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11/09/2018 | CEDH | N°001-185322

CEDH | CEDH, AFFAIRE KASAT c. TURQUIE, 2018, 001-185322


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KASAT c. TURQUIE

(Requête no 61541/09)

ARRÊT

STRASBOURG

11 septembre 2018

DÉFINITIF

04/02/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kasat c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Gri

ţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juillet 2018,

Rend ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KASAT c. TURQUIE

(Requête no 61541/09)

ARRÊT

STRASBOURG

11 septembre 2018

DÉFINITIF

04/02/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kasat c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juillet 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 61541/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Adem Kasat (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 novembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me S. Biçen, avocat à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaignait d’une violation de son droit au respect de son intégrité physique en raison des conditions de la vie militaire et du manque d’indépendance et d’impartialité de la Haute Cour administrative militaire qui l’avait débouté de sa demande en indemnisation.

4. Le 12 septembre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1984 et réside à Mersin.

6. Le recensement concernant le contingent auquel le requérant était rattaché pour l’accomplissement du service militaire obligatoire eut lieu en 2003.

7. Le 31 octobre 2003, l’intéressé se fit inscrire au bureau des appelés et fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical, préalable à toute incorporation. Il n’informa ni les médecins ni les autorités militaires d’un problème particulier de santé. Il fut déclaré apte à faire le service militaire.

8. Le 24 novembre 2003, le requérant rejoignit l’unité de formation militaire des commandos de montagne à Isparta, où il subit l’examen médical pour les candidats commandos. Ayant été déclaré apte à devenir un commando, il y reçut sa formation militaire. À l’issue de celle-ci, il fut affecté à la brigade des commandos de Kayseri.

9. Alors qu’il servait dans l’armée, il souffrit de douleurs lombaires. Le médecin de la caserne décida son transfert à l’hôpital militaire de Kayseri. La consultation médicale permit de diagnostiquer une scoliose et une lombalgie.

10. Le 2 mars 2005, il fut transféré à l’hôpital militaire d’Ankara où il suivit un traitement jusqu’au 11 mars 2005. À sa sortie de l’hôpital, il fut mis en arrêt maladie pour une durée de vingt jours. Les travaux de force et les activités sportives lui furent interdits.

11. Après une nouvelle consultation en date du 6 juillet 2005, le médecin orthopédiste de l’hôpital militaire d’Ankara proscrivit tout travail debout et toute activité sportive.

12. Le 7 novembre 2005, le requérant fut transféré à l’hôpital universitaire d’Erciyes. Le 15 novembre 2005, il subit une opération chirurgicale de scoliose lombaire. Il resta à l’hôpital jusqu’au 22 novembre 2005. Il fut mis en arrêt maladie pour une durée de trois mois et exempté du service militaire.

13. Le rapport d’intervention chirurgicale établi par l’hôpital susvisé précisait notamment ce qui suit :

« Doléances du patient : déviation dorsale et lombaire existant depuis la naissance.

Diagnostic radiographique médical : scoliose. »

14. Le 2 août 2006, l’hôpital civil de Mersin délivra un rapport médical selon lequel le requérant était frappé d’une incapacité de travail de 55 %.

15. Le 10 novembre 2006, le requérant saisit le ministère de la Défense d’une demande préalable d’indemnisation de 100 000 livres turques (TRY), (soit environ 54 000 EUR à l’époque des faits) pour préjudice matériel et de 50 000 TRY (soit environ 27 000 EUR à l’époque des faits) pour préjudice moral. L’administration garda le silence, ce qui valait rejet implicite de la demande.

16. Le 19 janvier 2007, le requérant saisit la Haute Cour administrative militaire (« la Haute Cour ») d’une action en indemnisation.

