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17/04/2018 | CEDH | N°001-182549

CEDH | CEDH, AFFAIRE ERGÜNDOĞAN c. TURQUIE, 2018, 001-182549


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ERGÜNDOĞAN c. TURQUIE

(Requête no 48979/10)

ARRÊT

STRASBOURG

17 avril 2018

DÉFINITIF

17/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ergündoğan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
J

on Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mars 2018...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ERGÜNDOĞAN c. TURQUIE

(Requête no 48979/10)

ARRÊT

STRASBOURG

17 avril 2018

DÉFINITIF

17/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ergündoğan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mars 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48979/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Yalçın Ergündoğan (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me E. Keskin, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant dénonçait une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de sa condamnation pénale pour insulte à la suite de la publication par lui d’un article dans un quotidien.

4. Le 8 septembre 2016, le grief concernant l’atteinte à la liberté d’expression du requérant a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1953 et réside à Istanbul. À l’époque des faits, il était chroniqueur au quotidien Birgün.

6. Le 26 avril 2005, un article rédigé par le requérant, intitulé « Le vrai visage de H.B. - Ses disciples se sont rebellés contre H.B. », fut publié en page 6 du quotidien précité. L’article était sous-titré ainsi : « Les victimes de H.B., président du BTP [Parti pour une Turquie indépendante], ont créé un site Internet ». Il était illustré d’une photo de H.B. et de celles de cinq femmes, reprises du site Internet mentionné dans l’article. Les noms complets de celles-ci y étaient indiqués. Le texte de l’article pouvait notamment se lire comme suit :

« Les victimes de H.B., président du Parti pour une Turquie indépendante (BTP), ont créé un site Internet. Selon leurs allégations, H.B. a, en plus d’une femme officielle, de trois [femmes] titulaires et d’une [femme] suppléante, des femmes et des enfants dont le nombre est inconnu. Ses enfants, nés d’autres femmes, sont aussi inscrits sur [le registre de] sa femme officielle. Le groupe, qui publie sur le site [www.h...b...t...com], qui se définit comme les victimes de H.B. se rebellant contre [lui], répond à la question « Qui sommes-nous » de la façon suivante : « Nous sommes (...) des personnes qui, après avoir été des disciples de H.B., ont quitté la confrérie et se sont réunies. Nous sommes des personnes qui ont été des victimes de H.B. et de son entourage, dont [les vies dans] le monde et l’au-delà ont été abîmées [qui ont été] trompées, exploitées et jetées dans un coin. Nous invitons tous ceux qui ont été victimes de H.B. à nous soutenir ». Par ailleurs, le site sur lequel [se trouvent] les commentaires et les informations concernant H.B., dont le titre de professeur serait un mensonge, se nomme [www.h...b...h...org].

Selon le site, H.B. dit « Nous devons d’abord établir une proximité physique pour que cela puisse par la suite se transformer à une proximité spirituelle. Si nous ne pouvons pas établir une proximité physique, je ne peux pas vous transmettre l’illumination que je reçois de Dieu ». Selon une allégation publiée sur le site, l’une des femmes de H.B., avec laquelle il est religieusement marié, est la fille d’un membre de la Cour de cassation (...).

(...) »

7. À des dates différentes, H.B. et trois femmes dont les photos avaient été publiées dans l’article en question déposèrent plainte devant le procureur de la République de Beyoğlu contre le requérant. Ils alléguaient que le contenu de l’article de ce dernier portait atteinte à leur réputation.

8. Par ailleurs, les 5 mai, 8 juillet et 7 novembre 2005, les réponses rectificatives envoyées par H.B. et deux femmes dont les photos et les noms avaient été publiés dans l’article en question furent publiées dans le quotidien. Dans ces réponses rectificatives, les intéressés réfutaient toutes les allégations formulées à leur sujet dans l’article en cause.

9. Par un acte d’accusation du 26 mai 2005, le procureur de la République de Beyoğlu inculpa le requérant d’insulte par voie de presse.

