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17/04/2018 | CEDH | N°001-182509

CEDH | CEDH, AFFAIRE CİHANGİR YILDIZ c. TURQUIE, 2018, 001-182509


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CİHANGİR YILDIZ c. TURQUIE

(Requête no 39407/03)

ARRÊT

STRASBOURG

17 avril 2018

DÉFINITIF

17/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Cihangir Yıldız c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučini

ć,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mars...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CİHANGİR YILDIZ c. TURQUIE

(Requête no 39407/03)

ARRÊT

STRASBOURG

17 avril 2018

DÉFINITIF

17/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Cihangir Yıldız c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mars 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39407/03) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Cihangir Yıldız (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 novembre 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M.S. Tuncer, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant dénonçait en particulier une violation de son droit à un procès équitable.

4. Le 16 avril 2007, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1947 et réside à Ankara.

6. Le requérant possédait, depuis 1983, une habitation érigée sans permis de construire sur un terrain appartenant à l’État dans un gecekondu, un quartier composé d’habitations, souvent de fortune, construites sans permis, et pouvant s’apparenter à un bidonville, qui s’étendait sur une zone relevant de la mairie de Çankaya, à Ankara. L’adresse de l’habitation était la suivante : no 28, 59e rue, quartier de Kırkonaklar, Ankara.

7. Le requérant produit devant la Cour des quittances de paiement de taxes d’habitation, de taxes foncières et de taxes sur l’environnement datant au plus tôt de 1989.

A. Décision de démolition et recours en annulation

8. Le 20 mai 1999, la mairie de Çankaya adopta une décision de démolition de l’habitation du requérant au motif que l’intéressé n’avait pas introduit de demande afin de bénéficier d’un certificat d’attribution de propriété (Tapu Tahsis Belgesi), conformément à la loi no 2981 du 24 février 1984 concernant les constructions non conformes à la législation relative à l’urbanisme aux gecekondu (« la loi no 2981 »).

9. En 1999, le requérant intenta une action en annulation de la décision de démolition prise par la mairie de Çankaya devant le tribunal administratif d’Ankara (« le tribunal »), alléguant qu’il avait présenté, en 1983, une demande pour se voir attribuer une propriété conformément à la législation en vigueur à l’époque, c’est-à-dire la loi no 2805, communément appelée « loi d’amnistie pour les infractions urbanistiques » (imar affı yasası), laquelle fut remplacée par la loi no 2981 en 1984.

10. Le 28 décembre 1999, le tribunal débouta le requérant de sa demande. Il considéra que, au regard des éléments du dossier, hormis une mention du nom du requérant dans le registre relatif aux demandes en matière d’urbanisme, aucun élément ne permettait d’attester de sa requête. Le tribunal ajouta que la mention précitée ne pouvait pas être considérée comme une demande portant sur l’habitation du requérant dans la mesure où la nature précise de cette demande n’était pas mentionnée.

11. Rien n’indique que le requérant ait formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État contre ce jugement.

12. Le 11 avril 2000, l’habitation en cause fut démolie.

B. Recours contentieux concernant le refus d’attribution d’un terrain au requérant

13. Avant que son habitation ne fût démolie, le 27 mai 1999, le requérant présenta à la mairie de Çankaya une demande d’attribution de terrain, arguant qu’il avait fait une demande auprès de la mairie métropolitaine d’Ankara le 6 avril 1983 pour obtenir un certificat d’attribution de propriété sur la base de la législation en vigueur à l’époque.

14. Il ressort des échanges de courrier entre la mairie métropolitaine d’Ankara et la mairie de Çankaya que la première indiqua à la seconde que le requérant avait bien fait une demande tendant à l’obtention d’un certificat d’attribution de propriété le 6 avril 1983 et que celle-ci avait été enregistrée sous le no 63527. Néanmoins, la mairie de Çankaya estima, après examen de la copie du registre, que celui-ci « donnait le sentiment d’avoir été falsifiée au bénéfice du requérant ».

15. Le 4 août 1999, considérant que la mairie avait tacitement refusé sa demande d’attribution de terrain, le requérant intenta une autre action en annulation devant le tribunal administratif d’Ankara. Il soutenait qu’il avait bien fait une demande et que celle-ci avait été enregistrée par la mairie métropolitaine d’Ankara sous le no 63527.

16. Par une ordonnance du 2 décembre 1999, le tribunal invita le requérant à produire une copie de son formulaire de demande ainsi que de l’éventuel certificat d’attribution de propriété qui avait pu lui être octroyé.

