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09/10/2018 | CEDH | N°001-186672

CEDH | CEDH, AFFAIRE MURAT AKIN c. TURQUIE, 2018, 001-186672


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MURAT AKIN c. TURQUIE

(Requête no 40865/05)

ARRÊT

STRASBOURG

9 octobre 2018

DÉFINITIF

09/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Murat Akın c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valer

iu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 septembre 2018,

Re...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MURAT AKIN c. TURQUIE

(Requête no 40865/05)

ARRÊT

STRASBOURG

9 octobre 2018

DÉFINITIF

09/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Murat Akın c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 septembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40865/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Murat Akın (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 octobre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Z.E. Yarsuvat, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à son droit à un procès équitable.

4. Le 29 mars 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1962 et réside à Ankara.

6. Depuis le 1er mai 1990, le requérant était salarié de la direction du sport‑toto (Spor Toto Genel Müdürlüğü) (« la direction »), régissant les paris et autres loteries et subordonnée à la Direction nationale de la jeunesse et des sports.

7. Le 6 juillet 1992, le requérant fut affecté à un poste de directeur d’unité à la direction.

8. À la suite d’une décision adoptée le 30 décembre 1999 par le conseil exécutif de la direction, le requérant fut affecté à un nouveau poste au sein de la direction à compter du 15 janvier 2000. Selon le Gouvernement, le terme « fonctionnaire » (memur) employé lors de la procédure de nomination signifiait simplement que le nouveau poste auquel le requérant avait été nommé n’était pas pourvu d’un intitulé.

9. Son nouveau salaire étant inférieur à celui qu’il percevait avant sa mutation, l’intéressé intenta une action civile devant le tribunal du travail d’Ankara (« le tribunal du travail ») le 3 août 2000. Exposant qu’il avait été affecté à un autre poste contre son gré, il réclamait réparation de toute perte de salaire consécutive à sa mutation forcée, au regard notamment de l’augmentation à laquelle il estimait pouvoir initialement prétendre sur le fondement des dispositions pertinentes de la convention collective applicable, ainsi que de la perte de primes. Il demanda ainsi une somme totale de 400 000 000 de livres turques (TRL)[1] (soit environ 680 euros (EUR) à l’époque des faits) sous réserve de toute réclamation complémentaire qui pourrait être formulée au même titre.

10. Le 1er novembre 2000, le contrat de travail du requérant fut résilié par la direction.

11. Le 22 janvier 2001, un rapport d’expertise fut présenté devant le tribunal du travail. Il y était indiqué notamment que, en vertu de la l’article 60 de l’ancien code du travail (« la loi no 1475 »), la demande du requérant visant au paiement de la différence entre la rémunération qu’il percevait avant sa mutation et celle qu’il avait perçue après sa mutation, était fondée, au motif que le niveau de son salaire antérieur constituait un droit acquis. En revanche, selon le rapport, la demande du requérant relative aux augmentations de salaire prévues par la convention collective n’était pas fondée, au motif que ces augmentations avaient été appliquées à la rémunération qu’il percevait dans son nouveau poste. Le rapport concluait que l’intéressé aurait dû conserver le niveau de son salaire antérieur jusqu’à ce que le montant du salaire prévu pour son nouveau poste eût atteint celui de son salaire antérieur.

12. Le 15 février 2001, le requérant demanda une contre-expertise. Il sollicita notamment l’application des augmentations prévues par la convention collective au montant de sa rémunération antérieure, alléguant en particulier qu’il aurait dû se voir accorder une augmentation de salaire de 42,20 % à partir du 1er mars 2000.

13. Le 19 février 2001, le tribunal du travail chargea l’expert qui avait dressé le premier rapport de préparer un rapport d’expertise complémentaire en prenant en considération les contre-arguments des parties à la procédure.

14. Le 19 mars 2001, cet expert présenta son rapport d’expertise complémentaire devant le tribunal du travail. Le rapport indiquait en premier lieu que le requérant ne pouvait valablement invoquer la convention collective pour solliciter une augmentation qui serait calculée sur la base de son salaire antérieur au motif qu’il n’occupait plus le poste de directeur d’unité durant la période concernée. Pour le cas où le tribunal estimerait que les augmentations de rémunération prévues par les clauses pertinentes de la convention collective devaient s’appliquer au montant de la rémunération antérieure du requérant, le rapport fournissait une simulation du montant.

15. Le 29 mars 2001, le requérant contesta le rapport d’expertise complémentaire, répétant notamment que, comme le prévoiraient les dispositions pertinentes de la convention collective, un salaire ne pouvait être revu à la baisse.

