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19/07/2018 | CEDH | N°001-185105

CEDH | CEDH, AFFAIRE S.M. c. CROATIE, 2018, 001-185105


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE S.M. c. CROATIE

(Requête no 60561/14)

ARRÊT

STRASBOURG

19 juillet 2018

Renvoi devant la Grande Chambre

03/12/2018

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire S.M. c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Kristina Pardalos,
Krzysztof Wojtyczek,


Ksenija Turković,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir dé...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE S.M. c. CROATIE

(Requête no 60561/14)

ARRÊT

STRASBOURG

19 juillet 2018

Renvoi devant la Grande Chambre

03/12/2018

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire S.M. c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Kristina Pardalos,
Krzysztof Wojtyczek,
Ksenija Turković,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 17 avril et 19 juin 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 60561/14) dirigée contre la République de Croatie et dont une ressortissante de cet État, Mme S.M. (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 août 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande formulée par la requérante tendant à la non-divulgation de son identité (article 47 § 4 du règlement).

2. La requérante a été représentée par Me S. Bezbradica Jelavić, avocate exerçant à Zagreb. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Š. Stažnik.

3. La requérante, qui se disait victime de prostitution forcée et d’exploitation par la prostitution, soutenait en particulier que les autorités internes avaient manqué aux obligations procédurales que leur imposait l’article 4 de la Convention relativement à ses allégations.

4. Le 9 février 2015, la Cour a communiqué au Gouvernement les griefs formulés par la requérante sur le terrain des articles 3, 4 et 8 de la Convention et selon lesquels les autorités internes n’avaient pas apporté de réponse procédurale effective à ses allégations de traite des êtres humains et elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1990 et réside à Z. En raison de problèmes familiaux, elle vécut de 2000 à 2004 dans une famille d’accueil. Elle fut ensuite hébergée dans un foyer public pour enfants et adolescents dans lequel elle résida jusqu’à ce qu’elle eut achevé sa formation professionnelle de serveuse.

6. Le 27 septembre 2012, la requérante déposa auprès de la police de Z. une plainte pénale contre un dénommé T.M., un ancien policier, alléguant que pendant l’été de 2011 et le mois de septembre de cette même année, il l’avait physiquement et psychologiquement contrainte à se prostituer. Elle ajouta qu’il lui avait remis un téléphone mobile afin que des clients pussent la contacter et qu’il l’avait conduite auprès de clients en divers lieux. Elle indiqua qu’il l’avait aussi contrainte à se prostituer dans l’appartement dans lequel ils vivaient alors tous les deux. Elle dit avoir été sous le contrôle de T.M. pendant toute cette période. Elle relata que lorsqu’elle avait refusé de fournir des services sexuels à d’autres hommes, il l’avait punie en s’en prenant à elle physiquement. Elle précisa qu’après qu’elle l’eut quitté, il l’avait menacée elle-même ainsi que sa famille et avait cherché à la contacter par le biais du site Internet d’un réseau social.

7. Il ressort du casier judiciaire de T.M. qu’en 2005, celui-ci avait été reconnu coupable des infractions pénales de proxénétisme et de viol et condamné à six ans et six mois d’emprisonnement. Il avait bénéficié d’une libération conditionnelle en mai 2009 et sa période de mise à l’épreuve avait pris fin en juin 2010.

8. Le parquet général près le tribunal de comté de Z. ouvrit une enquête au sujet de T.M. Le 10 octobre 2012, sur ordonnance du tribunal de comté de Z., la police procéda à une perquisition et à une saisie au domicile de T.M., où elle trouva entre autres plusieurs pièces de fusils automatiques, un certain nombre de téléphones mobiles et des préservatifs.

9. Le 16 octobre 2012, la requérante fut entendue par les autorités de poursuite. Elle déclara que T.M. avait pris contact avec elle pour la première fois au début de l’année 2011 par le biais du site Internet d’un réseau social, qu’il connaissait déjà sa mère et qu’il s’était présenté comme un ami de ses parents. Elle indiqua qu’elle avait rencontré T.M. à plusieurs reprises dans des cafés et qu’elle lui avait demandé de l’aider à trouver un emploi. T.M. lui aurait dit qu’il pouvait lui trouver un emploi de serveuse ou de vendeuse.

Un jour, au début du mois de juillet 2011, il lui aurait annoncé qu’il allait la conduire auprès de l’un de ses amis qui pourrait l’aider à trouver un emploi. Lorsqu’ils seraient arrivés au domicile de cet homme, T.M. aurait demandé à la requérante de suivre cet homme dans une chambre. L’homme aurait alors fait savoir à la requérante qu’il s’attendait à recevoir des prestations sexuelles de sa part. La requérante aurait répondu qu’elle ne voulait pas. Cet homme lui aurait également déclaré avoir répondu à une annonce sur Internet passée sous le pseudonyme de Smokvica (« petite figue ») et que T.M. lui aurait dit que lui-même et la requérante étaient mari et femme et qu’ils « [faisaient] ce genre de choses ensemble ». T.M., qui serait resté à l’extérieur à écouter derrière la porte, aurait alors fait irruption dans la pièce et se serait mis à invectiver et à gifler la requérante, lui disant qu’elle était là dans un but bien précis et qu’elle ne devait pas se comporter comme cela. Auparavant, l’homme aurait secrètement remis 400 kunas croates (HRK) à la requérante ; lorsque celle-ci l’eut avoué à T.M., ce dernier lui aurait confisqué l’argent.

La requérante indiqua qu’elle vivait encore à cette époque-là avec son amie K.Č., laquelle n’aurait selon elle pas eu connaissance des faits en cause. T.M. aurait de nouveau pris contact avec elle et lui aurait dit qu’ils avaient besoin de parler de ce qu’il s’était passé. Elle aurait accepté de le voir mais ils n’auraient pas évoqué ce qu’il s’était produit. Quelques jours plus tard, T.M. lui aurait remis un téléphone mobile afin que les clients désireux d’obtenir des services sexuels pussent l’appeler. T.M. aurait également précisé à la requérante qu’elle devait se décrire physiquement aux hommes qui l’appelleraient, demander 400 HRK pour une prestation sexuelle d’une demi-heure ou 600 HRK pour une prestation d’une heure, et qu’elle devrait lui céder la moitié de cet argent.

La requérante déclara aussi qu’elle avait consenti à tout parce qu’elle avait peur de T.M. et que celui-ci l’avait menacée de tout révéler à ses parents.

La requérante ajouta qu’une dizaine de jours plus tard, T.M. avait pris un appartement en location, dans lequel elle-même et T.M. auraient cohabité. Elle se serait prostituée dans cet appartement, et à cinq ou six reprises, T.M. l’aurait conduite auprès de clients. Pendant la période en question, elle aurait eu une trentaine de clients. Comme T.M. vivait selon elle dans le même appartement qu’elle, il aurait contrôlé tous ses faits et gestes.

Elle raconta que lorsqu’elle se refusait à lui ou lorsqu’il était mécontent de la manière dont elle s’était occupée de ses clients, T.M. la battait. Elle précisa qu’il la battait tous les deux jours.

Lorsqu’on lui demanda pourquoi elle ne s’était pas adressée à la police plus tôt, la requérante répondit qu’elle craignait T.M. Elle ajouta qu’un jour, alors que T.M. était sorti et qu’il lui avait laissé la clé, elle avait appelé son amie M.I., qui savait qu’elle monnayait des services sexuels. La requérante aurait demandé à M.I. de l’aider à prendre la fuite.

T.R., le petit ami de M.I., serait ensuite arrivé en taxi, aurait aidé la requérante à rassembler ses affaires et l’aurait conduite chez M.I. La requérante serait restée chez M.I. pendant une dizaine de jours.

La requérante déclara également que T.M. lui avait raconté qu’il avait autrefois eu une petite amie, dénommée A., qu’il aurait « traitée de la même manière » et que plus tard, il lui avait dit qu’après elle, la requérante, il en avait eu une autre qu’il aurait « aidée à commencer ». T.M. aurait confié à la requérante qu’il avait filmé ces petites amies et qu’il les avait punies lorsqu’elles s’étaient montrées « insolentes ».

10. Le 6 novembre 2012, M.I. fut entendue par les autorités de poursuite. Elle dit qu’elle n’avait jamais rencontré T.M. mais que la requérante était son amie et qu’elle la connaissait depuis environ deux ans. Elle ajouta que le dernier contact qu’elle avait eu avec la requérante avant que celle-ci ne vînt à son appartement remontait à quelque huit ou neuf mois auparavant. M.I. aurait su dès la fin de 2010 ou le début de 2011 que la requérante monnayait des services sexuels, celle-ci le lui ayant dit.

Selon M.I., à la fin de l’été 2011, la requérante était subitement arrivée chez elle avec un sac contenant ses affaires. C’est à ce moment-là que M.I. aurait appris que sa propre mère et la requérante s’étaient entendues pour que celle-ci fût hébergée chez elles, mais M.I. n’en aurait pas su davantage parce qu’elle n’aurait pas été en très bons termes avec sa mère.

M.I. expliqua que la requérante lui avait parlé de T.M., et que cette dernière l’aurait fui parce qu’elle n’aurait plus voulu se prostituer « pour lui ». Avant que la requérante ne se fût installée chez elle, M.I. aurait ignoré où et pour qui la requérante « faisait ça ». Cela n’aurait été qu’à ce moment‑là que M.I. aurait appris que la requérante « le faisait pour T.M. ». Elle indiqua que la requérante était bouleversée et terrifiée. Celle-ci aurait confié à M.I. que T.M. la battait très souvent, qu’il la regardait par le trou d’une serrure lorsqu’elle s’occupait de clients et que par la suite, il la battait également lorsqu’elle « n’avait pas adopté une position qu’il approuvait ».

M.I. confia aussi qu’à son avis, la requérante s’était prostituée de son plein gré parce qu’elle aurait eu besoin d’argent. Elle déclara que la requérante lui avait dit avoir conclu avec T.M. un accord selon lequel elle devait travailler pour lui et qu’ils devaient partager l’argent, qu’elle avait détenu un téléphone mobile pour que les clients pussent l’appeler et qu’une petite annonce avait été publiée, grâce à laquelle des clients l’auraient appelée afin de convenir de rendez-vous. Elle précisa que la requérante lui avait dit que c’était T.M. qui lui avait remis le téléphone mobile et qui avait passé l’annonce.

M.I. indiqua également qu’elle ne se souvenait plus si la requérante lui avait dit qu’elle s’était opposée à T.M. Elle déclara qu’il était vrai que la requérante lui avait confié qu’elle n’aurait pas souhaité « le faire » mais ajouta qu’à son avis, cela voulait plutôt dire que la requérante « l’avait fait » parce qu’elle n’avait pas d’autre moyen de gagner de l’argent. La requérante lui aurait également dit que T.M. la giflait pour des motifs futiles, ce à quoi elle (la requérante) ne se serait pas attendue. La requérante aurait précisé que lorsqu’elle avait refusé d’avoir des relations sexuelles avec lui, T.M. l’aurait battue et que la requérante n’aurait pas su ce qui risquait de le faire « exploser de nouveau ». T.M. aurait également dit à la requérante qu’il avait eu une autre petite amie qui aurait travaillé pour lui et qu’il aurait aussi frappée. La requérante aurait expliqué à M.I. qu’elle avait profité d’un moment où T.M s’était absenté de l’appartement dans lequel ils vivaient pour prendre la fuite et lui échapper.

M.I. déclara que son petit ami, T.R., lui avait dit avoir parlé avec la requérante mais sans lui donner de détails. M.I. indiqua qu’elle avait rompu avec lui la semaine suivante mais qu’elle avait toujours son adresse.

M.I. relata également que la requérante avait séjourné chez elle et sa mère pendant plusieurs mois, que T.M. avait continué de solliciter la requérante par le biais du site Internet d’un réseau social et qu’il avait menacé la requérante ainsi que sa mère. Selon M.I., il avait également envoyé à la requérante des messages lui disant qu’il l’aimait et lui demandant de revenir auprès de lui.

11. Le 6 novembre 2012, le parquet général près le tribunal de comté de Z. inculpa T.M. du chef de contrainte d’autrui à la prostitution, qui était une forme aggravée de l’infraction d’organisation de la prostitution telle que visée à l’article 195 du code pénal, et le renvoya devant le tribunal pénal de Z.

12. Le 21 décembre 2012, l’office des droits de l’homme et des droits des minorités de la République de Croatie (Vlada Republike Hrvatske, Ured za ljudska prava i prava nacionalnih manjina) reconnut officiellement à la requérante le statut de victime de la traite des êtres humains. Le même jour, la police prit contact avec la Croix-Rouge croate et des agents informèrent la requérante de ses droits (hébergement, contrôles médicaux, accompagnement psychosocial, aide judiciaire et soutien matériel). La requérante leur dit qu’elle n’était pas intéressée par le droit à un hébergement sûr puisqu’elle vivait avec sa mère et sa sœur. Selon le Gouvernement, la requérante joignit la Croix-Rouge croate à douze reprises entre le 17 janvier 2013 et le 24 avril 2015. Elle aurait bénéficié d’un accompagnement psychosocial dans le cadre d’un suivi individualisé ainsi que d’une aide matérielle. La Croix-Rouge croate aurait également arrangé pour la requérante des séances individuelles auprès d’un psychologue du centre de thérapie cognitive et comportementale. De surcroît, une organisation non gouvernementale, le centre R., aurait procuré à la requérante une assistance judiciaire dans le cadre du dispositif d’aide judiciaire financé par l’État.

