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23/10/2018 | CEDH | N°001-187245

CEDH | CEDH, AFFAIRE BİLİNMİŞ c. TURQUIE, 2018, 001-187245


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BİLİNMİŞ c. TURQUIE

(Requête no 28009/10)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Bilinmiş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,

Julia Laffranque,

Ledi Bianku,

Işıl Karakaş,

Paul Lemmens,r>
Valeriu Griţco,

Jon Fridrik Kjølbro, juges,

et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2018,

Rend l’arrê...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BİLİNMİŞ c. TURQUIE

(Requête no 28009/10)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bilinmiş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,

Julia Laffranque,

Ledi Bianku,

Işıl Karakaş,

Paul Lemmens,

Valeriu Griţco,

Jon Fridrik Kjølbro, juges,

et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28009/10) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Mehmet Emin Bilinmiş et Mme Perihan Bilinmiş (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me O. Ayebe, avocat à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient en particulier que les circonstances de la cause avaient emporté violation de l’article 2 de la Convention du fait des négligences du personnel médical de l’hôpital qui les avait prises en charge.

4. Le 26 avril 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1983 et en 1982 et résident à İzmir.

6. Le 4 septembre 2008, la requérante accoucha par césarienne de deux filles, prématurées de vingt-six semaines, à la clinique d’obstétrique d’İzmir Ege.

7. À la même date, les nouveau-nées furent transférées à l’hôpital de formation et de recherche de Tepecik (« l’hôpital »), où elles furent placées en couveuse.

8. L’une des jumelles, prénommée Aleyna, décéda le 13 septembre 2008.

9. L’autre jumelle, prénommée Tuana, décéda le 20 septembre 2008, en même temps que douze autres bébés prématurés.

A. L’enquête administrative diligentée par le ministère de la Santé

10. Le ministère de la Santé décida d’entreprendre des investigations administratives d’office au motif que treize bébés étaient décédés le 20 septembre 2008 dans le service de néonatologie de l’hôpital.

11. Dans leur rapport du 31 octobre 2008, les inspecteurs observèrent que treize prématurés placés dans le service de néonatologie étaient décédés après avoir reçu comme traitement de la solution de « nutrition parentérale totale » (TPN). Ils indiquèrent que la TPN avait été contaminée par un agent pathogène, l’enterobacter cloacae, qui avait provoqué chez les nouveau-nés une infection nosocomiale.

12. Le dossier fut transmis au parquet d’İzmir en vue de son enquête pénale.

B. L’instruction pénale

13. Entretemps, le 22 septembre 2008, le parquet d’İzmir avait ordonné l’exhumation du corps de Tuana aux fins d’une autopsie, laquelle fut pratiquée le lendemain par l’institut médicolégal d’İzmir.

14. Le 24 septembre 2008, les requérants déposèrent plainte auprès du parquet d’İzmir contre le personnel de l’hôpital.

15. Le 18 novembre 2008, l’institut médicolégal présenta son rapport d’autopsie. Selon ce rapport, le décès était dû à une infection nosocomiale provoquée par un agent pathogène, l’enterobacter cloacae.

16. Le parquet d’İzmir transmit la plainte des requérants ainsi que celle des autres parents ayant perdu leur bébé à la sous-préfecture de Konak (İzmir), en vertu de la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics (« la loi no 4483 »). En effet, selon l’article 3 de cette loi, le sous-préfet était compétent pour décider de l’opportunité d’ouvrir une instruction pénale contre les fonctionnaires de son ressort.

17. À la demande de la sous-préfecture de Konak, le ministère de la Santé désigna un inspecteur chargé de mener une enquête préliminaire administrative et, le cas échéant, disciplinaire sur les faits allégués.

18. Le 14 janvier 2009, l’inspecteur rédigea son rapport, qui se lisait notamment comme suit :

« Les treize bébés qui ont reçu de la solution TPN sont morts à cause d’une contamination du produit par un agent pathogène, à savoir l’enterobacter cloacae. Cette infection nosocomiale a causé chez les bébés un choc endotoxique et une septicémie. La bactérie a été identifiée grâce à une hémoculture. Elle a été également retrouvée dans les solutions de TPN et il s’agissait de la même souche bactérienne. L’incident est survenu à l’hôpital et l’infection s’est propagée rapidement. Il n’est cependant pas possible d’établir à ce stade l’origine exacte d’une telle infection. »

19. Le rapport définitif fut soumis à la sous-préfecture de Konak le 23 janvier 2009.

20. Le 2 février 2009, le sous-préfet refusa en vertu de l’article 6 de la loi no 4483 l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre du personnel médical de l’hôpital. En revanche, il autorisa l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre de la société qui avait préparé les solutions de TPN et des responsables en charge du contrôle bactériologique des produits.