16. Le 2 avril 2001, le tribunal du travail donna partiellement gain de cause au requérant. Il estima ainsi :

– que, sur la base du premier rapport d’expertise, l’intéressé aurait dû conserver le niveau de son salaire antérieur à sa mutation jusqu’à ce que le montant du salaire prévu pour son nouveau poste eût atteint celui de son salaire antérieur ;

– que, en revanche, aucune autre créance ne pouvait naître sur le fondement des dispositions applicables à un poste que l’intéressé n’occupait plus activement.

17. Le 9 avril 2001, le requérant se pourvut en cassation.

18. Le 25 juin 2001, la Cour de cassation, considérant que l’intéressé avait le statut de fonctionnaire, annula le jugement attaqué au motif que les tribunaux administratifs étaient seuls compétents pour connaître du litige.

19. Le 7 novembre 2001, le tribunal du travail se déclara ainsi incompétent pour examiner l’affaire.

20. Le 5 décembre 2001, le requérant se pourvut en cassation.

21. Le 24 décembre 2001, la Cour de cassation déclara le pourvoi du requérant irrecevable pour tardiveté.

22. Le 14 février 2002, le requérant introduisit un recours devant le tribunal administratif d’Ankara (« le tribunal administratif »).

23. Le 11 avril 2003, le tribunal administratif se déclara également incompétent et transmit le dossier au tribunal des conflits de compétence (Uyuşmazlık Mahkemesi).

24. Le 29 décembre 2003, le tribunal des conflits de compétence désigna le tribunal du travail comme étant la juridiction compétente. Aussi la procédure se déroula-t-elle devant ce dernier.

25. Le 5 avril 2004, le tribunal du travail donna partiellement gain de cause au requérant. Il estima que, en vertu de l’article 34 de la convention collective pertinente, si la rémunération prévue pour le poste auquel un employé avait été affecté était inférieure à sa rémunération antérieure, l’employé ne pouvait pas voir son salaire revu à la baisse. Il considéra ainsi que, en vertu de la loi et de l’article susmentionné de la convention collective, l’employeur du requérant aurait dû lui payer la différence entre ces deux rémunérations jusqu’à ce que le montant du salaire prévu pour son nouveau poste eût atteint celui de son salaire antérieur. Il estima cependant que l’intéressé ne pouvait prétendre à une augmentation de salaire correspondant à un poste qui n’était plus le sien durant la période concernée. Il nota enfin, en se basant sur le rapport d’expertise du 22 janvier 2001, que les augmentations prévues par la convention collective avaient été appliquées à la rémunération que le requérant percevait dans son nouveau poste.

26. Le 25 mai 2004, le requérant se pourvut en cassation. Dans son pourvoi, il soumit un arrêt rendu par l’assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation (« l’assemblée des chambres civiles ») en date du 19 juin 2002, qui concernait, à ses yeux, des faits similaires à ceux de son affaire.

27. Le 3 mars 2005, la 9e chambre de la Cour de cassation confirma le jugement du tribunal du travail dans les termes suivants :

« [décide de] rejeter toutes les objections (...) du pourvoi et [de] confirmer le jugement, qui est conforme à la loi et à la procédure, eu égard aux écrits figurant au dossier, aux preuves sur lesquelles s’appuie le jugement, aux raisonnements nécessaires et conformes à la loi ; et eu égard notamment à l’absence d’erreur dans l’appréciation des preuves. »

Dans son arrêt, la haute juridiction ne se référa pas à l’arrêt du 19 juin 2002.

28. Le 8 avril 2005, cet arrêt fut notifié au requérant.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29. D’après l’article 60 de la loi no 1475 et l’article 62 du nouveau code du travail (« la loi no 4857 »), entré en vigueur le 10 juin 2003, un employeur ne peut pas, de quelque manière que ce soit, baisser le salaire d’un employé.

30. Dans le cadre de la Direction générale de la jeunesse et des sports, une convention collective est entrée en vigueur le 1er mars 1999. L’article 30 de cette convention prévoyait différentes formes d’augmentation de salaire. D’après l’article 34 de la même convention, si le montant de la rémunération prévue pour le nouveau poste auquel un employé avait été affecté au sein de la direction du sport-toto était inférieur à celui de la rémunération antérieure, l’employé en question ne pouvait pas voir son salaire revu à la baisse.