13. La citation à comparaître qui fut notifiée à la requérante contenait des informations détaillées sur les droits de celle-ci en qualité de victime, comme le droit à un accompagnement psychologique et à un soutien matériel ainsi que la possibilité de prendre contact avec le service chargé, au sein du tribunal pénal de la ville de Z, d’organiser et d’apporter l’aide aux témoins et aux victimes. La requérante reçut également les coordonnées détaillées de ce service.

14. T.M. fut entendu lors d’audiences qui se tinrent le 13 janvier et le 15 février 2013. Il nia avoir contraint la requérante à se prostituer. Il confirma qu’il avait pris contact avec la requérante par le biais du site Internet d’un réseau social parce qu’il avait reconnu son pseudonyme étant donné qu’il aurait connu ses parents. Il ajouta qu’il savait également que la mère de la requérante aurait été une prostituée.

T.M. indiqua que lui-même et la requérante avaient commencé à se voir et que la requérante lui avait confié qu’elle n’avait pas d’argent, qu’elle avait quelques dettes et qu’elle avait besoin d’un emploi. Il expliqua que la requérante lui avait appris qu’elle s’était déjà prostituée, qu’elle avait gardé les numéros de téléphone de ses clients et qu’elle lui avait demandé s’il pourrait quelquefois l’accompagner auprès desdits clients, ce qu’il dit avoir fait.

Il confirma qu’il avait entretenu une relation avec la requérante pendant cette période. Il indiqua qu’il n’avait toutefois pas vécu avec elle dans l’appartement qu’elle avait loué mais qu’il lui était arrivé d’y passer la nuit. Il dit qu’il avait eu les clés de cet appartement et que la requérante les avait eues également et qu’elle avait été libre d’aller et venir à sa guise. Il ajouta qu’il s’était trouvé dans l’appartement à certaines occasions alors que la requérante s’y livrait à des actes sexuels tarifés. Il déclara qu’il savait que la requérante demandait 400 HRK pour une demi-heure et 600 HRK pour une heure complète mais précisa que c’était elle et non lui qui avait fixé ces tarifs. Il dit qu’au départ, il lui avait prêté de l’argent avec lequel elle avait acheté un téléphone mobile pour être joignable par les clients. Il ajouta qu’ultérieurement, elle lui avait restitué l’argent ainsi emprunté. Il déclara qu’elle lui avait également offert de l’argent qu’il avait été réticent à accepter mais qu’elle avait insisté, lui disant que c’était pour l’essence. Selon lui cependant, c’était le plus souvent lui qui donnait de l’argent à la requérante parce que celle-ci se plaignait constamment d’en manquer.

Il reconnut avoir giflé la requérante une fois alors qu’ils se seraient disputés parce qu’elle aurait refusé de travailler dans une boulangerie.

Il déclara également qu’il lui avait trouvé un emploi dans un restaurant mais qu’après qu’il lui en eut parlé, elle avait disparu.

15. La requérante et M.I. firent leurs dépositions lors d’une audience qui se tint le 29 janvier 2013. Le centre R. mandata un avocat pour la requérante. Avant de déposer, la requérante expliqua au tribunal de jugement qu’elle avait peur de l’accusé. L’accusé fut alors conduit hors du prétoire et la requérante témoigna en son absence.

16. D’après le procès-verbal de cette audience, la requérante répéta la déclaration qu’elle avait faite le 16 octobre 2012 (paragraphe 9 ci-dessus) et déclara également que T.M. lui avait dit qu’il était un ancien policier et qu’il avait fait la guerre avec son père (à elle). Le père de la requérante aurait confirmé ses dires et aurait affirmé que T.M. était « O.K. ». Sa mère, en revanche, lui aurait révélé que T.M. n’était pas fiable.

La première fois que T.M. l’aurait conduite auprès d’un autre homme en vue d’une prestation sexuelle, elle aurait fait le trajet de retour sur la banquette arrière de sa voiture. T.M. aurait été très en colère, l’aurait assaillie de reproches et à un moment, il aurait arrêté la voiture et l’aurait giflée. Elle serait sortie du véhicule et aurait essayé de s’enfuir en courant mais il l’aurait rattrapée et l’aurait fait rentrer dans le véhicule.

Elle aurait accepté de le voir le lendemain parce qu’il lui aurait promis qu’ils discuteraient de ce qu’il s’était passé, mais cela n’aurait pas été le cas.

Elle aurait eu peur de lui et cela aurait été pour cette raison qu’elle aurait accepté de fournir des services sexuels à d’autres hommes, d’autant qu’il l’aurait menacée de « tout dire » à ses parents et de « faire boucler sa mère en prison ».

T.M. aurait trouvé l’appartement à louer mais ce serait la requérante qui aurait signé le contrat et qui aurait payé le loyer. Elle n’aurait pas eu les clés de cet appartement.

Alors même qu’à trois ou quatre occasions, T.M. l’aurait autorisée à sortir de l’appartement seule pour se rendre dans un magasin tout proche, elle n’aurait pas osé prendre la fuite parce qu’il l’aurait surveillée depuis le balcon et qu’elle aurait eu peur de lui. Il aurait fixé des règles pour elle : il lui aurait été interdit de parler avec les clients ; les clients n’auraient pas eu le droit de la toucher et elle n’aurait été autorisée à délivrer des services sexuels que selon les modalités ordonnées par T.M. Lorsqu’elle avait refusé d’avoir des rapports sexuels avec lui ou lorsqu’il avait été mécontent de la manière dont elle s’était occupée de clients, T.M. l’aurait battue.

Quand on lui demanda une fois encore pourquoi elle n’avait pas pris contact avec la police plus tôt, la requérante expliqua que T.M. lui avait dit qu’il avait des « relations » dans la police et qu’il serait informé très rapidement si elle signalait « quoi que ce fût ».

À la question de savoir pourquoi elle n’avait pas essayé de s’enfuir lorsque T.M. l’avait conduite auprès de clients, la requérante répondit qu’elle était certaine que T.M. l’aurait retrouvée et qu’elle ne pouvait pas rester avec les clients pendant plus de vingt-neuf minutes exactement.

Elle ajouta que lorsqu’elle avait téléphoné à son amie M.I., qui aurait su qu’elle se prostituait, elle avait demandé à M.I. de l’aider à s’échapper. Elle dit qu’elle s’était également entretenue avec la mère de M.I. Elle précisa que T.M. avait continué à la solliciter par le biais du site Internet d’un réseau social, d’abord en lui envoyant des messages d’amour puis en la menaçant de tout révéler à ses parents. Elle indiqua que T.M. avait ensuite adressé aux autorités une lettre dans laquelle il aurait accusé la mère de la requérante de négliger la jeune sœur de celle-ci. Sa mère aurait été convoquée au poste de police pour ce motif. C’est alors que la requérante aurait décidé de prendre contact avec la police.

La requérante expliqua également qu’elle était terrifiée par T.M., qu’elle craignait pour sa vie car il l’aurait menacée de la « battre à mort ». T.M. l’aurait également menacée de publier des photographies la montrant dénudée. Elle dit qu’elle avait accepté d’être photographiée parce qu’elle avait peur de lui. T.M. lui aurait également affirmé qu’en tant qu’ancien policier, il avait beaucoup de relations dans la police et que si elle le dénonçait, il monterait de toutes pièces des histoires à son sujet.

Elle révéla qu’elle avait ultérieurement appris de sa mère que celle-ci aurait un temps vécu avec T.M. et qu’une ancienne petite amie de T.M. l’aurait dénoncé à la police pour l’avoir contrainte à se prostituer.

17. M.I. réitéra la déposition qu’elle avait donnée aux autorités de poursuite (paragraphe 10 ci-dessus).

18. Le 15 février 2013, le tribunal pénal de Z. acquitta T.M. au motif que bien qu’il eût été établi qu’il avait organisé un réseau de prostitution dans lequel il avait entraîné la requérante, il n’avait pas été établi qu’il avait contrainte celle-ci à se prostituer. Ayant été inculpé uniquement de la forme aggravée de l’infraction en question, il ne pouvait donc pas être reconnu coupable de la forme simple de l’infraction d’organisation de la prostitution. Dans sa conclusion, le tribunal de jugement nota en particulier qu’il ne pouvait pas accorder un poids suffisant au témoignage de la requérante parce que sa déposition était incohérente, que la requérante n’avait pas été sûre d’elle, qu’elle avait marqué des pauses et qu’elle avait eu des hésitations lorsqu’elle s’était exprimée. Dans le même temps, faute d’autre élément probant, il appliqua le principe selon lequel le doute devait profiter à l’accusé (in dubio pro reo) et acquitta T.M. La partie pertinente du jugement de première instance est ainsi libellée :

« Sur la base des dépositions de l’accusé et de la victime dans cette procédure pénale, les faits suivants ont été établis : l’accusé et la victime se sont rencontrés sur le site du réseau social Facebook lorsque l’accusé a pris contact avec la victime ; (...) l’accusé a remis un téléphone mobile à la victime afin que celle-ci pût être jointe par les clients avec lesquels elle pourrait convenir de la prestation de services sexuels ; la victime s’est effectivement prostituée dans l’appartement dans lequel elle vivait avec l’accusé ; à cinq ou six occasions, l’accusé a conduit la victime auprès de clients auxquels elle a fourni des services sexuels ; en contrepartie de ses prestations sexuelles, la victime demandait la somme de 400 HRK pour une demi-heure et la somme de 600 HRK pour une heure (...) »

19. Le parquet général fit appel de cette décision, arguant que le tribunal de première instance, en écartant le témoignage de la requérante, s’était fourvoyé dans ses constatations de faits concernant les accusations retenues contre T.M.

20. Le 21 janvier 2014, le tribunal de comté de Z. rejeta l’appel du parquet général et confirma le jugement rendu en première instance, souscrivant à la motivation ainsi qu’à l’établissement des faits tels que communiqués par le tribunal de jugement. Cette décision fut signifiée à la requérante le 28 février 2014.

21. Le 31 mars 2014, la requérante saisit la Cour constitutionnelle (Ustavni sud Republike Hrvatske) d’un recours constitutionnel dans lequel elle se plaignait de la manière dont les mécanismes de droit pénal avaient été appliqués à son affaire. Elle invoquait les articles 14, 23, 29 et 35 de la Constitution (paragraphe 23 ci-dessous) ainsi que les articles 3, 6, 8 et 14 de la Convention. Elle alléguait en particulier que les autorités nationales n’avaient pas dûment enquêté et n’avaient pas correctement traité l’élément de contrainte dans son affaire. Selon elle, faute pour les autorités d’avoir requalifié l’infraction, T.M. n’avait été reconnu coupable d’aucune infraction, au détriment de la requérante. Elle soulignait en outre qu’elle n’avait pendant l’audience devant le tribunal reçu ni un accompagnement psychologique ni une assistance qui l’auraient aidée à faire face à la peur et à la tension que lui inspirait selon elle T.M. pendant qu’elle témoignait, ce par quoi elle expliquait que son témoignage eut été considéré comme incohérent par le tribunal de jugement. La requérante alléguait également que les autorités ne lui avaient pas assuré un respect effectif de sa vie privée, en particulier à raison de l’appréciation selon elle inadéquate que la juridiction interne avait faite de toutes les circonstances pertinentes qui avaient entouré son recrutement au sein du réseau de prostitution de T.M.

22. Le 10 juin 2014, la Cour constitutionnelle déclara que le recours constitutionnel que la requérante avait formé était irrecevable au motif que celle-ci n’était pas en droit d’introduire un recours constitutionnel relativement à la procédure pénale qui avait été engagée contre T.M. puisque cette procédure avait porté sur une accusation en matière pénale qui était dirigée contre celui-ci. La décision de la Cour constitutionnelle fut signifiée au représentant de la requérante le 1er juillet 2014.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

23. Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Croatie (Ustav Republike Hrvatske, journal officiel nos 56/1990, 135/1997, 113/2000, 28/2001, 76/2010 et 5/2014) sont libellées ainsi :

Article 14

« Toute personne en République de Croatie jouit de ses droits et libertés sans distinction, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance, d’éducation ou de situation sociale.

Toutes les personnes sont égales devant la loi. »

Article 23

« Nul ne peut être soumis à une quelconque forme de mauvais traitements (...)

