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20/09/2018 | CEDH | N°001-186473

CEDH | CEDH, AFFAIRE SOLSKA ET RYBICKA c. POLOGNE, 2018, 001-186473


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SOLSKA ET RYBICKA c. POLOGNE

(Requêtes nos 30491/17 et 31083/17)

ARRÊT

STRASBOURG

20 septembre 2018

DÉFINITIF

20/12/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Solska et Rybicka c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Aleš Pejchal,
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Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en c...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SOLSKA ET RYBICKA c. POLOGNE

(Requêtes nos 30491/17 et 31083/17)

ARRÊT

STRASBOURG

20 septembre 2018

DÉFINITIF

20/12/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Solska et Rybicka c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Ksenija Turković,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 août 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 30491/17 et 31083/17) dirigées contre la République de Pologne et dont deux ressortissantes de cet État, Mme Ewa Maria Solska (« la première requérante ») et Mme Małgorzata Ewa Rybicka (« la deuxième requérante »), ont saisi la Cour le 19 avril 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérantes ont été représentées par Me P. Kładoczny, avocat employé par la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme, organisation non gouvernementale établie à Varsovie. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme J. Chrzanowska, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérantes alléguaient en particulier que l’exhumation des dépouilles de leurs époux respectifs avait emporté violation de l’article 8 de la Convention.

4. Les requêtes ont été communiquées au Gouvernement le 22 septembre 2017.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La première requérante est née en 1937 et réside à Sopot. La deuxième requérante est née en 1955 et réside à Gdańsk.

A. L’accident

6. Le 10 avril 2010, un avion de l’armée de l’air polonaise transportait de Varsovie à Smolensk, en Fédération de Russie, une délégation de l’État polonais qui devait assister aux commémorations organisées à l’occasion du 70e anniversaire du massacre de Katyń. Cette délégation était conduite par le président de la Pologne et comptait de nombreux hauts fonctionnaires. Alors qu’il approchait de l’aérodrome de Smolensk, l’avion s’écrasa et les quatre-vingt-seize personnes qui se trouvaient à son bord (quatre-vingt-huit passagers et huit membres d’équipage) périrent.

7. Les requérantes sont les veuves de deux victimes du crash, M. Leszek Solski, militant de l’Association des familles de Katyń, et M. Arkadiusz Rybicki, député.

8. Le 29 juillet 2011, la commission d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux (Komisja Badania Wypadków Lotniczych Lotnictwa Państwowego) publia son rapport sur les causes de l’accident. Elle conclut :

« [L]’accident a eu pour cause immédiate la descente de l’appareil à une altitude inférieure à l’altitude minimale de descente, à une vitesse verticale de descente excessive dans des conditions météorologiques qui empêchaient tout contact visuel avec le sol, ainsi que l’exécution tardive de la procédure de remise des gaz. Ces circonstances ont provoqué un impact avec un obstacle au sol, qui a entraîné la séparation entre une partie de l’aile gauche et l’aileron, la perte de contrôle de l’appareil et, enfin, sa collision avec le sol. »

La commission exclut l’hypothèse d’une explosion à bord. Un rapport établi plus tôt par la commission interétatique russe de l’aviation contenait des conclusions similaires. Le groupe parlementaire chargé de l’examen des circonstances de l’accident de Smolensk parvint en revanche à des conclusions différentes, laissant entendre qu’une explosion à bord aurait pu être l’une des causes de l’accident. Selon les requérantes, ce groupe parlementaire n’était pas une autorité d’enquête officielle.

B. L’enquête sur l’accident

9. Le parquet militaire régional de Varsovie ouvrit une enquête sur l’accident le 10 avril 2010.

10. Les deux requérantes obtinrent dans ce cadre de la qualité de victime.

11. Le 4 avril 2016, l’enquête fut confiée à une équipe d’investigation du parquet national (Prokuratura Krajowa).

12. Le 21 juin 2016, le parquet national organisa une réunion avec les familles des victimes afin de leur expliquer que des exhumations et des autopsies étaient nécessaires, et de recueillir l’avis de toutes les personnes concernées.

13. La première requérante assista à cette réunion, au cours de laquelle, selon elle, le procureur s’employa principalement à critiquer le rapport de la commission d’enquête sur les accidents aériens nationaux et ne laissa s’exprimer que les familles non opposées aux exhumations. La deuxième requérante n’assista pas à la réunion. Elle n’avait pas confiance dans le parquet national car elle avait le sentiment que celui-ci favorisait les familles qui soutenaient la décision de procéder aux exhumations et adhéraient aux théories complotistes émises à propos de l’accident.

14. Le 7 octobre 2016, conformément aux articles 209, §§ 1 et 4, et 210 du code de procédure pénale (CPP), un procureur du parquet national décida de constituer une équipe d’experts médicolégaux nationaux et internationaux en vue de faire procéder à l’autopsie des dépouilles de quatre-vingt-trois victimes du crash (les corps de neuf victimes avaient déjà été exhumés et ceux de quatre autres incinérés). Il confia aux experts la mission suivante :

« 1) procéder à l’examen, par imagerie médicale notamment, et à l’autopsie des restes des victimes ;

2) établir la cause du décès des victimes ainsi que l’origine des lésions constatées et les circonstances dans lesquelles elles sont survenues, et déterminer, entre autres, si ces lésions sont antérieures ou postérieures au décès, et si elles ont été causées sur le lieu et au moment de l’accident ;

3) déterminer si les lésions constatées sont le résultat de l’impact de l’appareil au sol et de sa désintégration (...) ;

4) établir si les corps des victimes présentent des lésions caractéristiques de l’explosion d’un dispositif explosif ou inflammable, ou d’un autre type de libération soudaine d’énergie ;

5) établir si la méthode utilisée par les experts russes dans le cadre de l’examen et de l’autopsie des corps était conforme aux normes actuelles et si les conclusions de leur rapport médicolégal concernant la nature des lésions et les circonstances dans lesquelles elles sont survenues, ainsi que la cause des décès, correspondent aux conclusions qui figurent dans le rapport de l’équipe [actuelle] d’experts ;

6) déterminer l’identité des victimes en comparant les résultats des tests ADN à leurs profils génétiques, établis à un stade antérieur de la procédure (...) ;

7) prélever des échantillons sur les corps des victimes afin de procéder à d’autres examens toxicologiques, histopathologiques, physicochimiques et génétiques. »

Aux fins de l’exécution des mesures susmentionnées, le procureur ordonna également (point IV de la décision) l’exhumation des corps de quatre-vingt-trois victimes, à des dates devant être fixées par voie d’ordonnances séparées.

15. Dans sa décision, le procureur indiqua que les autorités russes avaient mené des autopsies et des procédures d’identification des victimes juste après l’accident, et que les corps avaient ensuite été rapatriés en Pologne et inhumés. Il expliqua qu’au cours de son enquête le parquet militaire régional de Varsovie avait commencé à douter de la diligence avec laquelle les experts russes avaient procédé à l’identification des victimes et de leurs lésions. Il précisa que depuis le mois d’août 2011 le parquet militaire avait ordonné l’exhumation et l’autopsie de neuf victimes de l’accident, et que les résultats de ces examens avaient permis de confirmer que les experts russes n’avaient pas correctement recensé les lésions subies par les victimes et avaient commis des erreurs dans l’identification de six des neuf corps exhumés. Il déclara qu’au vu des circonstances des doutes persistaient également au sujet des autres victimes de l’accident. Il ajouta qu’il entendait lever les doutes quant aux allégations selon lesquelles une explosion se serait produite à bord.

16. Le 12 octobre 2016, la deuxième requérante adressa au ministre de la Justice – procureur général une lettre dans laquelle elle déclarait s’opposer à l’exhumation de la dépouille de son époux. Le 14 octobre 2016, la première requérante adressa une lettre similaire au parquet national, dans laquelle elle disait avoir la conviction que son défunt époux avait été correctement identifié. Elle expliquait avoir été présente à l’institut médicolégal de Moscou où l’identification des victimes avait été réalisée, et avoir vu elle‑même la dépouille de son époux. Le parquet national opposa un refus aux deux requérantes. Il indiqua en outre à la deuxième requérante qu’une réunion serait organisée avec les procureurs avant chaque exhumation, afin que ceux-ci en expliquent les raisons aux proches des victimes.

17. La décision du procureur en date du 7 octobre 2016 fut notifiée aux avocats des requérantes le 20 octobre 2016.

18. Le 27 octobre 2016, les requérantes, à la fois personnellement et par l’intermédiaire de leurs avocats, formèrent contre cette décision des recours incidents (zażalenie) par lesquels elles s’opposaient à l’exhumation des dépouilles de leurs époux respectifs et sollicitaient l’infirmation de la partie de la décision s’y rapportant.

19. Les requérantes estimaient que le procureur avait appliqué les articles 209 § 1 et 210 du CPP sans tenir compte des dispositions pertinentes de la Constitution. Elles soutenaient en outre que la décision du procureur était contraire à l’article 2 § 1 3) du CPP, en vertu duquel, selon elles, une procédure pénale devait être menée dans le respect des intérêts juridiques de la victime. Elles considéraient de surcroît que les raisons avancées pour justifier cette décision étaient vagues et succinctes, et que le procureur n’avait pas établi de façon suffisante la nécessité d’une exhumation des dépouilles de leurs époux respectifs, pareille mesure devant selon elles n’être ordonnée qu’en dernier recours.

20. Les requérantes voyaient dans la décision d’exhumation une atteinte au respect dû aux restes de leurs époux respectifs, ainsi qu’à leur propre droit au respect de la mémoire des proches décédés (kult osoby zmarłej). Elles estimaient également que le procureur avait fait preuve d’un manque de respect à l’égard des victimes et avait violé le droit des familles à la dignité en prenant la décision générale de faire exhumer les corps de toutes les victimes, sans tenir compte des situations particulières.

21. Renvoyant aux articles 2, 30, 45 et 47 de la Constitution, les requérantes soutenaient, entre autres, que le procureur avait appliqué les dispositions du CPP en méconnaissance du droit à la dignité inhérent à toute personne. Elles invoquaient en outre les articles 3 et 8 de la Convention. Elles affirmaient par ailleurs que le procureur ne les avait pas informées du droit qui était le leur de former contre sa décision un recours incident.

