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23/10/2018 | CEDH | N°001-187247

CEDH | CEDH, AFFAIRE ELVAN ALKAN ET AUTRES c. TURQUIE, 2018, 001-187247


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ELVAN ALKAN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 43185/11)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Elvan Alkan et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon

Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du c...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ELVAN ALKAN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 43185/11)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Elvan Alkan et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43185/11) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, Mme Elvan Alkan (« la première requérante »), M. Nusret Alkan (« le deuxième requérant ») et Mme Besrayi Alkan (« la troisième requérante »), ont saisi la Cour le 10 juin 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me A. Tan, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient en particulier que la première requérante, fille des deuxième et troisième requérants, souffrait d’une infirmité permanente en raison d’erreurs et de négligences commises par le personnel du dispensaire local d’Ağrı, et ils dénonçaient une absence de réaction prompte et adéquate de la part des tribunaux internes.

4. Le 26 novembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

Les requérants ont été autorisés par le président de la chambre à employer la langue turque pour leurs observations écrites, conformément aux articles 34 § 3 et 36 § 5 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants, Nusret Alkan et Besrayi Alkan, nés en 1965, et Elvan Alkan, née en 1993, résident à Ağrı.

A. La genèse de l’affaire

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.

7. Le 9 octobre 2000, la première requérante, alors âgée de 7 ans, fut conduite au dispensaire local d’Ağrı (« le dispensaire »), pour une infection des voies respiratoires inférieures. Le médecin M.A. ausculta l’enfant avant de lui prescrire plusieurs médicaments, dont le Voltarène 75 mg sous forme de solution injectable. Après que l’infirmière E.E. eut procédé à l’injection de ce médicament, la première requérante, prise d’une intense douleur au pied gauche, s’effondra au sol. Le médecin et l’infirmière indiquèrent aux parents que cette réaction était due à une simple sensation de brûlure causée par l’injection. L’enfant fut renvoyée chez elle.

8. Le jour suivant, la première requérante, ne pouvant plus marcher, fut reconduite au dispensaire, où elle fut examinée par le médecin A.Y.T. Elle fut ensuite transférée vers l’hôpital public d’Iğdır pour un nouvel examen. À la suite de celui-ci, elle fut diagnostiquée comme souffrant du trouble dit du « pied tombant » en raison d’une lésion du nerf sciatique.

B. La procédure pénale

9. À une date non précisée, les requérants engagèrent une procédure pénale, qui se solda par la relaxe du médecin M.A. et de l’infirmière E.E.

10. Dans le cadre de cette procédure, l’unité de pharmacologie et toxicologie de l’université Hacettepe rendit un avis médical le 28 septembre 2001. D’après cet avis, la lésion du nerf périphérique (à l’origine du syndrome du pied tombant) ne résultait pas de l’utilisation même du médicament, mais plutôt de la façon dont celui-ci avait été administré.

11. Par la suite, les 30 et 31 janvier 2002, à la demande du tribunal correctionnel de Doğubeyazıt et du parquet d’Ankara, le Haut conseil de la santé remit un rapport d’expertise. Ce document faisait état des éléments suivants :

- la première requérante avait été conduite au dispensaire, où elle avait été examinée par le médecin M.A. ; celui-ci lui avait prescrit du Ceclor MR 750 mg sous forme de comprimés pelliculés, du Voltarène en ampoules, de l’Emedur en ampoules, et de l’Iliadin, un spray nasal ; la patiente avait ressenti une douleur et une faiblesse au niveau du pied après l’injection de Voltarène administré par l’infirmière E.E. ;

- selon un document médical du 17 octobre 2000 établi par l’hôpital public d’Iğdır, la première requérante avait été examinée par un médecin spécialiste en orthopédie, lequel avait constaté une trace d’injection d’un diamètre de deux centimètres au niveau de la ligne médiane de la zone glutéale gauche, l’intéressée présentait le syndrome du pied tombant, et son traitement était poursuivi ;

- selon un document médical du 29 novembre 2000 également établi par l’hôpital public d’Iğdır, ledit syndrome pouvait être dû à l’injection de Voltarène ;

- le médecin M.A. avait déclaré, dans son témoignage, qu’il avait prescrit les médicaments nécessaires après avoir ausculté la première requérante, qu’il avait recommandé un examen de cette dernière par un neurologue en raison d’une possible atteinte du nerf due à l’injection, qu’une électromyographie devait être effectuée afin de détecter un éventuel trouble du système nerveux, que l’avis d’un expert était nécessaire afin de déterminer si la souffrance de la patiente avait été causée par le mauvais positionnement du point d’injection ;

- l’infirmière E.E. avait déclaré, dans sa déposition, qu’elle avait effectué l’injection au niveau de la fesse, conformément à la technique d’injection de l’ampoule de Voltarène, qu’elle n’avait pas revu la patiente après l’injection, qu’elle avait correctement administré l’injection, et qu’elle n’avait pas commis d’erreur.