21. Le 1er avril 2009, le tribunal administratif régional d’İzmir annula la décision du sous-préfet au motif que les circonstances de l’incident n’avaient pas été établies et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments pour autoriser l’ouverture de poursuites pénales.

22. Un nouveau rapport d’expertise médicale fut établi par trois professeurs en médecine à la date du 1er juin 2009. Les experts conclurent notamment que la TPN avait certainement été contaminée par la solution de chlorure de sodium (NaCl) et que cette contamination à l’enterobacter cloacae avait causé une épidémie. Ils estimèrent que, selon les données scientifiques, il n’était pas possible d’établir comment la solution de NaCl, qui devait être stérile, avait été contaminée de la sorte.

23. Le 11 juin 2009, l’inspecteur, se fondant sur les conclusions des expertises médicales contenues dans le dossier d’enquête, conclut qu’aucune faute ou insuffisance professionnelle n’avait été commise par le personnel médical de l’hôpital, et que ni les médecins ni les infirmiers n’étaient responsables de l’incident litigieux. Selon l’inspecteur, l’autorisation de l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre des autorités hospitalières et de l’entreprise en charge de la préparation des solutions TPN ne devait dès lors pas être donnée.

24. Le 12 juin 2009, le sous-préfet, faisant sien l’avis de l’inspecteur, refusa l’ouverture de poursuites pénales.

25. Le parquet fit opposition à cette décision. Le 10 septembre 2009, le tribunal administratif régional d’İzmir rejeta cette opposition au motif que le rapport d’enquête attaqué était suffisant et adéquat.

26. Par conséquent, le 2 novembre 2009, le parquet d’İzmir rendit une ordonnance de non-lieu.

C. L’action en indemnisation

27. Le 19 avril 2010, les requérants saisirent le ministère de la Santé d’une demande préalable d’indemnisation.

28. Par une décision du 20 mai 2010, notifiée aux requérants le 3 juin 2010, l’administration rejeta cette demande.

29. Le 21 juillet 2010, les requérants saisirent alors le tribunal administratif d’İzmir d’une action en indemnisation.

30. Le 8 octobre 2010, le tribunal administratif d’İzmir débouta les requérants de leur demande au motif que l’action en indemnisation aurait dû être introduite dans le délai d’un an à compter de la date à laquelle ils avaient été informés du fait dommageable, soit, en l’occurrence, le 18 novembre 2008, date du rapport relatif à l’autopsie de Tuana.

31. Le 19 février 2014, le Conseil d’État cassa le jugement du 8 octobre 2010 au motif que le délai de prescription commençait à courir à la date à laquelle les requérants avaient pris connaissance de l’imputabilité du fait litigieux à l’administration.

32. Le 16 novembre 2015, le Conseil d’État rejeta le recours en rectification de l’arrêt introduit par le ministère de la Santé.

33. À ce jour, l’affaire demeure pendante devant le tribunal administratif d’İzmir.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

34. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont développés dans l’arrêt Aydoğdu c. Turquie (no 40448/06, §§ 37-47, 30 août 2016).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

35. Invoquant les articles 2, 6 et 13 de la Convention, les requérants allèguent que le décès de leurs nouveau-nées a été causé par des négligences du personnel médical de l’hôpital qui les avait prises en charge. Ils se plaignent à cet égard de l’impunité qui aurait été accordée à ce personnel ainsi que du défaut d’un examen prompt et effectif de leur cause devant les instances judiciaires.

36. Le Gouvernement combat cette thèse.

37. La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs sous l’angle du seul article 2 de la Convention.

38. L’article 2 de la Convention est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

A. Sur la recevabilité

39. Le Gouvernement indique d’abord que la procédure menée en droit interne ne concernait pas Aleyna, décédée le 13 septembre 2008 en raison de sa naissance prématurée avant l’épidémie du 20 septembre 2008, et que les requérants n’ont jamais allégué un défaut d’enquête à son sujet. Selon le Gouvernement, la règle de six mois a donc été méconnue pour cette partie de la requête. S’agissant de la procédure concernant Tuana, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, estimant que les requérants auraient d’abord dû attendre la fin de la procédure devant les juridictions administratives puis saisir la Cour constitutionnelle, avant d’introduire leur requête devant la Cour.

