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17/07/2018 | CEDH | N°001-184661

CEDH | CEDH, AFFAIRE SA PATRONALE HYPOTHÉCAIRE c. BELGIQUE, 2018, 001-184661


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SA PATRONALE HYPOTHÉCAIRE c. BELGIQUE

(Requête no 14139/09)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juillet 2018

DÉFINITIF

17/10/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire SA Patronale hypothécaire c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vuč

inić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
Françoise Tulkens, juge ad hoc,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délib...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SA PATRONALE HYPOTHÉCAIRE c. BELGIQUE

(Requête no 14139/09)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juillet 2018

DÉFINITIF

17/10/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire SA Patronale hypothécaire c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
Françoise Tulkens, juge ad hoc,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14139/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une personne morale de cet État, la société anonyme (« SA ») Patronale hypothécaire (« la requérante »), a saisi la Cour le 6 mars 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me J.-J. Forrer, avocat à Strasbourg. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.

3. La société requérante allègue principalement ne pas avoir pu faire entendre sa cause par un tribunal disposant d’une compétence de pleine juridiction tel que le garantit l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 12 mai 2017, le grief tiré de la violation du droit d’accès à un tribunal (article 6 § 1 de la Convention) a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

5. À la suite du déport de M. Paul Lemmens, juge élu au titre de la Belgique (article 28 du règlement), Mme Françoise Tulkens a été désignée pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante, la SA Patronale hypothécaire, est une société anonyme de droit belge ayant son siège à Bruxelles.

7. La requérante octroyait des hypothèques et exerçait des activités de capitalisation au sens de l’arrêté royal no 43 du 15 décembre 1934 relatif au contrôle des sociétés de capitalisation (ci-après, « l’arrêté royal no 43 »). La loi du 22 mars 1993 relative au statut et au contrôle des établissements de crédit prévit la suppression du statut de société de capitalisation. La mise en œuvre de cette loi fut prévue par l’arrêté royal du 20 mars 2007 portant exécution de l’article 27bis de l’arrêté royal no 43 qui dispose qu’à compter du 1er janvier 2008, seuls les établissements de crédit et les entreprises d’assurance qui disposaient de l’agrément requis pourraient exercer des activités de capitalisation.

8. Ainsi, il revenait à la requérante de demander le statut d’établissement de crédit ou d’entreprise d’assurance, sans quoi elle devrait cesser toutes ses activités de capitalisation.

9. Entre novembre 2006 et mars 2007, la Commission bancaire, financière et des assurances (ci-après, la « CBFA » - désormais dénommée l’Autorité des services et marchés financiers, FSMA) contacta à plusieurs reprises la société requérante pour attirer son attention sur la modification législative dont question ainsi que pour l’informer qu’elle devait introduire une demande pour obtenir le statut d’établissement de crédit ou d’entreprise d’assurance.

A. La procédure devant la CBFA

10. Le 12 mai 2007, la requérante introduisit une demande d’obtention d’agrément en tant qu’établissement de crédit auprès de la CBFA.

11. Les 18 juin et 3 septembre 2007, des réunions eurent lieu entre des représentants de la requérante et la CBFA. Au cours de celles-ci, la CBFA les informa notamment que trois personnes mentionnées dans la demande comme dirigeants effectifs tombaient sous l’application de l’interdiction d’exercer des fonctions dirigeantes dans le secteur financier. La requérante fit part de son avis quant à cela dans une lettre du 10 septembre 2007.

12. Le 19 septembre 2007, la CBFA fournit à la requérante une copie du dossier la concernant qui comprenait notamment une note détaillée établie par les services de la CBFA destinée au comité de direction et proposant de décider, pour divers motifs, de ne pas donner de suite favorable à la demande d’agrément de la requérante.

13. Par deux lettres des 23 octobre et 13 novembre 2007, la CBFA sollicita les remarques écrites de la requérante quant à l’avis qui avait été émis. Le comité de direction informa également la requérante qu’elle pouvait être entendue après avoir produit ses remarques écrites.

14. Deux réunions eurent lieu entre les représentants de la requérante et ceux de la CBFA les 23 novembre et 10 décembre 2007, et la requérante fit part de ses remarques écrites le 30 novembre 2007.