Le travail forcé ou obligatoire est interdit. »

Article 29

« Toute personne a droit à ce qu’un tribunal indépendant et impartial établi par la loi statue équitablement et dans un délai raisonnable sur ses droits ou ses obligations ou sur le bien-fondé de tout soupçon ou de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

(...) »

Article 35

« Toute personne a droit au respect et à la protection par la loi de sa vie privée et familiale, de sa dignité, de sa réputation et de son honneur. »

Article 134

« Les accords internationaux en vigueur qui ont été conclus et ratifiés conformément à la Constitution et qui ont été publiés sont intégrés à l’ordre juridique interne de la République de Croatie et priment les lois [nationales] (...) »

B. Code pénal

24. Les dispositions pertinentes de la version du code pénal (Kazneni zakon, journal officiel nos 110/1997, 27/1998, 50/2000, 129/2000, 51/2001, 111/2003, 190/2003, 105/2004, 84/2005, 71/2006, 110/2007, 152/2008, 57/2011 et 143/2012) qui était en vigueur lorsque l’infraction alléguée a été commise se lisent ainsi :

Traite des êtres humains et esclavage
Article 175

« 1) Toute personne qui, en violation des règles du droit international, et en recourant à la force, à la menace de recourir à la force, à la tromperie, à l’abus d’autorité ou de faiblesse ou à toute autre méthode recrute, achète, vend, remet à un tiers, transporte, transfère, héberge ou accueille une personne aux fins de la réduction en esclavage ou à tout autre état analogue, du travail forcé, de l’exploitation sexuelle, de la prostitution ou de la transplantation illicite d’organes humains, ou encourage la vente ou le transfert d’une personne à ces fins, ou agit en qualité d’intermédiaire dans pareilles transactions, ou maintient une personne en esclavage ou dans un état analogue, encourt une peine d’emprisonnement d’un à dix ans.

(...)

5) Que la personne concernée ait consenti ou non au travail forcé, à la servitude, à l’exploitation sexuelle, à l’esclavage ou à un état analogue à l’esclavage ou à la transplantation illicite d’organes de son corps est indifférent pour la constitution de l’infraction pénale visée au paragraphe 1) ».

Proxénétisme
Article 195

« (...)

2) Une personne qui, à des fins lucratives, organise ou arrange la prestation de services sexuels par une autre personne encourt une peine d’emprisonnement d’un à trois ans.

3) Une personne qui, à des fins lucratives, recourt à la force, à la menace de recourir à la force ou à la tromperie pour contraindre ou encourager une autre personne à fournir des services sexuels encourt une peine d’emprisonnement d’un à cinq ans.

(...) »

25. Les dispositions pertinentes de la version du code pénal en vigueur en République de Croatie (journal officiel nos 125/2011 et 144/2012) se lisent ainsi :

Esclavage
Article 106

« Toute personne qui, en violation des règles du droit international, en réduit une autre en esclavage ou à tout autre état analogue ou maintient une autre personne en pareille situation, ou achète, vend ou transfère une autre personne, agit en qualité d’intermédiaire dans la vente ou le transfert d’une autre personne, ou encourage une personne à vendre sa liberté ou la liberté d’un tiers à sa charge encourt une peine d’emprisonnement d’un à dix ans.

(...) »

Traite des êtres humains
Article 106

« 1) Toute personne qui, en recourant à la force, à la menace, à l’escroquerie, à la tromperie, à l’enlèvement, à l’abus d’autorité, à l’abus d’une situation de précarité ou d’une relation de dépendance, ou à la remise ou à la réception de paiements ou d’avantages en nature aux fins d’obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre personne, ou par toute autre méthode recrute, transporte, transfère, héberge ou accueille une personne ou échange ou transfère l’autorité sur une personne aux fins de l’exploitation de son travail au moyen du travail forcé, de la servitude, de l’esclavage ou d’une relation analogue, ou aux fins de son exploitation pour la prostitution ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, y compris la pornographie, ou aux fins de la conclusion d’un mariage illégal ou forcé, ou de l’ablation d’organes, ou de sa participation à un conflit armé, ou de la commission d’un acte illicite, encourt une peine d’emprisonnement d’un à dix ans.

(...)

7) Qu’une victime de la traite des êtres humains ait donné ou non son consentement est indifférent pour la constitution de l’infraction pénale en question. »

Prostitution
Article 157

« 1) Toute personne qui, à des fins lucratives ou pour en tirer d’autres avantages, persuade par la ruse, recrute ou encourage une autre personne afin qu’elle fournisse des services sexuels, ou organise ou arrange la prestation de services sexuels par une autre personne encourt une peine d’emprisonnement de six mois à cinq ans.

2) Toute personne qui, à des fins lucratives, en recourant à la force ou à la menace, à la tromperie, à l’escroquerie, à l’abus d’autorité ou à l’abus d’une situation de précarité ou d’une relation de dépendance, contraint ou encourage une autre personne à fournir des services sexuels ou utilise les services sexuels de pareille personne à des fins de paiement alors qu’elle a connaissance ou devrait avoir connaissance des circonstances susmentionnées, encourt une peine d’emprisonnement d’un à dix ans.

(...)

3) que la personne qui a été persuadée par la ruse, recrutée, encouragée ou utilisée aux fins de la prostitution ait donné ou non son consentement ou s’y soit ou non déjà livrée est indifférent pour la constitution de l’infraction pénale visée. »

C. Code de procédure pénale

26. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (Zakon o kaznenom postupku, journal officiel nos 152/2008, 76/2009, 80/2011, 91/2012 et 143/2012) qui se sont appliquées à la procédure dirigée contre T.M. se lisent ainsi :

Article 2

« 1) Une procédure pénale n’est engagée et menée qu’à la demande du procureur compétent (...)

2) En ce qui concerne les infractions pénales passibles de poursuites publiques, le procureur compétent agit en qualité de procureur général ; en ce qui concerne les infractions pénales susceptibles de donner lieu à des poursuites privées, le procureur compétent est un procureur privé.

3) Sauf disposition contraire de la loi, le procureur général engage des poursuites pénales lorsqu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’une personne identifiée a commis une infraction pénale passible de poursuites publiques et lorsqu’aucun obstacle juridique ne s’oppose à l’ouverture de poursuites contre ladite personne.

(...) »

Article 9

« 1) Le tribunal et autres organes de l’État qui prennent part à la procédure pénale examinent et établissent avec un soin égal les faits à charge et à décharge (...) »

Article 16

« 1) Dans une procédure pénale, la victime et la partie lésée ont des droits qui sont énoncés dans le présent code.

2) La police, les enquêteurs, le procureur général et le tribunal doivent traiter avec un soin particulier la victime de l’infraction pénale [concernée]. Ces autorités doivent informer la victime [de ses droits] en vertu de l’alinéa 3 du présent article ainsi que des articles 43-46 du présent code et veiller aux intérêts de la victime lorsqu’elles adoptent des décisions concernant les poursuites contre l’accusé ou lorsqu’elles décident de mesures dans le cadre de la procédure pénale à laquelle la victime doit prendre part en personne.

3) Une victime souffrant de graves séquelles d’ordre physique ou psychique ou de graves conséquences résultant d’une infraction pénale est en droit de bénéficier gratuitement de l’aide professionnelle d’un conseiller conformément à ce qui est prévu par la loi.

(...) »

Article 38

« 1) Le pouvoir fondamental et la mission principale d’un procureur général consistent à poursuivre les auteurs d’infractions pénales passibles de poursuites publiques.

(...) »

1. Victime
Article 43

« 1) La victime d’une infraction pénale a :

1. le droit de bénéficier de manière effective d’une aide et d’un accompagnement professionnels, notamment psychologiques, dispensés par un organisme ou par une organisation venant en aide aux victimes d’infractions pénales conformément à ce qui est prévu par la loi ;

2. le droit de prendre part à la procédure pénale en qualité de partie lésée ;

(...)

3) Lorsqu’ils engagent la première action à laquelle participent les victimes, le tribunal [qui mène la procédure], un procureur général, un enquêteur et la police doivent informer la victime :

1. de ses droits tels que visés aux alinéas 1 et 2 du présent article et à l’article 44 du présent code,

2. des droits dont elle dispose en qualité de partie lésée. »

Article 45

« 1) La victime d’une infraction pénale attentatoire à sa liberté sexuelle et à sa moralité dispose, outre les droits visés aux articles 43 et 44 du présent code, des droits suivants :

1. le droit à une consultation gratuite avec un conseiller avant de faire sa déposition ;

2. le droit à ce que son interrogatoire par la police soit mené par un agent de même sexe ;

3. le droit de ne pas répondre à une question concernant sa vie strictement privée ;

4. le droit de demander à faire sa déposition au moyen de matériel audiovisuel en vertu de l’article 292 § 4) du présent code.

5. le droit à la confidentialité des données personnelles ;

6. le droit de demander à ce qu’une audience se tienne à huis clos.

2) Avant qu’une victime ne fasse sa déposition pour la première fois, le tribunal [qui mène la procédure], un procureur général, un enquêteur et la police doivent énoncer à la victime d’une infraction pénale telle que visée au paragraphe premier du présent article les droits que lui garantit cet article. »

2. Partie lésée
Article 47

« Dans une procédure pénale, une partie lésée est en droit :

1. de s’exprimer dans sa langue et de bénéficier des services d’un traducteur ;

(...)

3. d’être représentée par un avocat ;

4. d’exposer des faits et de produire des éléments probants ;

5. d’être présente à une audience lors de laquelle des éléments probants sont produits ;

6. d’être présente aux audiences, de prendre part à la présentation des éléments probants et de formuler des observations finales ;

7. de consulter le dossier de l’affaire et [d’examiner] les pièces [servant de preuves] ;

8. d’interjeter appel dans les conditions énoncées dans le présent code ;

(...)

9. d’être informée de l’issue de la procédure pénale. »

Article 438

« Un collège [de juges] peut décider de faire temporairement sortir l’accusé du prétoire lorsqu’un co-accusé ou un témoin refuse de témoigner en présence de l’accusé ou lorsque les circonstances montrent qu’un co-accusé ou un témoin [risque] de ne pas dire la vérité si l’accusé est présent.

(...) »

Article 449

« 1) Un jugement doit uniquement faire référence à une personne qui a été mise en accusation et uniquement à l’infraction pénale qui fait l’objet des charges énoncées dans l’acte d’accusation [initialement dressé] ou dans l’acte d’accusation tel qu’il a été modifié ou développé pendant l’audience.

2) Le tribunal n’est pas tenu par la qualification juridique de l’infraction que le procureur a retenue mais l’accusé ne peut pas être déclaré coupable d’une infraction plus grave que celle pour laquelle il a été mis en accusation.

(...) »

III. DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

A. Nations unies

1. La Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui

27. La Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui a été adoptée le 2 décembre 1949 et est entrée en vigueur le 25 juillet 1951. Elle a été ratifiée par la Croatie le 12 octobre 1992. La partie pertinente de cette disposition est ainsi libellée :

Article 1

« Les Parties à la présente Convention conviennent de punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d’autrui :

1) Embauche, entraîne ou détourne en vue de la prostitution une autre personne, même consentante ;

2) Exploite la prostitution d’une autre personne, même consentante. »

2. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes

28. La Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (« la CEDAW ») a été adoptée en 1979 par l’Assemblée générale des Nations unies et ratifiée par la Croatie le 9 septembre 1992. La partie pertinente de cette disposition se lit ainsi :

Article 6

« Les États parties prennent toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour réprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes. »

29. Le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, un organe expert instauré en 1982 et composé de vingt-trois experts du monde entier travaillant sur la question des droits des femmes, publie des recommandations générales et des rapports par pays.

Dans sa recommandation générale no 19 (11e session, 1992), le comité a admis que la pauvreté et le chômage forçaient de nombreuses femmes, y compris des jeunes filles, à se prostituer, et a reconnu le lien entre l’exploitation des femmes à des fins commerciales comme objets sexuels et les violences faites aux femmes.

Les observations générales nos 14 et 15 dressent les constats suivants :

« La pauvreté et le chômage accroissent les possibilités de trafic des femmes... [et] forcent de nombreuses femmes, y compris des jeunes filles, à se prostituer. »

30. Dans ses observations finales relatives à la Croatie en date du 28 juillet 2015 (CEDAW/C/HRV/CO/4-5), le Comité formule en particulier les recommandations suivantes :

Traite et exploitation de la prostitution

« 20. Tout en prenant note avec satisfaction des mesures et programmes législatifs et de politique générale destinés à garantir la protection effective des femmes et des filles qui sont victimes de la traite, le Comité est préoccupé par les faits ci-après :

a) Les responsables de la traite d’êtres humains sont souvent inculpés pour proxénétisme et non pour l’infraction plus grave de traite des personnes, ce qui se traduit par des taux étonnamment faibles de condamnations pour traite d’êtres humains ;

b) Les victimes de la prostitution sont parfois poursuivies au lieu de bénéficier du soutien approprié, alors que les personnes qui ont des relations sexuelles tarifées avec des victimes de la prostitution forcée et/ou de la traite ne sont pas toujours systématiquement poursuivies ou sanctionnées à la hauteur de leurs actes ;

c) Les mécanismes pour identifier les victimes de la traite en situation de risque aggravé sont inadaptés ;

d) Les systèmes de collecte de données sur les victimes de la traite, ventilées notamment par sexe, âge, appartenance ethnique et nationalité, sont inadaptés ;

e) Les foyers pour les personnes victimes de la traite et la formation des personnes qui y sont employées sont insuffisants ;

f) Les mesures prises pour faire face aux vulnérabilités et aux besoins spécifiques des victimes de la traite qui ne sont pas des nationaux sont insuffisantes.

