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23/10/2018 | CEDH | N°001-187305

CEDH | CEDH, AFFAIRE LADY S.R.L. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, 2018, 001-187305


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE LADY S.R.L. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 39804/06)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Lady S.R.L. c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Paul Lemme

ns,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambr...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE LADY S.R.L. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 39804/06)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Lady S.R.L. c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39804/06) dirigée contre la République de Moldova et dont une société de droit moldave, Lady S.R.L. (« la requérante »), a saisi la Cour le 3 octobre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me J. Hanganu, avocate exerçant à Chișinău. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Apostol.

3. La requérante allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison de la mise en application par les tribunaux nationaux d’une présomption légale découlant de la chose jugée.

4. Le 28 mars 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est une société à responsabilité limitée sise à Chișinău.

A. Genèse de l’affaire

6. Par un contrat du 15 janvier 2004, l’État, par l’intermédiaire du département de la privatisation, vendit à la société requérante des locaux d’une surface totale de 244,50 m2, sis 55 A, rue P.R., à Chișinău. Avant la vente, ces locaux étaient loués par la mairie de Chișinău à la société requérante. Le prix de vente était de 150 000 lei moldaves (MDL) (environ 9 000 euros à l’époque). Le 4 novembre 2004, l’office cadastral compétent enregistra le droit de propriété acquis par la société requérante en vertu de ce contrat.

B. La procédure opposant la mairie de Chișinău à la société A.

7. Dans l’intervalle, un litige avait opposé la mairie de Chișinău à la société A. au sujet du droit revendiqué par cette dernière d’occuper, à titre locatif, des locaux dans plusieurs immeubles voisins, dont celui situé au 55 A, rue P.R. Il ne ressort pas du dossier que les locaux privatisés par la société requérante (paragraphe 6 ci-dessus) faisaient l’objet de ce litige.

8. Par une décision définitive du 27 mai 2004, la Cour suprême de justice avait donné gain de cause à la mairie de Chișinău. Elle avait notamment relevé que les immeubles litigieux étaient situés sur un terrain qui avait été transmis, par une décision de la mairie de Chișinău du 24 juillet 1997, à la société S. pour des travaux de démolition et de reconstruction.

C. La procédure opposant la société S. à la société requérante et au département de la privatisation

9. Le 18 janvier 2005, la société S. engagea contre la société requérante et le département de la privatisation une action tendant à obtenir la nullité du contrat de vente du 15 janvier 2004 (paragraphe 6 ci-dessus) ainsi que l’expulsion de la société requérante des locaux occupés au 55 A, rue P.R.

10. Le 13 février 2006, la cour d’appel économique accueillit l’action. Faisant entre autres référence à la décision de la Cour suprême de justice du 27 mai 2004, elle déclara nul le contrat de vente, en application notamment de l’article 232 du code civil (paragraphe 17 ci-dessous).

11. Le 1er mars 2006, la société requérante forma un recours. Elle objectait, entre autres, qu’aucune pièce du dossier ne prouvait que les locaux qu’elle avait achetés au 55 A, rue P.R. étaient situés sur le terrain transmis à la société S.

12. Par une décision du 6 avril 2006, la Cour suprême de justice rejeta le recours comme mal fondé et confirma la décision de l’instance inférieure. Elle releva notamment ce qui suit :

« Par la décision de la Cour suprême de justice du 27 mai 2004, [qui est revêtue de] l’autorité de la chose jugée, il a été établi que le bâtiment no 55 A (...) était situé sur le terrain de la rue P.R., ville de Chişinău, transmis à la société S., et que [l’immeuble litigieux] était visé par la décision de la mairie de Chişinău du 24 juillet 1997 (...)

(...)

Par conséquent, les actes juridiques contestés [y compris le contrat de vente du 15 janvier 2004] ont été conclus sans qu’il ait été tenu compte des droits préférentiels de possession et d’usage de la société S. »

La Cour suprême estima également que les parties devaient être remises dans la situation antérieure à la signature du contrat de vente du 15 janvier 2004, déclaré nul. Par conséquent, elle ordonna à l’État de restituer la somme de 150 000 MDL à la société requérante, en application de l’article 219 du code civil.

13. Le 4 février 2009, le droit de propriété de la société requérante sur les locaux litigieux fut rayé du registre des biens immobiliers.