22. Enfin, les requérantes s’appuyaient sur une lettre au procureur général en date du 25 octobre 2016, dans laquelle le médiateur plaidait selon elles en faveur d’un contrôle juridictionnel de la décision d’exhumation prise par le procureur. D’après elles, le médiateur avait en effet estimé qu’une exhumation de restes humains réalisée sur décision d’un procureur s’analysait en une atteinte au droit au respect de la mémoire des proches décédés, droit individuel garanti par le code civil. Il aurait indiqué que les droits individuels faisaient partie intégrante de la vie privée de chacun et que l’article 47 de la Constitution conférait à tous le droit à la protection juridique de sa vie privée. Il aurait ajouté qu’à la lumière de cette disposition, quiconque voyait dans un acte des autorités une atteinte à sa vie privée devait avoir la possibilité de solliciter une protection juridique, et que les proches de personnes décédées devaient donc disposer de voies de recours permettant de déterminer si une décision d’exhumation émanant d’un procureur était proportionnée.

23. Les 23 et 24 novembre 2016, puis le 6 décembre de la même année, le procureur rejeta pour irrecevabilité en droit les recours incidents formés par les requérantes. Il déclara que les intéressées avaient mal interprété sa décision du 7 octobre 2016 en ce qu’elles avaient tenu celle-ci pour le fondement de l’exhumation des dépouilles de leurs époux respectifs. Il ajouta qu’une décision sur cette question ferait l’objet d’une ordonnance séparée, dans laquelle seraient précisés la date et le lieu de l’exhumation. Il précisa néanmoins qu’une décision d’exhumation prononcée en vertu de l’article 210 du CPP était insusceptible d’appel. Dans ses décisions de rejet des recours en question, il ne fit aucune référence aux arguments que les intéressées avaient tirés de la Constitution et de la Convention.

24. Les 6, 7 et 21 décembre 2016, les requérantes saisirent le tribunal régional de Varsovie de recours incidents contre la décision du procureur, plaidant que le rejet de leurs précédents recours par celui-ci s’analysait en une violation des dispositions de la Constitution (articles 45, 47 et 77 § 2), de la Convention (articles 3, 8 et 13) et du CPP. Elles estimaient que si les dispositions pertinentes du CPP avaient été interprétées correctement, à la lumière de la Constitution et des principes de protection des droits fondamentaux, elles auraient eu la possibilité de former un recours incident contre la décision du procureur en date du 7 octobre 2016.

25. Les requérantes invoquèrent également leur droit à la dignité, le devoir de respect à l’égard des restes humains, ainsi que leur droit au respect de la mémoire des proches décédés. Elles considéraient que la décision du 7 octobre 2016 prévoyait non seulement la nomination d’une équipe d’experts médicolégaux mais aussi l’exhumation des restes de leurs époux respectifs, qu’elle prédéterminait la décision d’exhumation et que le procureur n’avait ensuite plus qu’à fixer la date exacte de l’exhumation. Elles soutenaient que la décision d’exhumation était constitutive d’une atteinte à leurs intérêts juridiques et que la disponibilité d’une voie de recours permettant d’obtenir le réexamen de la décision du procureur représentait par conséquent un impératif constitutionnel. Elles ajoutaient que le procureur avait omis de répondre aux arguments qu’elles tiraient de la Constitution et de la Convention.

26. Les requérantes reprirent aussi les arguments que le médiateur avait présentés dans sa lettre du 25 octobre 2016 puis dans ses lettres des 2 et 18 novembre 2016 adressées au procureur général adjoint.

27. Le 3 avril 2017, le tribunal régional de Varsovie (affaire no VIII Kp 17/17) décida de saisir la Cour constitutionnelle d’une question de droit relative à la constitutionnalité de l’article 210 du CPP, dans la mesure où cet article ne prévoyait pas la possibilité de former un recours incident contre une décision d’exhumation émanant d’un procureur. Il estimait que la disposition en question était incompatible avec les articles 45 (droit à un tribunal), 47 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 78 (droit de recours) de la Constitution, et avec les articles 8 et 13 de la Convention. Il considérait que la décision du procureur en date du 7 octobre 2016 avait prédéterminé la question de l’exhumation.

Après avoir analysé les dispositions du CPP, le tribunal régional conclut qu’une décision du parquet ordonnant une autopsie (article 209 du CPP) ou une exhumation (article 210 du CPP) était insusceptible de contrôle juridictionnel. Il observa notamment que le droit de pleurer la perte d’un proche et le respect de ce droit relevaient de la notion constitutionnelle de « vie privée et familiale », et que les personnes visées par une ingérence des autorités dans l’exercice de ce droit devaient bénéficier d’une voie de recours à cet égard. Il estima que l’article 210 du CPP, dès lors qu’il ne prévoyait pas le contrôle juridictionnel d’une décision d’exhumation émanant d’un procureur, présentait une lacune au regard de la Constitution et de la Convention.

28. En conséquence de la décision de saisir la Cour constitutionnelle d’une question de droit, la procédure devant le tribunal régional de Varsovie fut suspendue jusqu’à ce qu’il soit statué sur cette question. La procédure devant la Cour constitutionnelle est actuellement pendante (affaire no P 18/17).

29. Le 24 mai 2017, les requérantes prièrent une nouvelle fois le parquet national de révoquer sa décision d’exhumation. Le procureur leur opposa un refus le 7 juin 2017.

30. Le Gouvernement a indiqué à la Cour que l’exhumation des corps des époux des requérantes avait été fixée initialement aux 24 et 26 avril 2018. Les exhumations auraient été planifiées conformément aux souhaits des familles et les corps des victimes dont les familles n’avaient formulé aucune objection auraient été exhumés en premier. Les corps des victimes dont les familles s’étaient opposées à la décision du procureur devaient être exhumés à une date ultérieure.

31. Le 13 avril 2018, le procureur rendit deux ordonnances par lesquelles il fixait aux 14 et 16 mai 2018 l’exhumation des corps des époux respectifs des requérantes. Il déclara que ces ordonnances étaient rendues en exécution de la décision du 7 octobre 2016. Son raisonnement se limitait à une brève référence à l’enquête en cours et à la décision du 7 octobre 2016.

32. Les requérantes formèrent des recours incidents contre les ordonnances du 13 avril 2018. Les 27 avril et 7 mai 2018, le procureur refusa de les examiner au motif qu’il les jugeait irrecevables en droit.

33. Les 7, 8 et 9 mai 2018, les requérantes saisirent le tribunal régional de Varsovie de recours incidents contre le refus du procureur. Elles voyaient dans cette décision une violation de plusieurs dispositions du CPP et de la Constitution, ainsi que des articles 3, 8 et 13 de la Convention.

34. Le Gouvernement a plaidé qu’en vertu du code de conduite adopté par l’équipe d’enquêteurs constituée par le parquet national, les procureurs chargés de l’enquête avaient entrepris d’organiser une réunion avec les requérantes et leurs avocats afin de leur expliquer les raisons qui avaient motivé les mesures d’enquête qu’ils entendaient prendre, de leur exposer le but des autopsies et de leur fournir des précisions concernant d’autres points importants, comme la participation des familles aux mesures d’enquête et la question de la réinhumation des corps.

35. Le 19 avril 2018, l’avocat de la deuxième requérante fit savoir au parquet national que sa cliente n’assisterait pas à la réunion avec les procureurs qui lui avait été proposée du fait qu’elle s’opposait à l’exhumation. Ce fut l’avocat qui communiqua avec les procureurs sur tous les aspects de l’exhumation qui avait été programmée.

36. Le 24 avril 2018, la première requérante et son avocat participèrent à une réunion avec les procureurs chargés de l’enquête. Ils y discutèrent des aspects relatifs à l’organisation de l’exhumation.

37. Le corps de M. Arkadiusz Rybicki, l’époux de la deuxième requérante, fut exhumé le 14 mai 2018. D’après les informations diffusées par les médias, quelques centaines de personnes opposées à l’exhumation protestèrent pacifiquement au cimetière de Gdańsk. L’opération d’exhumation fut sécurisée par les forces de police, présentes en grand nombre.

38. Le corps de M. Leszek Solski, l’époux de la première requérante, fut exhumé le 16 mai 2018.

39. L’enquête est toujours en cours.

C. La procédure civile

40. Le 3 novembre 2016, les requérantes saisirent les juridictions civiles aux fins d’obtenir une injonction visant à interdire au procureur de faire procéder à l’exhumation des restes de leurs époux respectifs. Elles voyaient en effet dans cette mesure une ingérence dans l’exercice de leur droit individuel au respect de la mémoire des proches décédés.

41. Le 10 novembre 2016, le tribunal régional de Varsovie écarta la demande d’injonction. Il estima que les requérantes étaient parvenues à démontrer que les exhumations prévues porteraient atteinte à leurs droits individuels, et plus particulièrement à leur droit au respect de la mémoire des proches décédés. Il concéda que l’exhumation, l’examen et la réinhumation des corps constitueraient une ingérence dans l’exercice de ce droit, mais considéra que les requérantes n’étaient pas parvenues à établir le caractère illégal de cette ingérence dans l’exercice de leurs droits individuels. Il rejeta donc la requête des intéressées. Il releva qu’en vertu des articles 209 § 1 et 210 du CPP, un procureur pouvait ordonner l’exhumation d’un corps dans le cadre d’une enquête si le décès était considéré comme suspect. Il expliqua que le législateur avait décidé qu’en pareil cas le parquet avait le devoir, sans considération de la volonté et du consentement de la famille, d’ordonner l’autopsie de la dépouille du défunt et, si celle-ci avait déjà été inhumée, son exhumation. Il indiqua que, dans ce contexte, le législateur avait privilégié le travail d’enquête sur des crimes graves et la punition de leurs auteurs, plutôt que la protection du droit au respect de la mémoire des proches décédés.

42. Le 5 décembre 2016, la cour d’appel de Varsovie rejeta un recours incident formé par les requérantes et confirma les conclusions du tribunal régional. Elle fit observer que l’argument des requérantes relatif à l’inconstitutionnalité alléguée des articles 209 § 1 et 210 du CPP n’aurait pu peser sur sa décision, au motif que la décision du procureur d’ordonner l’exhumation des corps était insusceptible d’appel. Elle conclut que, même dans l’hypothèse où l’inconstitutionnalité de ces dispositions finissait par être établie, la décision du procureur ne serait pas entachée d’illégalité.

