 décembre 2008, un comité d’experts composé de trois enseignants de l’université de Gazi conclut comme suit :

« (...)

Si, d’après les registres de l’hôpital militaire de Siirt, l’opération effectuée apparaît comme « hémorroïdectomie selon la technique Milligan Morgan (au niveau 3-7-11) + sphinctérotomie latérale interne », l’indication de « patient opéré d’une hémorroïdectomie selon « la technique Whitehead » » dans les registres du service de chirurgie générale du GATA constitue une contradiction. Même si les deux techniques en cause peuvent être employées pour traiter les hémorroïdes, de nos jours, « la technique Whitehead » est un procédé rarement préféré en raison du nombre élevé de complications [postopératoires qu’il peut engendrer]. (...) il faut que ce point soit élucidé.

(...) De par la nature de la maladie, [les symptômes peuvent] s’aggraver à une période donnée, puis s’apaiser à une autre. Plusieurs facteurs peuvent être à l’origine de l’apparition d’hémorroïdes, tels que les raisons idiosyncrasiques, la constipation, les habitudes nutritionnelles. (...) Il est dès lors peu probable que cette maladie puisse résulter du service militaire. Plusieurs hypothèses telles que la constipation ou la station debout prolongée peuvent être à l’origine de l’aggravation de la maladie ; de ce fait, l’aggravation de la maladie ne peut être mise en rapport avec les activités physiques pratiquées dans le cadre du service militaire ni avec l’utilisation de toilettes insalubres.

(...) Notamment, en ce qui concerne l’opération chirurgicale pratiquée à l’hôpital militaire de Siirt, aucun « retard dans les interventions médicales » n’est en cause.

Le diagnostic d’« incontinence anale », qui a donné lieu à la décision d’ajournement du service militaire du conseil de la santé du GATA, est une complication résultant de la première opération. Le rétrécissement anal et l’incontinence sont des complications qui peuvent apparaître consécutivement aux opérations des hémorroïdes. Dans l’hypothèse où la première opération est une « hémorroïdectomie selon la technique Milligan Morgan », il ne sera pas possible de relever une quelconque erreur dans les traitements prodigués ou opérations effectuées, et il conviendrait simplement de qualifier ce cas de figure de complication.

Les comportements antisociaux et les influences sur la vie [privée] dont le [patient] s’est plaint sont le problème principal des malades atteints d’incontinence, et il est nécessaire de prodiguer des traitements tant pour [restaurer] la fonction anale que pour rétablir l’équilibre psychologique. »

30. Le 9 janvier 2009, le requérant sollicita une contre-expertise afin que fussent déterminées la technique employée pour sa première opération et l’adéquation du traitement prodigué.

31. Le 11 mars 2009, la Haute Cour interrogea le service du médecin en chef du GATA sur les raisons de la contradiction apparue entre les registres de l’hôpital militaire de Siirt et le rapport du GATA relativement à la technique employée pour la première opération, effectuée le 1er septembre 2006 à Siirt.

32. Le 26 mai 2009, le personnel du service du médecin en chef du GATA indiqua notamment ce qui suit :

« (...) d’après le compte-rendu chirurgical de l’hôpital militaire de Siirt, une « hémorroïdectomie selon la technique Milligan Morgan » (...) a été effectuée. Cependant, après examen du patient, les médecins [du GATA] ont été convaincus que l’opération en question avait été effectuée selon « la technique Whitehead ». Aussi, c’est cette dernière technique qui a été indiquée dans les registres du GATA. Quoi qu’il en soit, le rétrécissement anal peut être soigné par un traitement chirurgical. Cette opération a été préconisée et proposée au patient, mais l’intéressé n’a pas souhaité se faire opérer. »

33. Par un arrêt du 17 juin 2009, la Haute Cour débouta le requérant de l’ensemble de ses demandes. Elle estima d’abord que l’affaire était en état d’être jugée. Se fondant sur la conclusion du rapport d’expertise du 16 décembre 2008 et sur la réponse du personnel du service du médecin en chef du GATA datée du 26 mai 2009, elle considéra ensuite que la maladie du requérant était idiosyncrasique, que le service militaire n’avait eu aucun effet sur l’apparition et le développement de la maladie et qu’il n’en était pas non plus la cause, et qu’il n’y avait eu aucune erreur, négligence, omission ou retard dans le diagnostic et les interventions médicales.