Dans son rapport, le Haut conseil de la santé se fondait sur les explications fournies par les mis en cause et concluait, à l’unanimité, d’une part que le traitement effectué par le médecin M.A. avait été diligent et conforme aux procédures de soins médicaux, et qu’aucune responsabilité pour faute n’était imputable à ce médecin, et d’autre part que le site de l’injection litigieuse était correct, et que l’infirmière E.E. n’avait pas commis d’erreur dès lors que la trajectoire du nerf sciatique pouvait différer d’une personne à une autre.

C. La procédure en indemnisation

12. Le 28 février 2002, les requérants intentèrent une action de pleine juridiction contre le ministère de la Santé devant le tribunal administratif d’Erzurum (« le tribunal administratif »). Ils réclamaient les sommes de 40 000 livres turques (TRL) (soit environ 33 250 euros (EUR) à l’époque pertinente) et de 30 000 TRL (soit environ 24 930 EUR), respectivement en réparation du préjudice matériel et du préjudice moral subis par la première requérante en raison de l’erreur qui aurait été commise lors de l’injection en cause. Les deuxième et troisième requérants sollicitaient en outre la somme de 15 000 TRL (soit environ 12 460 EUR), pour dommage moral, pour chacun d’entre eux. À l’appui de leurs demandes, les requérants soulignèrent notamment que l’utilisation du médicament Voltarène était contre-indiquée chez les jeunes enfants.

13. Le 26 septembre 2005, le comité d’experts no 3 de l’institut médicolégal rendit un rapport d’expertise, sur la base des témoignages du médecin M.A. et de l’infirmière E.E., ainsi que de divers documents contenus dans le dossier médical. Ce rapport indiquait ce qui suit :

« (...) la lésion actuelle [s’est] développée du fait de l’injection même, et l’infirmière qui l’a réalisée est donc fautive à hauteur de 4/8 (...) Par rapport à son âge, la perte de capacité de travail de l’individu [s’élève] à 28 % ».

14. Le 15 mars 2006, le tribunal administratif accepta partiellement, sur la base de ce rapport, la demande des requérants, précisant que l’administration avait commis une faute grave de service en raison du handicap causé à la première requérante. Il octroya, à titre de compensation matérielle et morale, respectivement 15 877,03 TRL et 15 000 TRL à la première requérante, ainsi que 7 500 TRL à chacun des requérants Besrayi Alkan et Nusret Alkan pour dommage moral (soit, respectivement, environ 9 923 EUR, 9 375 EUR et 4 687 EUR à l’époque pertinente).

15. Le 27 décembre 2006, le Conseil d’État cassa le jugement du tribunal administratif aux motifs qu’une contradiction existait entre les conclusions du rapport d’expertise du Haut conseil de la santé et celles du rapport du comité d’experts no 3 de l’institut médicolégal, et qu’il aurait fallu consulter l’assemblée plénière dudit institut pour trancher cette divergence et apporter une clarification quant à l’indication figurant dans la notice du médicament Voltarène selon laquelle cette substance ne devait pas être utilisée chez les jeunes enfants.

16. Le 27 septembre 2007, l’assemblée plénière de l’institut médicolégal rendit un rapport qui concluait, par 24 voix contre 21, à l’absence de faute attribuable au médecin ou à l’infirmière. Ce rapport se fondait notamment sur :

. le témoignage du 4 janvier 2001 du médecin A.Y.T., qui avait examiné l’enfant le lendemain de l’injection et qui avait affirmé, après avoir observé une paralysie chez celle-ci, que le site de l’injection était « le cadran supérieur externe de la zone glutéale » ;

. le témoignage du 1er juin 2001 du même médecin, qui avait déclaré qu’il se pouvait que l’injection avait été « mal faite » et qui était alors revenu sur son précédent avis en ce qu’il avait initialement estimé que cette injection avait été « dûment réalisée » ;

. le rapport daté du 17 octobre 2000, établi par l’hôpital public d’Iğdır concernant la paralysie de la première requérante, aux termes duquel, à l’examen, la trace de l’injection de 2 cm de diamètre se situait au niveau de la ligne médiane de la zone glutéale gauche.