17. Le 25 février 2008, à la demande de la Haute Cour, le conseil de la santé de l’hôpital militaire GATA établit un rapport médical dont les passages pertinents se lisent comme suit :

« Aux dires du patient, il avait un gonflement au niveau de la taille du côté gauche avant de commencer le service militaire. À la suite des doléances en raison de douleurs lombaires qu’il a exprimées pendant qu’il accomplissait son service militaire, il a d’abord été soigné au dispensaire de la caserne de l’unité de formation des recrues, puis, une fois affecté à son unité de service, il a été mis sous traitement médicamenteux à l’hôpital militaire de Kayseri et transféré par la suite à l’hôpital militaire d’Ankara. Une scoliose lombaire a été diagnostiquée. En raison de ses douleurs, il s’est vu interdire temporairement le sport et les travaux de force. Il a subi une intervention chirurgicale pour la scoliose lombaire à l’hôpital universitaire d’Erciyes. Après cette opération, il a quitté l’armée pour inaptitude. Selon le rapport médical délivré par l’hôpital civil de Mersin, il est frappé d’une incapacité de travail de 55 %. Il dit continuer de souffrir de douleurs au niveau de la région lombaire gauche ainsi que de la jambe gauche. À l’examen, l’on observe la présence d’une ancienne cicatrice d’incision de 30 cm environ qui traverse la région sacrale. Le corps a une posture inclinée vers la gauche. Les mouvements du patient sont limités dans toutes les directions. Le patient affirme souffrir de cette limitation depuis l’opération et ajoute qu’il rencontre également des difficultés en position couchée sur le dos. Les mouvements de la hanche et des genoux sont normaux. La radiographie mentionne « roto-scoliose dont l’ouverture est orientée vers la gauche ; diagnostic : opération de scoliose lombaire ». L’intéressé a été exempté du service militaire par la décision suivante : « 1. B/63 F-1 - inapte au service militaire. 2. Il est supposé que la maladie du patient a pour origine des facteurs exogènes. 3. Il n’est pas possible d’affirmer avec certitude que le service militaire ait eu un effet sur la progression de cette maladie ou qu’il en ait été la cause. 4. Tout en étant d’avis que cette maladie existait avant le service militaire, nous ne pourrions confirmer ce point que si le patient disposait des registres médicaux ou des graphies antérieurs au début de son service militaire. 5. La perte de fonction au niveau de la taille correspond à une incapacité organique totale. 6. L’incapacité de travail de l’intéressé est évaluée à 43,2 %. »

18. Le 26 mars 2008, le requérant contesta les conclusions du rapport susvisé par l’intermédiaire de son avocat. Il soutint notamment qu’il n’était pas apte à faire le service militaire et que les conditions de la vie militaire étaient la cause principale de sa maladie.

19. Le 16 avril 2008, la Haute Cour désigna un comité d’experts composé de trois professeurs spécialistes en orthopédie et en traumatologie de l’université de Gazi et chargé de déterminer l’origine de la maladie du requérant.

20. Les experts rendirent leur rapport le 24 juillet 2008. Ils s’y exprimaient ainsi :

« M. Adem Kasat souffre d’une scoliose lombaire et, en raison de cette maladie, il a subi une opération chirurgicale à la faculté de médecine de l’université d’Erciyes. Cette maladie peut avoir plusieurs origines, comme le type idiopathique, qui n’est lié à aucune cause précise, ou le type congénital (...). Elle peut également provenir de déformations dues à la poliomyélite, à des tumeurs, à des fractures des vertèbres ou bien à des infections vertébrales. Il ressort des notes de chirurgie versées au dossier que la scoliose du demandeur est de type idiopathique. (...) la scoliose idiopathique surgit à l’enfance ou à l’adolescence. Parfois son degré de gravité n’est pas très élevé et elle ne progresse pas, parfois elle évolue et nécessite une intervention médicale ou chirurgicale. La progression de la maladie cesse en principe à l’âge de 17-18 ans, au terme de la croissance.

La scoliose idiopathique provoque une inclinaison de la colonne vertébrale. L’inclinaison au niveau dorsal est facilement détectable lors d’un examen visuel. Mais lorsqu’elle se trouve au niveau lombaire, comme c’est le cas chez ce patient, il n’est pas toujours facile de la remarquer, et parfois ni le patient lui-même ni sa famille ne la décèlent ; le diagnostic nécessite alors un examen radiologique.

M. Adem Kasat a bénéficié, aux frais de l’État, d’une opération chirurgicale coûteuse qui ne se pratique que dans quelques établissements, et ce à la suite d’un diagnostic posé lors de son service militaire relativement à la maladie de scoliose lombaire dont il souffrait depuis l’enfance.

