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20/11/2018 | CEDH | N°001-187733

CEDH | CEDH, AFFAIRE ASMA c. TURQUIE, 2018, 001-187733


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ASMA c. TURQUIE

(Requête no 47933/09)

ARRÊT

STRASBOURG

20 novembre 2018

DÉFINITIF

18/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Asma c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphani

e Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2018,

Rend ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ASMA c. TURQUIE

(Requête no 47933/09)

ARRÊT

STRASBOURG

20 novembre 2018

DÉFINITIF

18/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Asma c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 47933/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Asma (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par Me Ö.O. Sur, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant alléguait une violation du droit à la protection de la vie de feu sa fille, Esma Asma, décédée à l’âge de 15 ans dans un incendie accidentel.

Il se plaignait aussi de l’ineffectivité, au regard de l’article 6 de la Convention, de la voie pénale dont il a été fait usage en l’espèce.

4. Le 8 juillet 2015, les deux griefs en question ont été communiqués au Gouvernement, sous les volets tant matériel que procédural de l’article 2, et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus en application de l’article 34 § 3 a) de la Convention.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La genèse de l’affaire

5. Le requérant est né en 1957 et réside à Istanbul.

6. Le 6 septembre 2000, un certain Z.Y., propriétaire du terrain contigu au bâtiment dans lequel vivait la famille du requérant (« le bâtiment »), demanda à la municipalité d’Eyüp (« la municipalité ») une attestation de constructibilité dudit terrain. Alors que cette demande était pendante, Z.Y. entama, sans permis, des travaux d’excavation (« les travaux »), et ce à proximité de lignes de haute tension aérienne de 154 kilowatts (kW) (« l’installation »).

Des habitants du quartier alertèrent en vain les ouvriers sur le danger que l’activité des engins de chantier présentait du fait de l’installation surplombant la zone.

7. Le 21 octobre 2000, au cours des travaux, une explosion retentit et un incendie se déclara au 4e étage du bâtiment en raison d’un arc électrique provenant de l’un des câbles de l’installation qui passait à 2 mètres des toits.

Trois personnes, à savoir la fille du requérant ainsi qu’un enfant et sa mère, trouvèrent la mort.

B. Les procédures diligentées en l’espèce

1. La procédure pénale

8. Le même jour, le procureur de la République d’Eyüp (« le procureur ») ouvrit d’office une instruction pénale. Il fut observé d’emblée que les travaux avaient été entrepris illégalement.

9. Le 22 octobre et le 21 novembre 2000 respectivement, un examen post-mortem et une autopsie furent réalisés sur la dépouille de la fille du requérant. Il fut établi que celle-ci avait succombé à des brûlures et qu’elle avait été intoxiquée au monoxyde de carbone.

10. Le 22 octobre 2000, le juge assesseur du tribunal de paix d’Eyüp interrogea B.B., le conducteur de la pelleteuse utilisée lors des travaux. Celui-ci exposa que, avant qu’il eût commencé son travail, le maître d’œuvre H.Y. avait fait attacher à un arbre les câbles électriques surplombant le site pour éviter que leur présence gênât le passage des camions et que lui-même n’avait pas touché ces câbles avec son engin.

11. Le 23 octobre 2000, la municipalité mit le chantier sous scellés. Le 26 octobre suivant, elle condamna Z.Y. à une amende de 500 000 000 livres turques (TRL)[1] (équivalant à l’époque à environ 877 euros (EUR)) pour contravention à la loi no 3194 sur l’urbanisme.

12. Le 30 octobre 2000, un rapport d’incendie fut versé au dossier de l’enquête. Selon ce rapport, l’accident fatal avait résulté d’une série de négligences et d’imprudences. En l’occurrence, pendant les travaux, les ouvriers avaient tendu les câbles de l’installation afin de les attacher à un arbre au motif qu’ils gênaient les manœuvres des engins ; ensuite, le godet de la pelleteuse aurait arraché les lignes téléphoniques et aurait probablement touché aussi les câbles en question ; deux des câbles ainsi touchés auraient oscillé à une certaine hauteur sous le niveau de la toiture du bâtiment et ils auraient selon toute vraisemblance généré un arc électrique de haute tension avec le dernier étage.

13. Le 1er novembre 2000, le procureur déféra devant la cour d’assises d’Eyüp (« la CAE ») Y.Ö., propriétaire de la pelleteuse, B.B. et H.Y. (paragraphe 10 ci‑dessus), les accusant d’avoir causé par imprudence et négligence un incendie et la mort de trois personnes (article 383 § 2 de l’ancien code pénal). Il leur était reproché d’avoir indûment manipulé les câbles de l’installation sans prendre aucune mesure de sécurité et d’avoir ainsi provoqué un arc électrique à l’origine de l’incendie.

Les débats furent ouverts devant la CAE le 6 novembre 2000.

14. À l’audience du 6 février 2001, les défenses des prévenus B.B. et Y.Ö., notamment, furent recueillies. Le 14 février suivant, les juges entendirent un témoin oculaire et l’accusé H.Y. Lors de l’audience du 27 mars 2001, H.Y. et son avocat présentèrent leur défense ; l’avocat de B.B. fut également entendu.

15. Le 10 mai 2001, la CAE interrogea trois témoins oculaires ainsi que le prévenu H.Y. et les avocats des parties intervenantes. Par ailleurs, elle ordonna la constitution d’un comité d’expertise aux fins d’un second constat des lieux et d’un rapport technique. L’université technique d’Istanbul (« l’université ») – une institution publique – fut sollicitée pour fournir une liste d’experts ingénieurs.

Le 26 juin 2001, les débats furent ouverts en présence de H.Y. et B.B. La CAE invita la direction des sapeurs-pompiers à lui remettre tout enregistrement vidéo susceptible d’avoir été fait sur les lieux. Les juges prirent aussi acte de ce que l’université n’avait pas encore fourni la liste demandée.

16. Le 23 août 2001, le collège de la CAE fut modifié et le dossier fut relu par les nouveaux juges. La liste d’experts n’avait toujours pas été réceptionnée.

Le 20 septembre 2001, les juges chargèrent un de leurs pairs de constituer le comité d’expertise à partir de la liste d’ingénieurs reçue entre-temps.

À l’audience du 18 octobre 2001, les juges impartirent au comité d’expertise un délai de quinze jours pour soumettre son rapport.

17. Le 6 novembre 2001, le comité d’expertise déposa son rapport, confirmant que les travaux avaient bien été effectués sans permis de construire, à proximité de l’installation, et en l’absence de toute mesure de sécurité. Les experts observèrent aussi que, en violation du règlement sur les installations électriques de haute tension (paragraphe 50 ci-dessous), le bâtiment sinistré avait à l’origine été érigé à une distance de 2 mètres des lignes aériennes alors que la distance minimale réglementaire aurait été de 4 mètres et que, de surcroît, l’une des phases de ce câblage aurait été défectueuse. D’après les experts, lors des travaux, la pelleteuse avait étiré une ligne téléphonique, laquelle avait, à son tour, touché un câble passant trop près du bâtiment, ce qui aurait provoqué une décharge électrique de 154 kW vers l’étage où demeurait Esma Asma.

Dans ce rapport, les responsabilités concurrentes se trouvaient établies comme suit :

– H.Y., à hauteur de 4 sur une échelle de 8 (4/8), pour démarrage illégal de travaux, en outre en l’absence de toute mesure de sécurité ;

– Y.Ö. et B.B., chacun à hauteur de 1/8, à raison de manœuvres effectuées d’une manière imprudente avec une pelleteuse ;

– la municipalité, à hauteur de 2/8, au motif qu’elle n’avait pas procédé au contrôle des travaux entamés sans autorisation à proximité d’une installation et qu’elle avait toléré la construction d’un bâtiment au mépris des distances réglementaires minimales devant être respectées entre les habitations, leurs toits et les lignes aériennes de haute tension.

18. Lors de l’audience du 8 novembre 2001, le dossier fut relu par les nouveaux juges de la CAE ; après examen du rapport d’expertise, H.Y., B.B. et Y.Ö. en contestèrent les conclusions.