10. Le 28 janvier 2010, le tribunal correctionnel de Beyoğlu (« le tribunal correctionnel ») reconnut le requérant coupable du chef d’insulte et le condamna à une amende judiciaire de 2 100 livres turques (TRY), soit 1 005,80 euros (EUR) à cette date, en application de l’article 125 § 2 du code pénal (CP), avant de surseoir au prononcé de ce jugement. Il considéra que, compte tenu de son contenu, de la façon dont il avait été préparé et du fait qu’il était illustré des photos de trois plaignantes, l’article litigieux dépassait les limites de la critique et portait atteinte, dans son ensemble, à l’honneur, à la dignité et à la réputation des plaignants.

11. Le 18 février 2010, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision de sursis au prononcé du jugement rendue par le tribunal correctionnel.

12. Par ailleurs, le 15 octobre 2007, dans le cadre d’une procédure civile intentée par H.B. en indemnisation du préjudice moral qu’il alléguait avoir subi en raison de la publication de l’article du requérant, le tribunal d’instance de Beyoğlu, considérant que l’article du requérant avait porté atteinte aux droits de la personnalité de H.B., condamna le requérant et la société éditrice du quotidien Birgün à payer 1 500 TRY (901,17 EUR à cette date) à ce dernier. Le dossier de l’affaire ne renferme aucune information sur la suite de cette procédure.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

13. L’article 125 du CP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « Insulte » (hakaret), se lit comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :

« Celui qui attribue un acte ou un fait concret à autrui de manière à porter atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation ou attaque l’honneur, la dignité et la réputation d’autrui par des injures sera puni d’une peine d’emprisonnement allant de trois mois à deux ans ou d’une amende judiciaire.

Dans le cas où cet acte est commis par le biais d’un moyen de communication audiovisuel ou écrit, la peine prévue à l’alinéa susmentionné est infligée.

(...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

14. Le requérant allègue que la procédure pénale engagée à son encontre et la décision rendue à l’issue de cette procédure ont porté atteinte à son droit à la liberté d’expression prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

15. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’incompatibilité ratione personae du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Il soutient que le requérant n’a pas la qualité de victime au motif que sa condamnation à une amende judiciaire à l’issue de la procédure pénale ayant fait l’objet d’un sursis au prononcé du jugement, aucune condamnation n’a finalement été rendue à son encontre, et que la décision de sursis au prononcé du jugement n’a pas été inscrite à son casier judiciaire.

16. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.

17. La Cour estime que la mesure de sursis au prononcé du jugement ne peut passer pour prévenir ou réparer les conséquences de la procédure pénale dont le requérant a directement subi les dommages en raison de l’atteinte en découlant à l’exercice de sa liberté d’expression (Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004, et Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32 et 33, 24 janvier 2006). Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime du requérant.

18. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

19. Le requérant soutient qu’il a été condamné pour avoir exercé son métier de journaliste et qu’il a subi les conséquences de cette condamnation pendant des années.

20. Le Gouvernement allègue tout d’abord que la décision de sursis au prononcé du jugement rendue à l’encontre du requérant ne peut être considérée comme une ingérence dans la liberté d’expression de l’intéressé puisque cette décision, qui n’a pas été inscrite à son casier judiciaire, n’aurait emporté aucune conséquence juridique ni eu d’effet dissuasif à son égard.

21. Il indique ensuite que, si l’existence de l’ingérence litigieuse devait être établie, celle-ci avait pour base légale l’article 125 du CP et poursuivait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui.

22. Le Gouvernement déclare en outre que le requérant n’a cité qu’un site Internet à l’appui des allégations formulées dans son article et qu’il a publié les photos et les noms complets de personnes inconnues du public. Il estime qu’il ne peut être affirmé que l’article litigieux avait été préparé dans le but d’informer le public et conformément à ce qui semblait être la réalité. Il soutient que, bien que H.B. soit une personnalité publique, il ne ressort pas de l’article litigieux que celui-ci portait sur un sujet d’intérêt public. Il considère par conséquent que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant à la liberté d’expression et celui des plaignants au respect de leur vie privée.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

23. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi les précédents récents, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...)