40. La Cour observe qu’à la suite du décès de leur bébé Aleyna, les requérants n’ont déposé aucune plainte auprès du procureur de la République. Le parquet, considérant que le décès n’était pas suspect, n’a pas non plus ouvert d’enquête d’office. Les requérants n’ont par ailleurs entrepris aucune autre démarche judiciaire dans l’État défendeur à propos de ce décès. L’instruction pénale n’a concerné que le décès, le 20 septembre 2008, de Tuana et de douze autres bébés. À l’introduction de la requête devant la Cour, les requérants savaient depuis plus de six mois qu’aucune enquête pénale ni aucune procédure judiciaire n’étaient menées en droit interne. Partant, la Cour conclut que les griefs des requérants relatifs au décès d’Aleyna sont tardifs et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

41. En ce qui concerne les griefs relatifs au décès de Tuana, la Cour observe que la procédure demeure pendante devant les juridictions administratives. Dès lors, les griefs fondés sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention sont prématurés et ils doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

42. En revanche, la Cour considère que, dans les circonstances de la cause, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance des griefs des requérants tirés du volet procédural de l’article 2 de la Convention et qu’elle doit donc être jointe au fond. La Cour relève en outre que ces griefs ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

43. Les requérants se plaignent de l’absence de réaction judiciaire face au décès de leur nouveau-née Tuana. Ils soutiennent que les circonstances de la cause ont emporté violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

44. Le Gouvernement récuse ces griefs. Il indique que les requérants ont disposé de deux voies pour faire examiner la responsabilité des professionnels de santé, que les autorités judiciaires ont pris soin de mener des enquêtes et d’examiner les allégations des requérants, et qu’elles ont à bon droit rejeté celles-ci sur la base des rapports d’expertise. Il précise enfin que la procédure en indemnisation est toujours pendante devant les juridictions nationales et que les requérants peuvent saisir la Cour constitutionnelle de leurs griefs tenant notamment à la durée de la procédure prétendument déraisonnable. Le Gouvernement expose également que, selon les expertises, le décès, le 20 septembre 2008, de treize bébés, dont celui des requérants, n’avait pas été causé par une bactérie qui se serait développée au sein de l’hôpital du fait de facteurs internes, mais du fait de facteurs externes, à savoir les solutions de TPN qui avaient été administrées aux nouveau-nés et qui étaient contaminées par un de leurs composants, le NaCl, lui-même infecté par un agent pathogène, l’enterobacter cloacae. Il indique que l’origine d’une telle infection a été recherchée par des experts, sans résultats. Il estime que les expertises ont permis de comprendre qu’il n’y a pas eu de négligence du personnel hospitalier dans les circonstances de la cause et qu’aucun manque de compétence ou de défaut d’équipements médicaux n’était à déplorer.

2. Appréciation de la Cour

45. Pour les principes généraux en matière de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 dans le domaine de la santé, la Cour se réfère à son arrêt Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], (no 56080/13, §§ 214-221, 19 décembre 2017).

46. Elle observe que les requérants n’allèguent ni explicitement ni implicitement que la mort de leur nouveau-née a été provoquée intentionnellement. Les intéressés soutiennent que l’infection nosocomiale qui a coûté la vie à leur fille était due à des négligences du personnel médical hospitalier. Ils estiment que les juridictions nationales n’ont pas répondu à cette situation avec la promptitude, la réactivité et la diligence nécessaires, et que le mécanisme judiciaire n’a pas fonctionné de manière appropriée pour permettre de déterminer si les autorités hospitalières ont pris les dispositions nécessaires pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie des patients.

47. La tâche de la Cour consistera donc à contrôler l’effectivité des recours dont ont disposé les requérants et à déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à la vie des patients ; cela implique de vérifier si les procédures engagées ont permis aux requérants de faire réellement examiner leurs allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le personnel médical qui aurait éventuellement été constatée.

48. La Cour relève que les requérants ont eu recours à deux procédures, l’une pénale et l’autre civile, pour faire valoir leurs droits. Aucune des procédures engagées par les requérants ne peut être considérée dans les circonstances de la cause comme ayant été adressée de manière inopportune ou abusive à une instance n’ayant pas le pouvoir ou la compétence nécessaires pour accorder une réparation effective concernant le grief tiré de la Convention. La question est donc de savoir si, dans les circonstances concrètes de la cause, l’ordre juridique turc dans son ensemble a permis de traiter comme il convient l’affaire en cause.

49. La Cour observe que, s’agissant de la procédure pénale, en l’espèce c’est le droit public qui s’appliquait à l’égard du personnel médical mis en cause et de l’établissement employeur et que, par conséquent, ladite procédure était régie par la loi no 4483.