La CAE ordonna la transmission dudit rapport au procureur pour action, au motif que le rapport mettait également en cause la municipalité.

19. À l’audience du 20 décembre 2001, la CAE annonça qu’elle déciderait ultérieurement de la nécessité d’ordonner une nouvelle expertise, compte tenu des objections des prévenus et de leur argument selon lequel la société anonyme de distribution d’électricité de Turquie (Türkiye Elektrik İletim A.Ş. (TEİAŞ)) devait également répondre de négligence concurrente dans la survenance de l’accident. TEİAŞ est une société économique étatique qui relève du décret-loi no 233 et dont le capital appartient à l’État.

20. Le 26 novembre 2001, conformément à la dénonciation faite par la CAE (paragraphe 18 in fine ci-dessus), le procureur ouvrit un nouveau dossier à l’encontre de A.G. et de H.K., respectivement le maire et le directeur de l’aménagement urbain de la municipalité.

En vertu de la loi no 4483 du 2 décembre 1999 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics (paragraphe 47 ci-dessous), le procureur transmit le dossier à la préfecture d’Eyüp afin d’obtenir l’autorisation requise pour poursuivre A.G. et H.K.

Par la suite, ce dossier fut envoyé au ministère de l’Intérieur et joint aux autres affaires similaires en cours contre différents agents publics.

21. Le 6 juin 2002, le collège de la CAE fut à nouveau modifié et l’on donna lecture des procès-verbaux aux nouveaux juges. La CAE décida de s’enquérir du sort du dossier pendant contre les agents municipaux A.G. et H.K.

22. Le 20 novembre 2002, le ministère de l’Intérieur, qui avait été saisi aux termes de la loi no 4483 (paragraphe 20 ci-dessus), se fondant sur les résultats d’une investigation interne, refusa d’accorder l’autorisation demandée concernant A.G. et H.K. Il estima que ces derniers n’avaient pas pu prendre connaissance de l’illégalité des travaux menés sur le site avant la survenue, complètement à leur insu, de l’accident et que, en tout état de cause, par la suite, ils n’avaient pas manqué d’appliquer les sanctions administratives nécessaires aux contrevenants.

23. Il semble que cette décision n’ait pas été portée à la connaissance de la CAE, car, à l’audience du 25 décembre 2002, celle-ci demanda derechef à en être informée. La CAE fit de même lors des débats suivants du 8 mai 2003.

24. Le 8 octobre 2003, la CAE fut invitée par le ministère public à trancher la question réservée concernant la commande d’une nouvelle expertise (paragraphe 19 in limine ci-dessus). Aussi les juges ordonnèrent-ils la constitution d’un nouveau comité d’experts de trois ingénieurs et demandèrent-ils derechef à l’université de leur faire parvenir sa liste d’experts ingénieurs.

25. Le 25 février 2004, la CAE n’avait toujours pas reçu la liste susmentionnée.

À l’audience suivante du 27 avril 2004, la CAE observa qu’elle ne disposait toujours pas de la liste de l’université.

Le 24 juin 2004, les juges obtinrent finalement la liste en question et ils désignèrent trois noms en vue de la constitution d’un comité d’expertise chargé de procéder à un nouveau constat des lieux.

À l’audience du 22 décembre 2004, il fut constaté que les experts précédemment désignés n’étaient pas joignables et qu’aucun constat des lieux n’avait donc été effectué. La CAE décida alors de constituer rapidement un autre comité d’expertise.

Selon toute vraisemblance, le nouveau comité n’a pu être désigné que lors de l’audience du 17 mars 2005.

26. Ce comité rendit son rapport d’expertise complémentaire le 17 mai 2005. Il confirma que l’arc électrique à l’origine de l’incendie s’était bien produit lors des travaux, en raison de la rupture d’une ligne téléphonique alors entrée en contact avec le câblage à haute tension. Selon ce rapport, les responsabilités se répartissaient comme suit :

– H.Y., à hauteur de 4/8,

– B.B., à hauteur de 1/8, et

– la municipalité, à hauteur de 2/8, pour des motifs identiques aux précédents (paragraphe 17 ci-dessus).

Selon les trois experts, Y.Ö. n’avait aucune responsabilité dans la survenance de l’accident. En revanche, d’après eux, la TEİAŞ était responsable à hauteur de 1/8, au motif qu’elle avait toléré que l’on entamât de tels travaux à proximité d’une installation relevant de son autorité.

27. À l’audience du 18 mai 2005, la CAE impartit aux prévenus un délai pour l’examen du nouveau rapport.

Le 16 juin 2005, les prévenus contestèrent également les conclusions de ce dernier rapport. La CAE décida toutefois qu’il était suffisamment élaboré et instructif pour que l’on pût asseoir un jugement.

28. Lors des débats du 12 octobre 2005, le ministère public présenta son réquisitoire. Il demanda la relaxe de Y.Ö. et la condamnation de H.Y. et de B.B. pour les faits reprochés. Il ne mit pas en cause la direction de la TEİAŞ.

Le 22 novembre 2005, la CAE notifia la date de l’audience suivante aux avocats de Y.Ö., de H.Y. et de B.B.

Le 23 mars 2006, elle accorda un délai aux avocats en question pour leur permettre de faire valoir leurs défenses finales.

Le 10 mai 2006, la CAE, observant que l’avocat de H.Y. avait démissionné, chargea le barreau de désigner un représentant commis d’office.

29. À l’audience du 18 juillet 2006, le ministère public déclara que, eu égard à la date à laquelle les prévenus avaient été entendus en leur défense, le délai de prescription de cinq ans prévu par l’article 102 § 4 de l’ancien code pénal no 765 – imposant un régime plus favorable que celui du nouveau code pénal no 5237 du 1er juin 2005 – était échu.

La CAE suivit l’avis du procureur et déclara l’action publique éteinte par prescription.

30. Le 8 décembre 2006, le requérant se pourvut contre ce jugement devant la Cour de cassation.

Le 12 mars 2009, la Cour de cassation rejeta son pourvoi et l’arrêt y afférent fut déposé au greffe de la CAE le 30 avril 2009.

2. La procédure civile

a) Le jugement

31. Entre-temps, le 5 janvier 2001, le requérant, son épouse et son fils (« la famille Asma ») avaient introduit devant le tribunal de grande instance d’Eyüp (« le TGI ») une action en dommages-intérêts contre B.B., Y.Ö., H.Y. et la municipalité pour actes illicites, au sens du code des obligations, ayant entraîné la mort. Ils réclamaient :

– pour le requérant et pour son épouse, 10 000 livres turques (TRY) chacun pour dommage moral et 2 000 TRY pour dommage matériel ;

– pour leur fils, 5 000 TRY pour dommage moral et 1 000 TRY pour dommage matériel.

La famille Asma avait omis de réclamer des intérêts moratoires.

32. Alors que cette procédure était pendante, la famille Asma avait introduit le 14 octobre 2005 une seconde action de même nature, cette fois contre la direction de la TEİAŞ et Z.Y., réclamant les mêmes sommes aux mêmes titres, mais assorties d’intérêts légaux.

Le 20 décembre 2005, ces deux actions avaient été jointes sous le dossier no E. 2001/16.

33. Le 2 mars 2010, un comité d’expertise composé de trois ingénieurs fut chargé par le TGI de procéder à une expertise technique visant à l’établissement des faits et des responsabilités.

Le 27 avril 2010, un actuaire fut également désigné aux fins du calcul de la perte de soutien financier subie par le requérant et son épouse.

34. Le 12 mai 2010, le comité d’expertise susmentionné présenta son rapport. Il y concluait que le maître d’œuvre, H.Y., les conducteurs des camions et l’opérateur de la pelleteuse, B.B., avaient tenté de sécuriser le site en attachant les câbles électriques aériens à un arbre de l’autre côté de la rue et en coupant les lignes téléphoniques, qu’ils l’avaient fait de manière sauvage, sans prévenir les autorités municipales et sans avoir d’autorisation, et qu’ils avaient ainsi empêché que des mesures de sécurité appropriées fussent préalablement mises en place par des agents compétents. En conséquence, selon les experts, l’une des lignes téléphoniques qui oscillait au niveau des toits avait touché les câbles de haute tension, provoquant la naissance en direction du bâtiment d’un arc électrique à l’origine de l’incendie.