14. Les éléments du dossier ne permettent pas de savoir si l’État a ou non restitué à la société requérante la somme de 150 000 MDL que celle-ci lui avait versée pour l’achat de ces locaux.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

15. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure civile du 30 mai 2003 se lisent comme suit :

Article 123. Les causes qui dispensent de la charge de la preuve

« (...)

2. Les faits établis par une décision de justice irrévocable dans une affaire civile examinée antérieurement (...) s’imposent à l’instance qui connaît de l’affaire, ne demandent pas à être prouvés à nouveau et ne peuvent pas non plus être contestés lors de l’examen d’une autre affaire civile à laquelle participent les mêmes personnes.

(...)

4. Les faits qui, selon la loi, sont présumés établis ne demandent pas à être prouvés par la personne en faveur de laquelle ils sont présumés. La présomption [attachée aux] faits peut être contestée, conformément aux règles générales de la preuve, par la personne intéressée, sauf si la loi en dispose autrement.

(...) »

Article 254. Les décisions de justice définitives et irrévocables

« (...)

3. Lorsque la décision dévient irrévocable, les parties et les autres participants au procès, ainsi que leurs successeurs en droits, ne peuvent plus déposer un nouvel acte introductif d’instance avec les mêmes prétentions et sur les mêmes fondements, ni contester dans un autre procès les faits et les rapports juridiques établis dans la décision de justice irrévocable.

(...) »

16. Dans plusieurs affaires civiles, la Cour suprême de justice a jugé que les faits établis dans des décisions ayant acquis la force de chose jugée, dont les parties n’étaient pas identiques à celles de l’instance en cours, ne demandaient pas à être prouvés, en application de l’article 123 § 2 du code de procédure civile (voir, par exemple, L.I. c. T.B. et l’étude notariale L.C., Cour suprême de justice, no 2ra-2115/2010, 25 novembre 2010, et SRL D. c. I.M. et autres, Cour suprême de justice, no 2ra-1142/2010, 10 juin 2010).

17. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil du 6 juin 2002 se lisent comme suit :

Article 219. Les effets de la nullité de l’acte juridique

« (...)

2. Chaque partie doit restituer tout ce qu’elle a reçu sur le fondement de l’acte juridique déclaré nul (...).

3. La partie et les tiers de bonne foi ont droit à la réparation du préjudice causé par la déclaration de nullité de l’acte juridique.

(...) »

Article 232. La nullité de l’acte juridique
conclu en violation de l’interdiction de disposer d’un bien

« L’acte juridique par lequel il a été disposé d’un bien à l’égard duquel, par la loi, par le tribunal ou par une autre autorité habilitée, une interdiction de disposer a été instituée (...) peut être déclaré nul par le tribunal à la demande des personnes en faveur desquelles l’interdiction a été instituée.

(...) »

Article 767. La responsabilité du vendeur en cas d’éviction de l’acheteur

« En cas d’éviction de l’acheteur sur le fondement des droits d’un tiers sur le bien qui ont été constitués avant la conclusion du contrat de vente, le vendeur répare le préjudice découlant pour l’acheteur [de son éviction]. (...) »

18. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 87 relative à la réparation par l’État du préjudice causé par la durée excessive du procès ou par la non-exécution dans un délai raisonnable de la décision de justice sont résumées dans l’affaire Balan c. Moldova ((déc.), no 44746/08, §§ 9-10, 24 janvier 2012).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

19. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante se plaint d’un manque d’équité de la procédure au motif que l’issue de son affaire a été préjugée dans le cadre d’une autre procédure à laquelle elle n’aurait pas été appelée à participer. Cette disposition, en ses passages pertinents en l’espèce, est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

20. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

21. La société requérante soutient qu’elle n’a pas pu défendre raisonnablement sa cause en raison du poids que les juridictions internes auraient accordé à la décision prononcée par la Cour suprême de justice le 27 mai 2004 à l’issue d’une procédure à laquelle elle n’aurait pas participé. Elle soutient également qu’elle aurait dû être impliquée dans cette dernière procédure.

Elle allègue enfin que, dans son affaire, les tribunaux n’ont pas fondé leurs décisions sur des faits véridiques et objectivement établis.