15. Le 21 décembre 2007, la demande d’agrément fut rejetée par le comité de direction de la CBFA en raison d’insuffisances et imperfections relatives à des exigences essentielles pour un établissement de crédit.

16. Ayant entendu les représentants de la société suite à leur demande de retrait ou de modification de la décision du 21 décembre 2007, le comité de direction de la CBFA confirma sa décision de rejet de la demande d’agrément le 29 janvier 2008.

B. La procédure devant le Conseil d’État

17. La requérante introduisit un recours en annulation ainsi qu’un recours en suspension d’extrême urgence des décisions de la CBFA devant le Conseil d’État. Elle demanda non seulement l’annulation des décisions du 21 décembre 2007 et du 29 janvier 2008, mais également, étant donné la « nullité » de l’arrêté royal du 20 mars 2007 portant exécution de l’article 27bis de l’arrêt royal no 43, d’établir qu’elle pouvait toujours exercer ses activités en tant que société de capitalisation, et de se prononcer pour le surplus « sur le fond de l’affaire ». En particulier, la société requérante demanda que le Conseil d’État dise pour droit qu’elle était habilitée à agir en tant qu’institution financière, qu’aucune interdiction professionnelle ne pouvait être invoquée contre les deux parties intervenantes, qu’il n’existait aucun motif pour que M. et N. ne soient pas acceptés en tant que dirigeants effectifs, que V. était admissible en tant que dirigeant effectif et que la société C. n’était pas considérée comme un holding financier. Dans la mesure où le Conseil d’État jugerait que les décisions concernant la CBFA pouvaient être « maintenues », la requérante réclama que le Conseil d’État détermine les délais dans lesquels elle devait satisfaire aux conditions posées pour être acceptée en tant qu’établissement de crédit.

La requérante argua que le Conseil d’État était bien compétent pour connaître du fond de l’affaire puisque, selon elle, il disposait d’une compétence de réformation en la matière dès lors que l’article 122 de la loi du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers (ci-après, « la loi du 2 août 2002 ») prévoyait un « recours » sans préciser qu’il s’agissait seulement d’un recours en annulation (voir paragraphe 21, ci-dessous).

Sur le fond, la requérante développa sept moyens tirés notamment de la violation de l’article 6 de la Convention (droits de la défense, absence d’audition, insuffisance du temps de préparation), de la violation de la Constitution par l’article 19 de la loi du 22 mars 1993 relative au statut et au contrôle des établissements de crédit, de la violation du principe de vigilance, de la violation de l’interdiction de discrimination, et de l’illégalité de l’arrêté royal no 43.

18. Par un arrêt du 22 février 2008, le Conseil d’État rejeta le recours en suspension d’extrême urgence le considérant irrecevable dès lors que la requérante n’avait ni étayé ni démontré l’extrême urgence de son recours.

19. Par un arrêt du 8 septembre 2008, le Conseil d’État rejeta le recours en annulation. Se référant aux travaux parlementaires préparatoires, il rappela tout d’abord qu’il fallait présumer que les recours visés à l’article 122 de la loi du 2 août 2002 étaient, à défaut d’une disposition légale s’écartant de l’article 14, § 1, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État du 12 janvier 1973, des recours en annulation.

S’agissant de l’étendue de sa compétence dans le cadre d’un recours en annulation, le Conseil d’État poursuivit :

« 7.3. [...]

Lorsque dans un recours en annulation, le Conseil d’État établit l’illégalité d’un acte juridique administratif individuel, il peut uniquement annuler cet acte juridique. Par contre le Conseil [d’État] n’est pas habilité à dire pour droit quels sont les droits et obligations des parties dans la cause, ou à condamner la partie défenderesse à prendre certaines mesures en vue de l’exécution de l’arrêt.

Aussi, dans la mesure où la partie requérante réclame davantage que l’annulation des décisions contestées, le Conseil d’État est dépourvu de pouvoir de juridiction.

[...]