Selon les experts, les responsabilités dans la survenance de cet accident se répartissaient ainsi :

– H.Y., 25 %, au motif qu’il avait ouvert un chantier d’excavation sans permis de construire et qu’il avait omis de prendre in situ les mesures de sécurité nécessaires ;

– Z.Y., 25 %, au motif qu’il avait commandé des travaux sans avoir obtenu les autorisations et les homologations requises auprès de la municipalité et de la TEİAŞ ;

– Y.Ö., aucune responsabilité, au motif que, si ce n’est qu’il était le propriétaire de la pelleteuse incriminée, l’intéressé n’avait en rien été impliqué dans les événements ;

– B.B., 15 %, au motif que ses manœuvres avec le godet de la pelleteuse avaient violé les consignes de sécurité ;

– la municipalité, 25 %, au motif qu’elle avait manqué à ses devoirs de contrôle en matière d’urbanisation et de prévention des constructions illégales au regard des lois no 5272 sur les municipalités[2] et no 775 sur les taudis ; et

– la TEİAŞ, 10 %, au motif qu’elle avait toléré l’existence d’un bâtiment construit entre deux pylônes de haute tension en violation des distances minimales réglementaires.

35. Le 13 mai 2010, l’actuaire déposa son rapport (paragraphe 33 ci‑dessus). Il y évaluait la perte de soutien financier subie par le requérant à 5 456,61 TRY et celle de son épouse à 9 710,29 TRY.

36. Par un jugement du 9 décembre 2010, le TGI donna partiellement gain de cause à la famille Asma.

Les juges conclurent, entre autres, que, contrairement à ce qui avait été énoncé dans le rapport d’expertise, Y.Ö. avait une « responsabilité objective » à hauteur de 15 %, en sa qualité de propriétaire de la pelleteuse maniée par B.B.

Par conséquent, le TGI condamna conjointement et solidairement H.Y., Z.Y., Y.Ö., B.B., la municipalité et la TEİAŞ à verser chacun au requérant et à son épouse 2 000 TRY pour dommage matériel et 7 000 TRY pour dommage moral ; il alloua aussi 3 000 TRY à leur fils pour dommage moral. Il assortit ces sommes d’intérêts moratoires à compter du 21 octobre 2000, date de l’accident.

37. Le 10 février 2011, B.B. et Y.Ö. se pourvurent en cassation ; la TEİAŞ et la municipalité firent de même le 23 février et le 24 février 2011 respectivement.

38. Par un arrêt du 17 avril 2012, la Cour de cassation accueillit le recours de la municipalité, au motif que celle-ci devait répondre devant les juridictions administratives. Quant aux autres appelants, elle conclut qu’il n’était pas possible de faire courir les intérêts moratoires à partir du 21 octobre 2000, dès lors que, dans le mémoire introductif d’instance du 5 janvier 2001, la famille Asma n’en aurait pas réclamé (paragraphe 31 in fine ci-dessus). Par ailleurs, elle estima que, les défenderesses ayant été condamnées « conjointement et solidairement » et la municipalité risquant d’être condamnée séparément par un tribunal administratif, il convenait d’inclure dans le dispositif une clause interdisant le cumul de versements futurs.

39. Le requérant introduisit un recours en rectification d’arrêt, soutenant qu’il n’était pas possible d’infirmer le jugement dans le chef de toutes les personnes mises en cause au motif que H.Y. n’avait pas interjeté appel.

Le 30 janvier 2013, la Cour de cassation fit droit à la demande du requérant et élimina H.Y. de la liste des appelants. L’affaire se clôtura donc définitivement pour ce dernier.

40. Le 10 décembre 2013, le TGI rendit son second jugement. Se conformant à l’arrêt de cassation, il décida d’emblée de disjoindre le dossier en tant qu’il concernait la municipalité. Ensuite, tout en maintenant les sommes précédemment accordées, il statua que, dans les chefs de Z.Y., de H.Y. et de la TEİAŞ, les intérêts moratoires couraient à compter du 21 octobre 2000 et, dans les chefs de B.B. et de Y.Ö., à partir de la date d’opposabilité du jugement.

41. Par une décision séparée du 6 mai 2014, le TGI revint sur l’affaire disjointe de la municipalité et se déclara incompétent ratione materiae en faveur des juridictions administratives d’Istanbul.

42. Par un arrêt du 30 juin 2014, la Cour de cassation confirma le jugement du 10 décembre 2013.

b) L’exécution du jugement du 10 décembre 2013

43. Selon les registres des services d’exécution forcée, la famille Asma se vit verser les sommes ci-dessous, majorées d’intérêts moratoires :

– le 7 octobre 2011, Y.Ö. s’acquitta de 15 000 TRY (équivalant à cette date à environ 6 050 EUR) ;

– le 25 mai 2011, Z.Y. versa 25 000 TRY (équivalant à cette date à environ 11 060 EUR) ;

– le 17 octobre 2014, la TEİAŞ paya 37 329,93 TRY (équivalant à cette date à environ 12 955 EUR).

Le total perçu jusqu’à l’introduction de la présente requête par la famille Asma s’élevait donc à 77 329,93 TRY (soit environ 30 065 EUR), étant entendu que, d’après le bordereau d’exécution y afférent du 16 octobre 2015, la famille demeurait créancier d’un reliquat de 35 941,59 TRY (équivalant à cette date à environ 10 900 EUR), restant à percevoir après l’accomplissement de formalités.

3. La procédure administrative

44. Le 2 juillet 2014, en vertu des attendus du jugement susmentionné du 6 mai 2014 (paragraphe 41 ci-dessus), la famille Asma saisit le tribunal administratif d’Istanbul (« le TAI ») d’une action de pleine juridiction contre la municipalité. Furent réclamées 5 456,61 TRY pour le requérant et 9 710,29 TRY pour son épouse pour perte de soutien financier (paragraphe 35 ci-dessus), ainsi que 10 000 TRY pour chacun des parents et 5 000 TRY pour leur fils au titre de dommage moral.

45. Par un jugement du 29 mai 2015, le TAI reconnut la municipalité responsable d’une faute de service au motif qu’elle avait toléré la construction illégale du bâtiment incendié et la conduite de travaux illégaux. Il précisa que cette faute avait néanmoins été commise parallèlement aux fautes de tierces personnes, telles qu’établies par les juges civils. Observant que, selon les expertises, la municipalité avait une part de responsabilité à hauteur de 25 % dans la survenance de l’incendie, le TAI soumit les sommes réclamées par la famille Asma à un calcul au prorata et alloua ainsi :

– au requérant, 1 364,15 TRY pour dommage matériel et 2 500 TRY pour dommage moral ;

– à son épouse, 2 427,57 TRY pour dommage matériel et 2 500 TRY pour dommage moral ; et

– à leur fils, 1 250 TRY pour dommage moral.

Ces sommes étaient à majorer d’intérêts à compter du 21 octobre 2000, date du décès de la fille du requérant.

46. La municipalité fit appel de ce jugement. En avril 2018, cette procédure était encore pendante devant le Conseil d’État.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

47. Il convient de se référer à l’arrêt Aydoğdu c. Turquie (no 40448/06, §§ 37 à 39, 30 août 2016) s’agissant du régime instauré par la loi no 4483 du 2 décembre 1999 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics.

48. Selon l’article 32 de la loi no 3194 sur l’aménagement du territoire :

« Aux termes des dispositions de cette loi, lorsque – en dehors des constructions pouvant être réalisées sans permis – (...) il est constaté qu’une construction a été commencée sans permis ou a été érigée en contradiction avec le permis et ses annexes, l’état de la construction est évalué (...) par la municipalité ou la préfecture. La construction [fait l’objet d’une apposition de scellés] et le chantier [est] immédiatement arrêté. L’arrêt du chantier est considéré comme notifié au propriétaire de la construction par l’affichage sur les lieux de la construction du procès-verbal d’arrêt. Une copie de cette notification est remise au muhtar. À compter de cette date et au plus tard dans le délai d’un mois, le propriétaire de la construction, soit en mettant sa construction en conformité avec le permis soit en obtenant un permis, demande la levée des scellés auprès de la municipalité ou de la préfecture. S’agissant d’une construction non conforme au permis, s’il est constaté, après examen, que cette non-conformité a été [corrigée] ou qu’un permis a été obtenu et que la construction est conforme à ce permis, les scellés sont levés par la municipalité ou la préfecture et la poursuite de la construction est autorisée. »

L’article 42 de ladite loi fixait les sanctions administratives applicables aux constructions non conformes aux dispositions de celle-ci.