22. Le Gouvernement conteste les thèses de la société requérante.

23. La Cour relève qu’en l’espèce il y a eu deux procédures : la première procédure, qui a opposé la mairie de Chișinău à la société A. et qui s’est achevée par l’adoption de la décision définitive de la Cour suprême de justice du 27 mai 2004, et la seconde procédure, qui a été engagée par la société S. à l’encontre de la société requérante et du département de la privatisation, et qui s’est terminée par le prononcé de la décision définitive de la Cour suprême de justice du 6 avril 2006. Dans le cadre de la première procédure, elle note que la Cour suprême de justice avait, entre autres, établi que la société S. avait acquis en 1997 le droit de possession du terrain sur lequel étaient situés plusieurs immeubles, dont celui occupé en partie par la société requérante. Dans le cadre de la seconde procédure, la Cour suprême de justice s’est appuyée sur ce fait établi lors de la première procédure pour donner gain de cause à la société S.

24. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes dans l’appréciation et la qualification juridique des faits, pourvu que celles-ci reposent sur une analyse raisonnable des éléments du dossier. Plus généralement, elle rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer la législation interne. Son rôle se limite donc à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (voir, par exemple, Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, mais de rechercher si une procédure envisagée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, par exemple, Lhermitte c. Belgique [GC], no 34238/09, § 83, CEDH 2016).

25. La Cour rappelle également que, dans tous les systèmes juridiques, l’autorité de la chose jugée d’une décision de justice définitive comporte des limitations ad personam et ad rem (Kehaya et autres c. Bulgarie, nos 47797/99 et 68698/01, § 66, 12 janvier 2006, et Sivova et Koleva c. Bulgarie, no 30383/03, § 71, 15 novembre 2011). C’est ainsi que l’article 123 § 2 du code de procédure civile moldave prévoit que les faits établis par une décision de justice irrévocable ne peuvent pas être contestés lors d’un autre litige – et constituent donc une présomption irréfragable (absolue) – à la condition qu’y participent les mêmes personnes (voir paragraphe 15 ci-dessus). Cela n’empêche toutefois pas qu’un jugement soit opposable à des tiers, dans le sens qu’il peut avoir une valeur probante en tant que présomption réfragable (simple). C’est ainsi que l’article 123 § 4 du code de procédure civile prévoit que la présomption attachée à des faits peut être contestée par la personne intéressée. La Cour a d’ailleurs admis qu’il découle du principe de la sécurité juridique qu’une partie qui se prévaut de l’appréciation faite par une juridiction dans un litige antérieur, au sujet d’une question qui se pose également dans l’affaire à laquelle elle est partie, peut légitimement s’attendre à ce que la juridiction dans cette affaire tranche le litige dans le même sens que la décision antérieure, à moins qu’il n’y ait un motif valable pour y déroger (Siegle c. Roumanie, no 23456/04, §§ 38‑39, 16 avril 2013, et Rozalia Avram c. Roumanie, no 19037/07, §§ 42‑43, 16 septembre 2014).

26. Dans le cas présent, la Cour observe que le droit moldave, tel qu’interprété et appliqué par les juridictions internes, met en place une présomption découlant de la chose jugée (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Elle note également qu’il s’agit en l’occurrence d’une présomption simple qui opère un renversement de la charge de la preuve. En effet, elle remarque que cette présomption pouvait être contredite par la preuve du contraire, en application de l’article 123 § 4 du code de procédure civile (paragraphe 15 ci-dessus) et que, d’ailleurs, ce fait n’est pas contesté par les parties.

27. À ce titre, la Cour rappelle que tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit, que la Convention n’y fait évidemment pas obstacle en principe, mais que les justiciables doivent, cependant, bénéficier d’une garantie juridictionnelle effective (voir, mutatis mutandis, Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A, et Bongiorno et autres c. Italie, no 4514/07, § 48, 5 janvier 2010). En outre, l’article 6 § 1 de la Convention ne réglemente pas la force probante et la charge de la preuve, questions relevant essentiellement du droit interne (Tiemann c. France et Allemagne (déc.), nos 47457/99 et 47458/99, 27 avril 2000).