17. Dans son mémoire du 22 décembre 1999, le requérant indiquait qu’aucun certificat d’attribution ne lui avait été remis bien qu’il avait, selon lui, accompli les démarches nécessaires en déposant notamment un formulaire de demande à la mairie d’Ankara, le 6 avril 1983, qui avait été enregistré sous le no 63527.

18. Le 16 juin 2000, le tribunal débouta le requérant de son action en annulation.

19. Il précisa que, en application de la loi no 2981, seules les personnes ayant accompli un certain nombre de démarches - dont notamment le dépôt d’une demande en mairie et le versement de la somme de 2 000 anciennes livres turques (TRL) - et disposant d’une habitation dont la construction avait débuté avant le 10 novembre 1985 pouvaient prétendre au bénéfice de l’attribution d’un terrain.

20. Il rappela que le requérant avait déjà introduit une action contre la décision de démolition prise par la mairie de Çankaya et que ce recours avait été rejeté au motif que l’intéressé n’avait pu présenter qu’une copie du registre où il apparaissait qu’il avait fait une demande le 6 avril 1983, enregistrée sous le no 63527, que la teneur exacte de cette demande n’y était pas précisée et que rien n’indiquait qu’il s’agissait effectivement d’une demande d’amnistie pour infraction urbanistique.

21. Il releva que, dans la présente affaire, le requérant était resté en défaut de présenter une copie de son formulaire de demande d’amnistie, un reçu bancaire prouvant le paiement de 2 000 anciennes livres turques (TRL) et un document émanant d’un bureau technique privé assermenté.

22. Il estima dès lors que l’intéressé n’avait pu démontrer qu’il était titulaire d’un droit au sens de la loi no 2981 et que, partant, l’action devait être rejetée.

23. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre ce jugement.

24. Dans son mémoire, il rappela que la mairie de Çankaya avait rejeté sa demande au motif que la copie du registre présentée par la mairie métropolitaine d’Ankara « donnait le sentiment d’avoir été falsifié » et reprocha au tribunal administratif de n’avoir entrepris aucune démarche sur ce point.

Il reprocha également au tribunal de ne pas avoir fait de recherche quelconque pour vérifier si les documents relatifs à sa demande d’amnistie avaient ou non été remis à la mairie concernée.

Selon le requérant, il avait été victime des négligences de l’administration qui n’avait pas correctement conservé les documents qui lui avaient pourtant été déposés au moment de la demande d’amnistie.

Il présenta les pièces suivantes à l’appui de son pourvoi :

– un reçu bancaire (banka tahsil fişi) daté du 4 avril 1983 attestant du versement de 2 000 TRL, précisant que le versement était effectué dans le cadre de la loi d’amnistie pour les infractions urbanistiques et indiquant comme adresse du requérant celle du bien litigieux (paragraphe 6 ci‑dessus) ;

– une copie du formulaire de sa demande de titre provisoire de propriété du 6 avril 1983, portant le no 63527 et indiquant l’adresse de la construction litigieuse ;

– une copie du registre de la mairie d’Ankara dont une ligne mentionne notamment son nom, le no 63527 et les références cadastrales « îlot 1677 parcelle 29 » et dont la case « reçu bancaire » est cochée ;

– un rapport d’expertise, incluant un plan, obtenu sous le contrôle du tribunal d’instance d’Ankara, indiquant que l’âge de l’habitation du requérant était de 15 ou 16 ans.

25. Le 4 février 2002, le Conseil d’État rejeta le pourvoi, selon une formule standardisée renvoyant à « l’absence de l’un des motifs de cassation énumérés à l’article 49 du code du contentieux administratif ». Cet arrêt fut adopté sur conclusions contraires du parquet général du Conseil d’Etat, qui estimait que le jugement déféré devait être cassé dans la mesure où le requérant avait produit une copie de sa demande d’amnistie datée du 6 avril 1983 ainsi qu’un reçu bancaire datant du 4 avril 1983 attestant du paiement de 2 000 TRL et que, dès lors, l’acte attaqué avait méconnu le droit.

26. Par un arrêt définitif du 20 mars 2003, le Conseil d’État rejeta le recours en rectification d’arrêt du requérant, cette fois sur conclusions contraires du magistrat rapporteur, lequel exposa des motifs similaires à ceux présentés par le parquet général au moment de l’examen du pourvoi.

27. L’arrêt fut notifié au requérant le 24 juin 2003.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Sur la cassation

28. L’article 49 du code du contentieux administratif précise qu’un jugement encourt la cassation pour trois motifs : le défaut de compétence, la méconnaissance de la loi et la méconnaissance de la procédure.