49. Selon l’article 15 § 2, alinéa 19, de l’ancienne loi no 1580 du 3 avril 1930 sur les municipalités, ces dernières sont tenues d’empêcher et d’interdire toute installation ou construction, contraire à la loi et aux règlements, qui serait établie sans permis ou porterait atteinte à la santé, à l’ordre et à la quiétude de la ville.

La loi no 775 sur les taudis du 20 juillet 1966 énonce, dans son article 18, que tout bâtiment non autorisé, qu’il soit en phase de construction ou déjà habité, sera immédiatement détruit sans qu’une décision préalable soit nécessaire. La mise en œuvre de ces mesures incombe aux autorités administratives, lesquelles peuvent avoir recours aux forces de l’ordre et aux autres moyens de l’État (voir, aussi, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 53 et 54, CEDH 2004‑XII).

En ce qui concerne les mesures de sécurité qui s’imposent sur les chantiers de construction, il convient de se référer à l’arrêt Cevrioğlu c. Turquie (no 69546/12, §§ 33 à 40, 4 octobre 2016).

50. Le règlement sur les installations électriques de haute tension no 16466 du 21 novembre 1978, en vigueur à l’époque des faits, énonce dans son article 44 h) que, s’agissant des lignes électriques d’une tension comprise entre 72,5 et 170 kW, la distance latérale minimale (selon la distance d’oscillation la plus large) entre les conducteurs d’une ligne aérienne et la partie la plus saillante des bâtiments est de 4 mètres.

EN DROIT

I. L’OBJET DU LITIGE

A. Arguments des parties

51. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaint du décès de sa fille à l’issue d’un incendie qui est dû, selon lui, à des négligences imputables tant à des tiers qu’aux autorités, ainsi que de l’ineffectivité de la procédure pénale menée en l’espèce.

52. Le Gouvernement estime que la présente affaire lui a été indûment communiquée sur le terrain des volets matériel et procédural de l’article 2 (paragraphe 4 ci-dessus). Selon le Gouvernement, le second grief devrait être examiné uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, d’autant que, devant les juridictions nationales, le requérant n’aurait jamais tiré argument d’une violation procédurale de l’article 2.

À cet égard, le Gouvernement s’appuie sur l’opinion dissidente commune exprimée dans l’arrêt Zafer Öztürk c. Turquie (no 25774/09, 21 juillet 2015, §§ 14 et 15 de l’opinion).

Toujours dans le contexte de l’article 6, le Gouvernement reproche au requérant de s’être constitué « partie intervenante » au procès pénal à des fins purement répressives, en omettant de réclamer, au cours de celui-ci, un dédommagement, alors qu’il lui aurait été loisible de le faire jusqu’à l’abolition de l’ancien code de procédure pénale en date du 1er juin 2005. Partant, d’après le Gouvernement, la Cour ne se trouve pas dans un cas d’application de l’article 6 § 1 de la Convention et elle devrait déclarer ce grief irrecevable pour incompatibilité ratione materiae, comme dans l’affaire Alp c. Turquie ((déc.), no 3757/09, § 53, 9 juillet 2013).

B. Conclusions préliminaires de la Cour

53. Pour répondre au Gouvernement, la Cour souligne d’emblée que, contrairement à l’affaire Zafer Öztürk qu’il cite, le cas présent ne relève pas du domaine des négligences médicales et que la procédure qui est mise en cause en l’espèce est de nature répressive et non pas civile.

En outre, elle a déjà déclaré irrecevable le second grief originel, dans sa branche formulée pour dénoncer la durée de la procédure pénale au regard de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 4 ci-dessus), pareille doléance ne pouvant, comme le Gouvernement le précise (paragraphe 52 in fine ci-dessus), prospérer sur le terrain de cette disposition (voir, entre autres, Perez c. France [GC], no 47287/99, §§ 66 à 71, CEDH 2004-I, Beyazgül c. Turquie, no 27849/03, §§ 35, 43 et 44, 22 septembre 2009, Aksu c. Turquie (déc.), no 25082/08, §§ 32 à 34, 20 mai 2014, et Hafikli c. Turquie (déc.), no 13394/12, 30 août 2016).

Aucun examen ultérieur ne s’impose donc sur ce point.

54. Cela étant dit, la Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les deux griefs du requérant sous les angles matériel et procédural du seul article 2 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

A. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

a) Le Gouvernement

55. Le Gouvernement estime que, dans la présente affaire, la voie de recours interne à privilégier serait une action en dommages-intérêts au motif que la mort déplorée en l’espèce n’a pas résulté d’un acte délibéré.

À cet égard, il indique que la famille Asma a bien exercé un tel recours et qu’elle s’est vu accorder des indemnités considérables, dont une partie serait déjà perçue. Il indique en outre qu’elle a introduit une action de pleine juridiction contre la municipalité mise en cause et qu’elle a obtenu la condamnation de celle-ci en première instance au versement d’une réparation.

56. Pour le Gouvernement, l’issue de ces procédures démontre non seulement que la clôture de la procédure pénale par prescription n’a eu aucun effet sur la capacité du requérant de faire valoir ses droits civils, mais aussi que ce dernier ne peut plus se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation quelconque au motif que son préjudice se trouve redressé.

57. Le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes, arguant tout d’abord que le requérant a saisi la Cour sans attendre la clôture de l’action de pleine juridiction susmentionnée, toujours pendante devant le Conseil d’État.

58. Ensuite, se plaçant sous l’angle de l’article 6, le Gouvernement estime que, après avoir eu notification en 2012 « du rejet par la Cour de cassation de son action civile », le requérant aurait dû porter son grief concernant la durée de cette procédure devant la commission d’indemnisation instaurée le 9 janvier 2013, laquelle ouvrait, selon le Gouvernement, notamment la possibilité d’obtenir une indemnisation dans les affaires dites « de durée » (Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, 26 mars 2013).

59. Pour le Gouvernement, le requérant a également omis d’introduire devant la Cour constitutionnelle un recours individuel, une voie instaurée le 23 septembre 2012 aux fins de l’examen des requêtes présentées par des individus s’estimant lésés dans leurs droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution ou par la Convention. Selon le Gouvernement, ce recours aurait pu permettre d’établir s’il y a eu ou non une violation quelconque à ce titre.

b) Le requérant

60. Le requérant rétorque que, nonobstant la réparation pécuniaire partielle du tort causé en l’espèce, le problème principal réside toujours dans l’ineffectivité des voies répressives au motif que celles-ci n’ont pas permis de punir les responsables de la mort de sa fille.

2. Appréciation de la Cour

a) Exceptions liées à l’examen au fond

61. La Cour observe que l’examen des arguments que le Gouvernement tire de l’absence de la qualité de « victime » du requérant et du caractère prématuré de la requête (paragraphes 55 à 57 ci-dessus) nécessite une qualification au préalable du cadre jurisprudentiel applicable aux domaines d’activité qui se trouvent au cœur du présent litige, à savoir l’exploitation des installations de haute tension ainsi que le contrôle des constructions et des travaux de construction dans les zones urbaines.

Si ces activités sont qualifiées de « potentiellement dangereuses », à la lumière des principes directeurs en la matière (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 69 à 74, CEDH 2004‑XII), la Cour devra alors définir quel type de réaction judiciaire était exigé aux termes de l’article 2 de la Convention. Sans cela, on ne saurait répondre aux questions de savoir si les actions en réparation civile et/ou administrative évoquées par le Gouvernement pouvaient constituer une « réponse judiciaire adéquate », ou si le requérant était tenu d’attendre la clôture de son action de pleine juridiction, ou encore si les issues favorables des voies de réparation civile étaient susceptibles de lui ôter la qualité de « victime ».