Vu les raisons susvisées, l’avis médical est rendu de la manière suivante :

a. la maladie du demandeur est une maladie idiosyncrasique,

b. la maladie du demandeur n’a en rien été déclenchée par le service militaire,

c. la maladie du demandeur préexistait à son service militaire. Il est possible que sa maladie n’ait pas pu être identifiée lors de l’auscultation visuelle ayant servi à évaluer préalablement son aptitude au service militaire ; le diagnostic restait possible si l’individu s’en était plaint et s’il avait alors subi un examen radiologique. »

21. Le requérant contesta également les conclusions de ce rapport.

22. Aussi la Haute Cour interrogea-t-elle de nouveau le même comité d’experts à propos des conclusions du rapport du GATA, selon lesquelles la maladie du requérant pouvait avoir pour origine des facteurs exogènes et il n’était pas possible d’affirmer avec certitude que le service militaire avait eu un effet sur la progression de cette maladie ou qu’il en avait été la cause. Elle demanda d’autres d’éclaircissements à propos de la cause de cette maladie.

23. Le 12 novembre 2008, les experts rendirent leur rapport complémentaire. Ils affirmèrent, entre autres, que les termes « scoliose lombaire idiopathique » signifiaient « scoliose développée sans cause précise » et que celle du patient pouvait être qualifiée de maladie idiosyncrasique. Selon eux, la scoliose idiopathique du requérant n’était pas due à des facteurs exogènes et elle ne s’était pas non plus développée en raison du service militaire.

24. Le requérant contesta également ce rapport et demanda la constitution d’un nouveau comité d’experts aux fins d’une expertise propre à, selon lui, lever les contradictions du rapport du 24 juillet 2008 et les discordances de celui-ci avec le rapport du GATA.

25. Le 28 janvier 2009, la Haute Cour estima que les rapports des expertises médicales étaient conformes aux données scientifiques et qu’ils étaient suffisants pour qu’il pût être statué sur l’affaire. Elle précisa que la maladie du requérant était une maladie remontant à l’enfance et qu’aucun élément du dossier ne laissait présumer qu’elle fût liée au service militaire. Elle conclut à l’« absence de négligence ou de faute quelconque imputable à l’administration quant au diagnostic et au traitement » mis en cause. Elle décida, notamment, ce qui suit :

« (...) dans les circonstances de la cause, ni la responsabilité pour faute ni la responsabilité sans faute de l’administration ne peut être retenue de sorte qu’aucune indemnisation ne peut être accordée au demandeur. [Penser] le contraire signifierait que le seul fait d’avoir le statut de militaire suffirait à permettre de réclamer la réparation d’un préjudice, ce qui reviendrait à élargir sans limite le champ de responsabilité de l’administration. Pour ces motifs, il est décidé de rejeter la demande de dédommagement (...) »

26. Le 11 mars 2009, le requérant introduisit un recours en rectification d’arrêt.

27. Le 29 avril 2009, la Haute Cour rejeta également ce recours. Cet arrêt fut notifié au requérant le 12 mai 2009.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

28. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont développés dans les arrêts Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, § 33, 7 juin 2005), Salgın c. Turquie (no 46748/99, §§ 51-54, 20 février 2007), Abdullah Yılmaz c. Turquie (no 21899/02, §§ 32 et 35‑39, 17 juin 2008) et Yürekli c. Turquie (no 48913/99, §§ 30-32, 17 juillet 2008).

29. Au moment des faits, la loi no 1111 sur le service militaire énonçait ce qui suit dans ses articles pertinents en l’espèce :

Article 1er

« (...) Tout homme de nationalité turque est astreint au service militaire sur le fondement de la présente loi. »

Article 28

« Les individus assujettis au dernier appel sont répartis en deux groupes distincts selon le règlement des forces armées turques sur l’aptitude physique au service militaire : [à savoir] 1. Aptes au service militaire, et 2. Inaptes au service militaire. Ceux qui sont inaptes au service militaire ne sont pas appelés audit service. Concernant ceux pour qui un examen médical se révèle nécessaire pour l’évaluation de l’aptitude au service militaire, les frais de déplacement et d’entretien sont couverts par l’État, selon les principes déterminés par ledit règlement. »

Article 41

« Les appelés jugés inaptes au service militaire sont transférés à l’hôpital militaire pour examen si cela est jugé opportun par l’administration.