Le rapport de l’assemblée plénière de l’institut médicolégal indiquait, en conclusion, en se référant à deux ouvrages de médecine, que le médecin M.A. n’était pas fautif, étant donné que « les informations provenant de la littérature [médicale] comport[ai]ent une indication d’utilisation du médicament dénommé Voltarène chez les enfants de 7 ans ».

Il indiquait également que l’infirmière E.E. n’était pas non plus fautive, aux motifs que « la description donnée à la suite de l’examen médical du 17 octobre 2000 concernant le site de l’injection ne permettait pas de déterminer l’emplacement exact de celui-ci » et que, en outre, « le médecin A.Y.T. avait confirmé que le site de l’injection était le bon ». Ce rapport concluait que, si le juge accordait crédit aux premières déclarations du médecin A.Y.T., l’infirmière E.E. devait alors être considérée comme non fautive et le handicap de la première requérante être analysé comme « une complication inhérente à l’injection ».

Quant aux vingt et un experts légistes dissidents, ils exposaient que, bien que le Voltarène ampoule fût un médicament anti-inflammatoire non stéroïdien pouvant être indiqué chez l’enfant dans certains cas tels que l’arthrite rhumatoïde juvénile, sa notice précisait qu’il était proscrit chez les enfants. Ils estimaient par conséquent que le médecin M.A., qui l’avait en l’occurrence prescrit pour une enfant de 7 ans, atteinte d’une infection des voies respiratoires inférieures, était fautif à hauteur de 2/8. De plus, selon ces experts légistes, les témoignages du médecin A.Y.T. étant contradictoires, il n’avait pas été possible de déterminer, à partir des documents médicaux et judiciaires, si le site de l’injection était ou non correct. Ainsi, toujours selon eux, si le tribunal administratif venait à conclure que l’emplacement de l’injection était correct, aucune faute ne pourrait alors être imputée à l’infirmière E.E., et, dans le cas contraire, cette dernière devrait également être déclarée responsable à hauteur de 2/8.

17. Le 19 mars 2008, le tribunal administratif débouta les requérants, en se fondant sur le rapport d’expertise du 27 septembre 2007 de l’assemblée plénière de l’institut médicolégal, au motif qu’en l’espèce l’administration mise en cause n’avait pas commis de « faute grave ».

18. Le 29 janvier 2010, le Conseil d’État confirma la décision de première instance.

19. Le 25 mars 2011, le Conseil d’État rejeta la demande en rectification des requérants, malgré un avis contraire du procureur général près cette juridiction. Selon ce dernier, il aurait fallu casser le jugement attaqué aux motifs que :

. ses attendus étaient fondés sur les dépositions contradictoires du médecin A.Y.T., reprises dans le rapport d’expertise de l’assemblée plénière de l’institut médicolégal (paragraphe 16 ci-dessus), lequel n’était pas de nature à élucider les faits litigieux ;

. les experts à l’origine de ce rapport, qui, pour déclarer le médecin M.A. non fautif, s’étaient référés à certaines publications datant de 2006 et de 2007 selon lesquelles le médicament dénommé Voltarène pouvait être utilisé chez les enfants, n’avaient pas recherché si ces publications contenaient des informations relatives aux doses et aux cas dans lesquels ce médicament pouvait être utilisé chez les jeunes enfants ;

. l’avis médical du 28 septembre 2001 de l’unité de pharmacologie et toxicologie de l’université Hacettepe avait permis d’établir, de manière explicite, que la lésion du nerf périphérique (à l’origine du syndrome du pied tombant) ne résultait pas de l’utilisation même du médicament, mais plutôt de la façon dont celui-ci avait été administré.

Le procureur général près le Conseil d’État concluait que, eu égard à l’avis médical du 28 septembre 2001 de l’université Hacettepe et au rapport d’expertise du comité d’experts no 3 de l’institut médicolégal, le préjudice causé à la première requérante était bien dû à une erreur commise lors de l’injection.

II. LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTE

20. La dixième chambre du Conseil d’État a confirmé, dans un jugement du 22 janvier 2009, la décision rendue par un tribunal de première instance ayant octroyé une compensation matérielle et morale à un patient qui était devenu handicapé à la suite d’une atteinte du nerf sciatique causée par une injection mal administrée. Dans ce jugement, le Conseil d’État s’est référé à un rapport d’expertise selon lequel le degré de responsabilité fautive du médecin mis en cause, de ce fait, était de 4/8.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

21. Les requérants se plaignent d’une atteinte à l’intégrité physique de la première requérante, en raison du handicap, évalué à 28 %, apparu chez celle-ci à la suite d’une injection du médicament dénommé Voltarène, qui, selon eux, a été mal exécutée. Ils reprochent au médecin M.A. et à l’infirmière E.E. de n’avoir pas pris les précautions nécessaires pour éviter les effets indésirables et prévisibles dudit médicament et/ou de son injection. À cet égard, ils précisent qu’ils n’avaient pas été avertis qu’il s’agissait d’un médicament dont l’utilisation était interdite chez les enfants et que, s’ils avaient été informés à ce sujet, ils se seraient opposés à son administration. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »

22. Le Gouvernement combat ces thèses.

A. Sur la recevabilité

23. La Cour note que le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception d’irrecevabilité. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

24. Les requérants soutiennent que l’infirmité dont souffre la première requérante est due aux fautes et négligences qui auraient été commises par le médecin M.A. et l’infirmière E.E. Ils dénoncent aussi une absence de réaction judiciaire adéquate à leurs prétentions et arguent que la procédure interne n’était pas de nature à élucider les circonstances de la cause.

25. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il avance que, indépendamment de la rétractation du médecin A.Y.T. concernant son premier témoignage, le rapport du 27 septembre 2007 de l’assemblée plénière de l’institut médicolégal, selon lequel le trouble de pied tombant présenté par la première requérante devait être considéré comme une complication de l’injection, est suffisant et répond aux allégations des intéressés s’agissant des aspects techniques et scientifiques de l’affaire. Il considère aussi que, dans son ensemble, la procédure devant les tribunaux internes a été de nature à satisfaire aux obligations de l’État découlant de l’article 8 de la Convention.

Par ailleurs, le Gouvernement déclare être conscient de la durée de la procédure, et, à cet égard, il indique s’en remettre à l’appréciation de la Cour.

26. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’intégrité physique de la personne relève incontestablement de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 22‑27, série A no 91, et Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 34, série A no 247‑C). Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 coïncident largement avec celles de l’article 2 de la Convention (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017).

27. Elle rappelle aussi que, aux engagements plutôt négatifs contenus dans l’article 8 précité, peuvent s’ajouter, comme pour d’autres dispositions de la Convention, des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis (voir, parmi beaucoup d’autres, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 157, CEDH 2005‑X).

28. Ainsi, les articles 2 et 8 de la Convention impliquent également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès ou des atteintes à l’intégrité physique d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu’ils travaillent dans des structures privées et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002‑I, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 89, CEDH 2004‑VIII).

29. L’obligation de l’État au regard des articles 2 et 8 de la Convention ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).

30. Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de ces dispositions de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, §§ 89 et 90, CEDH 2002‑VIII). Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Vo c. France, précité, § 90, et Gray c. Allemagne, no 49278/09, §§ 80-82, 22 mai 2014).

31. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour de déterminer si la première requérante a été victime d’une négligence médicale. Son rôle est de déterminer si le système juridique national a répondu de manière compatible avec la Convention aux allégations de négligence médicale des requérants (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 188).

32. Le problème dénoncé en l’espèce se présente comme une allégation de négligence médicale. En la matière, la Cour a déjà dit que, en droit turc, la voie à emprunter par les requérants est, en principe, de nature civile ou administrative (Karakoca c. Turquie (déc.), no 46156/11, 21 mai 2013, et Bilsen Tamer et autres c. Turquie (déc.), no 60108/10, 26 août 2014), selon que le service de santé mis en cause relève du secteur privé ou du secteur public.

33. En l’occurrence, le dispensaire en question étant un établissement public et le personnel médical mis en cause relevant de la fonction publique, la voie administrative de réparation était à privilégier, seule ou conjointement avec le recours exercé devant les instances pénales (Calvelli et Ciglio, précité, § 51, et Karakoca, décision précitée).

34. La Cour note que les requérants ont usé de deux voies de droit : la voie pénale et la voie de réparation devant les juridictions administratives. Même si la procédure pénale s’est soldée par la relaxe prononcée à l’égard des personnes mises en cause, les intéressés ont eu accès à une procédure administrative permettant l’examen de la responsabilité du personnel médical et, le cas échéant, l’obtention d’une compensation.