Il s’agit là de matières étroitement liées à l’examen du bien-fondé des griefs et il convient dès lors de joindre au fond les exceptions dont il s’agit.

b) Épuisement des voies de recours internes

i. La commission d’indemnisation

62. Pour ce qui est de la non-saisine de la commission d’indemnisation instaurée le 9 janvier 2013 (paragraphe 58 ci-dessus), il suffit de relever qu’en l’espèce le requérant se plaint non pas de la durée de la procédure civile à laquelle le Gouvernement se réfère (paragraphe 31 ci-dessus), mais de l’ineffectivité des voies pénales.

Cette exception ne saurait donc être retenue.

ii. La Cour constitutionnelle

63. En ce qui concerne le recours individuel devant la Cour constitutionnelle (paragraphe 59 ci-dessus), la Cour a déjà examiné l’adéquation de cette voie de droit (voir, par exemple, Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, §§ 42 et 43, 17 mars 2015) et elle a considéré qu’elle était en principe à épuiser s’agissant notamment des faits constitutifs d’une violation de la Convention qui ont pris fin postérieurement à la date de prise d’effet du recours en question, le 23 septembre 2012 (voir, par exemple, Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013).

64. Dans la présente affaire, la Cour note que l’action civile du requérant s’est clôturée après l’instauration de cette voie constitutionnelle (paragraphe 42 ci-dessus) et que son action de pleine juridiction est toujours pendante (paragraphe 46 ci-dessus). Ce qui importe toutefois en l’espèce est que la procédure pénale, que le requérant dénonce à titre principal, s’est définitivement clôturée le 12 mars 2009 (paragraphe 30 ci-dessus) et que la présente requête a été introduite le 24 août 2009, c’est-à-dire bien avant le 23 septembre 2012.

65. Aussi la Cour conclut-elle à l’absence de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours à épuiser s’apprécient à la date de l’introduction de la requête. Elle estime donc que le requérant n’a pas à se voir opposer l’obligation de soumettre ses griefs à la juridiction constitutionnelle (voir, entre autres, Şükrü Yıldız, précité, § 45, et, dans le même sens, Cvetković c. Serbie, no 17271/04, § 41, 10 juin 2008, A. et B. c. Monténégro, no 37571/05, § 62, 5 mars 2013, et Maširević c. Serbie, no 30671/08, § 42, 11 février 2014).

Il s’ensuit que cette exception ne saurait elle non plus être accueillie.

c) Conclusion

66. Par ailleurs, la Cour constate que les griefs du requérant ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent, au demeurant, à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient dès lors de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

67. Le requérant reproche aux autorités d’avoir toléré l’existence d’un bâtiment construit illégalement, selon lui, à proximité d’une ligne de haute tension et de n’avoir rien fait pour empêcher les travaux d’excavation effectués sans permis, qui auraient fini par provoquer l’accident ayant coûté la vie à sa fille. Il estime ainsi les individus et les autorités concernés responsables de la mort de sa fille.

Il ajoute que des tragédies similaires sont légion en Turquie en raison de la tolérance de l’administration à l’égard des constructions sauvages et des installations électriques aériennes surplombant les zones d’habitation modestes. Il précise à cet égard que les installations souterraines sécurisées sont réservées aux quartiers les plus aisés.

68. Le requérant dénonce aussi la réaction de la justice pénale face à cette tragédie. Il expose notamment que, en raison d’une procédure infructueuse qui se serait finalement close par prescription à la suite d’atermoiements selon lui injustifiés, les individus responsables de la mort de sa fille n’auront plus jamais à répondre de leurs méfaits. Il avance enfin que les instances publiques et leurs agents, qui seraient elles aussi responsables, parviennent toujours à se soustraire à la justice grâce à des rapports d’expertise rédigés dans le seul but de les « blanchir ». Au demeurant, tant que l’État ne remédie pas au problème général de contrôle des installations de haute tension dangereuses pour la population, il serait insignifiant que tel ou tel fonctionnaire soit poursuivi à raison de ses propres manquements dans une affaire donnée.

b) Le Gouvernement

69. Le Gouvernement considère que, au regard de la législation applicable, toutes les mesures nécessaires ont été « envisagées » en l’espèce. Ainsi, la municipalité d’Eyüp aurait infligé une amende administrative « aux responsables », mis sous scellés les travaux d’excavation litigieux et fait combler les fossés qui avaient été creusés.

Il indique que la municipalité est intervenue « immédiatement après avoir été informée que des travaux illégaux avaient été entamés », sachant que, avant que les travaux ne commencent, il n’existait pour elle « aucun risque prévisible ». Selon le Gouvernement, des tiers, à savoir « la société de construction et ses dirigeants », sont les vrais responsables dans cette affaire, et la municipalité ne peut être blâmée pour n’avoir pas pu contrôler « l’ensemble des sites de construction » dans sa circonscription.

70. Pour le Gouvernement, tenir l’État pour responsable de ce qui est arrivé à la fille du requérant reviendrait à lui imposer un fardeau excessif, dans la mesure où, d’après lui, « toutes les mesures et précautions qui pouvaient être prises concernant l’incendie qui a éclaté à l’issue de l’accident l’avaient déjà été ».

71. Pour ce qui est de l’aspect procédural, le Gouvernement indique que, lors des procédures diligentées en l’espèce, les responsabilités de l’ensemble des personnes impliquées ont pu être établies, et ce grâce à une enquête qui aurait été déclenchée avec célérité et qui aurait permis de réunir tous les éléments probants, dont des expertises menées par des professionnels hautement qualifiés.

Pour le Gouvernement, c’est ce qui aurait permis à la justice civile d’offrir à la famille Asma une réparation pécuniaire conséquente. Il souhaite souligner que, de son côté, la juridiction administrative de première instance a également retenu la responsabilité à hauteur de 2/8 de la municipalité d’Eyüp dans la survenance de l’accident et qu’elle a également condamné celle-ci à dédommager la famille de la défunte.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes applicables

72. Eu égard à la nécessité de définir avant tout le cadre jurisprudentiel pertinent pour les domaines d’activité en cause en l’espèce (paragraphe 61 ci-dessus), la Cour rappelle avoir déjà établi que l’exploitation des réseaux de distribution d’électricité à haute tension était une activité comportant un risque élevé pour les personnes qui, pour telle ou telle raison, se trouvent à proximité de ces installations (Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, § 56, 24 avril 2012 ; voir aussi, Fedina c. Ukraine, no 17185/02, §§ 52 à 54, 2 septembre 2010 – comparer avec, par exemple, Güvenç c. Turquie (déc.), no 43036/08, 21 mai 2013).

Il en va de même concernant les activités menées sur les sites de construction, lesquelles peuvent également présenter des risques pour la vie humaine en raison de leur nature intrinsèquement dangereuse (Cevrioğlu c. Turquie, no 69546/12, § 57, 4 octobre 2016 ; voir aussi, Pereira Henriques et autres c. Luxembourg (déc.), no 60255/00, 26 août 2003, et Kostovi c. Bulgarie (déc.), no 28511/11, 15 avril 2014).

S’inscrivent également dans ce contexte les dangers inhérents aux constructions défectueuses et susceptibles de menacer, dans des zones publiques, la vie des individus (Banel c. Lituanie, no 14326/11, §§ 66 à 69, 18 juin 2013, et Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 69, 14 juin 2011).

73. Dès lors, ce sont les principes énoncés dans ce corpus jurisprudentiel relatif à la prévention, au regard du volet matériel de l’article 2, des atteintes au droit à la vie du fait d’activités dangereuses qui trouvent à s’appliquer dans la présente affaire (pour les principes généraux, voir, notamment, Öneryıldız, précité, §§ 69 à 74, 89 et 90, et Ercan Bozkurt c. Turquie, no 20620/10, § 54, 23 juin 2015 ; concernant plus particulièrement les domaines d’activité en cause en l’espèce, voir, par exemple, Iliya Petrov, précité, §§ 54 à 56, Banel, précité, §§ 62 à 65, et Cevrioğlu, précité, §§ 50 à 52, 56 et 57).