La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (...) »

24. Pour évaluer la pertinence et la suffisance des conclusions des juridictions nationales, la Cour, conformément au principe de subsidiarité, prend en considération la manière dont ces dernières ont effectué la mise en balance des intérêts contradictoires en jeu à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière (voir Erla Hlynsdottir c. Islande (no 2), no 54125/10, § 54, 21 octobre 2014). La Cour rappelle que la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière dans le contexte de l’évaluation de proportionnalité sous l’angle de l’article 10 de la Convention (voir Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)). Ainsi, l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut justifier un constat de violation de l’article 10 (Matúz c. Hongrie, no 73571/10, § 35, 21 octobre 2014).

25. La Cour examinera la presente affaire à la lumière de ces principes.

b) Application de ces principes en l’espèce

26. La Cour note que le requérant se plaint de sa condamnation au pénal à une amende judiciaire, dont il a été sursis au prononcé, du chef d’insulte contre H.B. et trois autres plaignantes en raison du contenu d’un article publié dans le quotidien Birgün. Elle considère que la condamnation pénale du requérant, même assortie d’un sursis au prononcé du jugement, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elle a pu provoquer, constitue une ingérence au droit de l’intéressé à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011). Elle relève ensuite que cette ingérence avait une base légale, à savoir l’article 125 § 2 du code pénal, et poursuivait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui. Quant à la nécessité de cette ingérence, elle rappelle que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que les instances nationales, dont le requérant conteste les décisions, ont procédé à une juste pondération, à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire (paragraphes 23 et 24 ci‑dessus), entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit des personnes mises en cause dans l’article du requérant au respect de leur vie privée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 95, CEDH 2015 (extraits)).

27. La Cour relève que l’article litigieux relatait les allégations publiées sur un site Internet par des personnes se considérant victimes de H.B. Elle observe que ce dernier est un personnage connu du public en tant que président d’un parti politique et chef d’une confrérie religieuse et note que les informations publiées dans l’article litigieux ne concernaient pas les activités publiques de celui-ci. Cela étant, elle rappelle que le non-respect éventuel par un personnage public, fût-ce dans la sphère privée, de lois et règlements visant à protéger des intérêts publics importants peut dans certaines circonstances constituer une question légitime d’intérêt général (Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 87, 1er mars 2007). Elle considère que de pareilles circonstances existaient en l’espèce dans la mesure où l’article litigieux portait sur des allégations graves d’exploitation sexuelle ou autres formulées à l’encontre de H.B. par ses anciens disciples, qui constituent incontestablement un débat d’intérêt général.

28. La Cour rappelle que, en ce qui concerne l’appréciation des limites de la critique admissible, il faut opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agissant dans un contexte public (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 117 et suivants). Elle estime à cet égard que, étant donné que H.B. était un personnage public dans le contexte du débat d’intérêt général décrit ci-dessus, les limites de la critique admissible étaient plus larges à son égard que pour un simple individu (Kuliś c. Pologne, no 15601/02, § 47, 18 mars 2008). En revanche, tel n’était pas le cas des femmes dont les détails de la vie privée ont été exposés au public par la publication de leurs photos et de leurs noms complets dans l’article litigieux. En effet, si la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier le harcèlement médiatique ni la publication de photographies révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une intrusion dans leur intimité, il en va nécessairement de même, a fortiori, pour un simple particulier (Société de conception de presse et d’édition c. France, no 4683/11, § 39, 25 février 2016).

29. En ce qui concerne le contenu de l’article litigieux, la Cour note qu’il reprenait les allégations publiées sur un site Internet créé par les anciens disciples de H.B. selon lesquelles ce dernier avait épousé religieusement plusieurs femmes et avait profité de sa position de chef d’une confrérie religieuse pour inciter des femmes à avoir des rapports avec lui. Elle relève donc que cet article renfermait des imputations factuelles au sujet de H.B et des femmes susmentionnées.

