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23/10/2018 | CEDH | N°001-187236

CEDH | CEDH, AFFAIRE ERKAN BİROL KAYA c. TURQUIE, 2018, 001-187236


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ERKAN BİROL KAYA c. TURQUIE

(Requête no 38331/06)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Erkan Birol Kaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik

Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ERKAN BİROL KAYA c. TURQUIE

(Requête no 38331/06)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Erkan Birol Kaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38331/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Erkan Birol Kaya (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 septembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A.F. Özbakır, avocat à Antalya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier avoir subi une atteinte à son intégrité physique, en violation de l’article 8 de la Convention.

4. Le 22 mars 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le 19 juillet 1998, le requérant fut victime d’un accident de la route à Antalya.

6. Il fut aussitôt conduit dans un établissement de santé du district de Serik d’Antalya, puis à l’hôpital public de la même ville. Dans cet hôpital, il fut pris en charge par un médecin et opéré le jour même, sous anesthésie générale, du genou gauche. Il se vit ensuite poser un plâtre au genou, et il quitta l’hôpital trois jours plus tard, à sa demande.

7. Le 24 juillet 1998, il se rendit à la faculté de médecine de l’université Akdeniz d’Antalya (« l’hôpital Akdeniz »).

8. Le 25 juillet 1998, un médecin de cet hôpital enleva le plâtre et le remplaça par une attelle.

9. Le 28 juillet 1998, le requérant se rendit de nouveau à l’hôpital Akdeniz. Il se plaignait d’une mauvaise circulation sanguine au niveau du pied gauche. Les médecins effectuèrent une angiographie et constatèrent que la veine poplitée était bouchée. Ils réalisèrent aussitôt une opération chirurgicale et, à cette occasion, ils découvrirent une thrombose au niveau de l’artère poplitée sur une surface trop étendue pour y remédier autrement que par un pontage. Ce pontage fut réalisé en dessous et au‑dessus du bouchon veineux au moyen d’un greffon prélevé sur la veine saphène de la jambe droite du requérant.

10. Le 6 août 1998, la plaie fut suturée. Les médecins estimèrent que l’intéressé devait subir une autre opération car le trouble circulatoire persistait au niveau du pied, qui était nécrosé.

11. Le 18 août 1998, le requérant quitta l’hôpital, à sa demande.

12. Le 19 août 1998, il se rendit à l’hôpital North Middlesex, à Londres.

13. Le 15 septembre 1998, il fut amputé de la jambe gauche sous le genou.

14. Le 6 novembre 1998, le requérant, soutenant avoir été victime d’une négligence médicale, introduisit une action en réparation contre l’hôpital Akdeniz devant le tribunal de grande instance d’Antalya.

15. Le 10 février 1999, ce tribunal se déclara incompétent au profit des juridictions administratives.

16. Le 12 avril 1999, le requérant saisit le tribunal administratif d’Antalya d’une action de plein contentieux. Il demandait 10 000 livres turques (TRL) pour préjudice matériel et 20 000 TRL pour préjudice moral en raison de négligences médicales qui auraient entraîné l’amputation de sa jambe gauche.

17. Le 1er février 2000, le tribunal administratif ordonna une expertise médicale.

18. Par un rapport du 30 mai 2000, un comité d’experts composé de trois professeurs du service d’orthopédie et de traumatologie de la faculté de médecine de l’université Hacettepe, après avoir précisé que le traumatisme était dû à un accident de la route et exposé quelles avaient été les interventions médicales subies par le requérant, conclut ce qui suit :

« 1. Les déplacements du genou consécutifs à un traumatisme surviennent généralement à l’occasion de traumatismes [dus à des chocs liés à une énergie cinétique élevée], que l’on rencontre dans les accidents où des véhicules à moteur sont impliqués.

2. Dans les cas de déplacement du genou consécutif à un traumatisme, en plus dudit déplacement se produisent aussi, au moment du traumatisme, des lésions tendineuses ainsi que des lésions au niveau de l’artère poplitée et des nerfs péroniers, en raison de la spécificité anatomique de cette région.