21. Le Comité recommande ce qui suit à l’État partie :

a) Veiller à ce que les auteurs de traite d’êtres humains soient condamnés à des peines en rapport avec la gravité de leurs actes ;

b) Envisager des mesures pour décourager la demande de prostitution et veiller à ce que les femmes et les filles victimes de la traite qui ont été contraintes de se prostituer soient orientées vers des mécanismes de soutien adéquats plutôt que poursuivies par défaut, et à ce que les personnes qui ont eu des relations sexuelles tarifées avec des victimes de la traite soient poursuivies et dûment sanctionnées ;

c) Renforcer les mesures visant à identifier les femmes qui risquent d’être victimes de la traite et à leur apporter un soutien ;

d) Mettre en place des procédures et des systèmes de collecte de données ventilées sur les femmes victimes de la traite ;

e) Accroître les ressources humaines, techniques et financières consacrées aux foyers pour les victimes de la traite, afin d’augmenter à la fois leur nombre, en particulier dans les zones rurales, et la qualité de la prise en charge ainsi que des services juridiques et psychologiques dont ils disposent ;

f) Renforcer les mesures de soutien destinées aux femmes, y compris celles d’origine étrangère, qui souhaitent rompre avec la prostitution ;

g) Entreprendre une analyse des facteurs qui conduisent des femmes étrangères à se livrer à la prostitution, cela afin de renforcer les mesures destinées à remédier aux situations qui les rendent particulièrement vulnérables à la traite et à l’exploitation de la prostitution. »

3. Le Protocole de Palerme

31. Le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (« le Protocole de Palerme »), instrument additionnel à la Convention des Nations unies de 2000 contre la criminalité transnationale organisée, a été signé par la Croatie le 12 décembre 2000 et ratifié par elle le 24 janvier 2003.

Les notes interprétatives de la négociation du Protocole de Palerme indiquent toutefois que le Protocole ne définit ni les termes « exploitation de la prostitution d’autrui » ni les termes « autres formes d’exploitation sexuelle » et qu’il n’a donc pas d’incidences sur la façon dont les États parties traitent la question de la prostitution dans leur droit interne. Elles ajoutent que l’exploitation de la prostitution d’autrui et d’autres formes d’exploitation sexuelle relèvent de la traite des personnes.

Le Protocole de Palerme définit le travail forcé comme une forme d’exploitation.

L’assistance et la protection accordées aux victimes de la traite des personnes sont évoquées à l’article 6, ainsi formulé en ses parties pertinentes :

« 2. Chaque État Partie s’assure que son système juridique ou administratif prévoit des mesures permettant de fournir aux victimes de la traite des personnes, lorsqu’il y a lieu :

a) Des informations sur les procédures judiciaires et administratives applicables ;

b) Une assistance pour faire en sorte que leurs avis et préoccupations soient présentés et pris en compte aux stades appropriés de la procédure pénale engagée contre les auteurs d’infractions, d’une manière qui ne porte pas préjudice aux droits de la défense.

3. Chaque État Partie envisage de mettre en œuvre des mesures en vue d’assurer le rétablissement physique, psychologique et social des victimes de la traite des personnes (...)

(...)

5. Chaque État Partie s’efforce d’assurer la sécurité physique des victimes de la traite des personnes pendant qu’elles se trouvent sur son territoire.

(...) »

Article 3a)

« (...) le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes. »

4. La Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes

32. La Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes a été adoptée lors de la séance plénière de l’Assemblée générale des Nations unies du 20 décembre 1993. Elle reconnaît la prostitution forcée comme une forme de violence à l’égard des femmes.

Dans son article premier, elle précise que « les termes « violence à l’égard des femmes » désignent tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée ».

Son article 2b fait référence à « [l]a violence physique, sexuelle et psychologique (...) y compris le proxénétisme et la prostitution forcée ».

B. Conseil de l’Europe

La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains

33. La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains a été adoptée le 16 mai 2005 et est entrée en vigueur le 1er février 2008. Elle a été ratifiée par la Croatie le 5 septembre 2007.

Les parties pertinentes de cet instrument sont ainsi libellées :

Article 1 – Objet de la Convention

« 1 La présente Convention a pour objet :

ade prévenir et combattre la traite des êtres humains, en garantissant l’égalité entre les femmes et les hommes ;

bde protéger les droits de la personne humaine des victimes de la traite, de concevoir un cadre complet de protection et d’assistance aux victimes et aux témoins, en garantissant l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que d’assurer des enquêtes et des poursuites efficaces ;

cde promouvoir la coopération internationale dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains.

(...) »

Article 2 – Champ d’application

« La présente Convention s’applique à toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles soient nationales ou transnationales et liées ou non à la criminalité organisée. »

Article 4 – Définitions

« Aux fins de la présente Convention :

a « L’expression « traite des êtres humains » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation.

L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ;

b Le consentement d’une victime de la « traite d’êtres humains » à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa (a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa (a) a été utilisé ;

(...) »

Chapitre III – Mesures visant à protéger et promouvoir les droits des victimes, en garantissant l’égalité entre les femmes et les hommes

Article 10 – Identification des victimes

« 1 Chaque Partie s’assure que ses autorités compétentes disposent de personnes formées et qualifiées dans la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et dans l’identification des victimes, notamment des enfants, et dans le soutien à ces dernières et que les différentes autorités concernées collaborent entre elles ainsi qu’avec les organisations ayant un rôle de soutien, afin de permettre d’identifier les victimes dans un processus prenant en compte la situation spécifique des femmes et des enfants victimes (...) »

Article 12 – Assistance aux victimes

« 1 Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour assister les victimes dans leur rétablissement physique, psychologique et social. Une telle assistance comprend au minimum :

(...)

d des conseils et des informations, concernant notamment les droits que la loi leur reconnaît, ainsi que les services mis à leur disposition, dans une langue qu’elles peuvent comprendre ;

e une assistance pour faire en sorte que leurs droits et intérêts soient présentés et pris en compte aux étapes appropriées de la procédure pénale engagée contre les auteurs d’infractions ;

(...) »

Le rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains donne, dans ses paragraphes 83 et 84, la définition suivante de ce qu’il faut entendre par « abus de position de vulnérabilité » :

« 83. Par abus de position de vulnérabilité, il faut entendre l’abus de toute situation dans laquelle la personne concernée n’a d’autre choix réel et acceptable que de se soumettre. Il peut donc s’agir de toute sorte de vulnérabilité, qu’elle soit physique, psychique, affective, familiale, sociale ou économique. Cette situation peut être, par exemple, une situation administrative précaire ou illégale, une situation de dépendance économique ou un état de santé fragile. En résumé, il s’agit de l’ensemble des situations de détresse pouvant conduire un être humain à accepter son exploitation. Les individus abusant d’une telle situation commettent une violation flagrante des droits de la personne humaine et une atteinte à sa dignité et à son intégrité auxquelles il n’est pas possible de renoncer valablement. »

« 84. Les moyens envisagés sont donc divers : il peut s’agir (...) de violences commises par des proxénètes pour maintenir des prostituées sous leur joug, d’abus de la vulnérabilité d’un(e) adolescent(e) ou d’une personne adulte victime de violences sexuelles ou non, ou d’abus de la précarité et de la pauvreté d’une personne adulte désirant pour elle-même ou sa famille une situation qu’elle espère meilleure. Mais ces différents cas constituent davantage des différences de degré que de nature d’un phénomène qui peut toujours être qualifié de traite et qui repose sur l’utilisation de ces méthodes. »

IV. RAPPORTS CONCERNANT LA CROATIE

34. Dans ses observations, la requérante s’appuie, entre autres, sur le rapport suivant :

Département d’État des États-Unis

2017 Trafficking in Persons Report - Croatia, 27 June 2017 (rapport de 2017 sur la traite des êtres humains – Croatie, 27 juin 2017)

35. Les parties pertinentes de ce rapport sont ainsi formulées :

« Les juges ont continué de prononcer des peines clémentes pour le travail forcé et la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, et ont souvent écarté le témoignage des victimes pour manque de fiabilité parce qu’ils connaissaient mal la question de la traite des êtres humains.

(...)

RECOMMANDATIONS À L’INTENTION DE LA CROATIE

Enquêter avec rigueur et poursuivre les trafiquants présumés ; sanctionner les responsables de la traite, en particulier les trafiquants de main-d’œuvre, par des peines proportionnées à la gravité de leur crime ; former les juges afin que le système judiciaire comprenne la gravité du crime au moment de prononcer des peines et sensibiliser les juges au traumatisme secondaire qu’entraîne un témoignage dans une affaire de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle ; (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DE LA CONVENTION

36. La requérante soutient que le cadre juridique interne était inadéquat et que les autorités internes n’ont pas apporté une réponse procédurale appropriée à ses allégations selon lesquelles T.M. avait exercé sur elle des pressions pour qu’elle se prostituât ou l’avait exploitée par la prostitution. Elle reproche en particulier aux autorités internes de ne pas avoir éclairci l’ensemble des circonstances de la cause, de ne pas lui avoir assuré une participation appropriée à la procédure et de ne pas avoir correctement qualifié l’infraction. La requérante invoque les articles 3, 4 et 8 de la Convention. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, examinera ces griefs sous l’angle du seul article 4 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.

(...) »

A. Recevabilité

1. Respect de la règle des six mois

37. Le Gouvernement avance que la requête n’a pas été introduite dans le délai de six mois, qui a selon lui commencé à courir à la date à laquelle l’arrêt en appel a été signifié à la requérante, le recours constitutionnel que celle-ci avait formé ayant été déclaré irrecevable. Le Gouvernement soutient que dans l’affaire en cause, il n’existait aucune raison de saisir la Cour constitutionnelle puisque cette haute juridiction avait selon lui pour pratique constante de déclarer irrecevables les recours constitutionnels formés par des victimes ou des parties lésées dans les procédures pénales qui étaient dirigées contre des tiers. Partant, le Gouvernement estime que dans l’affaire de la requérante, la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention aux fins du calcul du délai de six mois n’est pas la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 10 juin 2014 mais le jugement du tribunal de comté du 21 janvier 2014. Il indique que le jugement du tribunal de comté ayant été signifié à la requérante le 28 février 2014 et celle-ci ayant introduit sa requête devant la Cour le 1er septembre 2014, le délai de six mois a été dépassé.

38. La requérante soutient qu’un recours constitutionnel faisait partie des voies de recours à épuiser. Elle ajoute que même si le délai de six mois est calculé à partir de la date de réception du jugement du tribunal de comté (le 28 février 2014), elle a respecté la règle des six mois dans la mesure où elle a saisi la Cour de sa requête le 27 août 2014.

39. La Cour n’a pas à se pencher sur la question de savoir si, en l’espèce, le recours constitutionnel faisait partie des voies de recours à épuiser aux fins de l’application de la règle des six mois. En particulier, même si, comme l’avance le Gouvernement, le délai doit être calculé à partir de la date à laquelle le jugement du tribunal de comté a été signifié à la requérante, la Cour note que ce jugement a été signifié à la requérante le 28 février 2014 (paragraphe 20 ci-dessus) et que celle-ci a introduit sa requête devant la Cour le 27 août 2014, et non le 1er septembre 2014 comme l’indique le Gouvernement (paragraphe 1 ci-dessus).

40. Compte tenu de ce qui précède, l’exception soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne un non-respect allégué du délai de six mois par la requérante doit être rejetée.

2. La qualité de victime de la requérante

41. Le Gouvernement soutient par ailleurs que la requérante n’a pas la qualité de victime devant la Cour, les autorités nationales lui ayant déjà reconnu le statut de victime de la traite des êtres humains et lui ayant apporté une assistance, un accompagnement et une aide à cet égard.

42. La requérante avance que le simple fait qu’on lui ait reconnu au niveau interne le statut de victime de la traite des êtres humains et qu’on lui ait procuré une certaine assistance ne saurait affecter sa qualité de victime devant la Cour. Elle soutient qu’elle s’est trouvée sans défense face à l’accusé, lequel aurait été remis en liberté, et que les autorités de l’État sont demeurées passives. Elle reproche en particulier à celles-ci de ne pas avoir éclairci toutes les circonstances de l’affaire et de ne pas avoir correctement qualifié l’infraction.

43. La Cour estime que les arguments avancés par le Gouvernement concernent plutôt la question de savoir si la requérante a reçu un accompagnement et une assistance en tant que victime de la traite des êtres humains. Cette question doit être considérée dans le cadre de l’examen du bien-fondé des griefs formulés par la requérante sur le terrain de l’article 4 de la Convention. La Cour rejette par conséquent l’exception soulevée par le Gouvernement.

3. Conclusion sur la recevabilité

44. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

45. La requérante allègue que le cadre juridique de la Croatie présente de sérieuses lacunes s’agissant des dispositions relatives à la traite des êtres humains et à l’exploitation de la prostitution. Elle mentionne un rapport de la Commission européenne qui exprimerait des préoccupations relativement au nombre des condamnations liées à la traite des êtres humains en Croatie, lequel apparaîtrait trop faible pour produire un effet dissuasif. Ce rapport exhorterait par ailleurs le gouvernement croate à prendre des mesures proactives afin de lutter contre la traite des êtres humains, notamment de former les juges, les procureurs ainsi que les autres fonctionnaires d’État concernés. La requérante s’appuie également sur les rapports des 20 juin 2014 et 27 juin 2017 établis par le Département d’État des États‑Unis au sujet de la traite des êtres humains en Croatie. Elle met en avant l’écart qui existerait entre le nombre de victimes de la traite des êtres humains en Croatie tel que rapporté par certains organismes internationaux (qui s’élèverait à environ 8 000 selon les rapports du Département d’État des États-Unis) et le chiffre qui aurait été communiqué par le Gouvernement (184 victimes, paragraphe 49 ci-dessous).