74. Quant au volet procédural de l’article 2, dans ce même contexte, la Cour renvoyant derechef aux arrêts précités Öneryıldız (§§ 91 à 96), Iliya Petrov (§§ 70 à 73), Banel (§ 66) et Cevrioğlu (§§ 53 à 55) considère qu’en l’espèce il convient de se pencher d’abord sur cet aspect de l’affaire.

b) Application de ces principes à l’espèce

i. Sous l’angle procédural de l’article 2 de la Convention

75. En premier lieu, compte tenu de sa jurisprudence pertinente en l’espèce (paragraphe 74 ci-dessus), la Cour estime que, dans les circonstances de la présente affaire, l’absence d’incrimination et de poursuites des personnes responsables d’atteintes au droit à la vie de la fille du requérant peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que l’intéressé pouvait exercer de sa propre initiative (voir, par exemple, Öneryıldız, précité, §§ 93 et 94, et Iliya Petrov, précité, § 72).

76. Avant d’entamer l’examen des procédures à caractère répressif diligentées en l’espèce, la Cour renvoie derechef aux principes directeurs en la matière (voir, notamment, Öneryıldız, précité, §§ 95 et 96) et elle rappelle que, lorsque les allégations d’un requérant ont donné lieu à de telles procédures au niveau interne, il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité internationale au titre de la Convention. Il ne faut pas non plus confondre responsabilité d’un État au regard de la Convention et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 284, CEDH 2001‑VII (extraits), Imakaïeva c. Russie, no 7615/02, § 116, CEDH 2006‑XIII (extraits), et Öneryıldız, précité, § 116).

77. La tâche de la Cour consiste à vérifier si et dans quelle mesure les instances nationales peuvent passer pour avoir soumis le cas devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries.

– Quant aux responsables des travaux d’excavation

78. En l’espèce, la Cour relève que les personnes impliquées dans les travaux d’excavation litigieux ont été déférées devant la cour d’assises d’Eyüp le 1er novembre 2000 pour le chef d’imprudence et de négligence ayant causé l’incendie fatal dans l’appartement où se trouvait la fille du requérant (paragraphe 13 ci-dessus). On peut donc effectivement considérer que le parquet a promptement identifié les éventuelles responsabilités dans un contexte correspondant aux griefs du requérant, et qu’il l’a donc fait de manière adéquate.

Toutefois, de l’avis de la Cour, plutôt que de déterminer s’il y a eu une enquête répondant aux exigences procédurales en jeu, il s’agit d’examiner si la cour d’assises d’Eyüp a fait preuve d’une volonté d’aboutir à la sanction des responsables.

79. À cet égard, la Cour note d’emblée que l’article 383 § 2 de l’ancien code pénal érigeait en un délit les imprudences et négligences commises par les responsables des travaux d’excavation, lesquelles avaient entraîné l’incendie fatal en cause en l’espèce. Cette disposition visait à l’évidence la protection d’autrui, entre autres, contre les risques sérieux susceptibles de menacer la sécurité publique du fait de telles activités ; aussi un mécanisme d’enquête officielle de nature à assurer la répression pénale des atteintes à la vie du fait d’une activité dangereuse était-elle exigée en l’espèce, si et dans la mesure où les résultats des investigations justifient cette répression (voir, parmi d’autres, Sinim, précité, § 64, et Öneryıldız, précité, § 94).

80. Or, la Cour observe que les prévenus déférés devant la justice n’ont finalement pas fait l’objet d’un jugement, car l’action publique introduite à leur encontre a été éteinte par prescription (paragraphe 29 ci‑dessus), résultat auquel la Cour de cassation ne pouvait porter remède.

Il s’impose donc d’examiner uniquement le déroulement de la procédure pénale de première instance, à la lumière des exigences de célérité et de diligence raisonnable concernant les cas d’extinction des actions publiques par prescription et, du même coup, de l’adéquation de la réaction donnée en l’occurrence par le système judiciaire national.

Sur ce point, il convient de rappeler que, si ces exigences ont été pour la première fois mises en avant dans les affaires portant sur les mauvais traitements et/ou la mort infligés par des agents de l’État en violation des articles 2 ou 3 de la Convention (voir, par exemple, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 76, CEDH 2006-XII (extraits), Türkmen c. Turquie, no 43124/98, § 53, 19 décembre 2006, Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 69, 8 avril 2008, Hüseyin Şimşek c. Turquie, no 68881/01, § 67, 20 mai 2008, et Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004), il n’en demeure pas moins qu’elles ont également été appliquées dans d’autres domaines, comparables à celui en jeu en l’occurrence, relativement aux cas de décès causés involontairement ou par négligence. Il en va ainsi des situations impliquant la responsabilité des professionnels et/ou des services publics de la santé dans le décès d’un patient (voir, par exemple, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 98 à 106, CEDH 2013, et Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, §§ 70 à 75, 16 février 2010), ou encore – comme dans la présente affaire –, la responsabilité de tierces personnes du fait d’accidents ayant entrainé mort d’homme (par exemple, Sıdıka İmren c. Turquie, no 47384/11, §§ 61 et 62, 13 septembre 2016).

81. En l’espèce, il n’y a pas lieu de s’attarder sur les étapes procédurales consacrées notamment à l’audition des prévenus et des plaignants, car elles ne laissent transparaître aucun problème particulier.

En revanche, si elle admet le caractère incontournable de la période d’au moins trois mois demeurée infructueuse parce que les nouveaux juges qui avaient rejoint le collège devaient se familiariser avec le dossier (paragraphes 16, 18 et 21 ci-dessus), la Cour peine notamment à comprendre la latitude accordée à l’université technique d’Istanbul qui a pu, pendant environ un an et dix mois, passer outre les injonctions des juges en omettant de fournir, à deux reprises, la liste pertinente des experts ingénieurs nécessaire à la constitution des comités d’expertise (paragraphes 24 et 25 ci-dessus). La Cour comprend également mal en quoi il aurait été capital d’attendre pendant plus de onze mois que le ministère de l’Intérieur informât le tribunal du sort de l’enquête administrative ouverte contre les agents municipaux A.G. et H.K. (paragraphes 21 à 23 ci-dessus), alors que les accusations les concernant avaient déjà été disjointes de cette affaire (paragraphe 20 ci-dessus). Si d’aucuns pourraient attribuer pareils retards au seul manque de diligence de la part de cette université et de ce ministère, il suffit de rappeler que la Turquie est responsable de l’ensemble de ses organes appelés à intervenir dans une affaire donnée, y compris ces deux dernières instances publiques (voir, mutatis mutandis, Moreira de Azevedo c. Portugal, 23 octobre 1990, § 73, série A no 189, et Hüseyin Şimşek, précité, § 70).

82. Dans la mesure où le Gouvernement n’a jamais suggéré que les juges du fond se seraient heurtés à une difficulté d’appréciation quelconque liée à la complexité de la cause qu’ils avaient à entendre, de tels atermoiements judiciaires d’environ trois ans contreviennent, à eux seuls, aux obligations positives en jeu, d’autant plus qu’il s’agissait là d’un procès où le délai de prescription à respecter n’était que de cinq ans (paragraphe 29 ci‑dessus).

Partant, on ne saurait considérer que cette procédure a progressé avec la célérité voulue ni que les autorités en charge ont montré la diligence que la gravité des circonstances imposait pour faire aboutir l’action publique avant qu’elle ne fût prescrite.

– Quant aux autorités internes

α. La municipalité

83. En ce qui concerne les autorités internes impliquées dans cette affaire, la Cour note d’emblée que le requérant a reproché au mécanisme d’expertise judiciaire turc d’être généralement complaisant vis-à-vis des instances publiques, ce qui leur permettrait facilement de se soustraire à la justice (paragraphe 68 in fine ci-dessus). Tel qu’il a été formulé, ce grief ne saurait viser, en substance, que la procédure menée en vertu de la loi no 4483, à l’issue de laquelle, les fonctionnaires mis en cause au sein de la municipalité, à savoir A.G., le maire, et H.K., le directeur de l’aménagement urbain, ont bénéficié de la protection du ministère de l’Intérieur, sur le fondement d’un rapport d’investigation interne qui leur était favorable (paragraphe 22 ci-dessus).