31. Dans un arrêt du 19 juin 2002 (E. 2002/9-454 – K. 2002/525), l’assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation a statué dans une affaire relative au licenciement d’un salarié de la direction du sport-toto qui avait été muté à un autre poste au sein de cette dernière. La question principale qui se posait à la haute juridiction était celle de savoir si les augmentations de rémunération prévues par la convention collective en vigueur à l’époque des faits devaient s’appliquer à l’ancienne ou à la nouvelle rémunération de l’intéressé. L’arrêt a conclu que, à la lumière de la jurisprudence bien établie de la haute juridiction, la rémunération ne pouvait être revue à la baisse et, notamment, que la non-application des augmentations en question au montant de la rémunération antérieure de l’intéressé n’était pas compatible avec le principe d’égalité ni avec la règle de l’interdiction des baisses de salaire.

EN DROIT

I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE TIRÉE DE L’ABSENCE DE PRÉJUDICE IMPORTANT

32. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour absence de préjudice important au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention, au motif que le montant en jeu était peu élevé.

33. Le requérant combat cette thèse, alléguant notamment qu’il a subi une perte de revenu correspondant au tiers de sa rémunération.

34. La Cour rappelle que l’absence d’un préjudice important au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention renvoie à des critères tels que l’impact monétaire de la question litigieuse ou l’enjeu de l’affaire pour le requérant (voir, entre autres, Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10, § 73, 4 mars 2014).

35. En l’espèce, la Cour note que la demande initiale du requérant devant les juridictions internes tendait à l’obtention du paiement d’une somme de 400 000 000 TRL (environ 680 EUR) à titre de réparation, sous réserve de toute réclamation complémentaire formulée au même titre. Elle relève en outre que, pendant la procédure en cause, le requérant a notamment allégué qu’il aurait dû se voir accorder une augmentation de salaire de 42,20 % (paragraphe 12 ci-dessus). On ne saurait donc minimiser le préjudice allégué par le requérant en avançant que la somme initialement demandée par celui-ci sous réserve de toute réclamation complémentaire était relativement faible, dès lors que cette somme n’était qu’une partie d’un montant qui est considérable par rapport au salaire du requérant. L’impact monétaire de la question litigieuse n’apparaît donc pas comme étant d’importance mineure pour le requérant.

36. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la première condition de l’article 35 § 3 b) de la Convention, à savoir l’absence de préjudice important pour le requérant, n’a pas été remplie et qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

37. Le requérant dénonce plusieurs violations de l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur le grief tiré de la motivation de l’arrêt du 3 mars 2005 de la Cour de cassation

38. Le requérant se plaint que la Cour de cassation ait rejeté son pourvoi sans avoir égard à l’arrêt du 19 juin 2002 de l’assemblée des chambres civiles, et ce alors même qu’il aurait cité cet arrêt dans son pourvoi. Selon le requérant, la haute juridiction était parvenue dans cet arrêt à une conclusion contraire à celle du tribunal du travail et de la 9e chambre de la Cour de cassation dans son affaire.

39. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement, dans la mesure où celui-ci porterait essentiellement sur l’appréciation opérée par les tribunaux nationaux. Si la Cour devait en décider autrement, il argue que l’arrêt du 19 juin 2002 n’entrait pas dans la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation. Il précise également que cet arrêt n’était pas un arrêt d’harmonisation de la jurisprudence et que, dès lors, il n’avait force obligatoire qu’à l’égard des parties au litige qu’il tranchait.

40. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

41. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce. Si l’article 6 § 1 de la Convention oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, cette obligation ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument. Ainsi, en rejetant un recours, la juridiction d’appel peut, en principe, se borner à faire siens les motifs de la décision entreprise (voir, entre autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I).

42. En outre, sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi d’autres exemples, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 84, 11 juillet 2017.

43. En l’espèce, la Cour observe que le requérant se plaint que la 9e chambre de Cour de cassation ait rejeté son pourvoi sans avoir égard à l’arrêt du 19 juin 2002 de l’assemblée des chambres civiles, alors même qu’il aurait attiré l’attention de la haute juridiction sur cet arrêt. La question principale qui se posait à l’assemblée des chambres civiles dans l’affaire citée par le requérant était celle de savoir si les augmentations de rémunération prévues par la convention collective pertinente devaient s’appliquer à l’ancienne ou à la nouvelle rémunération d’un salarié qui s’était vu muter à un nouveau poste au sein de la direction. Cette juridiction avait statué dans son arrêt que la non-application des augmentations en cause au montant de la rémunération antérieure de l’intéressé n’était pas compatible avec le principe d’égalité ni avec la règle de l’interdiction de revoir un salaire à la baisse. Or, dans le cas du requérant, le jugement du tribunal du travail avait conclu que celui-ci n’était pas fondé à demander l’application des augmentations au montant de sa rémunération antérieure. La Cour note que le Gouvernement n’a pas contesté l’argument du requérant selon lequel la solution retenue par le tribunal du travail et confirmée ensuite par la 9e chambre de la Cour de cassation était contradictoire avec celle adoptée par l’assemblée des chambres civiles. Elle relève toutefois que, dans son arrêt du 3 mars 2005, la 9e chambre de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du requérant sans présenter de motivation substantielle (paragraphe 27 ci-dessus) et, en tout état de cause, sans prêter une attention explicite à la divergence prétendument existant entre les conclusions du tribunal du travail et celles de l’assemblée des chambres civiles dans des affaires similaires, bien que son attention eût été explicitement attirée sur ce point. Même si, en rejetant le pourvoi du requérant, la Cour de cassation pouvait, en principe, se borner à faire siens les motifs du tribunal du travail, la Cour estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’argument du requérant tiré de l’arrêt du 19 juin 2002 exigeait que la 9e chambre de la Cour de cassation fournît une réponse adéquate (Emel Boyraz c. Turquie, no 61960/08, § 75, 2 décembre 2014).

44. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’absence d’une motivation adéquate dans l’arrêt du 3 mars 2005 de la Cour de cassation.

B. Sur les autres griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention

45. Le requérant allègue qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable devant les juridictions internes. À cet égard, il reproche au tribunal du travail d’avoir confié la contre-expertise à l’expert qui avait été chargé de la première expertise. Il reproche également aux autorités administratives d’avoir délibérément induit les juridictions internes en erreur quant à son statut en le faisant passer pour un fonctionnaire.

Par ailleurs, le requérant se plaint que sa cause n’ait pas été entendue dans un délai raisonnable.

46. Pour autant que le requérant se plaint que le tribunal du travail ait confié la contre-expertise à l’expert qui avait dressé le rapport initial, la Cour observe qu’il s’agissait notamment d’un litige relatif à la question de savoir si les augmentations de salaire prévues par la convention collective concernée étaient applicables dans les circonstances de l’espèce. Dans ce contexte, pour autant que le grief du requérant puisse être compris comme visant l’appréciation des preuves et le résultat de la procédure menée devant les juridictions internes, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015).

47. Elle rappelle encore que la Convention ne réglemente pas le régime des preuves en tant que tel et que, lorsqu’un expert a été désigné, l’essentiel est que l’intéressé ait la possibilité de participer de manière adéquate à la procédure (Letinčić c. Croatie, no 7183/11, §§ 46-51, 3 mai 2016).

48. En l’espèce, la Cour observe que l’intéressé a bénéficié d’une procédure contradictoire et qu’il a pu présenter ses arguments de fait et de droit devant le tribunal du travail. En effet, le requérant a eu la possibilité de soumettre ses commentaires tant sur le rapport d’expertise du 22 janvier 2001 que sur celui du 19 mars 2001. Par ailleurs, la Cour relève que, dès lors que le requérant avait demandé une contre-expertise en sollicitant notamment la prise en compte des clauses pertinentes de la convention collective relatives à l’augmentation de la rémunération, le rapport d’expertise complémentaire du 19 mars 2001 avait fourni une simulation du montant en application de ces clauses, pour le cas où le tribunal estimerait que les augmentations prévues par la convention collective devaient s’appliquer à la rémunération du requérant. Elle souligne enfin que le tribunal du travail a rendu une décision dûment motivée (paragraphe 25 ci‑dessus). Eu égard aux documents dont elle dispose, la Cour ne voit aucun arbitraire dans la procédure suivie devant le tribunal du travail.

49. Par ailleurs, la Cour note que, dans certaines circonstances, le refus des juridictions nationales d’autoriser une expertise complémentaire ou alternative peut être considéré comme une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Letinčić, précité, § 50, et les références qui y figurent). Cela dit, elle précise qu’il ne peut être déduit de cette disposition une obligation générale pour un tribunal national de designer de nouveaux experts du seul fait qu’une partie l’y a invité (voir, mutatis mutandis, Mirilachvili c. Russie, no 6293/04, § 189, 11 décembre 2008, et H. c. France, 24 octobre 1989, §§ 60-61, série A no 162‑A). En effet, ce n’est que dans des circonstances particulières telles qu’un manque de neutralité d’un expert que cette disposition peut nécessiter la nomination de nouveaux experts (voir, par exemple, Sarıdaş c. Turquie, no 6341/10, § 35, 7 juillet 2015). Or tel n’est pas le cas en l’espèce, aucune circonstance particulière n’ayant été invoquée par le requérant.