35. Cela étant, la Cour rappelle que, dans une affaire donnée, elle apprécie généralement les questions factuelles sous l’angle du volet procédural, considérant qu’il convient d’examiner les événements à l’origine du handicap d’un patient et la responsabilité des professionnels de la santé concernés en recherchant si les mécanismes existants permettaient de faire la lumière sur le cours des évènements et ainsi de soumettre les faits de la cause à un contrôle public au bénéfice, notamment, des requérants (voir, par exemple, Rinkūnienė c. Lituanie (déc.), no 55779/08, 1er décembre 2009, Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, §§ 69 et 70, 16 février 2010, Trzepalko c Pologne (déc.), no 25124/09, § 24, 13 septembre 2011, Zafer Öztürk c. Turquie, no 25774/09, § 46, 21 juillet 2015, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 172).

36. En l’espèce, la Cour observe que six rapports médicaux ont été versés au dossier de l’affaire jugée devant le tribunal administratif. Quatre d’entre eux émanaient de l’enquête judiciaire menée par le parquet (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

37. La Cour note que, parmi ces rapports, celui en date des 30 et 31 janvier 2002 du Haut conseil de la santé a d’abord présenté les conclusions des deux rapports précédemment rendus, selon lesquels le trouble dont souffrait la première requérante pouvait être dû à l’utilisation du Voltarène ou à l’injection même (paragraphe 11 ci-dessus). Elle relève que, pour autant, les membres de cette haute instance se sont fondés sur les déclarations du médecin M.A. et de l’infirmière E.E. pour conclure à l’absence de faute ou de négligence attribuables à ceux-ci.

38. Elle note ensuite, concernant le rapport du 26 septembre 2005 du comité d’experts no 3 de l’institut médicolégal, que les experts ont estimé que l’infirmière E.E. était fautive à hauteur de 4/8 en raison d’une mauvaise exécution de l’injection.

39. Elle note enfin que le rapport du 27 septembre 2007 de l’assemblée plénière de l’institut médicolégal a conclu à l’absence de faute de la part du médecin M.A. car d’après deux ouvrages médicaux datant de 2006 et de 2007, le médicament Voltarène pouvait être utilisé dans certains cas chez des enfants. Selon ce même rapport, la commission d’une erreur par l’infirmière était aussi à exclure au motif que, si l’on se fondait sur les premières déclarations du médecin A.Y.T. selon lesquelles l’injection avait été faite au bon endroit, il fallait admettre que l’intervention de l’infirmière avait été exécutée correctement.

40. Or la Cour relève que les conclusions de ce dernier rapport ont été mises en cause, d’abord, par près de la moitié des membres de la collégialité formant l’assemblée plénière de l’institut médicolégal et, ensuite, par le procureur général près le Conseil d’État.

41. En effet, en premier lieu, la Cour observe que, d’après les membres dissidents de l’assemblée plénière de l’institut médicolégal, les informations de la littérature médicale auxquelles la majorité se référait comportaient une indication d’utilisation du médicament Voltarène chez les enfants de 7 ans en cas d’arthrite rhumatoïde juvénile, alors que, dans le cas d’espèce, le médecin M.A. avait été consulté pour des symptômes d’infection des voies respiratoires inférieures et que la notice du médicament Voltarène ampoule indiquait expressément qu’il ne fallait pas l’utiliser chez les enfants. Pour cette raison, ces experts ont estimé que ce médecin était fautif à hauteur de 2/8. Par ailleurs, lesdits membres dissidents ont constaté que le médecin A.Y.T. était revenu sur ses premières déclarations et que, de ce fait, il n’était plus possible d’affirmer avec certitude si oui ou non l’injection litigieuse avait été exécutée correctement (paragraphe 16 ci-dessus).