3. Les lésions veineuses (ou artérielles) peuvent prendre la forme d’une rupture de l’artère poplitée au moment du traumatisme ou bien (...) d’une thrombose qui peut survenir dans les jours suivant [le traumatisme] à l’intérieur d’une veine endommagée ou écrasée.

4. Même s’il est possible de sauver la jambe en remédiant à la mauvaise circulation [sanguine] dans les six à huit heures [suivant le traumatisme], la littérature médicale indique toutefois [qu’il existe] un risque d’amputation à la suite de l’apparition d’une gangrène à hauteur de 20 % dans les cas de déplacement du genou seul et de 43 % dans les cas de déplacement du genou accompagné de lésions au niveau de l’artère poplitée.

Par conséquent, des lésions veineuses [peuvent] se produire en même temps qu’un déplacement du genou consécutif à un traumatisme, et, dans cette hypothèse, l’amputation à la suite de l’apparition d’une gangrène peut intervenir dans les proportions indiquées ci-dessus, et ce malgré tous les soins apportés. [Le présent cas] relève de ce cas de figure malheureux. Aucune négligence ou erreur de la part [du personnel] de l’université Akdeniz n’est à relever. »

19. Le 15 juin 2000, le requérant déposa un mémoire dans lequel il contestait les conclusions du rapport susmentionné et demandait qu’une nouvelle expertise fût effectuée. Il reprochait aux experts de l’université Hacettepe de s’être bornés à fournir des explications et des statistiques générales sans examiner spécifiquement son cas. Il soumettait au tribunal un rapport médical de l’hôpital North Middlesex, obtenu par ses soins, qui concluait ce qui suit :

« Le patient a subi un traumatisme important à son genou gauche lors d’un accident qui a eu lieu le 19 juillet. Le traumatisme subi était une luxation du genou qui avait entraîné des lésions neurologiques et vasculaires. Dans les cas de luxation du genou, lorsque la lésion vasculaire n’est pas détectée à temps, il y a un risque important de perte du membre. Lorsque la lésion vasculaire est détectée à temps, la probabilité de sauver le membre est très élevée. Dans le cas du patient, les lésions vasculaires n’ont pas été détectées à temps. Les médecins n’ont constaté ces lésions que neuf jours après l’accident. Le plâtre était visiblement trop serré, ce qui a conduit à l’aggravation des lésions vasculaires. Cette compression a entraîné une ischémie musculaire irréversible. Ce tableau clinique nous a conduits à amputer la jambe gauche du patient. »

20. Le 15 novembre 2000, le tribunal administratif, se fondant sur le rapport d’expertise médicale du 30 mai 2000 de l’université Hacettepe, débouta le requérant de toutes ses demandes. Il rejeta également les contestations de l’intéressé relatives à cette expertise, considérant que les points que celui-ci avait soulevés dans son mémoire n’étaient pas de nature à remettre en cause le sérieux du rapport en question.

21. Par un arrêt du 25 février 2003, le Conseil d’État confirma le jugement de première instance, et, par un arrêt du 25 octobre 2005, il rejeta le recours en rectification introduit par le requérant. Ce dernier arrêt fut notifié à l’intéressé le 15 mars 2006.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le dédommagement des victimes dans le domaine des services publics de la santé

22. En vertu de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.

23. Selon l’article 13 de la loi no 657 sur les fonctionnaires de l’État, les personnes ayant subi un dommage du fait de l’exercice d’une fonction relevant du droit public ne peuvent assigner en justice que l’autorité publique dont relève le personnel médical en cause, et non directement celui‑ci. Ce principe trouve sa source dans l’article 129 § 5 de la Constitution, aux termes duquel :

« Les actions en réparation des dommages résultant de fautes commises par des fonctionnaires et d’autres agents du secteur public dans l’exercice de leurs fonctions ne peuvent être intentées (...) que contre l’administration (...) »

24. Dans le domaine de la santé publique, une action de pleine juridiction relative à un acte médical subi dans un établissement public doit être dirigée contre l’entité administrative qui détient l’autorité décisionnelle finale quant audit établissement, et non pas contre les dirigeants de celui-ci ou le personnel médical en poste, responsable de l’acte ou du dysfonctionnement incriminé. Selon le cas, il s’agira, par exemple, du ministère de la Santé (pour les hôpitaux publics), des rectorats d’université (pour les hôpitaux publics universitaires) ou des municipalités (pour les services sanitaires fournis au niveau local).