50. S’agissant des allégations du requérant selon lesquelles les autorités administratives ont délibérément induit les juridictions internes en erreur quant à son statut en le faisant passer pour un fonctionnaire et non un employé, la Cour relève que cette affirmation n’est étayée par aucune pièce du dossier.

51. Quant au grief relatif à la durée excessive de la procédure, la Cour observe que la période à prendre en considération a débuté le 3 août 2000, avec la saisine du tribunal du travail par le requérant, et qu’elle s’est achevée le 3 mars 2005, avec l’arrêt de la Cour de cassation. Cette période a donc duré environ quatre ans et sept mois, et ce pour deux juridictions saisies.

52. La Cour renvoie aux critères découlant de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi beaucoup d’autres, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 143, 29 novembre 2016).

53. En l’espèce, elle observe que l’affaire revêtait une complexité certaine compte tenu de la nature de la question litigieuse ainsi que des problèmes de compétence ayant surgi entre les différentes juridictions. En outre, examinant les différentes phases de la procédure, la Cour note qu’elles se sont déroulées à un rythme régulier et elle ne décèle aucun retard substantiel imputable aux autorités compétentes.

54. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la durée de la procédure n’est pas excessive et qu’elle a répondu à l’exigence de célérité requise par l’article 6 § 1 de la Convention.

55. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

56. Sur la base des mêmes faits, le requérant dénonce également une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

57. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

58. La Cour rappelle que la notion de « biens » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. Par contre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002-VII, et Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX).

59. En outre, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký, précité, § 50). Lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (ibidem, § 52).

60. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que l’intérêt patrimonial évoqué par le requérant concernait l’application des augmentations au montant de son salaire antérieur à sa mutation, et qu’il ne porte pas dès lors sur un « bien actuel », mais qu’il relève de la créance. La question essentielle pour la Cour est donc de savoir s’il existait une base suffisante en droit interne tel qu’interprété par les juridictions nationales pour que l’on puisse qualifier la créance du requérant de « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1.

61. À cet égard, la Cour observe que le tribunal du travail a estimé que, même si le montant de sa rémunération ne pouvait pas être revu à la baisse après sa mutation, le requérant n’était pas fondé à réclamer les augmentations sur le montant de son salaire antérieur, ce dernier correspondant à un poste qui n’était plus le sien durant la période concernée.

62. La Cour note que la juridiction du fond a ainsi décidé qu’il n’y avait pas de base légale pour les augmentations demandées par le requérant. Elle note également que par la suite, c’est-à-dire pour la première fois dans son pourvoi en cassation, le requérant s’est référé à l’arrêt de l’assemblée des chambres civiles de cette juridiction du 19 juin 2002, pour en tirer un argument contre la décision de la juridiction du fond. À cet égard, la Cour note que son constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 44 ci-dessus) ne porte que sur l’absence d’une motivation adéquate dans l’arrêt de la Cour de cassation du 3 mars 2005 et qu’elle ne peut spéculer sur l’issue qu’aurait eue la procédure dans l’hypothèse où la 9e chambre de la Cour de cassation aurait répondu à l’argument tiré par le requérant de l’arrêt l’assemblée des chambres civiles.

63. Dans ces conditions, le requérant n’ayant pas démontré l’existence en l’espèce d’une base suffisante en droit interne, la Cour estime qu’il ne disposait pas d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, les garanties de cette disposition ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce.

64. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

65. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

66. Le requérant réclame la somme globale de 5 000 EUR pour préjudice matériel et frais et dépens, et 10 000 EUR pour préjudice moral. Il ne fournit pas de justificatif à l’appui de sa demande relative aux frais et dépens.

67. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

68. Pour ce qui est du dommage matériel, la Cour ne peut spéculer sur l’issue qu’aurait eue une procédure conforme à l’article 6 § 1 de la Convention (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 82, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV). Elle estime en conséquence qu’aucune somme ne peut être allouée au requérant à ce titre.

69. Quant au dommage moral, la Cour considère que le requérant a éprouvé une certaine détresse en raison des faits de la cause. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour lui accorde à ce titre une indemnité de 4 000 EUR.

70. En ce qui concerne la demande présentée au titre des frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, relevant que le requérant n’a pas fourni de justificatifs à l’appui de sa demande, la Cour décide de ne lui allouer aucune somme à ce titre.

71. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’absence d’une motivation adéquate dans l’arrêt du 3 mars 2005 de la Cour de cassation et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’absence d’une motivation adéquate dans l’arrêt du 3 mars 2005 de la Cour de cassation ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 000 EUR (quatre mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

* * *

[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut 1 million de TRL.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-186672
Date de la décision : 09/10/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : MURAT AKIN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : YARSUVAT Z.E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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