II. Le droit interne pertinent

A. La Constitution de la République de Pologne

43. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :

Article 45 § 1

« Chacun a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sans délai injustifié, par un tribunal compétent, impartial et indépendant. »

Article 47

« Chacun jouit du droit de voir protéger par la loi sa vie privée et familiale, son honneur et sa réputation, et de prendre des décisions concernant sa vie personnelle. »

Article 77 § 2

« La loi ne peut dénier à quiconque s’estimerait victime d’une atteinte à ses droits ou libertés le droit de saisir la justice. »

Article 79 § 1

« Conformément aux principes fixés par la loi, toute personne dont les libertés ou les droits constitutionnels ont été violés peut saisir la Cour constitutionnelle afin que celle-ci statue sur la conformité à la Constitution d’une loi ou de tout autre acte normatif ayant servi de fondement à une décision définitive rendue par un tribunal ou par un organe administratif au sujet de ses libertés, droits ou obligations tels qu’ils se trouvent définis par la Constitution. »

Article 193

« Une juridiction peut saisir la Cour constitutionnelle d’une question de droit concernant la conformité d’un acte normatif à la Constitution, aux traités internationaux ratifiés ou à la loi, dès lors que la réponse à cette question sera déterminante pour statuer sur une question [pendante] devant cette juridiction. »

B. Le code de procédure pénale

44. L’article 236 du CPP prévoit que toute personne dont les droits ont été violés par une ordonnance de perquisition et de saisie dans le cadre d’une enquête peut saisir un tribunal de district d’un recours incident contre l’ordonnance litigieuse. L’article 240 du CPP dispose quant à lui qu’une ordonnance d’interception et d’enregistrement de conversations téléphoniques rendue par un procureur peut faire l’objet d’un recours incident. La même règle s’applique, en vertu de l’article 252 § 2 du CPP, à une ordonnance rendue par un procureur aux fins de l’application d’une mesure préventive.

45. L’article 209 du CPP est ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 1. Si les autorités soupçonnent que le décès a une origine criminelle, elles ordonnent un examen et une autopsie du corps du défunt.

(...)

4. L’autopsie est réalisée par un expert, en présence d’un procureur ou d’un représentant d’un tribunal (...) »

46. L’article 210 du CPP se lit comme suit :

« Le procureur ou le tribunal peut ordonner l’exhumation d’un corps afin qu’il soit procédé à son examen ou à une autopsie. »

C. La loi du 31 janvier 1959 relative aux cimetières et aux inhumations

47. L’article 10 1) de la loi relative aux cimetières et aux inhumations (ustawa o cmentarzach i chowaniu zmarłych) dispose que les proches survivants d’une personne décédée ont le droit d’inhumer sa dépouille.

48. L’article 15 1) de cette loi se lit ainsi en ses parties pertinentes :

« Il peut être procédé à l’exhumation d’un corps et de restes humains :

1) sur demande motivée des personnes habilitées à procéder à l’inhumation du corps, sous réserve de l’accord d’un inspecteur sanitaire compétent,

2) sur ordre d’un procureur ou d’un tribunal ;

3) (...) »

D. La jurisprudence de la Cour suprême sur le droit au respect de la mémoire des proches décédés

49. Dans l’arrêt no I CSK 346/08 qu’elle rendit le 23 septembre 2009, la Cour suprême conclut que la sphère émotionnelle liée au respect de la mémoire des proches décédés pouvait être protégée par les articles 23 et 24 du code civil. Elle précisa que le droit individuel lié au respect de la mémoire des proches décédés englobait non seulement le droit d’organiser des funérailles et de se recueillir sur la sépulture du défunt, mais aussi la sphère émotionnelle des proches du défunt et le droit d’honorer sa mémoire. Elle constata qu’il s’agissait d’un droit indépendant, fondé sur les relations familiales des proches survivants pouvant y prétendre.

50. Dans l’arrêt no V CSK 201/15 qu’elle rendit le 10 décembre 2015, la Cour suprême dit que, conformément à sa jurisprudence constante, le droit d’enterrer le corps d’un proche décédé (article 10 1) de la loi relative aux cimetières et aux inhumations) constituait, avec le droit de procéder à son exhumation (article 15(1)(1) de la même loi) et le droit au respect de la mémoire des proches décédés, un droit individuel. Elle précisa que ce droit était connu sous le nom de droit à une sépulture et qu’il était protégé par les articles 23 et 24 du code civil.

51. Dans sa résolution no III CZP 24/16 du 29 juin 2016, la Cour suprême indiqua que le respect des défunts était un élément important de la culture européenne, et constituait l’un des fondements de la doctrine de l’Église catholique selon laquelle la dépouille mortelle doit être traitée avec « respect et amour ». Elle ajouta que c’était pour ces raisons qu’on avait conféré au corps d’un défunt un statut juridique unique. Elle dit que l’obligation de traiter avec respect la dépouille et les restes des personnes décédées ne figurait explicitement dans aucune disposition, mais qu’elle était universellement reconnue comme un devoir moral évident, qui découlait également de certaines normes juridiques figurant, en particulier, dans des dispositions relatives à la protection de droits individuels tels le droit au respect de la mémoire d’une personne décédée (kult osoby zmarłej) et le droit à une sépulture (prawo do grobu), ainsi que dans des dispositions du droit médical et d’autres lois. Elle expliqua que ces dispositions, de même que leur interprétation par les tribunaux, étaient imprégnées de la notion de respect pour les morts et n’autorisaient qu’exceptionnellement, dans des cas clairement visés par la loi, une atteinte à la dépouille d’un défunt.

52. La Cour suprême indiqua également qu’un tribunal ou un procureur pouvaient ordonner l’exhumation d’un corps ou de restes humains uniquement dans le cadre d’une procédure – civile ou pénale – en cours, en vertu de leurs pouvoirs d’enquête ou juridictionnels, et dans les seuls cas où il existait un intérêt public majeur, découlant des articles 292 et suivants du code de procédure civile et des articles 209 et suivants du CPP, à ordonner pareille mesure.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

53. Les deux requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

54. Les requérantes soutiennent que les dépouilles de leurs époux respectifs ont été exhumées sans leur consentement et en l’absence d’un contrôle de la décision du procureur. Elles y voient une ingérence arbitraire dans l’exercice de leurs droits découlant de l’article 8 de la Convention, qui se lit ainsi en ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèse du Gouvernement

55. Le Gouvernement excipe à titre préliminaire du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que les requérantes ont saisi la Cour prématurément, la procédure devant la juridiction interne ayant été suspendue dans l’attente d’une décision de la Cour constitutionnelle sur la question de droit que le tribunal régional de Varsovie lui avait soumise le 3 avril 2017.

56. Le Gouvernement soutient que, appelé à connaître des recours dont il avait été saisi par les requérantes, le tribunal régional de Varsovie a eu raison de soumettre la question de droit à la Cour constitutionnelle, seul organe compétent pour apprécier la constitutionnalité de dispositions juridiques applicables dans une affaire donnée. D’après le Gouvernement, il ressort clairement de la doctrine et de la jurisprudence interne que la Constitution confère à cette haute juridiction la compétence exclusive pour juger de la constitutionnalité des lois.

57. Le Gouvernement plaide que le tribunal interne a considéré qu’il existait un doute quant à la conformité de l’article 210 du CPP à la Constitution et à la Convention, et qu’il n’a donc eu d’autre choix que d’agir conformément à l’article 193 de la Constitution et de saisir la Cour constitutionnelle de cette question de droit. Il estime que cette manière de procéder était le seul moyen disponible pour connaître des griefs soulevés par les intéressées dans leurs recours incidents, et notamment de leurs allégations de violation de la Constitution. Il considère donc que les requérantes auraient pu raisonnablement s’attendre à pareille décision, ou à tout le moins qu’elles auraient dû l’envisager. Il argue que les intéressées sont elles-mêmes à l’origine de cet examen de la constitutionnalité de la disposition litigieuse du CPP. D’après lui, il est impossible d’exclure que les requérantes auraient pu voir leurs allégations accueillies favorablement et auraient pu obtenir une réparation appropriée si elles avaient laissé la procédure interne se poursuivre et avaient attendu la décision de la Cour constitutionnelle, au lieu de saisir la Cour des présentes requêtes juste après le renvoi de la question de droit par le tribunal régional de Varsovie.

58. Concernant l’argument des requérantes selon lequel le tribunal régional aurait dû appliquer directement les dispositions pertinentes de la Constitution, le Gouvernement plaide que cette possibilité n’est envisageable que pour autant que la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle la base légale sur laquelle repose une décision.

59. Le Gouvernement considère que les allégations des requérantes selon lesquelles la Cour constitutionnelle serait inefficace dépassent largement le cadre de l’espèce et sont injustifiées. Il estime que rien ne permet d’affirmer que la haute juridiction serait à l’heure actuelle incapable de s’acquitter adéquatement de ses fonctions. Les mesures législatives prises par le Sejm (la chambre basse du Parlement) en 2015 et 2016 auraient visé spécifiquement à en améliorer le fonctionnement. Les juges de cette juridiction jouiraient d’une indépendance totale dans l’examen de toutes les affaires portées devant eux. La plupart des arguments soumis par les requérantes seraient de nature politique et auraient eu pour but de discréditer la Cour constitutionnelle en tant qu’institution judiciaire. Le Gouvernement prie la Cour de ne pas les prendre en compte.

60. Le Gouvernement invoque la jurisprudence de la Cour, dont il déduit que tout requérant arguant qu’une disposition légale est contraire à la Convention doit avoir formé une demande d’examen de la constitutionnalité de cette disposition et de sa compatibilité avec une disposition de valeur juridique supérieure, dès lors que pareille demande relève de la compétence de la Cour constitutionnelle (il cite Liepājnieks c. Lettonie (déc.), no 37586/06, 2 novembre 2010, et Grišankova et Grišankovs c. Lettonie (déc.), no 36117/02, 13 février 2003). Il plaide que le tribunal interne pourrait examiner le recours incident formé par les requérantes si la Cour constitutionnelle déclarait inconstitutionnelle la disposition litigieuse du CPP.

2. Thèse des requérantes

61. Les requérantes marquent leur désaccord avec l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement. Elles allèguent que la suspension de la procédure devant le tribunal régional de Varsovie dans l’attente d’une décision de la Cour constitutionnelle sur la question de droit en cause ne doit pas peser négativement sur la recevabilité de leurs requêtes. Elles plaident en effet que la haute juridiction ne peut plus être considérée comme un organe judiciaire efficace et impartial capable de s’acquitter de ses obligations constitutionnelles.