28. En l’espèce, la Cour remarque, pour ce qui est de la seconde procédure, que les tribunaux se sont prononcés sur le fond de l’affaire, que la société requérante a participé à la procédure, et qu’elle a eu la possibilité de soulever les exceptions et de présenter les moyens de preuve qu’elle estimait nécessaires pour sauvegarder ses intérêts et, notamment, pour contester l’appréciation des faits opérée dans le cadre de la première procédure (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour relève également que la seconde procédure s’est déroulée de manière contradictoire devant deux juridictions successives. Eu égard à ces éléments, elle considère que la situation en cause dans la présente affaire est différente de celles où les tribunaux, après avoir conclu à l’existence de l’autorité de la chose jugée d’une décision sur une première action, malgré le fait qu’il n’y a pas de triple identité de parties, d’objet et de cause (« fondement » en droit moldave) entre cette action et une seconde action, déclarent la seconde action irrecevable sans examiner le fond du litige porté devant eux (voir, par exemple, Lungoci c. Roumanie, no 62710/00, §§ 36-41, 26 janvier 2006).

29. La Cour constate également que, même si en l’espèce les parties n’étaient pas identiques dans la première et la seconde procédures, le même fait était déterminant pour leurs issues, à savoir la transmission à la société S. du terrain sur lequel étaient situés les différents immeubles en litige.

30. En même temps, elle note qu’il n’a pas été démontré que, dans le cadre de la seconde procédure, la société requérante a fourni des éléments pouvant justifier une nouvelle appréciation des pièces déjà débattues lors de la première procédure. Or la Cour estime que, en l’absence de tout élément nouveau, la société S. pouvait légitimement s’attendre à ce que le litige avec la société requérante fût tranché dans le sens de la décision ayant autorité de la chose jugée (comparer avec Siegle, précité, §§ 37-39, et Rozalia Avram, précité, §§ 41-43).

31. La Cour note enfin que rien dans le dossier ne permet de penser que les juridictions moldaves aient apprécié de façon arbitraire ou manifestement déraisonnable les éléments qui leur avaient été soumis.

32. Au vu de ce qui précède et compte tenu des particularités du droit moldave, tel qu’interprété et appliqué en l’espèce, elle conclut que la seconde procédure envisagée dans son ensemble a revêtu un caractère équitable.

33. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

34. Invoquant en outre l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la société requérante allègue avoir été privée de ses biens en méconnaissance de cette disposition.

Sur la recevabilité

35. La société requérante allègue que la privation de biens qu’elle estime avoir subie n’était pas conforme aux dispositions du droit interne et qu’elle ne poursuivait pas un but légitime. Elle estime également avoir supporté une charge excessive au motif qu’elle était de bonne foi, que les tribunaux, lorsqu’ils ont déclaré la nullité du contrat de vente, n’ont pas pris en compte les effets de l’inflation et qu’ils ne lui ont pas non plus octroyé de compensation pour les sommes qu’elle aurait investies dans la rénovation des locaux en cause. Elle allègue enfin que l’État ne lui a pas restitué la somme de 150 000 MDL qu’elle aurait versée pour l’achat de ces locaux.

36. Le Gouvernement conteste ces thèses. Il indique en outre que la société requérante n’a pas engagé d’action contre les autorités étatiques pour demander, sur le fondement de l’article 767 du code civil, réparation des préjudices qu’elle estime avoir subis à la suite de l’éviction. Il soutient en outre que la société requérante n’a pas usé de tous les moyens offerts par le droit interne pour obtenir l’exécution de la décision de la Cour suprême de justice du 6 avril 2006.

37. La société requérante rétorque que le Gouvernement n’a fourni aucun exemple de jurisprudence interne confirmant l’efficacité du recours offert par l’article 767 du code civil.

38. La Cour note, dans un premier temps, que le contrat de vente en vertu duquel la société requérante était devenue propriétaire des locaux litigieux a été annulé à la suite d’une action engagée par une tierce société qui avait fait valoir ses droits sur le terrain où étaient situés lesdits locaux. Elle constate donc que, même si l’État était le propriétaire initial de l’immeuble, l’on est en présence d’un litige entre deux sociétés qui revendiquaient des droits réels concurrents. À ce titre, elle rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention fait obligation à l’État de prendre les mesures nécessaires à la protection du droit au respect des biens, même lorsque sont en cause des litiges opposant de simples particuliers ou des sociétés privées, et que cela implique notamment pour l’État l’obligation de prévoir une procédure judiciaire qui soit entourée des garanties de procédure nécessaires et qui permette ainsi aux tribunaux nationaux de trancher efficacement et équitablement tout litige éventuel entre particuliers (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002‑VII, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007‑I, et Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, §§ 112 et 114, 3 avril 2012).