84. Aussi la Cour estime-t-elle pouvoir apprécier ce point à la lumière de l’article 2, qui commande aux autorités compétentes de procéder « d’office » à des investigations propres à déterminer les défaillances dans la mise en œuvre du cadre réglementaire ainsi qu’à identifier les agents ou les organes de l’État impliqués, de quelque façon que ce soit, dans l’enchaînement de ces circonstances ; cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes ou omissions illégaux, ou de collusion dans leur perpétration (Öneryıldız, précité, §§ 94 et 96).

85. Les fonctionnaires A.G. et H.K. relevaient du domaine du droit public et, par conséquent, la procédure pénale les concernant était régie par la loi no 4483 (paragraphe 47 ci-dessus). Le procureur a d’ailleurs sollicité la préfecture d’Eyüp afin d’obtenir l’autorisation nécessaire pour poursuivre A.G. et H.K. (paragraphe 20 ci‑dessus).

Par la suite, le dossier a été envoyé au ministère de l’Intérieur, lequel, par une décision du 20 novembre 2002, a refusé d’accorder l’autorisation demandée. Faisant sien l’avis émis à l’issue d’une investigation interne, le ministère a conclu que ces deux fonctionnaires « n’avaient pas pu prendre connaissance de l’illégalité des travaux menés sur le site avant la survenue, entièrement à leur insu, de l’accident et que, en tout état de cause, par la suite, ils n’avaient pas manqué d’appliquer les sanctions administratives nécessaires aux contrevenants » (paragraphe 22 ci-dessus).

86. À cet égard, il suffit à la Cour de rappeler qu’elle a systématiquement critiqué et maintes fois sanctionné ce régime imposé par la loi no 4483 à raison du manque d’indépendance des organes d’enquête appelés à le mettre en œuvre (voir, par exemple, Nazif Yavuz c. Turquie, no 69912/01, § 49, 12 janvier 2006, Ümit Gül c. Turquie, no 7880/02, §§ 53‑57, 29 septembre 2009, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 114, 4 octobre 2011, et Karahan c. Turquie, no 11117/07, § 45, 25 mars 2014), de l’impossibilité pour les justiciables de participer effectivement aux investigations y afférentes (Işıldak c. Turquie, no 12863/02, §§ 54 à 56, 30 septembre 2008) ainsi que de l’inadéquation du contrôle judiciaire effectué sur les décisions desdits organes (Kanlıbaş c. Turquie, no 32444/96, § 49, 8 décembre 2005, Sultan Öner et autres c. Turquie, no 73792/01, § 143, 17 octobre 2006, Uyan c. Turquie (no 2), no 15750/02, § 49, 21 octobre 2008, et Mecail Özel c. Turquie, no 16816/03, § 25, 14 avril 2009).

Aucune circonstance particulière ne permet à la Cour de se départir de ces conclusions dans la présente affaire et, à l’instar de ce qu’elle a déjà dit dans l’arrêt Aydoğdu (précité, § 90), elle considère qu’il s’agit là d’un problème structurel constitutif en soi d’une méconnaissance de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

β. La TEİAŞ

87. En l’espèce, lors de l’audience du 12 octobre 2005, le ministère public a exclu la TEİAŞ de son réquisitoire (paragraphe 28 ci-dessus) et les attendus du jugement rendu en conséquence sont muets quant à cette entité (paragraphe 29 ci-dessus). C’est une situation certes préoccupante, dès lors qu’elle dénote une forme d’impunité. Toutefois, force est d’observer que, eu égard à sa portée, les griefs du requérant ne saurait passer pour couvrir ladite situation qui aurait profité à la TEİAŞ. Aussi la Cour estime-t-elle qu’elle ne saurait se prononcer sur cet aspect précis de l’affaire.

– Conclusion

88. Au vu de l’ensemble de ses observations ci-dessus (paragraphes 81 à 87 ci-dessus) et rappelant que dans le cas présent les actions civile et administrative en réparation intentées à l’initiative du requérant ne pouvaient constituer une réponse judiciaire adéquate aux termes de l’article 2 de la Convention (voir, par exemple, Öneryıldız, précité, §§ 93 et 94, et Iliya Petrov, précité, §§ 72 et 79), la Cour conclut que le système pénal, tel qu’il a été appliqué en l’espèce, ne pouvait engendrer aucune force dissuasive aux fins de la prévention des atteintes au droit à la protection de la vie consacré par l’article 2 de la Convention.

89. Par conséquent, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement, précédemment jointes au fond (paragraphes 55 à 57 et 61 ci-dessus) et elle juge qu’il y a eu violation procédurale de cette disposition.

ii. Sous l’angle matériel de l’article 2 de la Convention

90. Nul ne conteste qu’il existait bien en Turquie des réglementations de protection dans les trois domaines d’activité dangereuses en jeu (paragraphes 48 à 50 et 72 ci-dessus) et rien ne permet de remettre en cause en tant que telles les procédures de contrôle mises en place pour assurer l’application des règles de sécurité y afférentes. Le requérant n’a d’ailleurs pas formulé de doléances précises à cet égard.

Il se pose donc principalement la question de savoir si, en l’espèce, on pourrait reprocher aux autorités nationales de n’avoir pas pris les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents aux activités dont il s’agit, de manière à prévenir la mort de Esma Asma (voir, par exemple, Öneryıldız, précité, § 93, Iliya Petrov, précité, §§ 72 et 79, Banel, précité, § 69, et Cevrioğlu, précité, §§ 61 et 62).

91. En l’espèce, la Cour rappelle avoir distingué trois types de risques potentiels, dont le cumul a fini par constituer une menace directe pour la vie de la fille du requérant. Il y a d’abord la circonstance que l’accident fatal a eu lieu dans un bâtiment illégalement construit. Deuxièmement, celui-ci est resté occupé par des personnes, alors qu’il se trouvait à proximité de deux pylônes de lignes à haute tension, en violation de la réglementation technique y afférente. Enfin, il y a ces individus qui ont impunément exécuté des travaux d’excavation, sans permis et sans aucune précaution, et qui ont provoqué l’arc électrique ayant touché Esma Asma.

92. L’établissement des faits et des responsabilités tel qu’effectué à cet égard par les autorités d’enquête et les juridictions nationales (paragraphes 17, 26, 34 et 45 ci‑dessus) (voir, par exemple, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, §§ 29 et 30, série A no 269, Öneryıldız, précité, § 109, et Aydoğdu, précité, § 82), n’est, en soi, pas déterminant pour examiner le volet matériel de la présente affaire.

En effet, la responsabilité selon le droit national se distingue de la responsabilité internationale au titre des dispositions de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. Aussi ne faut-il pas confondre la responsabilité d’un État à raison des actes de ses organes ou agents – en l’occurrence, au regard de l’article 2 – et les questions de droit interne concernant les responsabilités individuelles de ces derniers, dont l’appréciation relève des juridictions internes.

93. Dans ce contexte, il faut savoir que l’étendue de l’obligation positive de prendre des mesures préventives propres à protéger le droit à la vie dépend de l’origine de la menace en jeu et de la possibilité de son atténuation. Pour qu’il y ait pareille obligation, il doit avant tout être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir au moment des faits que la vie d’un individu donné était menacée de manière réelle et immédiate, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures dont on pouvait raisonnablement attendre qu’elles pallient ce risque ; eu égard notamment à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources, cette obligation ne saurait être interprétée comme imposant aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, ni comme garantissant à toute personne un niveau absolu de sécurité, notamment, lorsque c’est un enchaînement incontrôlable d’événements malheureux qui constituent l’élément décisif dans la matérialisation du risque (voir, parmi d’autres, Cavit Tınarlıoğlu c. Turquie, no 3648/04, §§ 90 à 92, 2 février 2016).

94. À ce sujet, la Cour observe que, jusqu’à l’accident du 21 octobre 2000, des familles ont pu vivre sans être inquiétée par les autorités dans le bâtiment litigieux, en dépit des interdictions et normes légales en matière d’aménagement urbain et d’exploitation de réseaux électriques.