46. La requérante estime que la présente espèce met clairement en évidence toutes les lacunes du système judiciaire croate. Elle allègue ne pas avoir reçu d’exposé clair de ses droits en tant que victime et que les fonctionnaires qui se sont occupés de son affaire n’avaient pas été formés à la manière de traiter les victimes d’infractions à caractère sexuel. Elle reproche aux autorités compétentes de ne pas avoir enquêté et dûment apprécié tous les aspects de ses allégations relatives à T.M., notamment le dénuement financier et la dépendance économique à l’égard de T.M. dans lesquels elle se serait trouvée, l’usage qu’aurait fait T.M. à son égard de divers moyens de contrainte, par exemple lorsqu’il aurait profité de sa position de force et qu’il lui aurait expliqué qu’il avait été policier et qu’il disposait d’un arsenal d’armes, les menaces qu’il aurait proférées de s’en prendre aux membres de sa famille et à ses amis ou les fausses promesses qu’il aurait formulées de lui trouver un « emploi correct », qui auraient tous servi l’unique fin de l’exploitation sexuelle de la requérante.

47. Alors que, pendant la procédure pénale contre T.M., les tribunaux auraient établi qu’il avait exploité la requérante aux fins de la prostitution, T.M. n’aurait pas été condamné pour la moindre infraction pénale. De plus, le procureur général n’aurait pas requalifié l’infraction pénale qu’aurait commise T.M., celui-ci ayant été accusé et poursuivi uniquement pour une forme aggravée de l’infraction de proxénétisme qui impliquait un usage de la force et les juridictions nationales ayant jugé que cette circonstance aggravante faisait défaut. Or, selon la pratique bien établie, le tribunal de jugement aurait aussi été habilité à requalifier les charges retenues contre T.M. en infraction pénale moins grave que celle dont il avait été accusé.

48. Le Gouvernement assure que le système juridique croate comprend des dispositions claires et précises qui érigent en infractions pénales des actes tels que celui consistant à contraindre autrui à se prostituer, à encourager autrui à se prostituer ou à permettre à autrui de se prostituer dans le cadre d’un dispositif organisé. Il ajoute qu’il existe dans le droit croate des dispositions procédurales précises qui permettent d’engager efficacement des poursuites pour tous les actes délictueux relatifs à la prostitution.

49. Le Gouvernement mentionne par ailleurs divers documents de stratégie visant la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains. Selon lui, depuis la publication de ces documents en 2002, 184 victimes de cette traite ont été identifiées. En 2002, le Gouvernement aurait mis en place la commission nationale pour la répression de la traite des êtres humains, l’équipe opérationnelle pour la répression de la traite des êtres humains ainsi que quatre « équipes mobiles » régionales chargées d’apporter aide et protection aux victimes de la traite ; ces équipes, disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, seraient composées de représentants des centres d’aide sociale, de la Croix-Rouge croate et d’organisations non gouvernementales actives dans la lutte contre la traite des êtres humains. Les membres de ces équipes seraient tenus de suivre une formation spécialisée systématique organisée par l’office national des droits de l’homme et des droits des minorités nationales.

50. Concernant la présente espèce, le Gouvernement indique que si T.M. n’a pas été condamné, c’est parce que les preuves n’étaient pas suffisantes. L’unique élément contre T.M. aurait été la déposition de la requérante. Le Gouvernement dit avoir analysé en détail la déposition faite par la requérante devant le tribunal de jugement et assure que ce tribunal ainsi que la cour d’appel ont expliqué de manière exhaustive pourquoi ils avaient estimé que les déclarations de la requérante n’étaient pas entièrement crédibles et les avaient écartées.

2. Appréciation de la Cour

a) Application de l’article 4 de la Convention

51. Concernant l’applicabilité de l’article 4, la Cour se réfère aux principes et considérations énoncés dans les affaires Rantsev et Siliadin (Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 273-281, CEDH 2010 (extraits), et Siliadin c. France, no 73316/01, §§ 112-120, CEDH 2005‑VII).

52. Au sujet de la présente espèce, la Cour note que la requérante a allégué devant les autorités internes qu’elle avait été psychologiquement et physiquement contrainte par T.M. à prendre part à un réseau de prostitution qui aurait été organisé par lui. Pendant la procédure interne, la requérante a aussi allégué que T.M. avait défini le tarif que devaient acquitter les clients de la requérante et qu’elle avait remis à T.M. la moitié de l’argent qu’elle avait gagné en se prostituant (paragraphe 9 ci-dessus). Ces éléments ont conduit à la reconnaissance par les autorités nationales de son statut de victime de la traite des êtres humains (paragraphe 12 ci-dessus).

53. Les juridictions nationales ont établi qu’il était incontestable que T.M. avait remis à la requérante un téléphone mobile afin que les clients pussent prendre contact avec elle pour des services sexuels et que T.M. avait conduit la requérante auprès de clients ou que celle-ci avait délivré des prestations sexuelles dans l’appartement qu’elle occupait avec lui (paragraphe 18 ci-dessus).

54. Il est indubitable que la traite et l’exploitation de la prostitution portent atteinte à la dignité humaine et aux libertés fondamentales de leurs victimes et qu’elles ne peuvent être considérées comme compatibles avec une société démocratique ni avec les valeurs consacrées dans la Convention. Eu égard à l’obligation qui est la sienne d’interpréter la Convention à la lumière des conditions de vie actuelles, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si les traitements ici en cause constituent de l’« esclavage », de la « servitude » ou un « travail forcé ou obligatoire ». Elle conclut au contraire qu’en elle-même la traite des êtres humains, de même que l’exploitation de la prostitution, au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme, de l’article 4 a) de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe et de l’article 1 de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui et de la CEDAW (paragraphes 27, 28, 31 et 33 ci-dessus) relèvent de la portée de l’article 4 de la Convention et elle examinera donc la présente espèce sous l’angle de cette disposition. À cet égard, peu importe que la requérante soit dans les faits une ressortissante de l’État défendeur et que l’affaire soit dépourvue d’élément international puisque l’article 2 de la convention anti‑traite s’applique à « toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles soient nationales ou transnationales » (paragraphe 33 ci-dessus) et que la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui fait référence à l’exploitation de la prostitution en général (paragraphe 27 ci-dessus).

b) Les principes généraux de l’article 4

55. Les principes généraux pertinents régissant l’application de l’article 4 de la Convention dans le contexte particulier de la traite des êtres humains et du travail forcé sont énoncés dans les arrêts Rantsev (précité, §§ 272-289) et Chowdury et autres c. Grèce (no 21884/15, §§ 86-91, 30 mars 2017). La Cour rappelle qu’avec les articles 2 et 3, l’article 4 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Siliadin, précité, § 82). L’article 4 § 1 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et, d’après l’article 15 § 2, ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (C.N. c. Royaume-Uni, no 4239/08, § 65, 13 novembre 2012).

56. Dans l’arrêt Rantsev, la Cour a relevé que la traite des êtres humains était souvent qualifiée de forme moderne d’esclavage. Elle en a conclu que la traite portait en elle-même atteinte à la dignité humaine, qu’elle était incompatible avec une société démocratique ainsi qu’avec les valeurs consacrées par la Convention et qu’elle relevait donc du champ de l’interdiction posée par l’article 4 sans qu’il fût nécessaire de déterminer si elle devait être qualifiée d’« esclavage », de « servitude » ou de « travail forcé ». Les éléments constitutifs de la traite des personnes – à savoir le fait de traiter des êtres humains comme des biens, d’exercer sur eux une étroite surveillance, de limiter leur liberté de circulation, de leur faire subir des actes de violence et des menaces ainsi que des conditions de vie et de travail épouvantables sans les rémunérer ou contre une faible rémunération – relèvent de ces trois qualifications (Rantsev, précité, §§ 279-282 ; voir également J. et autres c. Autriche, no 58216/12, § 104, 17 janvier 2017).

57. Dans son arrêt Siliadin, la Cour a confirmé que l’article 4 imposait aux États membres l’obligation positive spécifique de pénaliser et de poursuivre effectivement tout acte visant à réduire un individu en esclavage ou en servitude ou à le soumettre à un travail forcé ou obligatoire (précité, §§ 89 et 112 ; voir également C.N. et V. c. France, no 67724/09, § 105, 11 octobre 2012 ; C.N. c. Royaume-Uni, précité, § 66, et L.E. c. Grèce, no 71545/12, § 65, 21 janvier 2016).

58. En conséquence, les États sont tenus par l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant la traite et de prendre des mesures pour protéger les victimes de manière à garantir une approche globale en la matière, comme l’exigent le Protocole de Palerme et la convention anti-traite (Rantsev, précité, § 285, et L.E. c. Grèce, précité, § 66). Les États doivent également former comme il se doit les représentants de la loi et les agents des services d’immigration (Rantsev, précité, § 287) et mener une enquête approfondie (J. et autres, précité, § 104).

59. La Cour souligne en particulier que de même que les articles 2 et 3, l’article 4 impose une obligation procédurale d’enquêter lorsqu’il existe des motifs crédibles de soupçonner que les droits d’une personne garantis par cette disposition ont été méconnus (C.N. c. Royaume-Uni, précité § 69). La jurisprudence de la Cour montre que les obligations procédurales découlant des articles 2 et 3 de la Convention peuvent aller au-delà de la phase d’enquête dans des situations où les mauvais traitements allégués ont été perpétrés par des agents de l’État aussi bien que dans celles où ils ont été commis par des particuliers (pour les agents de l’État, voir, par exemple, Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, 8 avril 2008 ; et pour les particuliers, voir Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 77, 25 juin 2009, ainsi que Baştürk c. Turquie, no 49742/09, § 26, 28 avril 2015). La Cour a dit que lorsque l’enquête a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales, c’était l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui devait être prise en compte. S’il n’existe pas d’obligation de résultat supposant que toute poursuite doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les juridictions nationales ne sauraient en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie et de graves atteintes à l’intégrité physique et mentale. Le point important que la Cour doit vérifier est donc celui de savoir si et dans quelle mesure ces juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis les cas dont elles se trouvaient saisies à l’examen scrupuleux exigé par les articles 2 et 3 de la Convention, afin d’assurer que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se devait de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie et de l’interdiction des mauvais traitements ne fussent pas amoindries (Beganović, précité, § 77, s’appuyant sur Ali et Ayşe Duran, également précité, §§ 61 et 62).

60. Il en va de même dans le contexte des obligations procédurales découlant de l’article 4 de la Convention, comme l’a confirmé l’affaire Chowdury et autres, dans laquelle la Cour a dit que l’obligation d’enquêter effectivement liait les autorités de poursuite et les autorités judiciaires. Lorsque ces autorités ont établi qu’une personne avait été victime de la traite, elles doivent prendre, dans leurs champs de compétences respectifs, toutes les mesures nécessaires découlant de l’application des textes répressifs pertinents (Chowdury et autres, précité, §§ 68 et 116). L’obligation d’enquêter ne dépend pas d’une plainte de la victime : dès lors que des allégations de traite ont été portées à leur attention, les autorités doivent agir d’office. Pour être effective, l’enquête doit être indépendante des personnes impliquées dans les faits. Elle doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. La victime doit être associée à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de ses intérêts légitimes (L.E. c. Grèce, précité, § 68).

c) Application de ces principes au cas d’espèce

61. La Cour note que les griefs formulés par la requérante comportent trois aspects. Le premier est le point de savoir s’il existait un cadre légal et réglementaire approprié pour la protection des droits de la requérante tels que garantis par l’article 4 de la Convention ; le deuxième est celui de savoir si la requérante a reçu une assistance et un accompagnement appropriés de nature à atténuer la crainte et les pressions auxquelles elle aurait à faire face pendant son témoignage contre T.M, et le troisième est celui de savoir si, dans l’application de ce cadre à son cas particulier, les autorités nationales se sont conformées à leurs obligations procédurales.

i. Sur l’existence d’un cadre légal et réglementaire approprié

62. En droit international, la prostitution, l’exploitation sexuelle et la traite des êtres humains sont étroitement liées. Pour s’acquitter des obligations que leur impose l’article 4 de la Convention, les États doivent mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant le travail forcé ou obligatoire, la servitude et l’esclavage (Siliadin, précité, §§ 89 et 112, et Rantsev, précité, § 285). Les États membres devraient également être tenus de veiller à ce que leur droit pénal comporte des dispositions efficaces pour les affaires de prostitution forcée. Dans ces affaires comme dans celles qui concernent des actes tels que le viol et les abus sexuels, des valeurs fondamentales, la dignité humaine et des aspects essentiels de la vie privée sont en jeu (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 27, série A no 91, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 150, CEDH 2003‑XII).

63. Au niveau international, européen et national, il existe un vaste corpus de textes législatifs qui qualifient l’exploitation sexuelle d’infraction pénale, y compris si elle est perpétrée avec le consentement de la personne exploitée (paragraphes 27, 28, 31 et 32 ci-dessus). Il est également largement admis qu’il est préférable d’aider les victimes de l’exploitation de la prostitution par des mesures de soutien appropriées plutôt que de les poursuivre (paragraphes 31 et 33).