39. Sur ce point, la Cour renvoie pour l’essentiel à ce qu’elle a déjà dit aux paragraphes 26-31 ci-dessus. À cet égard, elle rappelle avoir constaté que la procédure relative à la nullité de la vente s’est déroulée de manière contradictoire devant deux juridictions successives, et que, en particulier, la société requérante a eu la possibilité de soulever les exceptions et de présenter les moyens de preuve qu’elle a estimé nécessaires pour sauvegarder ses intérêts et, notamment, pour contredire la présomption simple découlant de la chose jugée. Aux yeux de la Cour, cela démontre que les garanties procédurales ont été respectées. En outre, la Cour ne décèle aucun élément lui permettant de conclure que la décision des juridictions moldaves d’annuler la vente et de remettre les parties dans la situation antérieure à la signature du contrat de vente était entachée d’arbitraire ou manifestement déraisonnable.

40. La Cour conclut dès lors que, pour ce qui est de la procédure ayant abouti à la nullité du contrat de vente, l’État a satisfait aux obligations positives découlant pour lui de l’article 1 du Protocole no 1. Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

41. S’agissant du grief de la société requérante tiré d’une absence de compensation des préjudices qu’elle aurait subis en raison de son éviction, la Cour remarque, à l’instar du Gouvernement, que l’intéressée n’a engagé aucune action contre le vendeur, à savoir l’État, pour obtenir réparation des dommages allégués. À ce sujet, elle renvoie aux principes applicables en matière d’épuisement des voies de recours tels qu’ils sont résumés dans l’arrêt Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 220-225, CEDH 2014 (extraits)).

42. En l’espèce, la Cour ne peut qu’accepter l’argument du Gouvernement selon lequel une action en réparation contre l’État était disponible en droit moldave sur le fondement de l’article 767 du code civil. Elle relève que la société requérante n’en conteste d’ailleurs pas l’accessibilité. Quant à l’effectivité de ce recours, la Cour note que, certes, le Gouvernement n’a pas étayé sa thèse par des exemples de jurisprudence, mais que le libellé de l’article 767 du code civil indique sans équivoque que le vendeur est tenu de réparer les préjudices causés à l’acheteur évincé. Elle ne voit aucune raison de penser qu’un recours introduit sur le fondement de cet article n’était pas susceptible d’offrir à la société requérante l’opportunité d’obtenir une réparation adéquate et suffisante à la suite de son éviction ou qu’il ne présentait pas de perspectives raisonnables de succès. Partant, la Cour estime qu’il s’agit là d’une voie de recours effective que la société requérante devait exercer au préalable. Il s’ensuit que cette partie du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 doit être rejetée pour non‑épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

43. S’agissant enfin du grief de la société requérante tiré d’une non‑exécution par l’État de la décision de la Cour suprême de justice du 6 avril 2006, la Cour note qu’il ne ressort pas des éléments dont elle dispose que la société requérante ait engagé une action en réparation contre l’État sur le fondement des dispositions de la loi no 87 relative à la réparation par l’État du préjudice causé par la durée excessive du procès ou par la non‑exécution dans un délai raisonnable de la décision de justice. Elle rappelle avoir jugé que cette voie de recours était effective (Balan, précité, §§ 17-29, et Manascurta c. Moldova (déc.), no 31856/07, § 18, 14 février 2012). De plus, au vu de la nature de la loi no 87 et du contexte dans lequel celle-ci était intervenue, elle, d’une part, a estimé qu’il était justifié de faire une exception au principe général selon lequel la condition de l’épuisement doit être appréciée au moment de l’introduction de la requête et, d’autre part, a demandé au requérant de faire usage de cette nouvelle voie de recours même si celle-ci était devenue disponible après l’introduction de la requête (ibidem, §§ 22-23). La Cour juge que la même approche doit être suivie dans la présente affaire. Partant, cette partie du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 doit également être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-187305
Date de la décision : 23/10/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : LADY S.R.L.
Défendeurs : RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

Composition du Tribunal
Avocat(s) : HANGANU J.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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