9.2.2. Dans la mesure où la violation de l’article 6 de la [Convention] est invoquée, il convient de remarquer que, à supposer que cette disposition soit applicable au présent litige entre la partie requérante et la partie défenderesse, il suffit que la partie requérante ait pu porter le litige devant une instance judiciaire de pleine juridiction répondant aux exigences structurelles et procédurales de l’article 6 de la CEDH. À cet égard, la partie requérante a pu saisir le Conseil d’État du litige, et elle n’allègue pas que la présente procédure, pour l’une ou l’autre raison, ne satisfait pas aux exigences de l’article 6 de la CEDH. Aussi, il n’apparaît pas que l’article 6 de la CEDH soit violé. »

S’agissant ensuite des sept moyens soulevés par la requérante, le Conseil d’État effectua un examen circonstancié et séparé de chacun d’eux et considéra, aux termes d’un arrêt de vingt-sept pages, soit que les moyens ne pouvaient être accueillis, soit qu’ils étaient irrecevables à défaut d’intérêt, soit qu’ils manquaient en fait ou en droit.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions légales relatives à la CBFA

20. La procédure à suivre pour demander l’agrément en vue d’obtenir le statut d’établissement de crédit est prévue par les articles 7 à 10 de la loi du 22 mars 1993 relative au statut et au contrôle des établissements de crédit. Les conditions que doivent remplir les établissements pour obtenir cet agrément sont quant à elles fixées par les articles 11 à 20 de la même loi.

B. Les dispositions légales relatives à la nature du recours devant le Conseil d’État

21. L’article 122 de la loi du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers, tel qu’en vigueur au moment des faits, dispose :

« Un recours auprès du Conseil d’État est ouvert, selon une procédure accélérée déterminée par le Roi :

[...]

4o au demandeur d’agrément, contre les décisions de la CBFA prises en matière d’agrément en vertu des articles 10 et 11 de la loi du 22 mars 1993 relative au statut et au contrôle des établissements de crédit. [...] »

22. En ses parties pertinentes, l’article 14, § 1, alinéa 1er des lois coordonnées sur le Conseil d’État du 12 janvier 1973 dispose :

« § 1er. Si le contentieux n’est pas attribué par la loi à une autre juridiction, la section statue par voie d’arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements :

1o des diverses autorités administratives ;

[...] »

C. La compétence du Conseil d’État dans le contentieux d’annulation

23. Le Conseil d’État se considère lui-même comme un tribunal répondant pleinement aux exigences de l’article 6 de la Convention (voir, parmi d’autres, CE, nos 205.637 et 205.638, 22 juin 2010, CE, no 209.318, 30 novembre 2010, CE, no 213.842, 15 juin 2011, CE, no 219.156, 3 mai 2012, et CE, no 220.208, 6 juillet 2012). Dans son arrêt no 213.842 (précité), le Conseil d’État précise l’étendue de sa compétence comme suit :

« [...] une autorité administrative [...] n’est pas tenue de respecter les obligations prescrites par l’article 6 de la Convention [...] lorsqu’un recours est ouvert, comme en l’espèce, devant une instance, tel le Conseil d’État, qui répond aux contraintes précitées ; que le Conseil d’État est en effet une juridiction répondant aux exigences des articles 6 et 13 de la Convention [...] ; que, selon la [Cour], est un tribunal de pleine juridiction celui qui a le pouvoir de se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes à la solution du litige dont il est saisi ; que non seulement le Conseil d’État est compétent pour apprécier si l’acte attaqué respecte les règles de droit applicables mais également pour vérifier si les faits sur lesquels il repose sont exacts ; qu’il peut également le censurer si la sanction prononcée est manifestement disproportionnée par rapport aux faits retenus à charge de l’intéressé ; qu’ainsi, le Conseil d’État exerce un contrôle de pleine juridiction au sens de la jurisprudence de la [Cour] ; que celle-ci ne l’oblige nullement à se substituer intégralement à l’administration active ; que, par ailleurs, si le Conseil d’État ne substitue pas sa décision à celle de l’autorité administrative, celle-ci est tenue de se conformer à l’arrêt d’annulation et si elle prend une nouvelle décision, elle ne peut méconnaître les motifs de cet arrêt ; [...] »