25. Quant à l’obligation de l’administration du fait de ses actes, le droit administratif turc est fondé sur le régime de la « faute lourde de service », selon lequel seule une telle faute peut engager la responsabilité de l’État du fait des actes et omissions de ses agents.

26. Plus spécifiquement, dans le domaine de la santé publique, la jurisprudence reconnaît que, en principe, l’« inaptitude professionnelle » du personnel médical est, en soi, constitutive d’une « faute lourde de service, comme l’assemblée plénière des chambres administratives du Conseil d’État (arrêt du 18 octobre 2007, no E. 2004/721 – K. 2007/2030) l’a dit en ces termes :

« L’administration défenderesse (hôpital universitaire) chargée de mettre en œuvre les services publics de la santé est tenue d’assurer que les soins et les interventions chirurgicales hospitaliers soient réalisés dans les règles de l’art médical, à l’aide d’un personnel fort de l’aptitude requise par le service, et ce avec toute la diligence et l’attention nécessaires. La méconnaissance de ce devoir constitue une faute lourde de service et entraîne la responsabilité de l’administration. »

B. Les expertises médicales judiciaires en droit turc

27. Les quelques lignes directrices qui se dégagent en matière d’expertise médicale judiciaire en droit turc sont les suivantes (voir l’arrêt Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, §§ 45-47, 30 novembre 2016) :

- la participation d’un seul spécialiste dans le domaine afférent au litige est insuffisante pour l’élaboration d’un rapport d’expertise médicale ; il échet de missionner, parmi des universitaires, des spécialistes dans le domaine précis, forts d’une carrière académique ;

- une expertise médicale est défaillante si elle ne répond pas à la question de savoir si le médecin mis en cause peut être tenu pour responsable ou non du préjudice allégué ;

- pour être fiable et convaincant, un rapport d’expertise doit cadrer avec l’objet du litige, chercher à élucider les faits et répondre aux arguments des parties ;

- une expertise médicale doit évaluer les éléments scientifiques relatifs au diagnostic et au suivi du patient, et, en particulier, la pertinence de la stratégie thérapeutique adoptée en l’occurrence ;

- on ne saurait asseoir un jugement à partir d’un rapport insuffisant qui conclut, de manière abstraite, à l’existence de complications, sans expliquer quelles sont ces complications ni s’il existait d’autres méthodes de traitement ;

- un rapport d’expertise médicale fondé uniquement sur les dires du médecin mis en cause et contenant des affirmations abstraites, non motivées et non étayées ne peut être considéré comme étant fiable ;

- une expertise doit se pencher sur tous les éléments du dossier médical concernant les différentes phases du traitement prodigué.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

28. Invoquant les articles 1, 6 et 13 de la Convention, le requérant allègue avoir subi une atteinte à son intégrité physique. Il dénonce le rejet de ses demandes en indemnisation par les juridictions nationales. Il allègue que ces dernières ont fondé leurs décisions à cet égard sur un seul rapport d’expertise médicale, insuffisant à ses yeux pour faire la lumière sur les causes de son amputation de la jambe. Il reproche aux tribunaux internes de ne pas avoir pris en compte les critiques exprimées par lui à l’encontre de ce rapport en cours d’instance, et il se plaint que les juridictions administratives n’aient pas auditionné de témoins avant de statuer sur le fond de l’affaire.

29. Le Gouvernement conteste cette thèse.

30. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause et qu’elle n’est pas liée par celle attribuée par les parties (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015).

31. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il lui faut examiner les faits dont se plaint le requérant sous le seul angle de l’article 8 de la Convention, dans le champ duquel entrent notamment les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus (voir, parmi beaucoup d’autres, Trocellier c. France (déc.), no 75725/01, 5 octobre 2006) et dont les dispositions se lisent comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

32. Le Gouvernement estime que la requête est manifestement mal fondée.

33. La Cour considère que la requête pose des questions de fait et de droit qui nécessitent un examen au fond de l’affaire. Dès lors, la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

34. La requérante estime que les circonstances de la cause ont emporté violation du droit à la protection de son intégrité physique.