34. S’agissant des plaintes du requérant relatives à son incontinence anale, la Haute Cour indiqua que les médecins s’étaient employés à soigner celui-ci avec les méthodes thérapeutiques reconnues et qu’ils avaient proposé une nouvelle intervention afin de traiter les complications liées à l’hémorroïdectomie, mais que l’intéressé avait refusé le traitement conseillé par les médecins du GATA et que, dès lors, il n’y avait pas de lien de causalité entre son état de santé au moment du contentieux devant elle et une quelconque faute de l’administration. Elle exclut toute responsabilité, pour faute ou sans faute, imputable à l’administration.

35. Le 30 septembre 2009, la Haute Cour rejeta également le recours en rectification formé par le requérant.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

36. En ce qui concerne la législation concernant la Haute Cour et la composition de cette instance, la Cour renvoie à son arrêt Tanışma c. Turquie (no [32219/05](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2232219/05%22%5D%7D), §§ 29-50, 17 novembre 2015).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

37. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit à la vie. Il allègue à cet égard que son état de santé s’est détérioré en raison de retards et d’erreurs dans les interventions médicales subies par lui dans les hôpitaux militaires. Il ajoute que, au moment de son recrutement en tant que commando au service de l’armée, il était en pleine santé et que, désormais, il est atteint d’une infirmité partielle.

38. Le Gouvernement combat cette thèse.

39. La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

40. Elle rappelle ensuite que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que la Cour conclut à une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004‑XI). Toutefois, en l’espèce, elle relève que rien n’indique l’existence d’un risque immédiat pour la vie du requérant.

41. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’au lieu d’examiner le grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention, il convient de l’examiner sous l’angle de l’article 8. En effet, entrent dans le champ de cette dernière disposition les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus (voir, parmi beaucoup d’autres, Trocellier c. France (déc), no 75725/01, 5 octobre 2006). L’article 8 de la Convention se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

42. Constatant que le grief tiré de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

43. Le requérant tient les autorités pour responsables des séquelles dont il souffre. Selon lui, celles-ci sont notamment le résultat de retards et d’erreurs commises par les médecins dans la pratique de leur art.

44. Le Gouvernement conteste cette thèse.

45. La Cour rappelle que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, il est bien établi que les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’angle de l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous l’angle de son article 8 consistant, d’une part, à mettre en place une réglementation imposant aux hôpitaux publics et privés d’adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent).

46. Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 coïncident largement avec celles de l’article 2 de la Convention (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 164-196, 19 décembre 2017).

47. La Cour rappelle ensuite que les obligations positives que ces dispositions font peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l’intégrité physique des malades. Cette obligation repose sur la nécessité de préserver ces derniers, autant que faire se peut, des conséquences graves que peuvent avoir à cet égard les interventions médicales (Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 104, 2 juin 2009).

48. La Cour souligne d’emblée qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation qu’ont faite les professionnels de la santé de l’état d’un patient, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (Glass c. Royaume-Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Ces évaluations et décisions cliniques ont été respectivement effectuées et prises en fonction de l’état de santé du patient sur le moment et des conclusions du personnel médical quant aux mesures à prendre dans le cadre du traitement. En l’occurrence, la Cour observe que le traitement médical dispensé au requérant a fait l’objet d’un contrôle au niveau interne et que la Haute Cour, saisie des allégations formulées par l’intéressé, n’a en définitive pas conclu à l’existence d’une quelconque faute dans le traitement médical prodigué à celui-ci. De plus, si certains experts ont exprimé des préoccupations ou des critiques quant au choix de la technique chirurgicale adoptée, aucune des expertises médicales n’a établi de manière concluante qu’une négligence médicale avait été commise dans le cadre du traitement du requérant.

49. À cet égard, la Cour rappelle que, sauf en cas d’arbitraire ou d’erreur manifestes, elle n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes. Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles, par définition, nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004).