B. Sur les présentations de documents à un stade avancé de la procédure

29. Dans un arrêt du 16 octobre 1997 (E. 1995/3644 - K. 1997/2893), la 8e section du contentieux administratif du Conseil d’État a accepté de prendre en compte un document soumis par le requérant lors du pourvoi alors que ledit document existait avant l’introduction de l’action et qu’il n’avait pas été présenté au tribunal de première instance.

30. Dans un arrêt du 25 mars 1998 (Conseil d’État, 6e section du contentieux administratif, E. 1997/2233 - K. 1998/1152), la haute juridiction a adopté la même approche en ce qui concernait des documents soumis au moment de la demande de rectification d’arrêt et a rendu un arrêt de cassation sur la base de ces documents.

31. Par un arrêt du 12 février 1999 (Conseil d’État, E. 1998/14 - K. 1999/87), dans lequel il était question de savoir si des documents présentés à un stade avancé de la procédure pouvaient être pris en compte par les tribunaux administratifs, l’Assemblée des sections du contentieux fiscal a repris l’approche susmentionnée en précisant que les tribunaux administratifs étaient tenus de procéder à tous les examens rendus nécessaires par les allégations du demandeur et qu’ils ne pouvaient, sans méconnaître la procédure, refuser de prendre en compte les documents présentés après la mise en délibéré de l’affaire, et notamment ceux présentés dans le cadre de la demande en rectification de l’arrêt du Conseil d’État.

32. Ce principe a une nouvelle fois été confirmé par un arrêt de la 9e section du contentieux du Conseil d’État, le 17 septembre 2013 (C.E. 2010/10190 - K. 2013/736) dans lequel la haute juridiction a précisé que les documents versés pour la première fois au dossier au moment du pourvoi devaient être pris en compte.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

33. Le requérant allègue que la procédure par le biais de laquelle il a cherché à contester le refus de l’administration de lui attribuer un terrain n’a pas été équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

34. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

35. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

36. Le requérant se plaint ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable, alléguant que son action a été rejetée au motif qu’il n’avait pas présenté les documents attestant de sa demande d’attribution de propriété auprès de l’administration, alors que, selon lui, il avait présenté lesdits documents au Conseil d’État. Il reproche à la haute juridiction de ne pas les avoir pris en compte.

37. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Selon lui, le contrôle opéré par le Conseil d’État sur les jugements des tribunaux administratifs est limité à trois points : le respect de la compétence, le respect du droit matériel et le respect de la procédure.

38. Le Gouvernement expose que, en l’espèce, la haute juridiction n’avait pas compétence pour examiner les documents présentés par le requérant au stade du pourvoi. D’après lui, l’intéressé aurait dû demander une révision de la procédure pour que ces documents, qui constituaient des éléments nouveaux, puissent être pris en compte.

2. Appréciation de la Cour

39. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 6 § 1 de la Convention, les décisions des cours et des tribunaux doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent, de manière à montrer que les parties ont été entendues et à garantir la possibilité d’un contrôle public de l’administration de la justice (Salov c. Ukraine, no 65518/01, § 89, CEDH 2005‑VIII (extraits)).

40. Bien qu’une juridiction interne dispose d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des arguments et l’admission des preuves, elle doit justifier ses activités en précisant la motivation de ses décisions (Suominen c. Finlande, no 37801/97, §36, 1er juillet 2003).

41. Si l’article 6 § 1 de la Convention oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, cela ne signifie pas qu’il exige une réponse détaillée à chaque argument (Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 61, série A no 288). L’étendue de l’obligation de motivation peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de l’espèce : il faut tenir compte notamment de la diversité de moyens qu’un plaideur peut soulever en justice et des différences dans les États contractants en matière de dispositions légales, coutumes, conceptions doctrinales, présentation et rédaction des jugements et arrêts (Hiro Balani c. Espagne, 9 décembre 1994, § 27, série A no 303-B).

42. Toutefois, dès lors qu’un argument soulevé par une partie est décisif pour l’issue de la procédure, il exige une réponse spécifique et explicite (Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 30, série A no 303‑A, Buzescu c. Roumanie, no 61302/00, § 67, 24 mai 2005, et Donadzé c. Géorgie, no 74644/01, § 35, 7 mars 2006).

43. En l’espèce, la Cour observe que l’objet de la procédure devant les juridictions administratives était de déterminer si le requérant pouvait prétendre à l’attribution d’un terrain. Pour trancher cette question, il fallait déterminer si le requérant avait bien présenté une demande d’amnistie pour infraction urbanistique à la mairie métropolitaine d’Ankara en 1983. Si cette administration a indiqué avoir reçu une telle demande le 6 avril 1983 et fourni une copie du registre concerné (paragraphe 14 ci-dessus), le tribunal administratif a finalement estimé que, en l’absence notamment d’une copie du formulaire de demande et d’un reçu bancaire, la réalité de la demande n’était pas établie, et a rejeté l’action pour ce motif.