64. Ainsi, en l’espèce, pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 4, il faut prendre pour point de départ le cadre juridique interne et son application au cas de la requérante (Rantsev, précité, § 284 et C.N. et V. c. France, précité, § 105).

65. La Cour note que la prostitution est illégale en Croatie. Le droit pénal y érige en infractions tant l’exploitation de la prostitution, qui inclut la prostitution forcée comme forme aggravée de l’exploitation de la prostitution, que l’offre personnelle de services sexuels (paragraphes 24 et 25 ci-dessus). Les infractions pénales de traite des êtres humains, d’esclavage et de travail forcé ainsi que l’infraction pénale de prostitution étaient réprimées par le code pénal au moment où les faits allégués ont été commis et où la procédure pénale en cause a été conduite, et le demeurent encore aujourd’hui. Le consentement d’une victime est indifférent pour la constitution de l’infraction pénale de traite des êtres humains et depuis 2013, le code pénal en dispose expressément de même pour le proxénétisme. De surcroît, depuis 2013, l’achat de services sexuels est considéré comme un acte délictueux. Pour toutes les infractions susmentionnées, les poursuites doivent être engagées par le parquet général.

66. Le code de procédure pénale de la Croatie renferme également des dispositions relatives aux droits des victimes d’infractions pénales et en particulier des victimes d’infractions attentatoires à la liberté sexuelle (voir les dispositions pertinentes du code de procédure pénale citées au paragraphe 26 ci-dessus).

67. De surcroît, le gouvernement croate a adopté divers documents de stratégie visant la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et a mis en place des équipes spécialisées chargées de venir en aide aux victimes de la traite des êtres humains (paragraphe 49 ci-dessus).

68. La Cour estime par conséquent qu’au moment où l’infraction alléguée a été commise et où des poursuites ont été engagées, il existait en Croatie un cadre juridique adéquat de nature à permettre qu’elle fût examinée dans le contexte de la traite des êtres humains, de la prostitution forcée et de l’exploitation de la prostitution. La Cour observe également que depuis lors, ce cadre a été encore amélioré (paragraphe 25 ci-dessus).

ii. L’aide apportée à la requérante

69. La Cour note que le Gouvernement allègue qu’un ensemble de droits accompagnant le statut de victime de la traite des êtres humains qui a été reconnu à la requérante ont été exposés à cette dernière et que celle-ci a reçu différentes formes d’accompagnement et d’aide, et notamment le droit de bénéficier de conseils et d’une aide judiciaire gratuite ainsi que le droit de témoigner au procès hors de la présence de l’auteur de l’infraction (paragraphe 12 ci-dessus). La requérante conteste ces affirmations en termes généraux sans indiquer exactement quels droits ou quelles formes d’aide lui auraient été refusés (paragraphe 46 ci-dessus).

70. La Cour note par ailleurs que la requérante n’a jamais soulevé d’objection ni déposé de plainte en ce qui concerne la conduite des autorités nationales, y compris celle du tribunal qui a mené la procédure pénale contre T.M., ou de toute autre autorité, et qu’elle n’a pas non plus formulé la moindre doléance au sujet de ses droits en tant que victime de la traite des êtres humains, ou de l’assistance, de l’accompagnement et de toute forme de conseils qui lui auraient été prodigués ou dont elle n’aurait au contraire pas bénéficié.

71. Pendant le procès, la requérante fut informée de la possibilité pour elle de prendre contact avec le service chargé, au sein du tribunal pénal de Z, d’organiser et d’apporter l’aide aux témoins et aux victimes. Les coordonnées de ce service lui furent également communiquées (paragraphe 12 ci-dessus). Rien n’indique que celle-ci ait pris contact avec ce service.

72. Dans ces circonstances, la Cour admet que la requérante a effectivement reçu l’accompagnement et l’assistance que décrit le Gouvernement. Pour commencer, son statut de victime de la traite des êtres humains fut reconnu. En qualité de victime, elle bénéficia d’un suivi assuré par la Croix-Rouge croate ainsi que d’une aide judiciaire gratuite apportée par le programme financé et appuyé par l’État et mis en œuvre par une organisation non gouvernementale. Qui plus est, dès que la requérante en eut fait la demande, l’accusé fut extrait du prétoire et la requérante put témoigner sans qu’il fût présent.

iii. Sur le point de savoir si les autorités de l’État ont honoré leurs obligations procédurales

73. La Cour recherchera ensuite si les règles et pratiques litigieuses – en particulier le respect par les autorités nationales des règles procédurales pertinentes et la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre en l’espèce – ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations procédurales s’imposant à l’État défendeur en vertu de l’article 4 de la Convention (C.N. c. Royaume-Uni, précité, § 51).

74. La Cour observe que la requérante a allégué devant les autorités internes qu’elle avait été psychologiquement et physiquement contrainte par T.M. à se prostituer (paragraphes 6, 9 et 16 ci-dessus). Cela a conduit les autorités nationales à lui reconnaître le statut de victime de la traite des êtres humains (paragraphe 12 ci-dessus). Ces circonstances entraînaient pour l’État l’obligation, découlant du volet procédural de l’article 4, de mener une enquête en bonne et due forme sur les allégations de la requérante (Rantsev, précité, § 252, et aussi paragraphes 58-60 ci-dessus).

75. Le point important sur lequel la Cour doit faire porter son examen est celui de savoir si et dans quelle mesure les autorités de poursuite, dans l’accomplissement de leurs actes, et les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas porté devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 4 de la Convention, de manière à préserver la force de dissuasion du système judiciaire en place ainsi que l’importance du rôle qu’il est appelé à jouer dans la prévention des violations des droits protégés par l’article 4 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 66, CEDH 2006‑XII (extraits)).

76. En ce qui concerne les mesures prises par les autorités nationales, la Cour reconnaît que la police et les autorités de poursuite ont agi avec promptitude, en particulier pour l’exécution des perquisitions du domicile de T.M., l’interrogatoire de la requérante et la mise en accusation de T.M.

77. D’un autre côté, force est pour la Cour de constater que les seuls témoins qui ont été interrogés pendant l’enquête et qui ont été entendus lors du procès étaient la requérante elle-même ainsi que son amie M.I. S’il est vrai que M.I. n’a pas complètement corroboré les déclarations de la requérante, la Cour note qu’il apparaît que ce fut à la mère de M.I. et non à M.I. elle-même que la requérante demanda de l’aide et à laquelle elle parla au téléphone le jour où elle s’était enfuie de l’appartement qu’elle occupait avec T.M. Immédiatement après avoir échappé à T.M., la requérante séjourna pendant plusieurs mois chez M.I. et la mère de celle-ci. Les autorités d’enquête ne recueillirent toutefois pas la déposition de la mère de M.I. Elles n’interrogèrent pas non plus le petit ami de M.I., un dénommé T.R., qui avait conduit la requérante depuis l’appartement en question jusqu’au domicile de M.I. et de la mère de celle-ci.

78. Ces éléments, conjugués à ceux qui se trouvent énumérés ci-dessous, montrent que les autorités nationales n’ont pas sérieusement cherché à mener une enquête approfondie sur toutes les circonstances pertinentes ni à recueillir toutes les preuves disponibles. Elles ne se sont pas davantage efforcées d’identifier, aux fins de les interroger, les clients de la requérante, en particulier le premier individu auprès duquel T.M. l’avait conduite. Elles n’ont pas non plus entendu ni la mère de la requérante ni le propriétaire ou les voisins de la requérante et de T.M., lesquels auraient tous pu avoir connaissance d’éléments pertinents concernant la véritable relation qui existait entre T.M et la requérante ainsi que les allégations de coups et d’enfermement dans l’appartement.

79. La Cour prend note des allégations formulées par la requérante au sujet de sa dépendance économique à l’égard de T.M. et des diverses formes de contrainte dont il aurait usé contre elle, par exemple lorsqu’il aurait affirmé qu’en tant qu’ancien policier il disposait d’un « arsenal d’armes », qu’il l’aurait menacée de s’en prendre à sa famille et qu’il l’aurait manipulée avec de fausses promesses de lui trouver un « emploi correct » (paragraphe 9 ci-dessus), ainsi que des déclarations faites par M.I. selon lesquelles la requérante se serait trouvée dans une grande détresse et qu’elle aurait eu peur de T.M., lequel aurait continué de la menacer par le biais du le site du réseau social pendant la période où elle était hébergée chez M.I. (paragraphe 10 ci-dessus). Rien n’indique que les autorités nationales aient sérieusement cherché à mener une enquête approfondie sur ces circonstances, lesquelles étaient toutes pertinentes lorsqu’il s’agissait de définir si T.M. avait contraint la requérante à se prostituer. Il apparaît qu’il n’a été tenu aucun compte du fait qu’à l’occasion de la perquisition du domicile de T.M., la police avait trouvé plusieurs pièces de fusils automatiques (paragraphe 8 ci-dessus). Les juridictions nationales n’ont pas dûment prêté attention à ces éléments et ont conclu que la requérante s’était prostituée de son plein gré. Qui plus est, la Cour note qu’au regard du droit croate, de la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui et de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, le consentement de la victime est indifférent (paragraphes 24-25, 27 et 33 ci-dessus).

80. La Cour relève en outre que les juridictions nationales ont écarté le témoignage de la requérante pour manque de fiabilité parce qu’elles ont estimé que sa déposition avait été incohérente, que la requérante n’avait pas été sûre d’elle, qu’elle avait marqué des pauses et qu’elle avait eu des hésitations lorsqu’elle s’était exprimée (paragraphes 18 et 35 ci-dessus). Les autorités nationales n’ont pas cherché à apprécier l’impact éventuel du traumatisme psychologique sur la capacité de la requérante à relater avec cohérence et clarté les circonstances dans lesquelles elle avait été exploitée. La Cour, compte tenu de la vulnérabilité des victimes d’infractions à caractère sexuel, admet également que la confrontation avec T.M. dans le prétoire ait pu perturber la requérante, même si T.M. a ensuite été conduit hors du prétoire (paragraphe 15 ci-dessus).

iv. Conclusion

81. En conclusion, la Cour considère que les éléments susmentionnés démontrent que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les autorités compétentes de l’État n’ont pas honoré les obligations procédurales que leur imposait l’article 4 de la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 4 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

82. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

83. La requérante réclame 20 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

84. Le Gouvernement soutient que la demande présentée par la requérante au titre du préjudice moral est infondée, excessive et non étayée.

85. Au vu de l’ensemble des circonstances de la présente affaire, la Cour reconnaît que la requérante a subi un préjudice moral que le seul constat d’une violation ne suffit pas à réparer. Statuant en équité, compte tenu du caractère purement procédural de la violation, la Cour alloue à la requérante 5 000 EUR au titre du préjudice moral (comparer avec C.N. c. Royaume‑Uni, précité, § 90).

B. Frais et dépens

86. La requérante réclame par ailleurs 4 376,15 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

87. Le Gouvernement avance que la requérante a été représentée par un avocat qui aurait été mis à sa disposition par une organisation non‑gouvernementale et dont les services auraient été financés par l’État. Il soutient également que la demande de la requérante pour frais et dépens est non étayée et excessive.

88. La Cour note que la requérante ne réfute pas l’argument avancé par le Gouvernement selon lequel son avocat a déjà été rémunéré sur les deniers de l’État. Dans ces conditions, la Cour rejette la demande pour frais et dépens formulée par la requérante.

C. Intérêts moratoires

89. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 4 de la Convention en son volet procédural ;

3. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros) pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en kunas croates (HRK) au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 19 juillet 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposLinos-Alexandre Sicilianos
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Koskelo.

L.A.S.
A.C.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KOSKELO

1. Je regrette de ne pouvoir être d’accord avec la majorité dans la présente espèce, que ce soit sur la recevabilité ou sur le fond.

A. Sur la recevabilité

2. J’ai voté contre la déclaration de recevabilité de la requête. La conclusion de recevabilité adoptée par la majorité est à mon avis erronée à la lumière du grief tel qu’il a été soumis à la Cour. J’estime que la majorité a examiné l’affaire sur la base de faits que la requérante n’a ni exposés ni invoqués dans son grief devant la Cour. Ce faisant, la majorité est sortie de l’objet du litige dont la Cour a été saisie et a outrepassé les limites de sa compétence.

3. Je voudrais rappeler pour commencer que, comme la Grande Chambre de la Cour l’a souligné récemment, un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et est limité par ces faits. La Convention n’habilite pas la Cour à se saisir de faits non mentionnés par le requérant et à en vérifier la compatibilité avec la Convention. Il est fondamental que l’objet d’une affaire devant la Cour demeure délimité par les faits tels qu’exposés par le requérant, parce que si la Cour venait à se prononcer sur la base de faits non visés par le grief, elle statuerait au-delà de l’objet de l’affaire et outrepasserait sa compétence en tranchant des questions qui ne lui auraient pas été « soumises », au sens de l’article 32 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 108, 113, 121, 123 et 126, 20 mars 2018).