42. En second lieu, la Cour observe que le procureur général près le Conseil d’État a quant à lui estimé que le rapport du Haut conseil de la santé, qui avait déclaré le personnel médical non fautif, ne pouvait pas passer pour décisif dès lors qu’il avait été rendu sur le seul fondement des déclarations du médecin et de l’infirmière mis en cause, et que les explications médicales qu’il contenait étaient générales et n’étaient pas de nature à apporter un éclaircissement spécifique sur l’affaire. En outre, le procureur général près le Conseil d’État a constaté que, dans son rapport du 27 septembre 2007, l’assemblée plénière de l’institut médicolégal n’avait pas examiné si les articles médicaux auxquels le rapport se référait indiquaient dans quels cas et à quelles doses le Voltarène aurait pu être utilisé chez les jeunes enfants. Il a aussi reproché aux experts de s’être fondés sur les premières déclarations du médecin A.Y.T. alors que, par sa deuxième déposition, ce dernier avait clairement déclaré avoir changé d’avis et affirmé qu’il pouvait bien y avoir eu une erreur dans l’exécution de l’injection du médicament en question. Pour ces raisons, il a considéré que le rapport du 27 septembre 2007 de l’assemblée plénière de l’institut médicolégal n’était pas de nature à permettre de réfuter les conclusions du rapport établi le 26 septembre 2005 par le comité d’experts no 3 du même institut.

43. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015). Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles, par définition, nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004). Il s’ensuit qu’il faut examiner les circonstances qui ont abouti à l’infirmité de la première requérante et la responsabilité alléguée des professionnels de la santé qui l’ont pris en charge en recherchant si les mécanismes existants permettaient de faire la lumière sur le cours des événements. Cette question relève de l’obligation procédurale de l’État (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 199).

44. En l’espèce, la Cour observe que les juridictions nationales ont ordonné plusieurs expertises médicales avant de statuer sur la responsabilité du personnel hospitalier mis en cause et les experts n’ont relevé aucune faute attribuable au médecin ou à l’infirmière. Elles se sont fondées sur les conclusions de ces expertises et ont débouté les requérants. Dès lors, l’appréciation des tribunaux internes ne pouvait passer pour arbitraire ou manifestement déraisonnable.

45. En revanche, la Cour rappelle également que l’obligation procédurale imposée par les articles 2 et 8 de la Convention en matière de soins exige notamment que la procédure soit menée à terme dans un délai raisonnable (Šilih, précité, § 196). À cet égard, la Cour souligne que, outre la question du respect des droits découlant des articles susmentionnés dans une affaire donnée, des considérations plus générales appellent également un prompt examen des affaires concernant une négligence médicale survenue en milieu hospitalier. La connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir des erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 74 et 76, 23 mars 2010, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218).

46. D’emblée, la Cour note que le dossier ne contient pas suffisamment d’éléments d’information qui lui permettraient de se prononcer sur le caractère raisonnable ou non de la procédure pénale menée en l’espèce par les autorités internes. La Cour limitera donc son examen de la question du respect par l’État de ses obligations procédurales au contentieux administratif.

47. Ainsi, en l’espèce, la Cour note que la procédure administrative a débuté le 28 février 2002 pour se terminer le 25 mars 2011 (paragraphes 12 et 19 ci-dessus). Cette procédure a donc duré neuf ans et un mois devant les tribunaux nationaux. La Cour ne saurait admettre qu’une procédure engagée aux fins de faire la lumière sur des accusations de négligence médicale puisse durer aussi longtemps en droit interne (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012). Il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées par les obligations découlant de l’article 8 (Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013).

48. À la lumière de ces éléments, la Cour juge que les requérants n’ont pas bénéficié d’une réaction judiciaire adéquate respectant les exigences inhérentes à la protection du droit de la première requérante à l’intégrité physique.

49. En conséquence, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

51. Les requérants réclament 950 000 euros (EUR) au titre des préjudices matériel et moral qu’ils disent avoir subis.

52. Le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas présenté leurs observations relatives à la satisfaction équitable dans le respect du règlement de la Cour au motif qu’ils n’ont pas fait usage de l’une des langues officielles de la Cour.

Il considère par ailleurs que le montant demandé par les intéressés est excessif, et il invite la Cour à rejeter leurs prétentions.

53. La Cour note que les requérants ont été autorisés à employer la langue turque pour leurs observations écrites (paragraphe 4 in fine ci‑dessus).

Elle admet que la violation de l’article 8 de la Convention a causé aux requérants un préjudice moral certain que le simple constat de violation ne suffit pas à compenser. Dès lors, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer aux intéressés conjointement la somme de 7 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

54. Les requérants n’ayant soumis aucune demande pour le remboursement des frais et dépens, la Cour estime ne pas être appelée à examiner cette question d’office.

C. Intérêts moratoires

55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-187247
Date de la décision : 23/10/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ELVAN ALKAN ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TAN A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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