44. Elle observe également que le principal moyen de pourvoi du requérant consistait en substance à reprocher au tribunal administratif de ne pas avoir effectué les démarches nécessaires pour obtenir des administrations concernées la production de l’ensemble des documents pouvant permettre de vérifier les allégations de l’intéressé quant au dépôt d’une demande d’amnistie en bonne et due forme en 1983, ni d’avoir pris une quelconque mesure d’instruction susceptible d’infirmer ou de confirmer l’allégation de la mairie de Çankaya au sujet de la prétendue falsification du registre des demandes d’amnistie (voir paragraphe 24 ci-dessus).

Dans ce cadre, en fournissant les documents qu’il avait pu se procurer entre-temps, le requérant entendait démontrer que s’il avait procédé aux démarches nécessaires, le tribunal administratif aurait disposé de ces documents qui infirmaient les allégations de l’administration défenderesse et confirmaient les siennes.

45. Or, la Cour observe que le Conseil d’État ne s’est pas prononcé sur ce moyen, bien qu’il ait été invité à le faire à deux reprises, une fois par le parquet général et une fois le magistrat rapporteur. La haute juridiction n’a donc pas répondu à l’un des arguments essentiels exposés par le requérant.

46. La Cour relève toutefois que les documents précités ont été présentés au moment du pourvoi et que le Gouvernement soutient que le Conseil d’État ne pouvait de ce fait les prendre en compte.

47. À cet égard, la Cour rappelle que l’admissibilité des éléments de preuve relève normalement de la compétence des autorités nationales (Gerö Almeida Freitas c. Portugal (déc.), no 81375/12, 28 novembre 2017) et estime que, en principe, un système prévoyant l’irrecevabilité des éléments de preuve présentés pour la première fois en cassation n’est pas en soi contraire à la Convention.

48. Néanmoins, rien n’indique que, en l’espèce, l’absence de prise en compte des documents litigieux soit la conséquence de l’application d’une telle règle d’irrecevabilité, ni même qu’une telle règle existe en pratique, contrairement à ce que le Gouvernement semble soutenir. Sur ces points, la Cour constate d’ailleurs que le Conseil d’État n’a pas indiqué que ces documents avaient été soumis de façon tardive et qu’ils ne pouvaient, de ce fait, être pris en compte.

49. Dès lors, même à supposer, comme le suggère le Gouvernement, que le Conseil d’État ait implicitement considéré les documents présentés à un stade avancé de la procédure comme irrecevables et ne pouvant être pris en compte, la haute juridiction n’a exposé aucun motif pour justifier une telle approche et n’a pas répondu au principal moyen de pourvoi du requérant.

50. Compte tenu de l’ensemble de ces considérations, la Cour estime que des arguments essentiels présentés par le requérant n’ont pas reçu de réponse spécifique et explicite alors qu’ils l’auraient méritée, et que la solution donnée au litige ne peut, de ce fait, passer pour avoir été suffisamment motivée.

51. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

52. Le requérant dénonce une violation de son droit au respect de ses biens en raison du refus de l’administration de lui attribuer un terrain sur la base de la loi no 2981 alors même que, selon lui, toutes les conditions étaient remplies. Il invoque à cet égard l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

53. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient que le requérant ne disposait pas d’un bien dans la mesure où il n’avait pas pu démontrer l’existence d’une demande présentée en bonne et due forme durant la période requise.

54. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenu sur le terrain de l’article 6 de la Convention, la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ni la recevabilité ni le fond de ce grief.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

55. Le requérant réclame 100 000 dollars américains (USD) pour préjudice matériel. Cette somme correspond selon lui à la valeur du terrain sur lequel se trouvait son habitation. L’intéressé demande en outre 50 000 USD pour préjudice moral.

56. Le Gouvernement conteste ces montants, qu’il juge excessifs. Il indique par ailleurs que ces demandes ne sont accompagnées d’aucun document et invite la Cour à les rejeter.

57. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette partie de la demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 4 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral.

58. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

59. En outre, la Cour estime que, dans des circonstances comme celles de l’espèce, une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05 et 3 autres, § 75, 1er février 2011).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, au titre du préjudice moral, la somme de 4 000 EUR (quatre mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 avril 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-182509
Date de la décision : 17/04/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : CİHANGİR YILDIZ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TUNCER M.S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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