24. La Cour constitutionnelle considère que le recours en annulation devant le Conseil d’État constitue un « recours effectif devant une juridiction indépendante et impartiale » dans la mesure où le Conseil d’État procède à un contrôle juridictionnel approfondi au regard de la loi et des principes généraux du droit, qu’il examine à cet égard si la décision contestée est fondée en fait, si elle procède de qualifications juridiques correctes, si la mesure n’est pas manifestement disproportionnée par rapport au fait établi et que, lorsque le Conseil d’État annule la décision de l’administration, cette dernière est tenue de se conformer à l’arrêt du Conseil d’État et, si elle prend une nouvelle décision, elle ne peut méconnaître les motifs de l’arrêt annulant la première décision. La Cour constitutionnelle en déduit que les justiciables disposent d’une « garantie juridictionnelle pleine et entière » contre la décision de l’administration (voir, par exemple, arrêt no 168/2008 du 27 novembre 2008, arrêt no 130/2010 du 18 novembre 2010, arrêt no 44/2011 du 30 mars 2011, et arrêt no 78/2011 du 18 mai 2011).

25. Quant à la Cour de cassation, elle cassa un arrêt du Conseil d’État par lequel celui-ci avait estimé ne pas disposer de la compétence nécessaire pour connaître d’un recours en annulation formé contre une décision d’une autorité administrative imposant des amendes administratives, considérant qu’une peine ne pouvait être infligée ou appréciée que par les cours et tribunaux de l’ordre judiciaire (Cass., 15 octobre 2009, Pas., 2009, no 584). Dans cet arrêt, la Cour de cassation jugea que le Conseil d’État était notamment compétent pour examiner, dans le cadre du contentieux objectif, si, compte tenu des conventions internationales, une mesure individuelle était légale et notamment si elle était proportionnée, et éventuellement l’annuler pour excès de pouvoir.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

26. La société requérante allègue ne pas avoir pu faire entendre sa cause par un tribunal disposant d’une compétence de pleine juridiction tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Elle se plaint également d’une violation de son droit à un recours effectif tel que garanti par l’article 13.

27. Le Gouvernement conteste cette thèse.

28. La Cour a déjà estimé que, lorsque de telles questions se posent les garanties de l’article 13 se trouvent absorbées par les garanties plus strictes de l’article 6 (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 65, CEDH 2016 (extraits)). Dès lors, il y a lieu d’examiner les allégations de la requérante uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »

A. Sur la recevabilité

29. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) La société requérante

30. La requérante estime que la procédure prévue devant la CBFA ne permet pas de garantir la tenue d’un procès équitable dès lors qu’elle ne respecterait pas les prescrits de l’article 6 de la Convention dans la mesure où la décision ne permet pas d’identifier les personnes ayant participé à la prise de décision, il n’y a pas de possibilité d’être entendu par le comité de direction et l’appel est prévu devant ce même comité. Aussi, la CBFA ne serait pas un tribunal indépendant et impartial puisqu’elle est juge et partie.

31. Ensuite, la requérante fait valoir que le recours en annulation ouvert devant le Conseil d’État ne constitue pas un recours de « pleine juridiction » dès lors que le Conseil d’État ne traite pas du fond de l’affaire. Ce dernier aurait d’ailleurs explicitement rejeté la demande de la requérante de se prononcer sur le fond de l’affaire, estimant que sa compétence se limitait à l’annulation éventuelle de l’acte attaqué et non pas à la réformation de celui‑ci. La requérante rappelle en effet que la Cour a déjà jugé que le refus d’une juridiction de se prononcer de manière indépendante sur certains points de fait cruciaux pour le règlement du litige dont elle est saisie peut être constitutif d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Terra Woningen B.V. c. Pays-Bas, 17 décembre 1996, §§ 53-55, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI). Ainsi, selon la requérante, dans les circonstances de l’espèce, le contrôle juridictionnel limité auquel a procédé le Conseil d’État n’était pas suffisant pour combler les lacunes dans les garanties offertes au cours de la procédure administrative préalable.