95. Certes, la Cour est prête à admettre que les autorités disposaient de certains renseignements, au niveau départemental, sur les problèmes de sécurisation des bâtiments ne répondant pas aux règles techniques. Cependant, elle note aussi l’absence de tout élément informatif permettant de penser que les problèmes généralement observés en la matière étaient plus cruciaux sur la zone où le bâtiment litigieux était sis, ou que celle-ci avait été par le passé la scène d’accidents similaires. Rien n’indique par ailleurs que les autorités locales disposaient d’informations mettant en évidence l’existence d’une menace particulière qui aurait inévitablement pesé sur la vie des occupants de ce bâtiment. Il ne ressort pas non plus du dossier que les autorités locales aient reçu de la part de qui que ce soit une plainte ou dénonciation quelconque concernant la construction litigieuse et/ou l’existence à sa proximité des câbles de haute tension.

On ne saurait donc arguer de ce que la situation sus-décrite nécessitait une réglementation prévoyant des mesures préventives particulières plus sévères que celles déjà en place en matière de constructions illégales et de gestion des réseaux de haute tension.

96. Pour la Cour, plus que telle ou telle carence réglementaire ou administrative, ce sont plutôt les agissements des individus qui ont entamé, sans permis, des travaux d’excavation, à l’abri de toute mesure de sécurité, qui ont généré un lien de cause à effet avec l’accident et la mort de Esma Asma. Reste à savoir si ces agissements puissent conduire au constat d’un manquement de la Turquie à ses obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention.

97. La Cour est certes consciente de la dimension tragique que revêtent les circonstances de l’affaire qui lui est soumise et de toute critique que d’aucuns pourraient avoir à l’endroit des agents de la municipalité quant à la surveillance d’une activité de chantier conduite illégalement dans leur circonscription. Cependant, elle ne peut que constater l’absence d’un élément quelconque donnant à penser que ces agents avaient, d’une manière ou d’un autre, été mis au courant de ladite activé, mais qu’ils en avaient fait fi. Cet aspect différencie radicalement le cas d’espèce de l’affaire Öneryıldız c. Turquie (arrêt précité, § 101) et empêche de présumer que ces derniers savaient ou auraient dû savoir que, au moment des faits, les événements se dérouleraient de manière à présenter un risque réel et immédiat pour la vie de Esma Asma.

98. C’est donc bien un enchaînement guère contrôlable d’événements, au sens décrit précédemment (paragraphe 93 in fine ci-dessus), qui a entraîné le décès déploré en l’espèce. Aux yeux de la Cour, la prévention d’une telle situation aurait nécessité des procédures allant bien au-delà des procédures de contrôle existantes (paragraphe 90 ci-dessus), tel qu’un mécanisme d’inspection et de signalement quotidien pour repérer dans les zones urbaines les éventuelles défaillances et les irrégularités en matière des constructions et des travaux de chantier contrevenant à la loi. Or exiger la mise en place de pareils mécanismes de contrôle quasi-permanent reviendrait à imposer aux autorités nationales un fardeau disproportionné et à faire abstraction de la responsabilité principale des individus susmentionnés dans la survenance de ce décès (paragraphe 96 ci-dessus).

99. Partant, la Cour conclut que les circonstances examinées ci-avant n’ont pas emporté violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

100. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

101. Le requérant réclame 500 000 euros (EUR) sans ventiler sa demande. Il s’appuie seulement sur une expertise actuarielle privée portant sur l’évaluation de la perte de soutien financier subie par lui et son épouse du fait de la disparition de leur fille à l’âge de 15 ans. Observant que, de son vivant, celle-ci ne travaillait pas, l’expert évalue néanmoins cette perte à 26 106,25 livres turques (TRY), somme équivalant actuellement à environ 4 016 EUR.

102. Le Gouvernement conteste cette prétention, estimant entre autres que l’expertise fournie en l’espèce, commandée à titre privé et hors de tout contrôle judiciaire, ne peut entrer en ligne de compte.

Du reste, il juge les demandes excessives et sans commune mesure avec les sommes normalement allouées par la Cour au titre de la satisfaction équitable.

103. La Cour considère que la violation de l’article 2 qu’elle a constatée en l’espèce (paragraphe 89 ci-dessus) a certes lésé le requérant qui a dû prendre part à des procédures qui n’ont pas permis de sanctionner les responsables des actes et omissions dommageables.

104. Cependant, tout comme les constats de violation par la Cour, les décisions des juridictions internes peuvent aussi réparer dans une certaine mesure les dommages du requérant (voir, par exemple, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, § 19, série A no 285‑C, Öneryıldız, précité, § 171, et Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 118, 20 mai 2010). À cet égard, la Cour note que la famille du requérant a déjà perçu une indemnité pour tous préjudices confondus, dont le montant était équivalent à environ 30 065 EUR et qu’elle reste créancière d’un reliquat d’un montant qui correspondait, à l’époque, à environ 10 900 EUR, ainsi que de tout montant que les juridictions administratives pourraient encore allouer (paragraphes 43 à 46 ci-dessus).

Compte tenu des sommes qu’elle a octroyées au titre du dommage moral dans les affaires comparables (voir, par exemple, Cevrioğlu, précité, § 87), la Cour estime donc que le présent constat de violation suffit pour réparer le préjudice du requérant.

Aussi la Cour ne saurait-elle accueillir ces demandes.

B. Frais et dépens

105. Le requérant demande également 1 080 TRY en remboursement de ses frais de transport en taxi entre le quartier où il habite et le centre d’Eyüp où les procédures se sont déroulées, ainsi qu’en compensation de son manque à gagner du fait de ses absences au travail pendant ces déplacements. De même, les frais de transport de son avocat entre son cabinet à Kadiköy et le palais de justice d’Eyüp s’élèveraient à 3 240 TRY. À ce sujet, le requérant produit une attestation de la chambre des conducteurs de taxi et l’arrêté municipal portant sur les tarifs applicables aux courses entre les lieux susmentionnés.

En ce qui concerne les honoraires d’avocat, le requérant, se référant aux barèmes 2016 du barreau d’Istanbul fixés pour les actes de représentation dans les procédures pénales, réclame 8 500 TRY.

Bien que le total de ces sommes soit de 12 820 TRY, le requérant dit qu’il se satisferait d’un remboursement de 10 000 TRY.

106. Le Gouvernement indique que le montant demandé pour les honoraires d’avocat n’est étayé par aucun contrat ni note détaillée ni récépissé de paiement. Pour le reste des demandes, il précise que les informations générales fournies concernant les frais de déplacement ne prouvent en rien que pareils déplacements ont été réellement effectués. Il estime qu’il n’est donc pas prouvé que ces frais ont été réels et nécessaires.

107. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais de transport. Pour ce qui concerne les honoraires de l’avocat, elle rappelle que le requérant doit les avoir réglés ou doit être tenu de les régler, en vertu d’une obligation légale ou contractuelle. À cet égard, la Cour exige des preuves écrites, par exemple des notes d’honoraires, des factures détaillées ou des contrats de représentation, qui doivent être suffisamment précises pour lui permettre de déterminer dans quelle mesure les conditions susmentionnées se trouvent remplies (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 192, CEDH 2016). Dans la présente affaire, la seule référence faite aux barèmes d’honoraires du barreau d’Istanbul ne suffit point à cet égard.

Dans ces conditions et tenant également compte des dispositions de l’article 60 §§ 2 et 3 de son Règlement intérieur, la Cour rejette également cette prétention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond les exceptions soulevées par le Gouvernement quant à la perte de la qualité de victime du requérant et quant au caractère prématuré de la requête, et les rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet procédural ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel ;

5. Dit que le présent arrêt constitue une réparation suffisante du dommage moral ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 novembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

* * *

[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur, 1 TRY valant 1 million de TRL.

[2]. À la date de l’accident en cause en l’espèce, c’est l’ancienne loi n° 1580 du 3 avril 1930 sur les municipalités (paragraphe 49 ci-dessous) qui était en vigueur. La loi n° 5272 est venue remplacer cette dernière le 24 décembre 2004.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-187733
Date de la décision : 20/11/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Enquête effective) (Volet procédural);Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Vie) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : ASMA
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SUR O.O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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