62. Les requérantes soutiennent qu’elles se sont abstenues de demander au tribunal régional de Varsovie de saisir la Cour constitutionnelle d’une question de droit, en raison de la situation actuelle de la haute juridiction, qui à leurs yeux ne représente plus un organe indépendant et efficace. Elles expliquent que lors de l’audience du 9 mars 2017, leur avocat a au contraire prié le tribunal régional d’annuler la décision du procureur en s’appuyant directement sur la Constitution.

63. Les requérantes estiment néanmoins que, même abstraction faite des questions d’indépendance, d’impartialité et d’efficacité de la Cour constitutionnelle, ni un arrêt de celle-ci ni un jugement du tribunal régional de Varsovie n’auraient permis de suspendre l’exécution de la décision du procureur. Elles avancent que les autorités ont fait procéder aux exhumations les 14 et 16 mai 2018, sans attendre l’issue de la procédure devant la Cour constitutionnelle. Elles considèrent qu’en l’absence de perspective de suspension de la décision du procureur, la satisfaction morale procurée par la confirmation du caractère illégal des exhumations serait la seule réparation qu’elles pourraient théoriquement obtenir au terme de longues années de procédure devant la Cour constitutionnelle et le tribunal régional. Elles allèguent que, pour obtenir une satisfaction équitable au titre du préjudice moral dont elles se plaignent, il faudrait qu’elles engagent une procédure civile, et que celle-ci pourrait durer plusieurs années supplémentaires. Elles soutiennent par conséquent que le seul recours qui pouvait être considéré comme effectif compte tenu de leur situation était un recours suspensif contre la décision d’exhumation émanant du procureur.

64. Enfin, les requérantes disent avoir tenté en vain d’obtenir auprès des juridictions civiles une injonction visant à interdire au procureur de faire procéder aux exhumations. À cet égard, elles renvoient à la jurisprudence de la Cour selon laquelle « lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé » (Jeličić c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 41183/02, CEDH 2005‑XII (extraits)). Elles estiment en conséquence qu’on ne pouvait légitimement pas exiger d’elles qu’elles utilisent d’autres voies de recours dès lors qu’elles s’étaient prévalues de la possibilité de solliciter une injonction.

65. Les requérantes maintiennent que le droit interne ne leur offrait aucun recours effectif qu’elles auraient pu exercer avant de saisir la Cour.

3. Appréciation de la Cour

66. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants, à savoir éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Cette règle se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Les dispositions de l’article 35 § 1 ne prescrivent toutefois l’épuisement que des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, Vučković et autres c. Serbie [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 87, CEDH 2015, et les références qui y sont citées).

67. En l’espèce, faisant référence à la procédure pendante devant la Cour constitutionnelle à la suite du renvoi d’une question de droit, le Gouvernement plaide que les requérantes ont saisi la Cour prématurément. Lors de l’examen des recours incidents formés par les requérantes contre la décision du procureur en date du 7 octobre 2016, le tribunal régional de Varsovie a décidé de saisir la Cour constitutionnelle d’une question de droit relative à la conformité de l’article 210 du CPP à la Constitution et à la Convention.

68. La Cour note que cette saisine n’a eu aucun effet concret sur l’exécution de la décision du procureur d’ordonner l’exhumation des dépouilles des époux respectifs des requérantes. Elle n’a notamment pas entraîné la suspension de cette décision à l’égard des intéressées. Elle a uniquement provoqué la suspension de l’examen par le tribunal régional de Varsovie du recours incident formé par les requérantes ; les exhumations ont eu lieu bien que la procédure fût pendante devant la Cour constitutionnelle.

69. Partant, la Cour considère que les requérantes ont établi que le recours évoqué par le Gouvernement n’était en fait ni adéquat ni effectif compte tenu des circonstances particulières de la cause, ce qui exonérait donc les intéressées de l’obligation d’attendre l’issue de la procédure constitutionnelle (Vučković et autres, précité, § 77).

70. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments soumis par les requérantes à l’appui de leurs allégations relatives à un défaut d’indépendance et d’efficacité de la Cour constitutionnelle.

71. Il en résulte que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

72. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et n’est pas irrecevable pour d’autres motifs, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèse des requérantes

73. Les requérantes notent qu’aucune des parties ne conteste que le droit au respect de la mémoire des proches décédés relève de l’article 8 § 1 de la Convention. Elles considèrent que cette conclusion est étayée par la jurisprudence établie par la Cour dans des affaires telles que Pannullo et Forte c. France (no 37794/97, CEDH 2001‑X), Succession Kresten Filtenborg Mortensen c. Danemark ((déc.), no 1338/03, CEDH 2006‑V), Hadri-Vionnet c. Suisse (no 55525/00, 14 février 2008), Girard c. France (no 22590/04, 30 juin 2011), et Elberte c. Lettonie (no 61243/08, CEDH 2015). Elles s’écartent néanmoins de l’avis du Gouvernement en ce qu’elles estiment que le droit en question relève du droit au respect de la vie familiale plutôt que du droit au respect de la vie privée, étant selon elles étroitement lié à la relation qui existe entre les membres d’une même famille et aux liens affectifs qui les unissent. Elles font référence à des affaires antérieures dans lesquelles la Cour aurait jugé que certaines mesures prises par les autorités à l’égard des dépouilles de proches des requérants s’analysaient en une atteinte aux droits de ces derniers au respect de leur vie privée et familiale. À ce jour, la Cour n’aurait jamais eu à statuer sur une affaire soulevant la question de l’exhumation des restes d’un défunt contre la volonté de sa famille. Rien ne justifierait toutefois que l’on établisse une distinction entre l’espèce et les affaires évoquées en ce qui concerne les liens existant entre des individus et les restes de leurs proches décédés.

74. Les requérantes estiment qu’il ne fait aucun doute que l’exhumation réalisée en exécution de la décision du procureur en date du 7 octobre 2016 a constitué une atteinte à leur droit au respect de la mémoire des proches décédés et, partant, une ingérence dans l’exercice de leurs droits découlant de l’article 8 de la Convention. Concernant l’argument du Gouvernement selon lequel le procureur allait rendre une ordonnance séparée dans laquelle il préciserait la date exacte de chaque exhumation, elles soutiennent qu’il s’agissait en fait d’une simple formalité. Elles considèrent en effet que la décision du procureur en date du 7 octobre 2016 a prédéterminé la question de l’exhumation des corps. Elles arguent que le procureur a déclaré dans les ordonnances du 13 avril 2018 par lesquelles il fixait la date des exhumations aux 14 et 16 mai 2018 que lesdites ordonnances étaient rendues en exécution de la décision du 7 octobre 2016. Elles estiment que cet élément a confirmé le caractère déterminant de la décision du 7 octobre 2016.

75. D’après les requérantes, l’ingérence alléguée n’était pas « prévue par la loi ». La décision du procureur en date du 7 octobre 2016 aurait bien eu une base légale en droit interne, et plus précisément dans le CPP ; toutefois, le simple fait qu’une ingérence ait une base légale ne suffirait pas à satisfaire à l’exigence de légalité. Encore faudrait-il, selon les requérantes, que le droit interne réponde à certaines exigences qualitatives.

76. Les dispositions du CPP applicables en l’espèce ne fourniraient aucune garantie contre l’arbitraire. En particulier, elles n’offriraient pas à la famille d’un défunt la possibilité de saisir un tribunal indépendant en vue de contester une ordonnance d’exhumation. De surcroît, le droit interne n’imposerait pas au procureur de tenir compte des sentiments et des préférences de la famille d’un défunt. Le procureur aurait donc le pouvoir de prendre, de manière totalement arbitraire, une mesure constitutive d’une ingérence grave dans l’exercice par un individu de son droit au respect de la vie privée et familiale. Le CPP offrirait par contre une voie de recours contre certaines décisions prises par un procureur dans le cadre d’une enquête, notamment contre les ordonnances relatives à la conduite de perquisitions et de saisies, à l’interception et à l’enregistrement de conversations téléphoniques, et à la mise en œuvre de mesures préventives (paragraphe 44 ci-dessus). Il serait difficile de justifier que pareilles décisions émanant d’un procureur puissent faire l’objet d’un contrôle juridictionnel (le tribunal pourrait, en vertu de l’article 462 § 1 du CPP, ordonner une suspension dans certains cas précis bien que, en règle générale, un recours incident ne soit pas automatiquement suspensif), et que le pouvoir d’ordonner des exhumations « doive quant à lui être complètement arbitraire ».

77. Les requérantes conviennent que l’ingérence litigieuse, dont le but était d’identifier les causes de l’accident, poursuivait le but légitime consistant à protéger les droits et libertés d’autrui, la sécurité nationale et la sûreté publique.

78. Elles concèdent que l’enquête sur les circonstances de l’accident était de la plus haute importance pour le pays tout entier. Elles doutent néanmoins que l’exhumation des dépouilles de leurs époux ait été nécessaire au sens de l’article 8 § 2.

79. Premièrement, les requérantes considèrent qu’il était inutile d’ordonner dans une seule et même décision l’exhumation des dépouilles de toutes les victimes pour vérifier l’hypothèse d’un accident causé par une explosion. Elles soutiennent que le procureur aurait pu d’abord ordonner l’exhumation des corps des victimes dont les familles n’y étaient pas opposées. Elles estiment que si ces mesures n’avaient pas été concluantes, alors l’exhumation d’autres dépouilles aurait été justifiée. Deuxièmement, elles avancent qu’il était en tout état de cause impossible d’exhumer les restes de toutes les victimes, rappelant à cet égard que quatre corps avaient déjà été incinérés. Troisièmement, elles affirment en ce qui concerne la nécessité d’identifier correctement les corps des victimes que ni le procureur ni le Gouvernement n’ont fourni d’éléments permettant de penser que des erreurs auraient pu être commises lors de l’identification des restes de leurs époux respectifs. Quatrièmement, elles relèvent que la décision du procureur a été rendue plus de six ans après l’accident. Elles estiment que les autorités polonaises ont eu la possibilité d’examiner les corps des victimes juste après leur rapatriement en Pologne et avant leur inhumation, mais qu’elles ne l’ont pas fait. D’après elles, seuls des arguments particulièrement convaincants pouvaient justifier que, dans le seul but de réparer les conséquences de l’inaction des autorités, on les force à revivre après tant d’années le traumatisme causé par les événements du 10 avril 2010. Les requérantes contestent l’argument du Gouvernement selon lequel l’arrêt Tagayeva et autres c. Russie (nos 26562/07 et 6 autres, 13 avril 2017) est pertinent en l’espèce. Elles avancent en effet que, dans cette affaire, les familles des victimes ont demandé aux autorités de procéder à des exhumations, alors qu’en l’espèce elles-mêmes s’y sont toujours opposées.