32. Enfin, s’agissant du renvoi du Gouvernement à la décision De Liedekerke c. Belgique ((déc.), no 45168/99, 3 mai 2005) dans le but de démontrer que le Conseil d’État aurait une compétence de pleine juridiction, la requérante fait valoir que ce précédent ne serait pas pertinent puisque ladite décision fut adoptée avant l’entrée en vigueur de l’article 122 de la loi du 2 août 2002 (paragraphe 21, ci-dessus).

b) Le Gouvernement

33. Le Gouvernement fait valoir qu’il ne peut être question d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention si le Conseil d’État a exercé un contrôle de pleine juridiction et ce, même si la procédure devant la CBFA ne satisfaisait pas à toutes les exigences de cette disposition (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58). Or tel serait le cas en l’espèce, et la Cour aurait déjà affirmé que le Conseil d’État de Belgique était un juge de plein contentieux au sens de l’article 6 de la Convention (voir, De Liedekerke, décision précitée). Aussi, le Gouvernement estime qu’en tenant compte des éléments mentionnés dans la jurisprudence de la Cour, il conviendrait de conclure que le Conseil d’État a, en l’espèce, exercé un contrôle d’une étendue suffisante pour respecter les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. En effet, d’une part, le litige portait sur une question nécessitant des connaissances spécialisées et qui impliquait l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de la CBFA, autorité spécialement chargée d’accorder les demandes d’agrément d’établissement de crédit et, d’autre part, la procédure encadrant la demande d’agrément d’établissement de crédit de la requérante auprès de la CBFA présentait de nombreuses garanties procédurales.

34. Le Gouvernement souligne que le recours ouvert devant le Conseil d’État sur pied de l’article 122 de la loi du 2 août 2002 est bien un recours en annulation, et non pas un recours de réformation comme le prétendait la requérante. Or, le Gouvernement constate que la demande de la société requérante dépassait largement l’annulation de la décision litigieuse (paragraphe 17, ci-dessus), ainsi, le Conseil d’État n’était pas compétent pour répondre à ces demandes, ce qui a été expliqué dans son arrêt (paragraphe 19, ci-dessus). Toutefois, dans le cadre de sa compétence d’annulation, le Conseil d’État statue sur le recours pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir. L’excès de pouvoir implique que le Conseil d’État examine et apprécie la légalité interne et externe de l’acte administratif attaqué, étant entendu que la violation de la « loi » s’entend de la violation de l’ensemble de la hiérarchie des normes, en ce compris les principes généraux du droit comme le principe de précaution, le principe de raisonnable et de proportionnalité. En revanche, il ne revient pas au Conseil d’État de substituer sa propre appréciation à celle de l’autorité administrative compétente. Dès lors, le Gouvernement considère que le Conseil d’État procède à un contrôle approfondi, en droit et en fait, de la décision attaquée.

35. Enfin, le Gouvernement relève qu’en l’espèce le Conseil d’État a examiné tous les moyens de la requérante et a donné les raisons pour lesquelles il les a rejetés. Il en conclut que la requérante a joui de la possibilité claire et concrète de contester en tous points, devant un tribunal qui avait plénitude de juridiction pour statuer sur ses demandes, les décisions dont elle se plaignait.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux applicables

36. L’article 6 § 1 de la Convention exige en principe l’existence d’un recours de pleine juridiction, c’est-à-dire un recours dans le cadre duquel le tribunal a compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi. Cela implique notamment que le juge doit disposer du pouvoir de se pencher point par point sur chacun des moyens du plaignant sur le fond, sans refuser d’examiner aucun d’entre eux, et donner des raisons claires pour leur rejet (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 128, CEDH 2016).

37. L’exigence que le « tribunal » visé par l’article 6 dispose d’une « plénitude de juridiction » sera satisfaite si l’organe en question est doté de compétence d’une « étendue suffisante » ou exerce un « contrôle juridictionnel suffisant » pour traiter l’affaire en cause (Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, § 97, 15 septembre 2015, et références citées). Il ressort de cette jurisprudence que le rôle de l’article 6 n’est pas de garantir l’accès à un tribunal qui pourrait substituer son propre avis à celui des autorités administratives. À cet égard, la Cour a en particulier souligné le respect dû aux décisions prises par l’administration sur des questions d’opportunité qui souvent ont trait à des domaines spécialisés du droit (voir Sigma Radio Television Ltd c. Chypre, nos 32181/04 et 35122/05, § 153, 21 juillet 2011, et Fazia Ali c. Royaume-Uni, no 40378/10, § 77, 20 octobre 2015, et références citées) ou les affaires de droit administratif où la compétence de l’instance de recours était restreinte en raison de la nature technique de l’objet du litige (Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 130).