35. Le Gouvernement déclare que les tribunaux administratifs ont exclu toute faute ou négligence dans la survenance du préjudice en se fondant sur un rapport d’expertise médicale rédigé par un comité d’experts composé de trois professeurs du service d’orthopédie et de traumatologie de la faculté de médecine de l’université Hacettepe. Il ajoute qu’il n’y avait pas de contradictions entre ce rapport d’expertise et le rapport médical de l’hôpital North Middlesex soumis par le requérant, de telle sorte que le tribunal administratif n’aurait pas jugé utile de demander une nouvelle expertise avant de statuer sur le fond de l’affaire. En outre, le Gouvernement estime que le grief du requérant tiré de l’absence d’audition de témoins par les juridictions administratives n’est nullement étayé. Il indique à ce sujet que la procédure devant les juridictions administratives est écrite et que l’audition de témoins n’est pas une pratique courante. Il considère que, dans une affaire comme celle-ci, relevant de la sphère médicale, l’audition de témoins n’aurait d’ailleurs pas changé l’issue de la procédure, l’expertise médicale étant selon lui l’élément déterminant soumis à l’appréciation du tribunal.

36. La Cour rappelle qu’il est bien établi que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous son article 8 consistant, d’une part, à mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent). Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 coïncident largement avec celles de l’article 2 de la Convention (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017).

37. La Cour rappelle ensuite que les obligations positives que ces dispositions font peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l’intégrité physique des malades. Cette obligation repose sur la nécessité de préserver ces derniers, autant que faire se peut, des conséquences graves que peuvent avoir à cet égard les interventions médicales (Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 104, 2 juin 2009).

38. La Cour rappelle enfin que les articles 2 et 8 de la Convention impliquent également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès ou des atteintes à l’intégrité physique d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu’ils travaillent dans des structures privées, et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002‑I). Une telle obligation ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).

39. En l’espèce, la Cour observe que le requérant, qui a été blessé au genou gauche à la suite d’un accident de la route, a d’abord subi une opération à l’hôpital public d’Antalya, puis à l’hôpital Akdeniz, et a finalement été amputé de la jambe gauche à l’hôpital North Middlesex, en Angleterre. Le requérant tient le personnel médical de l’hôpital Akdeniz pour responsable de son handicap, et il considère que les autorités judiciaires ont été inefficaces dans l’établissement des responsabilités. À cet égard, il est d’avis que le seul rapport d’expertise ordonné par le tribunal administratif n’était pas suffisant pour faire la lumière sur les causes de son amputation et déterminer s’il avait été victime d’une négligence médicale. Il dénonce également l’absence d’audition des témoins par les juridictions administratives.

40. La Cour souligne d’emblée qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation qu’ont faite des professionnels de la santé de l’état d’un patient, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (voir, mutatis mutandis, Glass c. Royaume‑Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Ces évaluations et décisions cliniques ont été respectivement effectuées et prises en fonction de l’état de santé du patient sur le moment et des conclusions du personnel médical quant aux mesures à prendre dans le cadre du traitement.

41. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015). Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles, par définition, nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004). Il s’ensuit qu’il faut examiner les circonstances qui ont abouti à l’amputation de la jambe du requérant et la responsabilité alléguée des professionnels de la santé qui l’ont pris en charge en recherchant si les mécanismes existants permettaient de faire la lumière sur le cours des événements.

42. Le requérant n’allègue pas qu’il ait été privé de l’accès à un traitement médical en général ou à des soins d’urgence en particulier – et rien dans le dossier n’indique non plus que tel ait pu être le cas – mais qu’il a été soumis à un traitement défaillant parce que les médecins qui l’ont traité ont été négligents.

43. De plus, la Cour considère qu’il n’a pas été produit en l’espèce d’éléments suffisants pour démontrer qu’il existait à l’époque des faits un quelconque dysfonctionnement systémique ou structurel touchant les hôpitaux où le requérant avait été traité, dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance et à l’égard duquel elle n’ont pas pris les mesures préventives nécessaires, et que cette défaillance a contribué de manière déterminante à l’amputation de la jambe du requérant.