30. La Cour constate que le requérant ne s’est fondé que sur les informations et témoignages publiés sur le site Internet en question pour formuler les allégations contenues dans son article. Elle rappelle à cet égard que, en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la protection offerte par l’article 10 de la Convention aux journalistes est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, CEDH 2004‑II). Tout en reconnaissant que le requérant, en sa qualité de journaliste, a pris la précaution, dans l’ensemble de son article, de présenter les faits attribués aux intéressés comme des allégations, la Cour estime cependant qu’il aurait dû faire preuve de la plus grande rigueur et d’une prudence particulière avant de publier, sans obtenir leur consentement préalable, les photographies et les noms complets des femmes en cause, qui relevaient incontestablement de leur vie privée (Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, § 41, 19 septembre 2013).

31. Quant à la procédure pénale diligentée à l’encontre du requérant, la Cour observe que le tribunal correctionnel, par son jugement du 28 janvier 2010, a reconnu l’intéressé coupable de l’infraction d’insulte. Elle note que ce tribunal s’est contenté d’affirmer dans la motivation de son jugement que l’article litigieux dépassait les limites de la critique admissible et portait atteinte à l’honneur, à la dignité et à la réputation des plaignants sans procéder cependant à une qualification explicite – déclaration de fait ou jugement de valeur – de l’article litigieux. Elle observe que le tribunal correctionnel a déclaré s’appuyer à cet égard sur le contenu de l’article, sur la façon dont l’article avait été préparé et sur le fait qu’il était illustré des photos de trois plaignantes (paragraphe 10 ci-dessus).

32. La Cour relève que la motivation ainsi adoptée par le tribunal correctionnel dans son jugement du 28 janvier 2010 n’est pas de nature à lui permettre d’établir que, en l’espèce, cette juridiction a effectué un examen adéquat de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit des plaignants au respect de leur vie privée, conformément aux critères pertinents susmentionnés (paragraphes 23 et 24 ci‑dessus). En effet, elle considère que ni le jugement du tribunal correctionnel ni la décision de la cour d’assises du 18 février 2010 ayant confirmé celui-ci ne fournissent une argumentation satisfaisante sur la question de savoir si le droit des intéressés au respect de leur vie privée, en particulier s’agissant des trois plaignantes dont les photos ont été publiées avec leurs noms complets dans l’article litigieux, pouvait justifier, dans les circonstances de l’espèce, l’atteinte portée au droit du requérant à la liberté d’expression par l’infliction d’une amende pénale. La Cour estime que l’absence de cette mise en balance et l’insuffisance de motivation des décisions des juridictions internes sont, en soi, problématiques au regard de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 47, 31 mai 2016, et Milisavljević c. Serbie, no 50123/06, § 38, 4 avril 2017).

33. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par sa jurisprudence concernant la mise en balance entre les intérêts en jeu.

34. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit des personnes mises en cause dans l’article litigieux au respect de leur vie privée.

35. Partant, la Cour juge qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

36. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

37. Le requérant réclame 10 000 EUR au titre du préjudice qu’il estime avoir subi, sans préciser s’il s’agit d’un préjudice matériel ou moral.

38. Le Gouvernement considère qu’il n’existe pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la réparation demandée.

39. La Cour note que le requérant n’a pas été obligé de payer l’amende judiciaire qui lui a été infligée en raison du sursis au prononcé du jugement. Partant, elle estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme au titre du dommage matériel. Quant au dommage moral, la Cour estime que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage pouvant avoir été subi par le requérant à ce titre.

B. Frais et dépens

40. Le requérant n’a présenté aucune demande pour frais et dépens. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 avril 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-182549
Date de la décision : 17/04/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : ERGÜNDOĞAN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KESKIN E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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