50. La Cour note que les requérants se plaignent explicitement de l’absence de réaction judiciaire effective face au décès de leur nouveau-née Tuana (paragraphe 43 ci-dessus). Elle rappelle avoir déjà jugé que, aux fins du respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2, on ne peut pas considérer que l’étendue d’une enquête menée sur des questions complexes se posant dans un contexte médical se limite au moment et à la cause directe du décès de l’individu (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 237). Au contraire, la Cour a estimé que, en présence d’une allégation à première vue défendable selon laquelle un enchaînement d’événements peut-être déclenché par une négligence aurait contribué au décès d’un patient, en particulier si l’allégation faisait état d’une infection nosocomiale, l’on pouvait attendre des autorités qu’elles examinent la question de manière approfondie (ibidem, § 237). Il est vrai que, en l’espèce, plusieurs rapports d’expertise ont été établis au cours de l’enquête pénale (paragraphes 11, 18 et 22). Cependant, ces rapports se sont bornés à établir l’existence de l’agent pathogène ayant contaminé la solution de TPN dont l’administration a provoqué la septicémie fatale pour la nouveau-née des requérants et les douze autres nourrissons à l’hôpital. Ainsi, le rapport de l’inspecteur du 14 janvier 2009 (paragraphe 18 ci-dessus) ne fait que mentionner l’impossibilité de déterminer « à ce stade » l’origine exacte de l’infection. Le même constat est fait par les experts dans le rapport médical du 1er juin 2009 (paragraphe 22 ci-dessus) en référence aux données scientifiques « disponibles ». Face au décès de la nouveau-née des requérants et des douze autres enfants dû à une infection transmise à l’hôpital par des médicaments contaminés, la Cour ne peut admettre que l’on puisse considérer comme adéquates les mesures qui ont été prises pour établir l’enchaînement des événements ayant causé les décès tragiques. À la lumière des faits dont elles avaient été saisies concernant les nombreux décès d’enfants pris en charge, dont Tuana, la nouveau-née des requérants, il incombait aux autorités nationales de prendre des mesures supplémentaires pour élucider les raisons, les actes ou les omissions qui avaient entraîné la contamination initiale des médicaments administrés par la suite à la nouveau-née des requérants et aux autres nourrissons, et pour répondre à la question de savoir si le personnel hospitalier et/ou une société extérieure étaient directement ou indirectement responsables de la contamination de la solution TPN. Or cela n’a pas été le cas en l’espèce. Par conséquent, la Cour ne peut que conclure que l’enquête sur les événements en question n’a pas été suffisamment approfondie et effective aux fins de l’obligation procédurale incombant à l’État en vertu de l’article 2 de la Convention.

51. En ce qui concerne la procédure en indemnisation, engagée par les requérants devant les juridictions administratives, elle est pendante devant les tribunaux internes depuis environ huit ans. Il n’apparaît pas, au vu des éléments du dossier, qu’une telle durée ait été justifiée par les circonstances de la cause. La Cour ne saurait admettre qu’une procédure engagée aux fins de faire la lumière sur des accusations de négligence médicale puisse durer aussi longtemps en droit interne (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012, et Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013). Elle tient à rappeler que, dans des circonstances comme celles de l’espèce, une prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 72, CEDH 2002‑II, et Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 74-76, 23 mars 2010). En outre, la Cour réaffirme que pareilles lenteurs sont de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal, précité, § 236). À cet égard, il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées par les obligations découlant de l’article 2 de la Convention (Zafer Öztürk c. Turquie, no 25774/09, § 58, 21 juillet 2015). En conséquence, il convient de conclure que la procédure en indemnisation devant les juridictions nationales a été également défaillante.

52. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances de la cause, le système national dans son ensemble n’a pas apporté, comme le requérait l’obligation positive que l’article 2 faisait peser sur l’État, une réponse adéquate et suffisamment prompte aux allégations des requérants qui déploraient le décès de leur bébé.

53. Les autorités nationales n’ayant pas traité la cause des requérants liée au décès de leur bébé avec le niveau de diligence requis par l’article 2 de la Convention, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 211, 9 avril 2009) et conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

55. Les requérants réclament 100 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 140 000 EUR pour préjudice moral. Ils demandent également 1 741 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. À titre de justificatifs, ils présentent une note d’honoraires et des factures correspondant aux frais postaux.

56. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

57. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 20 000 EUR pour dommage moral.

58. S’agissant des frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour accorde l’intégralité de la somme réclamée par les requérants pour la procédure devant la Cour.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement relativement au volet procédural de l’article 2 de la Convention, et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable pour autant qu’elle concerne les griefs relatifs au décès de Tuana Bilinmiş, tirés du volet procédural de l’article 2 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet procédural ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 1 741 EUR (mille sept cent quarante et un euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-187245
Date de la décision : 23/10/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête effective) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : BİLİNMİŞ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AYEBE O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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