Ceux qui sont jugés aptes au service à l’issue de nouveaux examens effectués par les conseils de santé sont appelés à rejoindre l’armée. »

Article 42

« Les soldats qui ont été reconnus dépourvus ou pourvus d’une infirmité lors du dernier appel sont affectés selon les besoins de l’armée (...). Ceux présentant un handicap sont affectés aux services de bureau ou en garnison (...) »

30. L’article 5 du règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (règlement no 86/11092 du 24 novembre 1986), en vigueur à l’époque des faits, disposait notamment :

« Avant de rejoindre l’armée, les appelés subissent un examen médical, effectué par deux médecins. La consultation est pratiquée de la manière suivante :

1) Inspection : observation de l’état physique et psychique du patient.

– Constitution : taille, poids, périmètre thoracique en inspiration et en expiration du patient.

– Examen physique : tension artérielle et pouls du patient.

2) À l’issue de l’examen, les appelés dont l’état nécessite qu’ils soient placés en observation médicale ainsi que ceux au sujet desquels aucune décision n’a pu être prise dans l’immédiat sont transférés à l’hôpital militaire le plus proche. »

31. Toujours d’après ce règlement, lors de l’examen médical initial, l’appelé est invité à remplir un formulaire qui comporte, entre autres, des questions sur son état de santé. Lorsque l’intéressé signale l’existence d’une maladie, cela peut également déclencher la procédure d’examen complémentaire prévue par l’article 5 § 2 susmentionné.

32. Lorsqu’une maladie ou une invalidité est constatée chez un appelé, des mesures d’ajournement du service ou de mise en repos sont prises. Les maladies ou invalidités en question sont répertoriées dans une liste annexée au règlement.

33. D’après l’article 6 du règlement, les individus en bonne santé et ceux dont les maladies ou invalidités sont énumérées dans la section A de ladite liste sont aptes à servir dans l’armée. Les maladies ou invalidités figurant dans les sections B ou D de la liste entraînent une inaptitude au service militaire, avec cette différence que l’inaptitude est définitive pour les individus de la catégorie D, alors que ceux de la catégorie B peuvent, le cas échéant, être appelés en temps de guerre.

34. La liste des maladies ou invalidités énonçait dans son article 63 :

« [Catégorie] A : 1. Légères déformations et courbures de la colonne vertébrale ;

(...)

[Catégorie] B : 1. Déformations et courbures présentant des angles propres à donner à la colonne vertébrale une apparence difforme ou présentant un angle compensatoire, sans lien avec la tuberculose (scoliose, cyphose, gibbosité, lordose, etc.) ;

(...)

[Catégorie] D : 1. Déformations et courbures de la colonne vertébrale propres à entraver, à un degré très élevé, les mouvements et actions du corps ou à distordre l’apparence [générale] (scolioses à inclinaisons majeures, accompagnées d’asymétrie, de torsions et d’immobilité, lordose excessive avec immobilité, cyphose ou autres déformations présentant des angles droits) ;

(...) »

D’après cette disposition, la scoliose était donc une maladie incompatible avec le service militaire.

35. Le règlement énonce comme suit les principes régissant l’affectation des appelés aux différentes unités de l’armée :

Article 13

« Le classement des appelés aptes au service militaire s’effectue en fonction de leurs conditions de santé et d’autres capacités telles que décrites plus loin. »

Article 15

« Commando : parmi les appelés en pleine santé sont choisis ceux dont le système osseux et musculaire est bien développé, qui sont agiles, dont la capacité de jugement et de compréhension est prompte, dont les réflexes sont bons et dont la vue est intacte, sans correction, à condition qu’ils passent devant le conseil de la santé [pour examen médical]. »

Les appelés subissent les examens médicaux d’aptitude suivants pour être commando :

. Radiographie du thorax antéro-postérieure

. Bilan sanguin

. Analyse d’urine

. Test de dépistage de l’hépatite B

. Examen complémentaire éventuel »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

36. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit au respect de son intégrité physique. Il soutient que les conditions difficiles dans lesquelles il aurait effectué son service militaire en tant que commando ont contribué à l’aggravation de sa maladie osseuse, ce qui aurait entraîné une incapacité partielle.