4. Dans la présente espèce, la requérante a soulevé son grief (dont une traduction a été fournie, ce qui est très rare) sous l’angle des articles 3, 6 et 8 (mais non de l’article 4). La base factuelle invoquée est une allégation selon laquelle T.M., que la requérante accusait de l’avoir contrainte à se prostituer, n’avait pas été condamné par les juridictions internes bien que celles-ci eussent établi que l’existence des éléments constitutifs d’une forme moins grave de l’infraction pénale dénoncée, c’est-à-dire l’infraction de proxénétisme (dans laquelle l’auteur ne fait pas usage de la force), avait été prouvée. Selon la jurisprudence établie, la Convention ne garantit nullement le droit d’obtenir la condamnation pénale d’une personne donnée (Jávor et autres c. Hongrie (déc.), no 11440/02, 25 août 2005). Cette position est pertinente pour les griefs formulés par la requérante au titre des articles 3 et 6, ainsi que pour son grief selon lequel l’acquittement de T.M. a emporté violation de sa vie privée et plus spécifiquement de son intégrité physique.

5. Outre les griefs spécifiques susmentionnés, la requérante s’est contentée d’une introduction libellée dans les termes suivants :

« L’État doit prendre des mesures adéquates en vue de sanctionner ceux qui agissent de manière illégale. Ainsi, lorsqu’une personne dépose une plainte pénale, l’État est tenu par l’obligation « procédurale » d’enquêter sur l’affaire, puis, après l’enquête, de poursuivre les auteurs, et, si ceux-ci sont reconnus coupables, de les sanctionner en application de la loi ».

Ces déclarations ne sont rien de plus que des références abstraites aux obligations légales imposées aux états par le volet procédural de l’article 3.

6. Comme l’a dit la Cour, il ne suffit pas que le requérant invoque le droit de la Convention dans l’abstrait. Un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. Le requérant est tenu non seulement d’invoquer une norme juridique mais aussi d’indiquer la base factuelle sur laquelle repose son grief ainsi que la nature de la violation alléguée (Allan c. Royaume-Uni (déc.), no 48539/99, 28 août 2001).

7. Ainsi, le grief formulé par le requérant doit contenir les paramètres factuels nécessaires pour que la Cour puisse définir la question qu’elle est appelée à examiner. Cette exigence revêt une importance fondamentale parce que la Cour ne peut avoir pour rôle d’agir d’office et parce qu’il est indispensable de veiller au caractère contradictoire de la procédure devant la Cour. Celui-ci est prescrit par l’article 38 de la Convention, selon lequel la Cour examine l’affaire de façon contradictoire « avec » les représentants des parties, ainsi que par le règlement (l’article 54 § 2 b) en particulier). Le gouvernement défendeur doit être en mesure de savoir, sur la base du grief tel que soumis par le requérant, quelles sont les questions que la Cour pourrait se trouver appelée à examiner.

8. Dans la présente espèce, la majorité a entrepris de se pencher et de statuer sur des questions auxquelles la requérante n’avait pas fait la moindre référence dans sa requête, ni même dans ses observations ultérieures devant la Cour. En particulier, la requérante n’a pas formulé de grief relativement à des carences de l’enquête, ni évoqué la moindre lacune dans le recueil des éléments de preuve par les autorités internes, pas plus qu’elle n’a mentionné de possibles omissions concernant d’éventuels témoins supplémentaires. Le gouvernement défendeur a ainsi été privé de toute possibilité de formuler des observations au sujet des éléments sur lesquels la majorité a fait reposer sa conclusion de manquement aux obligations procédurales découlant de l’article 4.

9. Je reconnais que la requérante se trouve dans une situation de vulnérabilité, mais elle a bénéficié de l’assistance d’un avocat professionnel pendant toute la procédure interne ainsi que devant la Cour. Je ne vois pas ce qui pourrait justifier que la Cour laisse de côté des principes de procédure élémentaires. À mon avis, la Cour n’est pas compétente pour examiner des questions qui n’ont pas été soulevées par le requérant, et il n’y a pas de raison que la présente espèce permette que l’on déroge à une règle aussi fondamentale.

10. Il est grave de ne pas respecter les limites posées à la compétence de la Cour par la teneur du grief parce que cela fausse le rôle de la Cour et amoindrit le caractère contradictoire de la procédure, qui est essentiel pour l’autorité et la légitimité d’une institution habilitée à prononcer des arrêts ayant force obligatoire. Si la Cour manque de cohérence à cet égard, elle manque aussi à l’impératif de traiter de manière égale les requérants qui s’adressent à elle. Les requérants doivent admettre que la Cour ne poussera pas son examen au-delà du grief qu’ils lui ont effectivement soumis, et cela devrait s’appliquer à tous les requérants.

B. Sur le fond

11. Concernant le fond de l’affaire, mon opinion dissidente obéit à deux motifs distincts. En premier lieu, je désapprouve la manière dont la majorité utilise la présente espèce comme une occasion d’élargir la portée de l’article 4. En second lieu, je m’oppose à la manière dont la majorité endosse d’office le rôle d’examinateur direct, ou de « première instance », de la qualité du déroulement de la procédure pénale interne.

12. Je note pour commencer qu’au niveau interne, la requérante a déposé une plainte pénale dans laquelle elle alléguait qu’elle avait été contrainte à se prostituer. Les décisions définitives rendues par les juridictions internes ont toutefois établi que l’élément de contrainte n’avait pas été prouvé. Dans sa requête, la requérante a invoqué l’article 3.

13. Je souhaiterais donc rappeler que la Cour a dit que la prostitution était incompatible avec l’article 3 de la Convention dès lors qu’elle était contrainte (V.T. c. France, no 37194/02, § 25, 11 septembre 2007). Dans le même temps, la Cour reconnaît qu’il n’existe pas de consensus entre les états membres du Conseil de l’Europe au sujet d’autres formes de prostitution et ne prend donc pas position sur le point de savoir si la prostitution en elle-même est incompatible avec l’article 3 (ibidem, § 24).

14. En l’espèce, la majorité a choisi d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 4 de la Convention. La raison de ce choix n’est ni évidente ni explicitée, mais peut être liée au fait que l’existence d’un élément de contrainte n’a pas été établie dans une décision interne définitive, conjugué à la volonté d’introduire un changement dans la jurisprudence par le biais d’une interprétation inhabituelle de la disposition susmentionnée.

1. La portée de l’article 4

15. Dans l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (cité au paragraphe 51 du présent arrêt), la Cour a dit que la traite d’êtres humains, au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme et de l’article 4 a) de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe, rel[evait] de la portée de l’article 4 de la Convention (Rantsev, § 282). Les mots figurant en italiques sont importants, parce qu’ils établissent un lien entre la portée de l’article 4 et la définition de la traite des êtres humains telle qu’énoncée dans les dispositions mentionnées (citées aux paragraphes 31 et 33 du présent arrêt) et limitent cette portée en conséquence.

16. Il importe de noter que la définition de la traite des êtres humains qui est donnée dans les instruments susmentionnés se compose de trois éléments cumulatifs qui doivent tous être réunis, à savoir l’« action », les « moyens », et le « but »[1]. L’« action » englobe le « recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes ». Les « moyens » sont « la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre ». Enfin, le but est l’« exploitation ». Cette dernière n’est pas définie mais elle « comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ».

17. Trois points sont particulièrement essentiels. En premier lieu, dans les instruments susmentionnés invoqués dans l’arrêt Rantsev, les notions d’« exploitation de la prostitution d’autrui » et « d’autres formes d’exploitation sexuelle » ne sont pertinentes qu’en tant que composantes de l’élément correspondant au « but » dans la définition de la traite. En deuxième lieu, les termes « exploitation de la prostitution d’autrui » et « d’autres formes d’exploitation sexuelle » ne sont pas définis dans ces instruments. Il s’agit là d’un choix délibéré visant à permettre que ces instruments n’aient pas d’incidences sur la façon dont les États Parties traitent la question de la prostitution dans leur droit interne[2]. En troisième lieu, s’il est vrai que selon l’article 4b) de la convention anti-traite, le consentement de la victime est indifférent, cela n’a pas pour effet de diluer les éléments correspondant aux « moyens » dans la définition de la traite. Au contraire, cette disposition indique que « [l]e consentement d’une victime de la « traite d’êtres humains » à l’exploitation envisagée (...) est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés (...) a été utilisé ». En d’autres termes, le consentement de la victime ne constitue pas une défense valable, et ne peut avoir pour effet de disculper l’auteur dès lors qu’il est établi que l’élément correspondant aux « moyens » est présent (paragraphe 79 du présent arrêt, dans lequel il apparaît que la majorité fait une confusion entre ces questions ; en l’espèce, les juridictions internes n’ont pas trouvé qu’il existait des éléments de preuve suffisants pour établir que la requérante avait été contrainte à se prostituer, de sorte que la question du consentement, c’est-à-dire le point de savoir si le consentement a pu ou non constituer une défense valable, n’a même pas pu se poser).

18. Si dans l’arrêt Rantsev, la Cour a pris soin de lier son interprétation de la portée de l’article 4 expressément et exclusivement à la notion de traite des êtres humains telle que la définissent le Protocole de Palerme et la convention anti-traite, la majorité en l’espèce est allée largement au-delà de cette position en disant que la traite et l’exploitation de la prostitution relevaient de la portée de l’article 4 (paragraphe 54 du présent arrêt). Notamment, comme expliqué ci-dessus, ni le Protocole de Palerme ni la convention anti-traite ne visent à interdire l’« exploitation de la prostitution » en tant que phénomène à part entière, c’est-à-dire non considérée comme l’élément correspondant au « but » dans la définition de la traite des êtres humains, et ils ne définissent pas non plus cette notion. En considérant maintenant que « l’exploitation de la prostitution », quoi que l’on entende par cette expression, tombe sous le coup de l’interdiction consacrée par l’article 4, la majorité introduit un élargissement de la portée de cet article qui est à la fois significatif et obscur. Ce dernier aspect est particulièrement problématique compte tenu de l’exigence voulant que cette exploitation soit qualifiée d’infraction pénale (paragraphe 63 du présent arrêt) ce qui, faute de définition plus précise, ne peut que susciter des préoccupations au regard de l’article 7 de la Convention.

19. On sait bien qu’il n’existe pas de conception uniforme de ce qui devrait être qualifié d’« exploitation de la prostitution » ou d’« exploitation sexuelle ». Si certains considèrent que la prostitution implique toujours une exploitation, d’autres ne partagent pas ce point de vue et il n’y a pas d’avis typiquement féminin ou masculin à cet égard. De même, les approches adoptées par les pouvoirs publics dans les États membres du Conseil de l’Europe diffèrent, comme le reconnaissent la convention anti-traite susmentionnée ainsi que la jurisprudence de la Cour (V.T. c. France, précité, § 24).

20. Il est intéressant de relever que la majorité fait référence à l’article 1 de la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, qui est un instrument ancien, datant de 1951, et qui énonce effectivement une obligation, formulée en termes plus généraux, de « punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d’autrui (...) [e]xploite la prostitution d’une autre personne » (paragraphes 27 et 54 du présent arrêt). Il importe toutefois de noter qu’un nombre assez important d’États membres du Conseil de l’Europe n’ont pas ratifié cette convention en particulier (sauf erreur de ma part, 26 États membres sur 47 y adhèrent), tandis que tous ont ratifié la convention anti-traite plus récente et formulée de manière moins englobante (à laquelle l’arrêt Rantsev fait référence).

21. Il est également frappant de constater que ce nouveau développement, significatif, de la portée de l’article 4 est introduit sans qu’il n’y ait eu ni véritable analyse, ni débat digne de ce nom ni explication, et dans des circonstances dépourvues de clarté et de transparence. Au contraire, la présentation des principes généraux qui s’ensuit brouille la question en recourant à des citations de la jurisprudence qui font référence à la traite (paragraphes 58 et 60). Il serait par ailleurs problématique de suggérer que la reconnaissance initiale du statut de victime de la traite destinée à ouvrir droit pour la personne intéressée à diverses mesures d’aide suffirait en elle-même à imposer l’application de l’article 4 indépendamment de tout nouveau développement survenant au cours de l’affaire (paragraphe 52 du présent arrêt).

22. Qui plus est, dans les questions sur lesquelles la Cour a invité les parties à soumettre des observations, seul l’arrêt Rantsev (§§ 283-289) était cité en référence aux problématiques relevant de l’article 4. Rien ne laissait à penser que les parties devaient se pencher sur la question d’une éventuelle nouvelle extension de la portée de cette disposition. Ni les parties ni d’autres milieux intéressés n’avaient donc de raison d’anticiper que la portée de l’article 4 serait désormais détachée des critères qui définissent la traite des êtres humains (sur lesquels il existe un consensus entre les États membres) et élargie pour envelopper des situations dépourvues des éléments de contrainte, de tromperie ou d’abus qui sont requis dans le contexte de la traite des êtres humains. En particulier, les États contractants les plus concernés par la question, à savoir ceux dont la politique législative actuelle régissant la prostitution diffère de celle de l’État défendeur (laquelle considère que la prostitution et l’achat de services sexuels sont illicites – voir le paragraphe 65 du présent arrêt), seront totalement pris au dépourvu et n’auront même pas la possibilité de demander un renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour, ce droit étant réservé aux parties au litige. Il apparaît que la transparence et la sécurité juridique n’entrent guère en ligne de compte dans l’approche qui a été retenue.