80. Sur la question de l’identification des corps, la première requérante souligne qu’elle a pris part à l’identification de la dépouille de son époux à Moscou. Elle dit qu’elle était présente lorsque le corps de son époux fut mis en bière puis placé dans le véhicule qui devait le transporter jusqu’à l’aéroport. Elle ajoute qu’étant médecin de formation, elle n’a eu aucun doute concernant l’identification de son époux. La deuxième requérante indique quant à elle qu’elle n’a pas participé à la procédure d’identification du corps de son époux, et que c’est le ministre de la Santé d’alors, ami de longue date de celui-ci, qui l’a identifié à Moscou.

81. Les requérantes soulignent qu’elles n’ont pas été associées au processus qui a conduit à la décision d’exhumer les dépouilles de leurs époux respectifs. Elles estiment qu’une réunion avec les familles aurait dû être organisée en amont de la décision du 7 octobre 2016, et que cela aurait permis au procureur de recueillir l’avis des familles concernant ses projets et d’opter pour des solutions respectueuses de leurs sentiments. Elles considèrent en revanche que la rencontre organisée postérieurement à cette décision ne saurait être vue comme une consultation. Selon elles, en effet, cette réunion ne leur a pas permis de peser sur le processus décisionnel. Les autorités n’auraient même pas consulté les requérantes au sujet de la date prévue pour les exhumations. Les intéressées n’auraient en fait eu connaissance du calendrier des exhumations qu’après avoir reçu les observations du Gouvernement en l’espèce.

82. Les requérantes sont d’avis que, sur des questions aussi sensibles que l’exhumation de la dépouille d’un proche, seul un contrôle juridictionnel peut garantir une mise en balance appropriée des intérêts concurrents en présence. Elles déduisent de la jurisprudence de la Cour que le contrôle juridictionnel constitue l’une des principales garanties contre les atteintes arbitraires aux droits consacrés par l’article 8. Elles évoquent à cet égard les affaires Varga c. Roumanie (no 73957/01, §§ 70-74, 1er avril 2008), Kennedy c. Royaume-Uni (no 26839/05, § 124, 18 mai 2010) et X c. Finlande (no 34806/04, § 220, CEDH 2012 (extraits)).

83. Les requérantes considèrent que le temps écoulé entre l’accident et la décision du procureur rend l’absence de consultation réelle ou de contrôle juridictionnel plus frappante encore. Elles avancent qu’il ne s’agissait pas d’une situation d’urgence, où même un léger retard peut nuire de manière irréversible à l’enquête. Elles soutiennent donc que ce processus décisionnel, vicié selon elles, n’était pas justifié.

84. Les requérantes plaident que la situation en Pologne rend l’existence d’un contrôle juridictionnel plus nécessaire encore. Elles estiment en effet que le ministère public n’est pas une autorité indépendante mais un organe subordonné au procureur général, qui est également ministre de la Justice.

85. Par sa décision, le procureur aurait forcé les requérantes à se replonger dans leur deuil et leur traumatisme, ce qui leur aurait causé une grande détresse psychologique. Les deux requérantes auraient déjà traversé après le décès de leurs époux respectifs de longues souffrances psychiques. Le Gouvernement n’aurait présenté aucun argument convaincant propre à justifier qu’elles fussent de nouveau exposées à un tel traumatisme psychologique.

86. En conclusion, les autorités auraient agi au mépris total des sentiments des requérantes, et l’ingérence litigieuse n’aurait pas été nécessaire au regard de l’article 8 § 2.

2. Thèse du Gouvernement

87. Sur la question de l’ingérence, le Gouvernement observe que les questions relatives à l’inhumation de proches décédés relèvent de l’article 8. Renvoyant à l’affaire Succession Kresten Filtenborg Mortensen (décision précitée), il ne conteste pas que le droit des requérantes au respect de la mémoire de proches défunts entre dans le champ d’application de l’article 8 § 1. Selon lui, ce droit doit être considéré comme relevant de la notion de droit à la vie privée.

88. La décision du procureur en date du 7 octobre 2016 aurait cependant eu pour objet la formation d’une équipe internationale d’experts médicolégaux en vue de la réalisation d’autopsies sur les dépouilles de quatre-vingt-trois des victimes de l’accident. Elle n’aurait pas en soi constitué une ingérence au regard de l’article 8 § 1 de la Convention. Les experts médicolégaux auraient toutefois eu besoin d’avoir accès aux corps des victimes afin de procéder à leur examen. Le Gouvernement concède donc que l’on pourrait dire que d’une certaine manière, comme le tribunal régional de Varsovie l’a observé, la décision du procureur en date du 7 octobre 2016 a prédéterminé la question de l’exhumation des corps. Il précise néanmoins que le procureur a déclaré que des ordonnances d’exhumation séparées seraient délivrées pour chacune des victimes.

89. Sur la question de l’exigence de légalité, le Gouvernement plaide que la décision du 7 octobre 2016 était fondée sur une loi claire et accessible, à savoir le CPP, mais aussi qu’elle était explicitement requise par cette loi. Il soutient que la loi impose au parquet d’ouvrir une enquête dès lors qu’il existe de bonnes raisons de soupçonner qu’une infraction a été commise. Il argue en outre que l’article 209 § 1 du CPP exige la réalisation d’une autopsie lorsque l’on soupçonne qu’un décès est d’origine criminelle. Le Gouvernement estime qu’en présence d’un grand nombre de victimes, le fait d’ordonner l’exhumation de certains corps uniquement pourrait être perçu comme une discrimination, surtout si, comme lors d’un accident d’avion, la cause des décès peut varier. Il considère qu’un procureur méconnaîtrait l’exigence d’enquête effective en n’ordonnant l’exhumation que de certaines victimes d’un crash.

90. Sur l’existence de garanties contre les atteintes arbitraires aux droits découlant de l’article 8 de la Convention, le Gouvernement plaide que la jurisprudence invoquée par les requérantes est dénuée de pertinence en l’espèce en raison de différences factuelles évidentes. Il conteste en outre le caractère arbitraire de l’ingérence litigieuse, laquelle selon lui servait des intérêts importants de la justice.

91. Le Gouvernement soutient que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime. Selon lui, il apparaît clairement que de la bonne conduite de l’enquête sur l’accident dépendaient des intérêts de sécurité nationale, de sûreté publique, de prévention des infractions pénales, de défense de l’ordre et de bien-être économique du pays.

92. Le Gouvernement estime que l’ingérence dans l’exercice par les requérantes de leurs droits était nécessaire dans une société démocratique. Il se réfère à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention, qui impose à l’État de mener une enquête effective en cas de décès. Selon lui, les autorités d’enquête doivent prendre toutes les mesures raisonnables pour que les investigations sur l’infraction présumée soient menées de manière adéquate. Renvoyant à l’arrêt Tagayeva et autres (précité), il soutient que le fait de ne pas autopsier les restes de toutes les victimes aurait pu conduire à un constat de violation de l’article 2.

93. Le Gouvernement redit que l’enquête porte en l’espèce sur un événement d’une gravité sans précédent, qui a causé la mort d’un grand nombre de hauts fonctionnaires de l’État, dont le président de la République de Pologne, et qui a eu des répercussions sur tout le fonctionnement de l’État. Il estime qu’il était donc justifié de prendre toutes les mesures raisonnables aux fins de l’enquête, y compris l’exhumation des corps des victimes. D’après le Gouvernement, les informations obtenues grâce aux autopsies sont cruciales. Elles permettraient en effet d’expliquer les causes de l’accident, son déroulement et la cause du décès des victimes. L’accident serait toujours un sujet d’intérêt public.

94. Les autorités nationales auraient eu à mettre en balance les intérêts liés à l’enquête sur les circonstances de l’accident – exigence découlant du volet procédural de l’article 2 – et les intérêts des proches des victimes à voir protéger leur droit au respect de la vie privée et familiale résultant de l’article 8 § 1. Une ingérence dans l’exercice de ce droit des proches des victimes pourrait être justifiée dès lors que les exhumations seraient nécessaires dans le cadre d’une enquête en cours. Les autorités auraient procédé à un exercice de mise en balance et auraient pesé de manière appropriée les intérêts concurrents en présence.

95. Sur la raison pour laquelle les dispositions du CPP n’offrent pas la possibilité de former un recours incident contre une décision d’exhumation émanant du procureur, le Gouvernement plaide que les procureurs sont chargés d’enquêter sur les infractions présumées et qu’ils prennent des décisions indépendantes en s’appuyant sur des faits déjà établis et sur leur expérience professionnelle. Il ajoute que, pour pouvoir mener à bien leurs enquêtes, les procureurs jouissent d’un éventail de pouvoirs discrétionnaires.

96. Le Gouvernement soutient que le législateur, conscient de ce que certains intérêts privés allaient entrer en conflit avec l’intérêt public défendu par les procureurs, a exclu la possibilité de former un recours incident contre pareilles décisions au motif que, si pareil recours existait, le travail des procureurs se trouverait souvent paralysé par un nombre important de recours formés par des parties insatisfaites s’estimant victimes d’une atteinte à leurs droits. Il estime que l’intérêt général relatif à la prévention des infractions pénales et à la punition de leurs auteurs ne peut être satisfait que si un procureur peut librement prendre des décisions procédurales dans le cadre d’une enquête en cours. Il considère néanmoins que les procureurs procèdent, dans le cadre du mandat qui leur est confié, à la mise en balance des deux intérêts concurrents.

97. D’après le Gouvernement, le procureur poursuivait en l’espèce deux objectifs au moins. Par sa décision du 7 octobre 2016, il aurait cherché d’une part à contribuer à faire la lumière sur la cause de l’accident et des décès et, d’autre part, à confirmer l’identité des victimes. Il aurait expliqué que les autopsies réalisées par les autorités russes s’étaient révélées erronées ou incomplètes. Compte tenu de l’importance des enjeux de l’enquête, il n’aurait eu d’autre choix que de nommer de nouveaux experts et d’ordonner une nouvelle expertise médicolégale complète.