37. Le Gouvernement combat cette thèse.

38. La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

39. Elle rappelle également que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’État peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004‑XI). En l’espèce, elle relève que rien n’indique l’existence d’un risque immédiat pour la vie du requérant (Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 169 à 171, CEDH 2016).

40. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’au lieu d’examiner le grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention, il convient de l’examiner sous l’angle de l’article 8. En effet, entrent dans le champ de cette dernière disposition les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus (voir, parmi beaucoup d’autres, Trocellier c. France (déc), no 75725/01, 5 octobre 2006). L’article 8 de la Convention se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

41. Constatant que le grief tiré de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

42. Le requérant soutient que les circonstances de l’affaire ont emporté violation de l’article 8 de la Convention. Il tient les autorités militaires pour responsables des séquelles dont il souffre, alléguant qu’il n’était pas apte à servir sous les drapeaux en tant que commando et que l’accomplissement de ses obligations militaires l’a rendu invalide.

43. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il indique que, selon le rapport du 24 juillet 2008 établi par le comité d’experts composé de trois professeurs spécialistes en orthopédie et en traumatologie de l’université de Gazi, une scoliose est difficile à détecter lorsqu’elle est située dans la région lombaire. Il ajoute que le requérant n’avait pas informé les autorités d’un quelconque souci de santé, qu’il souffrait déjà dans son enfance de la maladie dont il était atteint, et que le service militaire n’avait eu aucun impact sur l’existence et l’évolution de celle-ci.

44. Le Gouvernement estime également que les juridictions nationales ont élucidé tous les points essentiels de l’affaire en ordonnant plusieurs expertises. Il précise que les rapports médicaux et les décisions des juridictions internes ont exclu toute faute ou négligence des autorités dans la survenance du préjudice et que lesdites décisions ne sont pas entachées d’arbitraire. Il ajoute que, en vertu d’une jurisprudence bien établie, la Cour n’a en principe pas compétence pour connaître des erreurs de fait et de droit prétendument commises par une juridiction interne ou pour substituer sa propre appréciation des éléments de fait ou des lois applicables à celle des juridictions nationales (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I).

45. En ce qui concerne les rapports d’expertise, le Gouvernement est d’avis qu’ils ne se contredisaient aucunement et que les experts ont procédé à un examen détaillé du cas qui leur avait été soumis avant de rendre leurs rapports, lesquels auraient été fondés sur des données scientifiques.

46. Il estime enfin qu’il n’y a pas eu d’atteinte à l’intégrité physique du requérant, qui aurait été affecté à une unité commando conformément à la réglementation et qui, une fois sa maladie établie, aurait été exempté du service militaire et soigné par l’administration.

47. La Cour rappelle que, lorsqu’un État décide d’appeler de simples citoyens sous les drapeaux, le cadre législatif et administratif doit être renforcé de manière à comprendre une réglementation adaptée au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie et/ou l’intégrité physique, notamment du fait de la nature de certaines activités et missions militaires (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010).

48. En effet, dans le domaine du service militaire obligatoire, il est exigé qu’il soit mis en place – par les instances de santé concernées de l’armée – des mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001), étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire à cet égard peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité.

49. La Cour a donc pour tâche de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’État a pris toutes les mesures requises pour protéger le requérant pendant l’accomplissement de son service militaire obligatoire.

50. Elle considère que les autorités militaires devaient s’assurer que l’appelé était médicalement apte à supporter les conditions inhérentes à l’unité et au lieu de son affectation militaire.

51. À cet égard, compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour observe en premier lieu que le requérant a été soumis à la procédure habituelle d’examen médical réglementée en termes généraux par l’article 5 du règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (paragraphe 30 ci-dessus) avant de commencer son entraînement militaire et qu’il a été considéré comme apte à accomplir son service militaire (paragraphe 7 ci-dessus).