44. Il n’a pas non plus été démontré que la faute prétendument commise par les professionnels de la santé soit allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale ni que les personnes ayant participé à la prise en charge du requérant ne lui aient pas prodigué un traitement médical, au mépris de leurs obligations professionnelles.

45. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la présente affaire a pour objet des allégations de négligence médicale. Dans ces conditions, les obligations positives matérielles pesant sur la Turquie se limitent à la mise en place d’un cadre réglementaire adéquat imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, d’adopter des mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 186 et 189).

46. La Cour estime que le cadre réglementaire en vigueur ne révèle aucun manquement de la part de l’État à l’obligation qui lui incombait de protéger le droit à l’intégrité physique du requérant. Celui-ci ne dénonce d’ailleurs pas un manquement de ce type.

47. Partant, la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention sous son volet matériel.

48. La présente affaire ayant pour objet des allégations de négligence médicale, la Cour aura également pour tâche de contrôler l’effectivité du recours dont le requérant a disposé et de déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à l’intégrité physique des patients. Cette tâche implique de vérifier si ledit recours a réellement permis au requérant de faire examiner ses allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le corps médical qui aurait éventuellement été constatée.

49. D’emblée, la Cour note que le grief du requérant relatif à l’absence d’audition des témoins par les juridictions administratives n’est pas étayé. Elle observe qu’il n’a pas non plus été développé devant les tribunaux internes. Dès lors, dans ces circonstances, elle estime qu’aucune question ne se pose sous cet angle.

50. La Cour relève que, à l’issue de la procédure devant les juridictions administratives, le requérant a été débouté de sa demande en indemnisation, et ce sur le fondement des conclusions d’un seul rapport d’expertise qui a considéré en substance que l’amputation était la conséquence de la blessure du requérant et que l’équipe médicale n’avait commis aucune erreur.

51. Elle note aussi que le requérant a contesté la pertinence et le caractère suffisant de ce rapport et qu’il a demandé, en vain, l’obtention d’un nouveau rapport d’expertise.

52. La Cour rappelle ici qu’il ne lui appartient pas de remettre en cause les conclusions des expertises en se livrant à des conjectures, à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur leur caractère correct d’un point de vue scientifique (Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 119, CEDH 2007-I, et Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010).

53. La Cour estime que l’obligation d’appréciation, par les tribunaux, de rapports d’experts médicaux dans des affaires de négligence médicale alléguée ne peut aller jusqu’à imposer des charges inutiles ou disproportionnées à l’État dans l’exécution de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention. L’intensité de l’évaluation à laquelle doivent se livrer les tribunaux doit être appréciée au cas par cas, en tenant compte de la nature de la question médicale concernée, de sa complexité et, en particulier, de la question de savoir si le demandeur, alléguant une faute dans le chef des professionnels de la santé, était en mesure de formuler des assertions concrètes et spécifiques de négligence qui nécessitaient une réponse des experts médicaux chargés de fournir un rapport (Erdinç Kurt et autres c. Turquie, no 50772/11, § 63, 6 juin 2017).

54. La Cour rappelle néanmoins qu’elle a déjà jugé qu’une procédure était ineffective au regard des obligations procédurales lorsque la décision à laquelle elle aboutissait était fondée sur des rapports d’expertise éludant ou n’abordant pas de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher et que les arguments, sinon décisifs, du moins principaux des requérants ne recevaient pas de réponse spécifique et explicite (Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, §§ 77-86, 30 juin 2015, Aydoğdu, précité, §§ 94-104, et Erdinç Kurt et autres, précité, §§ 64-72).

55. La Cour relève que, dans la présente affaire, les experts de la faculté de médecine de l’université Hacettepe n’ont fait que décrire les actes médicaux effectués jusqu’alors en se contentant de mentionner les conséquences connues des déplacements du genou consécutifs à un traumatisme et le taux de risque d’amputation. Le rapport d’expertise médicale obtenu par le tribunal administratif a conclu à une absence de faute et donc de responsabilité du personnel médical de l’hôpital Akdeniz en raison de l’existence d’un tel risque.