98. Seule une identification correcte de tous les restes des victimes permettrait aux proches d’exercer pleinement leur droit au respect de la mémoire des défunts, au recueillement et au respect de la sépulture. Il aurait été dans l’intérêt des requérantes d’avoir la garantie qu’elles honorent bien la mémoire de leurs époux respectifs lorsqu’elles se rendent à l’endroit où ceux-ci ont été inhumés. Le seul moyen d’obtenir cette garantie aurait consisté à s’assurer que les restes humains enterrés dans chaque sépulture appartiennent bien à la personne censée s’y trouver, et cela aurait nécessité la réalisation d’analyses ADN sur les dépouilles des victimes.

99. Le Gouvernement conteste la thèse selon laquelle l’exhumation des corps des victimes sans le consentement des familles était injustifiée compte tenu du temps écoulé depuis l’accident et du fait que les autorités polonaises n’avaient pas procédé aux autopsies avant l’inhumation des victimes.

100. Contrairement aux requérantes, le Gouvernement estime que le procureur a manifesté la volonté de consulter la famille de chaque victime avant de délivrer l’ordonnance d’exhumation la concernant. Cela montrerait non seulement que le procureur était conscient des intérêts des requérantes, mais aussi qu’il s’est employé activement à lever leurs doutes et à bien leur expliquer les raisons de sa décision.

3. Appréciation de la Cour

a) Sur l’applicabilité de l’article 8

101. Le Gouvernement ne conteste pas que le droit des requérantes au respect de la mémoire de leurs proches décédés relève de l’article 8 § 1.

102. Les requérantes partagent l’avis du Gouvernement selon lequel l’article 8 § 1 est applicable, mais elles s’en écartent en ce qu’elles estiment que le droit au respect de la mémoire d’un proche défunt doit être considéré comme relevant du droit au respect de la vie familiale.

103. La présente affaire soulève la question de l’applicabilité de l’article 8 § 1 à l’exhumation du corps d’un défunt contre la volonté des membres de sa famille dans le contexte d’une procédure pénale. La Cour n’a pas encore traité spécifiquement cette question dans sa jurisprudence.

104. La Cour observe dans ce contexte que l’exercice des droits garantis par l’article 8 en matière de vie familiale et privée concerne essentiellement les relations entre êtres humains vivants. On ne peut toutefois exclure que le droit au respect de la vie privée et familiale puisse s’étendre à certaines situations postérieures au décès (Jones c. Royaume-Uni (déc.), no 42639/04, 13 septembre 2005).

105. Dans les arrêts Pannullo et Forte (précité, §§ 35 et 36) et Girard (précité, § 107), la Cour a reconnu qu’un délai excessif entre l’autopsie du corps d’un enfant et sa restitution à ses parents en vue de son inhumation, ou entre la fin d’une procédure pénale et la restitution de prélèvements biologiques réalisés dans ce cadre, pouvait s’analyser en une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la « vie privée » et de la « vie familiale » des proches survivants. Dans l’affaire Płoski c. Pologne (no 26761/95, § 32, 12 novembre 2002), la Cour a vu dans le refus d’autoriser le requérant, détenu, à assister aux obsèques de ses proches une ingérence dans l’exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale. Dans l’affaire Elli Poluhas Dödsbo c. Suède (no 61564/00, CEDH 2006‑I), la Cour a dit que le refus d’autoriser le transfert de l’urne contenant les cendres de l’époux de la requérante pouvait également être considéré comme relevant de l’article 8, sans pour autant préciser si l’ingérence constatée se rapportait à la notion de vie privée ou à celle de vie familiale. Dans l’arrêt Hadri-Vionnet (précité, § 52), la Cour a estimé que la possibilité pour la requérante d’assister à l’enterrement de son enfant mort-né, de même que le transport du corps de l’enfant et ses obsèques, étaient également de nature à entrer dans le champ d’application de l’article 8. Dans l’arrêt Sabanchiyeva et autres c. Russie (no 38450/05, §§ 122 et 123, CEDH 2013 (extraits)), la Cour a admis que le refus de restituer aux requérants les corps de leurs proches – terroristes présumés – et leur inhumation en un lieu inconnu s’analysaient en une ingérence dans l’exercice par les proches des défunts de leurs droits à la « vie privée » et à la « vie familiale ». Dans les arrêts Petrova c. Lettonie (no 4605/05, § 77, 24 juin 2014) et Elberte (précité, § 89), la Cour a estimé que le prélèvement d’organes ou de tissus d’une personne décédée sans le consentement de sa famille relevait du champ de la « vie privée » des proches survivants. Dans l’affaire Lozovyye c. Russie (no 4587/09, § 34, 24 avril 2018), la Cour a conclu à une violation du droit au respect de la vie privée et familiale des requérants au motif que l’État ne les avait pas informés du décès de leur fils avant l’inhumation de celui-ci.

106. La jurisprudence citée ci-dessus montre que la Cour a reconnu que certaines questions concernant le traitement réservé à la dépouille d’un proche décédé, ainsi que la possibilité d’assister aux obsèques d’un proche et de se recueillir sur sa tombe, relèvent du droit au respect de la vie privée ou familiale garanti par l’article 8.

107. Les requérantes invoquent en l’espèce leur droit au respect de la mémoire des proches décédés (kult osoby zmarłej), qui selon elles est étroitement lié aux relations intrafamiliales. La Cour note que ce droit est reconnu dans le droit interne comme l’un des droits individuels protégés par le code civil. Il est garanti aux membres survivants de la famille d’une personne décédée et s’étend, entre autres, à la possibilité d’organiser les obsèques du défunt et de se recueillir sur sa tombe (paragraphes 49 à 51 ci‑dessus).

108. Eu égard à sa jurisprudence concernant les proches survivants d’une personne décédée et aux circonstances de l’espèce décrites ci-dessus, la Cour estime que les faits de la cause relèvent du droit au respect de la vie privée et familiale.

b) Sur l’existence d’une ingérence

109. Les requérantes voient dans les exhumations réalisées en exécution de la décision du parquet du 7 octobre 2016 une ingérence dans l’exercice de leurs droits découlant de l’article 8. Le Gouvernement doute que la décision en question puisse en soi s’analyser en une ingérence. Il admet en revanche que la décision concernée a prédéterminé la question de l’exhumation des corps. Il ajoute que les restes des époux respectifs des requérantes ont été exhumés les 14 et 16 mai 2018.

110. Selon la Cour, on peut considérer que l’exhumation, contre la volonté des requérantes, des restes de leurs époux respectifs a empiété sur leur sphère relationnelle d’une manière et à un degré tels qu’elle s’analyse en une ingérence dans l’exercice par elles de leur droit au respect de la vie privée et familiale.

c) Sur le caractère justifié de l’ingérence

111. Une ingérence dans l’exercice d’un droit garanti par l’article 8 ne peut se justifier au regard du paragraphe 2 de cet article que si elle est prévue par la loi, vise l’un des buts légitimes énumérés dans ce paragraphe et est nécessaire dans une société démocratique (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 68, CEDH 2002‑III, et Glass c. Royaume‑Uni, no 61827/00, § 73, CEDH 2004‑II).

i. « Prévue par la loi »

112. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne et être compatible avec la prééminence du droit (Halford c. Royaume-Uni, 25 juin 1997, § 49, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III), expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit ainsi être suffisamment accessible et prévisible, c’est-à-dire énoncée avec assez de précision pour permettre à l’individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de régler sa conduite. Pour que l’on puisse la juger conforme à ces exigences, elle doit fournir une protection adéquate contre l’arbitraire et, en conséquence, définir avec une netteté suffisante l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir conféré aux autorités compétentes (Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, §§ 66-68, série A no 82, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 56, CEDH 2000‑II, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 55, CEDH 2000‑V, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 95, CEDH 2008).

113. Partant, l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale doit se fonder sur une « loi » contenant des garanties adéquates contre l’arbitraire. Des garanties doivent être mises en place afin que l’exécutif exerce le pouvoir discrétionnaire qui lui est accordé dans le respect de la loi et sans en abuser (voir, mutatis mutandis, Polyakova et autres c. Russie, nos 35090/09 et 3 autres, § 91, 7 mars 2017). Les garanties requises au regard de l’article 8 dépendent, au moins dans une certaine mesure, de la nature et de la portée de l’ingérence en question (Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 121, 20 juin 2002, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 46, CEDH 2001‑IX, et C.G. et autres c. Bulgarie, no 1365/07, § 45, 24 avril 2008). Dans plusieurs affaires examinées sous l’angle de l’article 8, la Cour a considéré que pour que soient offertes des garanties juridiques adéquates contre l’arbitraire, les mesures touchant les droits des individus doivent être soumises à un contrôle juridictionnel ou à une autre forme de contrôle indépendant (Rotaru, précité, § 59, C.G. et autres c. Bulgarie, précité, § 40, Varga, précité, § 73, Heino c. Finlande, no 56720/09, § 45, 15 février 2011, X c. Finlande, précité, §§ 220 et 221, et Polyakova et autres, précité, §§ 116 et 117).

114. La Cour doit dès lors examiner la « qualité » des règles de droit applicables aux requérantes en l’espèce.

115. La Cour note que par sa décision du 7 octobre 2016 le procureur a ordonné l’autopsie des corps de quatre-vingt-trois victimes de l’accident (dont ceux des époux respectifs des requérantes) sur le fondement de l’article 209 § 1 du CPP et, à cette fin, l’exhumation des dépouilles des victimes en application de l’article 210 du CPP.

116. La Cour observe que les requérantes remettent en cause la qualité de l’article 210 du CPP, qui a constitué la base légale de la décision d’exhumation prise par le procureur. Les intéressées se plaignent en particulier de l’impossibilité dans laquelle elles se sont trouvées de contester en justice une décision relative à une question aussi sensible. Selon elles, seul un contrôle juridictionnel aurait pu garantir une mise en balance adéquate des intérêts concurrents qui étaient en présence. Le Gouvernement estime quant à lui que la base légale des exhumations était pleinement compatible avec les exigences posées par la jurisprudence applicable.

117. La Cour relève que les deux parties considèrent le CPP comme la base légale des exhumations. La Cour est donc convaincue que l’ingérence litigieuse avait une base légale en droit polonais, à savoir l’article 210 du CPP.