23. Je tiens à souligner que le reproche que je formule ci-dessus n’est pas lié à l’objet particulier de la présente affaire ni à une quelconque opinion personnelle à cet égard. J’exprime plutôt des préoccupations plus générales au sujet de cette méthode de travail judiciaire, que je trouve extrêmement problématique.

2. La question du respect des obligations procédurales

24. Il est bien établi que les États sont tenus par une obligation positive inhérente aux articles 3 et 4 de la Convention de se doter de dispositions de droit pénal de nature à sanctionner de manière effective les actes graves interdits par lesdites dispositions, même lorsque ces actes ont été commis non pas par des agents de l’État mais par des particuliers, et de les appliquer en pratique au travers d’une enquête et de poursuites effectives (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 153, CEDH 2003‑XII, et L.E. c. Grèce, no 71545/12, §§ 65 et 68, 21 janvier 2016). Concernant des actes d’une telle gravité, l’obligation positive qui incombe à l’État de protéger l’intégrité physique de l’individu peut s’étendre aux questions touchant à l’effectivité d’une enquête pénale (voir, par exemple, Y. c. Slovénie, no 41107/10, CEDH 2015 (extraits)) ainsi qu’à la possibilité d’obtenir une réparation et un redressement (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, 20 mars 2012).

25. En ce qui concerne les exigences posées par la Convention relativement à l’effectivité de l’enquête, la Cour a dit qu’elle devait en principe être de nature à permettre l’établissement des faits de la cause et à conduire à l’identification et à la punition des responsables. Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident, notamment les déclarations des témoins oculaires et les relevés de police technique et scientifique, et une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (voir, par exemple, Y. c. Slovénie, précité, § 96, avec les références qui y sont citées). La promptitude avec laquelle les autorités donnent suite aux griefs revêt de l’importance (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, §§ 133 et suivants, CEDH 2000‑IV). Les arrêts de la Cour tiennent compte d’aspects tels que l’ouverture des enquêtes, les retards pris dans l’identification des témoins ou le recueil des dépositions (Mătăsaru et Saviţchi c. Moldova, no 38281/08, §§ 88 et 93, 2 novembre 2010), la durée de l’enquête initiale (Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 37, 18 octobre 2001) et l’allongement injustifié de la procédure pénale entraînant la prescription des faits (Anguelova et Iliev c. Bulgarie, no 55523/00, §§ 101-103, 26 juillet 2007). De plus, nonobstant son rôle subsidiaire dans l’appréciation des preuves, la Cour a dit que lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle doit se livrer à un examen particulièrement attentif, quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 65, 26 juillet 2007).

26. En l’espèce, la requérante a déposé une plainte pénale contre T.M., alléguant que celui-ci l’avait contrainte à se prostituer. Une enquête a été menée, à l’issue de laquelle T.M. a été inculpé du chef de contrainte d’autrui à la prostitution. La requérante a choisi de ne pas prendre part à la procédure en tant que partie lésée et n’a pas exercé les droits procéduraux correspondants, bien qu’elle ait été entendue en qualité de témoin. La juridiction de jugement a acquitté T.M. faute de preuves suffisantes. Le parquet a fait appel, mais la cour d’appel a confirmé l’acquittement.

27. Dans ces conditions, la Cour aurait besoin de s’appuyer sur une base solide pour être en mesure de conclure que l’État défendeur a manqué à ses obligations concernant l’enquête et l’application des dispositions de droit pénal pertinentes. En l’espèce, je considère que, pour plusieurs raisons, la Cour ne dispose pas d’une base suffisante pour parvenir à pareille conclusion.

28. En premier lieu, la requérante n’a pas soulevé de griefs spécifiques en ce qui concerne l’enquête. Au niveau interne, la requérante, qui a bénéficié d’une aide judiciaire gratuite (paragraphe 72 du présent arrêt), s’est abstenue de prendre part à la procédure pénale en qualité de partie lésée alors que cette participation lui aurait donné le droit d’exposer des faits et de produire des éléments probants (paragraphe 26 du présent arrêt). Il n’apparaît pas que la requérante ou son avocat aient fait part de la moindre préoccupation ou aient essayé d’invoquer la moindre insuffisance concernant l’identification de témoins éventuels.

29. En deuxième lieu, et plus fondamentalement, ni dans son grief ni dans ses observations devant la Cour la requérante n’a allégué que des témoins autres que ceux qui ont effectivement déposé pendant la procédure interne auraient pu être identifiés ou entendus et ne l’ont pas été. (Comme indiqué plus haut, cet aspect de l’affaire n’aurait donc jamais dû être déclaré recevable aux fins d’un examen par la Cour.) Partant, la Cour n’a pas reçu de la part de l’une ou l’autre des parties d’observations susceptibles de servir de fondement à l’examen de la question de savoir si l’enquête ou le recueil des dépositions d’éventuels témoins ont ou non été entachés d’omissions.

30. En troisième lieu, en conséquence de ce qui précède, la Cour a en l’espèce compulsé le dossier de l’affaire, d’office et sans disposer d’éléments invoqués par les parties, dans le but d’identifier des personnes qui auraient pu, ou auraient dû, prendre part à la procédure interne en qualité de témoins. Aucune insuffisance à cet égard n’ayant été alléguée ou invoquée au niveau interne ou devant la Cour, ou mentionnée de quelque autre manière que ce fût à l’un ou l’autre niveau, la majorité endosse ici le rôle d’examinateur direct et d’arbitre de première instance de la qualité de l’enquête pénale interne.

31. Pourtant, la Cour ne dispose pas d’informations directes, ni même, dans ces circonstances, indirectes, à propos des raisons qui ont pu motiver ou expliquer les mesures qui ont été prises, ou qui n’ont pas été prises ou menées à leur terme, au cours d’une enquête donnée. En l’espèce, on peut entre autres trouver une explication possible dans le fait que la requérante a attendu un an après les événements incriminés pour déposer sa plainte pénale, et dans le fait que l’on peut supposer que l’identification des clients de la requérante ainsi que le recueil de leurs témoignages se seraient heurtés à des difficultés, l’achat de services sexuels étant en lui-même pénalement réprimé par le droit interne. La Cour se retrouve inévitablement dans une position très précaire et périlleuse si elle s’aventure dans le type d’exercice auquel s’est livrée la majorité en l’espèce – totalement seule, sans même le moindre élément apporté par les parties. Normalement, la Cour devrait procéder à un examen de la manière dont les questions qui lui ont été soumises dans le cadre d’un grief ont été traitées, appréciées et résolues au niveau interne, et elle devrait pour ce faire se fonder sur les allégations spécifiques présentées ainsi que sur les observations soumises par les parties au litige. En l’espèce, la majorité s’est affranchie du scénario normal et a fait l’impasse sur le respect du principe du contradictoire.

32. En quatrième lieu, le dossier de l’enquête interne n’est disponible que dans la langue nationale. Dans une affaire telle que la présente, la plupart des juges qui composent la chambre ne sont pas, pour des raisons linguistiques, en mesure d’étudier eux-mêmes le dossier, ni de se forger un avis indépendant sur les éléments qu’il contient. Dans ce type de situation, dans laquelle la Cour ne suit pas un scénario normal, comme indiqué ci-dessus, mais se lance d’office, sans le bénéfice d’appréciations qui auraient été préalablement effectuées par les autorités internes ni d’éléments qui auraient été communiqués par les parties, dans l’examen direct d’une enquête pénale interne, l’absence d’accès indépendant aux éléments qui sont examinés est plutôt problématique du point de vue des exigences inhérentes au travail judiciaire. Tout ce que je peux savoir à propos du dossier de l’affaire interne est ce qui figure dans l’arrêt. Définir sur cette base si le fait de ne pas avoir retenu certaines personnes comme témoins représente un manquement aux obligations procédurales incombant à l’État, ou en déduire que « les autorités nationales n’ont pas sérieusement cherché à mener une enquête approfondie sur toutes les circonstances pertinentes ni à recueillir toutes les preuves disponibles » (paragraphes 78 et 79) revient à faire preuve d’une trop grande légèreté, du moins selon mes critères. S’il n’y a pas eu de tentative sérieuse d’enquêter sur l’affaire et si des témoins intéressants n’ont pas été entendus, il faut se demander pourquoi la requérante, par l’intermédiaire de son avocat, n’a soulevé de grief fondé sur pareilles allégations factuelles ni devant les autorités internes ni devant cette Cour.

33. Au sujet de l’appréciation des éléments de preuve par les juridictions internes, je considère que la majorité entre dans un mode de quatrième instance très problématique. Il est dit que le témoignage de la requérante a été « écarté » pour manque de fiabilité et que « [l]es autorités nationales n’ont pas cherché à apprécier l’impact éventuel du traumatisme psychologique sur la capacité de la requérante à relater avec cohérence et clarté les circonstances dans lesquelles elle avait été exploitée » (paragraphe 80 du présent arrêt). Pareille assertion implique que la majorité perçoit « [l’]exploitation [de la requérante] » comme un fait, alors que le but du procès était d’établir si, comme il en avait été accusé, T.M. avait véritablement contraint la requérante à se prostituer, et la conclusion à laquelle les juridictions internes sont parvenues sur la base des éléments de preuve était que tel n’avait pas été le cas.

34. La majorité suggère en outre que lorsque les juridictions internes ont apprécié les éléments de preuve qui leur ont été soumis, elles n’ont pris en compte ni la situation de la requérante ni son impact possible sur son comportement au moment où elle a témoigné. Je ne vois pas du tout ni comment ni sur quelle base la majorité est en mesure de procéder à une appréciation qui lui permet de conclure que la juridiction interne a laissé de côté ces aspects du témoignage de la requérante. Les juridictions pénales internes sont fréquemment appelées à recueillir et à apprécier la déposition de personnes qui sont vulnérables et se trouvent dans une situation de détresse. La Cour n’a pas entendu les dépositions données devant les autorités internes, pas plus qu’elle n’a eu accès aux procès-verbaux des témoignages qui ont été recueillis lors du procès par les juridictions internes, et elle n’était pas non plus dans le secret des délibérations lors desquelles les éléments de preuve ont été examinés. Pourtant, la majorité s’estime en mesure de dire que les juridictions internes n’ont pas pris en compte « l’impact éventuel du traumatisme psychologique sur la capacité de la requérante à relater avec cohérence et clarté » les événements. Je ne décèle aucune base sérieuse propre à étayer pareille conclusion.

35. Enfin, la majorité « admet » que la présence initiale de T.M. dans le prétoire ait pu perturber la requérante bien qu’il ne fût pas présent lorsque celle-ci a témoigné. Pourtant, un accusé dispose normalement du droit d’être présent à son propre procès, et il est difficile de reprocher, sans plus d’éléments, aux juridictions internes d’avoir permis que ce fût le cas au départ. Le procès-verbal indique que T.M. a été extrait du prétoire « dès que la requérante en eut fait la demande » (paragraphe 72 du présent arrêt). Il est également établi qu’avant le procès, la requérante avait officiellement reçu le statut de victime en réponse à ses allégations de traite d’êtres humains, et qu’elle avait bénéficié d’un accompagnement psychosocial, de conseils et d’une aide judiciaire gratuite (paragraphe 12 du présent arrêt).

36. Je souhaiterais également relever que tandis que la majorité cite abondamment les déclarations qui ont été faites préalablement au procès (paragraphes 9-10 du présent arrêt), les juridictions internes ont (en accord avec les exigences de la Convention) été appelées à statuer sur la base des éléments de preuve présentés lors du procès et non sur la base des procès‑verbaux d’interviews effectuées avant le procès.

37. Par conséquent, à la lumière de ce qui précède, je ne décèle pas de base suffisamment solide qui permette à la Cour de formuler une conclusion dans laquelle la majorité considère que les autorités de l’État défendeur ont manqué aux obligations procédurales qui leur incombaient.

38. Enfin, concernant un point de droit, je souhaiterais rappeler qu’à mon avis, l’assertion faite par la majorité à la fin du paragraphe 79 du présent arrêt repose sur une conception erronée de la norme selon laquelle le consentement de la victime est indifférent. Comme indiqué au paragraphe 17 ci-dessus, cette norme veut que lorsque la présence d’un élément de contrainte ou de toute autre forme d’élément correspondant aux « moyens » dans la définition de la traite a été établie, le consentement de la victime ne constitue pas une défense valable et ne peut avoir pour effet de disculper l’auteur. Lorsque l’existence d’un élément de contrainte n’a pas été établie, cette question ne se pose pas. Ainsi, dans le contexte de la présente espèce, l’assertion figurant à la fin du paragraphe 79 est hors de propos.

C. Conclusion

39. J’ai exposé les raisons pour lesquelles je formule une opinion dissidente au sujet de l’approche qui a été retenue par la majorité en ce qui concerne tant la recevabilité que le fond de la présente espèce. En résumé, à mon avis, ce n’est pas ainsi que la Cour est censée procéder, et ce n’est pas non plus pour elle une manière adéquate de procéder.

* * *

[1]. Voir le Rapport explicatif de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, §§ 74-76.

[2]. Paragraphe 88 du rapport explicatif susmentionné.


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-185105
Date de la décision : 19/07/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 4 - Interdiction de l'esclavage et du travail forcé (Article 4 - Obligations positives;Enquête effective;Article 4-1 - Traite d'êtres humains);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : S.M.
Défendeurs : CROATIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BEZBRADICA JELAVIC S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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