50. La Cour note, en l’espèce, que le requérant ne soutient pas qu’il a été privé de l’accès à un traitement médical, mais qu’il a été soumis à un traitement défaillant. Il n’est pas non plus allégué qu’il existait à l’époque des faits un quelconque dysfonctionnement systémique ou structurel touchant les hôpitaux où le requérant a été traité, dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance et à l’égard duquel elles n’ont pas pris les mesures préventives nécessaires, et que cette défaillance a contribué de manière déterminante à l’invalidité de l’intéressé. Il n’a pas non plus été démontré que la faute prétendument commise par les professionnels de la santé est allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale ni que les personnes ayant participé à la prise en charge du requérant n’ont pas prodigué à ce dernier un traitement médical, au mépris de leurs obligations professionnelles.

51. Par ailleurs, la Cour estime qu’aucun manque de bonne volonté ne saurait être reproché aux autorités militaires, celles-ci ayant réagi correctement et suffisamment rapidement une fois les problèmes de santé du requérant identifiés. En effet, l’intéressé a été hospitalisé et a bénéficié de la mise en place de traitements chirurgicaux, aux frais de l’État. Lorsque des complications postopératoires sont apparues, un nouveau traitement chirurgical lui a été proposé pour soigner le rétrécissement anal dont il souffrait, mais il a refusé cette intervention. En outre, une décision d’ajournement du service militaire a été prononcée en sa faveur, après que les médecins eurent estimé qu’il n’était plus apte au service militaire (paragraphe 24 ci-dessus). Enfin, aucun lien de causalité entre le service militaire et l’existence ainsi que la progression de la maladie dont souffrait le requérant n’a été établi par l’expertise médicale menée en droit interne (paragraphe 29 ci-dessus).

52. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le cadre réglementaire en vigueur ne révèle aucun manquement de la part de l’État à l’obligation qui lui incombait de protéger l’intégrité physique du requérant.

53. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

54. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de la Haute Cour.

55. La Cour indique qu’elle a déjà examiné un grief identique dans son arrêt de principe Tanışma (précité) et qu’elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au motif que les officiers de carrière siégeant au sein de la Haute Cour ne bénéficiaient pas des garanties d’indépendance adéquates (Tanışma, précité, §§ 76-84, et Sürer c. Turquie, no 20184/06, §§ 45-46, 31 mai 2016). En l’espèce, la Cour ne relève aucun élément ou argument qui la conduirait à s’écarter de cette conclusion.

56. Elle déclare donc ce grief recevable, et elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

57. Le requérant se plaint également que le rapport du 16 décembre 2008 dressé par les experts de l’université de Gazi ait été rédigé sans que lui-même eût été soumis à un examen médical. En outre, il reproche à la Haute Cour d’avoir rejeté sa demande de contre-expertise, ce qui a, selon lui, emporté violation de son droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

58. Eu égard à sa conclusion concernant le défaut d’indépendance et d’impartialité de la Haute Cour (paragraphe 57 ci-dessus), la Cour estime qu’il ne s’impose pas d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

59. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

60. Au titre du préjudice matériel et du préjudice moral qu’il estime avoir subis, le requérant réclame 100 000 livres turques (TRY) (soit environ 20 000 euros (EUR)) et 150 000 TRY (soit environ 30 000 EUR) respectivement.

61. Il demande également 25 000 TRY (soit environ 5 000 EUR) pour les frais et dépens. Il ne produit aucun justificatif à cet égard.

62. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

63. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention eu égard à la composition de la Haute Cour. En ce qui concerne le dommage matériel, elle réitère sa jurisprudence selon laquelle elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure incriminée aurait abouti si elle avait respecté la Convention (Tanışma, précité, § 88). Par conséquent, elle rejette la demande y afférente, d’autant que celle-ci est non documentée. Quant au dommage moral, compte tenu de la nature de la violation, la Cour, statuant en équité, accorde 1 500 EUR au requérant. Enfin, la Cour rejette la demande de frais et dépens, le requérant n’ayant pas produit de justificatifs.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’atteinte à l’intégrité physique et de l’indépendance et de l’impartialité de la Haute Cour administrative militaire ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au grief tiré de l’indépendance et de l’impartialité de la Haute Cour administrative militaire ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le bien-fondé des autres griefs du requérant formulés au titre de l’article 6 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 décembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


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