118. Sur la qualité de la loi, la Cour observe que l’espèce concerne des obligations qui incombent à l’État au regard de la Convention et qui sont susceptibles d’entrer en conflit les unes avec les autres. D’une part, l’article 2 de la Convention impose l’obligation procédurale de mener une enquête effective sur les allégations de violation du volet matériel de cette disposition (voir, parmi beaucoup d’autres, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, §§ 229-239, 30 mars 2016). L’absence alléguée d’enquête effective sur un grief de violation du volet matériel de l’article 2 peut engager la responsabilité de la Haute Partie contractante.

119. D’autre part, les autorités doivent, dans le cadre d’une enquête effective, protéger le droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. Dans ses observations, le Gouvernement plaide que l’obligation de mener une enquête effective rend nécessaire une certaine ingérence dans l’exercice par un requérant de son droit au respect de sa vie privée et familiale.

120. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective », au sens où ce terme doit être compris dans le contexte de l’article 2 de la Convention, une enquête doit d’abord être adéquate. Cela signifie notamment que les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès (Armani Da Silva, précité, § 233, et les références citées). L’exhumation d’une dépouille peut, dans certaines circonstances, s’avérer nécessaire aux fins d’une enquête effective (voir, mutatis mutandis, Tagayeva et autres, précité, § 509).

Pour être effective, une enquête doit également être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes (Armani Da Silva, précité, § 235). Les moyens mis en œuvre pour protéger ces intérêts légitimes peuvent différer en fonction de plusieurs facteurs. En tout état de cause, les mesures dont les victimes disposent au cours d’une enquête ne doivent pas nuire à son effectivité.

121. Dans ces conditions, la Cour considère que les autorités nationales sont tenues de ménager un juste équilibre entre les exigences d’enquête effective qui découlent de l’article 2 de la Convention et la protection du droit au respect de la vie privée et familiale des parties à l’enquête et d’autres personnes concernées. Dans le cas des requérantes, les impératifs d’effectivité de l’enquête doivent être conciliés au plus haut degré possible avec le droit des intéressées au respect de leur vie privée et familiale. Dans certaines circonstances, l’exhumation d’une dépouille peut être justifiée malgré l’opposition de la famille.

122. La Cour souscrit à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’enquête menée en l’espèce concerne un événement d’une gravité sans précédent, qui a eu des répercussions sur tout le fonctionnement de l’État. Dans le même temps, elle tient compte de l’importance que revêtait l’intérêt des requérantes à veiller à ce que l’on respectât les restes de leurs époux respectifs.

123. D’après le Gouvernement, le législateur a exclu la possibilité de former un recours incident contre une décision d’exhumation émanant d’un procureur au motif que, si pareil recours existait, la capacité des procureurs à mener une enquête se trouverait entravée par un nombre important de recours formés par des parties insatisfaites. La Cour observe toutefois que le CPP n’exclut pas totalement la possibilité d’un contrôle juridictionnel dans l’exercice par le parquet de ses pouvoirs d’enquête. Certaines décisions prises par un procureur dans le cadre d’une enquête peuvent en effet faire l’objet d’un contrôle juridictionnel. C’est le cas des décisions ayant trait à la conduite de perquisitions et de saisies (article 236 du CPP), à l’interception et à l’enregistrement de communications téléphoniques (article 240 du CPP), ainsi qu’à l’application de mesures préventives (article 252 § 2 du CPP).

124. En l’espèce, le procureur a ordonné l’exhumation des dépouilles des époux respectifs des requérantes. À cet égard, il n’était tenu par le CPP ni de déterminer si les buts de l’enquête pouvaient être atteints par des moyens moins restrictifs, ni d’évaluer les répercussions éventuelles des mesures litigieuses sur la vie privée et familiale des requérantes. En outre, sa décision n’était susceptible ni d’un recours auprès d’une juridiction pénale, ni d’aucune autre forme de contrôle adéquat par une autorité indépendante.

125. La Cour note également que les requérantes ont tenté d’obtenir auprès d’un tribunal civil une injonction visant à interdire au procureur de faire procéder aux exhumations. Elles ont toutefois été déboutées au motif que le procureur avait exercé ses fonctions conformément aux dispositions pertinentes du CPP. Les juridictions civiles n’ont ni contrôlé la nécessité de la mesure litigieuse, ni mis en balance l’ingérence ayant découlé de la décision du procureur et les intérêts des requérantes protégés par l’article 8 de la Convention (paragraphes 41 et 42 ci-dessus).

126. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour conclut que le droit polonais n’offrait pas de garanties suffisantes contre l’arbitraire dans le contexte d’une décision d’exhumation émanant du parquet. Le droit interne ne prévoyait pas de mécanisme permettant de contrôler la proportionnalité des restrictions qui résultaient d’une telle décision et qui frappaient les droits pertinents des personnes concernées au regard de l’article 8 (Polyakova et autres, précité, §§ 99 et 101). En conséquence, les requérantes ont été privées du degré minimum de protection auquel elles avaient droit.

127. Partant, la Cour juge que l’on ne peut dire que l’ingérence en question était « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

128. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

ii. But et nécessité de l’ingérence

129. Au vu de la conclusion qui précède, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner le grief sous l’angle des autres exigences de l’article 8 § 2 (voir, par exemple, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 76, Recueil 1998-II).

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

130. Les requérantes dénoncent une violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention. Elles plaident en effet qu’elles n’ont pu obtenir ni au civil ni au pénal un examen de la décision d’exhumation prise par le procureur, et que le droit interne ne leur a donc pas offert une voie de recours effective. L’article 13 de la Convention est libellé comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

131. La Cour note que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus ; il doit donc lui aussi être déclaré recevable. Cependant, eu égard à sa conclusion sur le terrain de l’article 8 de la Convention (paragraphes 126 à 128 ci‑dessus), la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13 (voir, notamment, Heino, § 55, et Elberte, § 147, précités).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

132. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

133. Les requérantes réclament chacune 50 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’elles estiment avoir subi.

134. Elles disent avoir été profondément traumatisées par la perte de leurs époux respectifs dans l’accident d’avion. Elles auraient éprouvé des difficultés à gérer le quotidien et auraient été traitées pour dépression. Ce serait à l’époque où elles commençaient tout juste à se remettre que le procureur aurait décidé d’ordonner l’exhumation des restes de leurs époux respectifs. Cette décision les aurait replongées dans le traumatisme et les troubles psychiques liés à celui-ci. Les souffrances psychologiques qu’elles auraient subies auraient été exacerbées par l’attitude des autorités qui aurait consisté à ignorer complètement leurs sentiments et leurs objections, et ainsi à faire preuve d’un mépris flagrant vis-à-vis d’elles et de leurs époux respectifs. Les requérantes auraient également été perturbées par les résultats détaillés de l’autopsie de leurs époux respectifs, que le procureur leur aurait fait parvenir.

135. La première requérante évoque aussi l’incertitude dans laquelle elle s’est trouvée concernant la date de l’exhumation de la dépouille de son époux. Elle estime que les autorités n’ont tenu aucun compte de la tragédie qu’elle avait vécue et qu’elles l’ont considérée comme un objet dans la poursuite de leurs desseins politiques. Le procureur n’aurait pas pris en considération son argument selon lequel elle était présente lors de l’identification du corps de son époux. La deuxième requérante insiste quant à elle sur le fait qu’elle juge la décision du procureur arbitraire.

136. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter les demandes des requérantes pour dommage moral. Il estime en effet qu’il n’y a pas eu violation de la Convention dans la présente affaire. À titre subsidiaire, il plaide que les sommes réclamées sont manifestement excessives au regard des circonstances de l’espèce et des sommes octroyées par la Cour dans des affaires similaires.

137. La Cour a conclu à la violation de l’article 8 au motif que le droit interne n’offrait pas de garanties suffisantes contre l’arbitraire dans le contexte de la décision d’exhumation prise par le procureur. Elle considère que cette décision a causé aux requérantes des souffrances psychiques, ainsi qu’un sentiment de frustration lorsqu’elles ont essayé de défendre leurs droits découlant de l’article 8. Statuant en équité, elle alloue 16 000 EUR à chacune des requérantes.

B. Frais et dépens

138. Les requérantes réclament en outre 960 EUR au titre des frais afférents à leur représentation par un avocat devant la Cour. Elles demandent que cette somme soit versée à la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme en contrepartie du travail fourni par son employé, M. P. Kładoczny, qui les a représentées pro bono.

139. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette prétention. Il avance que les requérantes n’ont pas engagé de frais pour leur représentation juridique, celle-ci leur ayant été fournie à titre gracieux.

140. La réalité des frais que les requérantes disent avoir exposés n’a pas été établie. Partant, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

141. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à chaque requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 16 000 EUR (seize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 20 septembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposLinos-Alexandre Sicilianos
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Eicke.

L.A.S.
A.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE EICKE

(Traduction)

Introduction

1. L’accident d’avion survenu à l’aérodrome de Smolensk Severny le 10 avril 2010, dans lequel périrent les quatre-vingt-seize personnes qui se trouvaient à bord, dont le président de la Pologne et d’autres hauts représentants de l’État polonais qui se rendaient aux commémorations organisées à l’occasion du 70e anniversaire du massacre de Katyń, fut clairement, ainsi qu’il est énoncé dans l’arrêt, « un événement d’une gravité sans précédent, qui a eu des répercussions sur tout le fonctionnement de l’État » (paragraphe 122 de l’arrêt). Il s’inscrit en toile de fond des griefs formulés en l’espèce.

2. J’estime que dans la présente affaire la Cour a eu raison, conformément au principe de subsidiarité et par égard pour la nature particulièrement sensible des faits, de se borner à connaître uniquement dans la mesure strictement nécessaire des griefs soulevés par les requérantes. La Cour a donc, d’une part, a) conclu que l’ordonnance d’exhumation de certaines des victimes de cet accident, qui avait été rendue en application des articles 209 et 210 du code de procédure pénale, n’était pas « prévue par la loi » ainsi que l’exige l’article 8 § 2 de la Convention (paragraphe 127 de l’arrêt) et, d’autre part, b) estimé qu’il n’y avait lieu ni de rechercher si les exhumations étaient « nécessaires dans une société démocratique » et/ou proportionnées, ni de statuer sur ces points (paragraphe 129 de l’arrêt).