52. Elle constate ensuite que, au moment de sa mobilisation, le requérant qui avait un gonflement au niveau de la taille du côté gauche avant de commencer le service militaire (paragraphe 17 ci-dessus), n’a pas informé les autorités d’un quelconque problème de santé (paragraphe 7 ci-dessus).

53. Elle note que, selon les expertises versées au dossier, l’examen médical initial effectué lors du recrutement pouvait ne pas suffire pour constater que le requérant était atteint d’une scoliose, compte tenu notamment de l’absence de déclaration de la part de l’intéressé, de symptômes francs et de l’emplacement de la zone affectée de la colonne vertébrale.

54. Elle relève enfin qu’après son affectation à une unité de formation de commandos, le requérant a subi l’examen médical visé à l’article 15 du règlement précité (paragraphe 35 ci-dessus). Cet examen médical comportait notamment une radiographie du thorax, mais pas de radiographie lombaire. Suite à cet examen, il a été déclaré apte pour devenir un commando et a commencé la formation y relative.

55. Or, selon la réglementation, la scoliose rendait l’appelé inapte pour le service militaire, cette maladie relevant de la catégorie B de la liste d’exemption y afférente (paragraphe 34 ci-dessus). Cela étant, la Cour considère que, en l’absence de signes évidents d’une maladie invalidante, il aurait été excessif d’exiger de l’État qu’il procédât à un examen plus approfondi que ceux prévus aux articles 5 et 15 du règlement des forces armées turques relatif à l’aptitude physique au service militaire (paragraphes 30 et 35 ci-dessus). Il serait également démesuré de demander à l’administration militaire de procéder à des recherches d’imagerie médicale spécifique, comme la radiologie lombaire, pour chaque candidat commando, au motif qu’il était possible qu’il souffrît d’une pathologie sournoise.

56. Par ailleurs, aucun manque de bonne volonté ne saurait être reproché aux autorités militaires, lesquelles ont réagi correctement et suffisamment rapidement une fois que les problèmes de dos du requérant ont été identifiés. L’intéressé a été hospitalisé et un traitement chirurgical a été mis en place aux frais de l’État. En outre, dès lors que les médecins ont estimé que le requérant ne pouvait continuer à faire son service militaire, il en a été exempté (paragraphe 12 ci-dessus). Enfin, aucun lien de causalité entre le service militaire et l’existence ainsi que la progression de la maladie dont souffrait le requérant, n’a été établi par les expertises médicales menées en droit interne (paragraphes 17 et 20 ci-dessus).

57. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

58. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint également d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de la Haute Cour administrative militaire.

59. La Cour indique qu’elle a déjà examiné un grief identique dans son arrêt de principe Tanışma c. Turquie (no 32219/05, 17 novembre 2015) et qu’elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au motif que les officiers de carrière siégeant au sein de la Haute Cour administrative militaire ne bénéficiaient pas des garanties d’indépendance adéquates (Tanışma, précité, §§ 76-84, et Sürer c. Turquie, no 20184/06, §§ 45‑46, 31 mai 2016). En l’espèce, la Cour ne relève aucun élément ou argument qui la conduirait à s’écarter de cette conclusion.

60. Elle déclare donc ce grief recevable et conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

61. Le requérant réclame 170 000 euros (EUR), à savoir 120 000 EUR pour le manque à gagner qui aurait découlé de son incapacité permanente et 50 000 EUR pour les frais d’assistance aux gestes de la vie quotidienne. Il sollicite en outre 100 000 EUR pour préjudice moral. Le requérant demande enfin le remboursement des frais et honoraires d’avocat, sans toutefois en préciser le montant.

62. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention eu égard à la composition de la Haute Cour. En ce qui concerne le dommage matériel, elle réitère sa jurisprudence selon laquelle elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure incriminée aurait abouti si elle avait respecté la Convention (Tanışma, précité, § 88). Par conséquent, elle rejette cette demande, d’autant que celle-ci est non documentée.

Quant au dommage moral, compte tenu de la nature de la violation, la Cour, statuant en équité, accorde 1 500 EUR au requérant.

S’agissant des frais et dépens, le requérant n’ayant ni précisé le montant réclamé ni produit de justificatifs, la Cour rejette cette demande.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 septembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


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