56. La Cour souligne que la question à trancher par les experts consistait précisément à déterminer si, indépendamment du risque de séquelles que présentait l’accident pour le requérant, les médecins avaient contribué à la réalisation du dommage par une négligence ou une erreur dans l’exercice de leur profession. Autrement dit, une réponse médicale scientifique était attendue pour savoir si des négligences ou erreurs commises à l’hôpital Akdeniz étaient à l’origine de l’amputation de la jambe du requérant. Or le rapport d’expertise du 30 mai 2000 n’a nullement abordé cette question.

57. Ainsi, la Cour note que, en l’occurrence, les experts, qui ont fait fi des exigences ressortant de la jurisprudence interne (paragraphe 27 ci‑dessus), n’ont pas répondu aux questions essentielles qui se posaient. Le rapport précité était insuffisamment motivé au regard de la question sur laquelle il était censé apporter un éclairage technique. Or, comme l’a Cour l’a déjà dit, dans des affaires telles que celle-ci, seuls des rapports approfondis et scientifiquement étayés, comportant une conclusion motivée et répondant aux questions soulevées en l’espèce auraient été de nature à inspirer aux justiciables une confiance dans l’action de la justice (voir, mutatis mutandis, Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, §§ 82-85, 16 février 2010).

58. Même si les conclusions d’une expertise ne lient pas le juge, force est d’admettre qu’elles peuvent exercer une influence déterminante sur l’appréciation de ce dernier dans la mesure où elles relèvent d’un domaine technique échappant à sa compétence.

59. Il convient également d’observer que le tribunal administratif n’a nullement pris en considération le rapport médical de l’hôpital North Middlesex qui lui avait été soumis par le requérant (paragraphe 19 ci-dessus). Or ce rapport était individualisé et motivé. Il prenait en compte le cas du requérant en se fondant sur des éléments médicaux concrets et concluait que la lésion vasculaire de la jambe n’avait pas été détectée à temps par les médecins de l’hôpital Akdeniz et que le plâtre était visiblement trop serré, ce qui avait conduit à une ischémie musculaire irréversible ayant rendu l’amputation inévitable.

60. De plus, la Cour constate que, malgré le caractère general et insuffisamment motivé du rapport d’expertise médicale du 30 mai 2000 de l’université Hacettepe, et les protestations du requérant fondées sur le rapport médical de l’hôpital North Middlesex, le tribunal administratif n’a pas non plus estimé utile de faire droit à la demande de contre-expertise de l’intéressé, considérant le rapport d’expertise judiciaire comme suffisant (paragraphe 20 ci‑dessus). Le Conseil d’État a confirmé cette approche en rejetant le recours du requérant (paragraphe 21 ci-dessus).

61. S’il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur l’éventuelle responsabilité de l’équipe médicale de l’hôpital Akdeniz et sur ce qu’aurait été l’issue de la procédure en cause si les questions susmentionnées avaient été examinées, il n’en demeure pas moins que le requérant n’a pas bénéficié d’une réaction judiciaire adéquate respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l’intégrité physique.

62. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

63. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

64. Le requérant réclame 1 000 000 euros (EUR) au titre des préjudices matériel et moral qu’il dit avoir subis.

65. Le Gouvernement conteste cette prétention.

66. La Cour estime que le lien de causalité entre le préjudice matériel subi par le requérant et la violation constatée n’est pas établi, et elle rejette de ce fait la demande formulée à ce titre. En effet, elle ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été l’issue du recours intenté par le requérant en l’absence des insuffisances relevées par elle.

67. Elle considère cependant que l’intéressé a subi un préjudice moral certain et elle estime raisonnable de lui accorder 7 500 EUR à ce titre.

68. Le requérant ne sollicite pas le remboursement de frais et dépens qui auraient été engagés devant les organes de la Convention et/ou les juridictions internes. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’aucune somme ne doit lui être versée à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-187236
Date de la décision : 23/10/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée);Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ERKAN BİROL KAYA
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : OZBAKIR A.F.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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