38. Afin d’évaluer si, dans un cas donné, les juridictions internes ont effectué un contrôle d’une étendue suffisante, la Cour doit prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question et des éléments tels que : a) l’objet de la décision attaquée, plus particulièrement si celle-ci a trait à un domaine spécifique exigeant des connaissances spécialisées ou si, et dans quelle mesure, elle implique l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration ; b) la méthode suivie pour parvenir à cette décision et, en particulier, les garanties procédurales existantes dans le cadre de la procédure devant l’autorité administrative ; et c) la teneur du litige, y compris les moyens de recours, tant souhaités que réellement développés (Bryan c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 45, série A no 335‑A, § 45, Sigma Radio Television Ltd, précité, § 154, et Galina Kostova c. Bulgarie, no 36181/05, § 59, 12 novembre 2013). La question de savoir si un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante a été effectué dépendra donc des circonstances de chaque affaire : la Cour doit dès lors se borner autant que possible à examiner la question soulevée par la requête dont elle est saisie et à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, le contrôle opéré était adéquat (Sigma Radio Television Ltd, précité, § 155, et Potocka et autres c. Pologne, no 33776/96, § 54, CEDH 2001‑X).

39. En outre, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi d’autres, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). La Cour n’est pas une instance d’appel des juridictions nationales et il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par ces juridictions, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I).

b) Application au cas d’espèce

40. Dans la mesure où la requérante se plaint de ce que la procédure devant la CBFA ayant abouti aux décisions de refus d’agrément des 21 décembre 2007 et du 29 janvier 2008 ne respectait pas les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour rappelle qu’aucune violation de la Convention ne peut être constatée si les procédures devant cet organe subissent le contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article (parmi d’autres, Albert et Le Compte, précité, § 29, et Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 32, CEDH 2002‑IV).

41. Le droit interne prévoit en l’espèce la possibilité d’obtenir, au moyen d’un recours devant le Conseil d’État, le contrôle judiciaire de la légalité des décisions de la CBFA (paragraphe 21, ci-dessus). La Cour doit donc vérifier si la procédure à laquelle la requérante a eu accès a, prise dans son ensemble, respecté les exigences de l’article 6 de la Convention et, plus particulièrement, si le Conseil d’État a opéré un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante.

i. L’objet du litige

42. Le litige portait sur le refus de la demande d’agrément de la société requérante en tant qu’établissement de crédit. La Cour accepte – tel que cela a été indiqué par le Gouvernement et sans que cela n’ait été contesté par la requérante – qu’il s’agissait là d’une question qui impliquait l’exercice d’un certain pouvoir discrétionnaire de la CBFA, autorité spécialement chargée d’octroyer cet agrément. Ce pouvoir était toutefois encadré par les dispositions de la loi du 22 mars 1993 relative au statut et au contrôle des établissements de crédit qui prévoient les conditions qu’un établissement doit remplir pour obtenir l’agrément convoité (paragraphe 20, ci-dessus).

ii. La méthode suivie pour parvenir à la décision litigieuse

43. S’agissant ensuite de la méthode suivie pour parvenir à la décision litigieuse, la Cour constate que si la CBFA ne constituait pas un « tribunal » indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1 de la Convention respectant toutes les exigences de cette disposition, la requérante a toutefois bénéficié d’un certain nombre de garanties procédurales devant cette autorité administrative suite à sa demande d’agrément (dans le même sens, par exemple, Sigma Radio Television Ltd, précité, § 162, et Biagioli c. Saint-Marin (déc.), no 64735/14, § 65, 13 septembre 2016). Ainsi, elle a eu – à sa demande – accès à son dossier, elle a pu faire valoir ses arguments tant oralement au cours de rencontres avec des représentants de la CBFA que par écrit, et elle a eu la possibilité d’introduire une demande de retrait ou de modification de la première décision négative de la CBFA, ce dont elle a fait usage (paragraphes 12 à 16, ci-dessus). La requérante fut également entendue par le comité de direction de la CBFA suite à sa demande de retrait ou de modification de la première décision (paragraphe 16, ci‑dessus). La Cour note en outre que les décisions de la CBFA étaient soigneusement motivées et qu’elles répondaient à chacun des arguments avancés par la requérante.