3. Je souscris pleinement à cette approche ainsi qu’à la conclusion selon laquelle l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 § 1 de la Convention n’était pas « prévue par la loi » au motif que le « droit polonais n’offrait pas de garanties suffisantes contre l’arbitraire dans le contexte d’une décision d’exhumation émanant du parquet » (paragraphe 126).

4. Mon seul point de désaccord avec l’arrêt, dont j’exposerai les raisons de manière un peu plus détaillée ci-après, concerne le caractère nécessaire et approprié de la réponse apportée par la Cour aux arguments présentés par le Gouvernement sur le terrain de l’article 2 de la Convention (paragraphes 121 et 122 de l’arrêt).

Sur l’Article 2 et l’exercice de mise en balance

5. En réponse aux griefs des requérantes tirés de l’article 8 de la Convention et relatifs à la décision d’exhumation prise par le procureur polonais, le Gouvernement, chose parfaitement compréhensible, a argué que les droits des intéressées devaient être mis en balance avec toute obligation faite à l’État, au regard de l’article 2 de la Convention, d’enquêter sur les causes du décès des victimes de l’accident d’avion survenu à Smolensk.

6. Bien que, dans leurs observations, les deux parties aient traité de manière détaillée du grief tiré de l’article 8 et aient exposé leurs positions respectives à cet égard, la Cour n’a été saisie d’aucun grief sur le terrain de l’article 2 et n’a ni sollicité ni reçu d’observations détaillées concernant l’existence, la nature et/ou l’étendue de l’obligation imposée par l’article 2 à l’État polonais.

7. Compte tenu du principe de subsidiarité et par égard pour le contexte de l’espèce, particulièrement sensible et chargé émotionnellement, il me semble que les passages figurant aux paragraphes 121 et 122 de l’arrêt sont à la fois inutiles et – en ce qu’ils risquent d’être compris à tort comme une confirmation ou une reconnaissance par la Cour de la conformité à l’article 2 des enquêtes menées par les autorités polonaises – inappropriés.

8. Pourquoi inutiles ? Le gouvernement polonais commence par évoquer les obligations découlant de l’article 2 de la Convention sous l’intitulé « L’exigence de légalité ». Pourtant, il se fonde clairement sur l’argument selon lequel « [l]es autorités nationales ont dû mettre en balance les intérêts nationaux qui – comme l’exigeait l’article 2 – nécessitaient que l’on menât une enquête complète sur les circonstances de la catastrophe » et « l’intérêt à voir protéger le droit des victimes au respect de la vie privée et familiale découlant de l’article 8 § 1 de la Convention », et sur l’allégation selon laquelle « les autorités nationales ont correctement procédé à cet exercice de mise en balance et ont pesé de manière appropriée les intérêts concurrents en présence » (paragraphe 75 des observations du Gouvernement du 22 novembre 2017). Au paragraphe 121 de l’arrêt, la Cour renvoie donc elle aussi aux obligations découlant de l’article 2 de la Convention à l’appui de l’argument selon lequel « les autorités nationales sont tenues de ménager un juste équilibre » entre les exigences d’enquête effective qui découlent de l’article 2 et la protection du droit des personnes concernées au respect de la vie privée et familiale, garanti par l’article 8. Le Gouvernement comme la Cour développent ces éléments relativement à la question de la légalité de l’ingérence, mais il me semble évident que la question de la nécessité d’une mise en balance ne se pose en fait qu’à un stade ultérieur (pourvu que l’on y parvienne), lorsque la Cour s’attache à déterminer si une ingérence dans l’exercice des droits consacrés par l’article 8 § 1 est « nécessaire dans une société démocratique » et/ou proportionnée. Pour déterminer si le droit polonais pertinent était conforme aux exigences de l’état de droit et s’il offrait des garanties contre l’arbitraire propres à faire que l’ingérence était « prévue par la loi », il n’est ni nécessaire ni, en l’espèce, pertinent, de se pencher sur la nécessité d’un équilibre de manière générale ou sur les obligations susceptibles d’incomber à l’État polonais au regard de l’article 2.

9. Pourquoi inappropriés ? Comme je l’ai indiqué ci-dessus, j’estime que les passages figurant aux paragraphes 121 et 122, formulés de manière incidente par la Cour sans que cela soit strictement pertinent ou nécessaire aux fins de la conclusion à laquelle elle est parvenue et qu’elle a formulée alors qu’elle ne disposait pas d’observations détaillées sur la question de l’article 2, créent un risque inutile de mauvaise compréhension ou de mauvaise interprétation. Je considère en outre qu’ils sont a priori rédigés de manière trop étroite en raison de la référence quasi exclusive qui y est faite à l’obligation d’« effectivité » de l’enquête découlant de l’article 2.

10. Je souscris bien entendu à l’idée selon laquelle, dès lors qu’une juridiction doit examiner la nécessité et/ou la proportionnalité, au regard de l’article 8 § 2, d’une décision d’exhumation de la victime d’un accident, les considérations relatives aux obligations découlant de l’article 2 pour l’État à l’origine de cette décision revêtent un caractère hautement pertinent et important. En fait, il est fréquent que l’exhumation d’un corps soit une mesure nécessaire dans le cadre d’une enquête effective, au sens de l’obligation procédurale incombant à l’État en vertu de l’article 2 de la Convention. Par ailleurs, l’article 8 n’offre pas par principe aux proches du défunt un droit inconditionnel d’empêcher les autorités de procéder à une exhumation dans des circonstances appropriées.

11. Ce n’est pourtant pas sur cette question que la Cour s’est penchée pour statuer en l’espèce. D’ailleurs, la Cour n’a finalement pas jugé nécessaire de l’examiner et de la trancher. Cette considération pourrait être d’autant plus importante que, à mon sens, il pourrait bien s’agir d’une question à laquelle les juridictions internes devront peut-être répondre à un moment donné (dans cette affaire ou dans une autre), en fonction de la décision de la Cour constitutionnelle sur la question de la constitutionnalité de l’article 210 du code de procédure pénale dont le tribunal régional de Varsovie l’a saisie le 3 avril 2017 (paragraphe 27 de l’arrêt). Il ne faudrait pas que l’on puisse considérer que la Cour a prédéterminé cette question (de manière spécifique ou générale) si celle-ci devait se poser devant les juridictions internes.

12. En outre, il est important de souligner que l’« effectivité » d’une enquête n’est pas le seul aspect pertinent de l’obligation positive qui découle de l’article 2. Comme la Cour l’a dit à plusieurs reprises, l’article 2 impose non seulement une exigence d’effectivité et d’indépendance de l’enquête, mais aussi une exigence a) de célérité (voir, par exemple, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 237, 30 mars 2016) et b) de diligence raisonnable (voir, par exemple, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 305, CEDH 2011 (extraits)). Dans l’arrêt Giuliani, la Cour a confirmé que les exigences de célérité et de diligence sont « essentielle[s] pour préserver la confiance du public dans le principe de légalité » (ibidem).

13. Sur la question de la célérité, je suis bien entendu conscient que certains aspects de l’enquête pénale polonaise n’ont pu aboutir bien que plus de huit années se soient écoulées depuis l’accident, en raison notamment du refus des autorités russes de remettre aux autorités polonaises, comme le leur imposait l’annexe 13 de la Convention de Chicago, l’épave de l’avion (voir, entre autres, le projet de résolution adopté à l’unanimité le 25 juin 2018 par la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que son projet de rapport explicatif).

14. La question du caractère diligent de l’enquête peut pourtant se poser relativement aux exhumations (en particulier à la lumière de l’impact que celles-ci auraient eu sur les veuves des victimes en l’espèce). En effet, pour autant que je sache :

a) les autorités polonaises ont débuté leurs investigations pénales le 10 avril 2010 ; d’après les requérantes, elles auraient donc pu examiner les dépouilles des victimes à ce moment-là, c’est-à-dire juste après leur rapatriement en Pologne (et avant leur inhumation et, dans certains cas, leur incinération) ;

b) après août 2011, les autorités polonaises ont procédé à quelques exhumations, qui ont permis de faire la lumière sur certaines des erreurs d’identification (à présent invoquées pour justifier les exhumations ordonnées en 2017 et 2018) ; et

c) le gouvernement défendeur (auquel incombe en premier lieu la charge de fournir des éléments de justification) n’a livré aucun élément permettant d’expliquer pourquoi il a fallu ce qui apparaît (même si l’on retient le mois d’août 2011 comme point de départ) comme un délai de plus de cinq ans pour ordonner l’exhumation des dépouilles de ces victimes.

15. Il n’appartient évidemment pas à la Cour (ni à moi-même, dans la présente opinion), en l’absence d’observations détaillées, de préjuger de cette question, mais il me semble, au regard de ces éléments, que la référence incomplète et incidente à l’article 2 était inappropriée compte tenu des circonstances de l’espèce, et qu’elle n’avait pas lieu d’être.

16. Enfin, je dois préciser que la référence qui est faite dans l’arrêt et dans la présente opinion aux obligations de l’État polonais découlant de l’article 2 suppose que cette disposition impose effectivement à ce pays l’obligation positive de mener une enquête effective et diligente sur un accident aérien survenu en un lieu relevant de la juridiction d’un autre État membre du Conseil de l’Europe, en l’occurrence la Russie. Or il s’agit d’une simple supposition, qui ne reflète aucunement une considération (détaillée) et encore moins une décision selon laquelle pareille obligation s’imposerait effectivement à la Pologne au regard de l’article 2 de la Convention. De toute évidence, le droit international pertinent et ses interactions avec la Convention européenne des droits de l’homme sont complexes et appelleraient un examen approfondi si cette question devait se poser à la Cour.

17. Cela étant dit, nul ne peut contester le caractère légitime de la volonté de l’État polonais d’enquêter lui-même sur les causes de l’accident aérien et de déterminer si quelqu’un pouvait en être tenu pour pénalement responsable, d’autant plus que cet événement revêt un caractère particulièrement tragique et reste une préoccupation majeure pour l’État polonais et pour nombre de ses ressortissants. La seule question qui se pose est celle de savoir si, au regard du droit issu de la Convention, cette enquête est requise par l’article 2 de la Convention.


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-186473
Date de la décision : 20/09/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale;Respect de la vie privée);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : SOLSKA ET RYBICKA
Défendeurs : POLOGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KŁADOCZNY P.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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