iii. La teneur du litige

44. S’agissant ensuite des moyens de recours souhaités et réellement développés par la requérante devant le Conseil d’État, la Cour constate que la requérante se plaint du refus du Conseil d’État de se prononcer « sur le fond » de l’affaire, au motif que cela n’entrait pas dans le champ de ses compétences dans le cadre du contentieux d’annulation (paragraphes 17 et 30, ci-dessus).

45. S’agissant de la contestation entre les parties quant à la nature du recours prévu par la loi devant le Conseil d’État pour contester une décision de la CBFA, la Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, § 49). Aussi, eu égard à la motivation donnée par le Conseil d’État à ce propos (paragraphe 19, ci-dessus), elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion de ce dernier selon laquelle il s’agissait bien en l’espèce d’un recours en annulation encadré par l’article 14, § 1, alinéa 1er des lois coordonnées sur le Conseil d’État (paragraphe 22, ci-dessus).

46. En droit belge, dans le cadre du contrôle de légalité, le Conseil d’État a compétence pour procéder à un contrôle juridictionnel au regard de la loi et des principes généraux du droit. Il examine notamment si la décision contestée est fondée en fait, si elle procède de qualifications juridiques correctes, et si la mesure n’est pas manifestement disproportionnée par rapport aux faits établis (paragraphes 23, 24, 25 et 33, ci‑dessus). Aussi, si le Conseil d’État avait accueilli un des moyens de la requérante, il aurait pu annuler les décisions prises par la CBFA et renvoyer le dossier à la CBFA afin qu’elle se prononce de nouveau en conformité avec les directives que le Conseil d’État aurait pu formuler concernant les irrégularités éventuellement constatées (dans le même sens, Bryan, précité, § 44, et Biagioli, décision précitée, § 68).

47. La Cour a déjà jugé que le rôle de l’article 6 n’est pas de garantir l’accès à un tribunal qui puisse substituer son opinion à celle de l’autorité administrative (Bryan, précité, § 44, et Sigma Radio Television Ltd, précité, § 153). En adoptant cette approche, la Cour a eu égard au fait que dans le cadre des recours administratifs organisés dans les États membres du Conseil de l’Europe, l’étendue du contrôle juridictionnel sur les faits d’une affaire était souvent limitée et qu’il tenait à la nature même de ces recours que l’autorité de recours se limite à contrôler la procédure antérieure plutôt que de prendre des décisions factuelles (Fazia Ali, précité, § 77).

48. La Cour considère dès lors que le fait que la compétence du Conseil d’État se limitait, dans les circonstances particulières de l’espèce, à l’annulation des décisions litigieuses et non pas à leur réformation n’est pas un problème en soi au regard de l’article 6 de la Convention (mutatis mutandis, Chaudet c. France, no 49037/06, § 37, 29 octobre 2009).

49. Pour le surplus, la Cour relève que, dans son arrêt du 8 septembre 2008, le Conseil d’État procéda à un examen approfondi, point par point, des moyens de la requérante, sans jamais se voir contraint de décliner sa compétence pour y répondre (paragraphe 19, ci-dessus). Il étudia notamment en détail les allégations de violation de la Constitution et de la Convention avant de conclure de manière motivée à l’absence de violation des dispositions invoquées par la requérante (dans le même sens, Potocka et autres, précité, § 57, et Chaudet, précité, § 37).

50. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le Conseil d’État a procédé en l’espèce à un contrôle d’une portée suffisante au regard de l’article 6 de la Convention. Cette conclusion ne préjuge pas de la décision de la Cour dans d’autres affaires soulevant un grief similaire.

51. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juillet 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-184661
Date de la décision : 17/07/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : SA PATRONALE HYPOTHÉCAIRE
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : FORRER J.-J.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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