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13/02/2018 | CEDH | N°001-181109

CEDH | CEDH, AFFAIRE ADIGÜZEL ET AUTRES c. TURQUIE, 2018, 001-181109


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ADIGÜZEL ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 65126/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2018

DÉFINITIF

13/05/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Adıgüzel et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša

Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ADIGÜZEL ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 65126/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2018

DÉFINITIF

13/05/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Adıgüzel et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 janvier 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 65126/09) dirigée contre la République de Turquie et dont vingt-neuf ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour le 22 novembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me O. Gündoğdu, avocat à Kars. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 22 mai 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

4. Le 26 janvier 2016, l’avocat des requérants a informé la Cour du décès du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 24, survenu le 27 janvier 2012. Il a indiqué que les héritiers de son client n’avaient pas manifesté le souhait de poursuivre la procédure devant la Cour.

Le 16 novembre 2015, le Gouvernement a informé la Cour du décès du requérant figurant à l’annexe sous le numéro 23, survenu le 17 novembre 2010. Aucun héritier de ce requérant n’a manifesté le souhait de continuer la procédure devant la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les années de naissance des requérants figurent en annexe. Ceux-ci résident à Kars.

6. Le 14 novembre 2009, vers midi, une centaine de personnes membres de syndicats appartenant à la confédération des syndicats des travailleurs du secteur public, le KESK, se réunirent sur l’avenue Atatürk à Kars pour participer à la lecture d’une déclaration de presse visant à dénoncer l’arrestation de trente-cinq syndicalistes. Les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 25 à 29 soutiennent avoir été de simples passants et indiquent qu’ils ne faisaient pas partie des manifestants.

7. D’après les éléments du dossier, la manifestation débuta à 12 h 30, la police somma les manifestants d’y mettre un terme à 12 h 34 et intervint à 12 h 37 pour disperser la manifestation et placer les requérants en garde à vue. Dix requérants furent conduits dans les locaux de la direction de la sûreté de Kars et placés dans deux cellules d’environ 7m2 chacune et disposant d’une couchette. Dix-neuf autres requérants furent conduits au commissariat de police de Kazımpaşa, où ils furent placés dans quatre cellules de 7m2 chacune et disposant d’une couchette. Au cours de leur garde à vue, les requérants furent interrogés sur les accusations portées contre eux.

8. Le 15 novembre 2009, les requérants furent traduits devant le juge du tribunal d’instance pénale de Kars qui décida de leur mise en liberté.

9. Le 17 novembre 2009, les requérants furent inculpés pour avoir agi en violation de l’article 28 § 1 de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations.

10. Le 20 janvier 2011, le tribunal correctionnel de Kars relaxa les requérants. Il conclut que :

« (...) Bien qu’une action publique ait été ouverte devant notre tribunal pour infraction à l’article 28 § 1 de la loi no 2911, les faits reprochés n’étant pas définis par la loi comme une infraction, [il y a lieu de décider de la] relaxe des prévenus en application de l’article 223 § 2 a) du code de procédure pénale. (...) »

11. En l’absence de pourvoi en cassation, ce jugement devint définitif.

12. Sept requérants, figurant à l’annexe sous les numéros 4, 5, 7, 11, 14, 15 et 25, s’appuyant sur le jugement de relaxe, introduisirent une demande d’indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 e) du code de procédure pénale (CPP).

13. Le 24 avril 2012, la cour d’assises de Kars accéda à leur demande et leur accorda 300 livres turques (TRY), soit environ 150 euros (EUR) chacun, somme assortie d’intérêts au taux légal depuis la date de leur arrestation. Elle releva que les intéressés avaient été gardés à vue au-delà de la durée raisonnable nécessaire à leur audition. Elle estima que la mesure dont ils avaient fait l’objet était en ce sens « injuste ». Cette décision fut confirmée par la Cour de cassation le 2 décembre 2013.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14. L’article 141 § 1 du CPP est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :

a) qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

(...)

e) qui, après avoir été arrêtée ou placée en détention régulièrement, bénéficie d’un non-lieu ou d’un acquittement. »

15. L’article 142 § 1 du CPP se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et, dans tous les cas de figure, dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

16. L’article 223 § 2 du CPP est ainsi libellé :

« (2) Une décision d’acquittement est rendue dans les cas où :

a) le fait imputé n’est pas défini par la loi comme une infraction ;

b) il est établi que l’infraction reprochée n’a pas été commise par l’accusé ;

c) l’auteur de l’infraction reprochée n’a pas agi intentionnellement ou a agi avec imprudence ;

d) bien que l’infraction reprochée ait été commise par le prévenu, il existe dans les circonstances une cause de conformité au droit (olayda bir hukuka uygunluk nedeninin bulunması) ;

e) il n’est pas établi que l’infraction reprochée a été commise par l’accusé. »

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE

17. La Cour note que les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 23 et 24 sont décédés après l’introduction de la présente requête, et qu’aucun ayant droit ou proche parent n’a manifesté sa volonté de poursuivre la procédure.

18. La Cour rappelle qu’elle a pour pratique de rayer les requêtes du rôle lorsqu’aucun héritier ou parent proche ne veut poursuivre l’instance (voir, parmi d’autres, Lütfiye Zengin et autres c. Turquie, no 36443/06, § 34, 14 avril 2015). Conformément à l’article 37 § 1 c) de la Convention, elle considère qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de telles requêtes. En l’espèce, le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas que la Cour poursuive l’examen de la requête dans la mesure où elle a été introduite par les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 23 et 24, d’autant plus que leurs griefs ont également été soulevés par les autres requérants (article 37 § 1 in fine). En conséquence, elle décide de rayer la requête du rôle en ce qu’elle concerne les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 23 et 24.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

19. Les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 22 se plaignent d’une atteinte à leur droit à la liberté d’expression et de réunion en raison de la dispersion de la manifestation par la police et des poursuites pénales engagées contre eux. Ils dénoncent une violation des articles 10 et 11 de la Convention. La Cour décide d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

20. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

21. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

22. Elle rappelle avoir déjà examiné de nombreuses affaires portant sur des faits et griefs similaires et dans lesquelles elle avait conclu à la violation de l’article 11 de la Convention. Elle dit avoir estimé dans ces affaires que l’intervention précipitée des forces de l’ordre pour disperser des manifestations pacifiques qui ne présentaient pas un danger pour l’ordre public, mis à part d’éventuelles perturbations de la circulation, et l’ouverture de procédures pénales à l’encontre des manifestants n’étaient pas nécessaires à la défense de l’ordre public et qu’il s’agissait de mesures disproportionnées (voir, parmi beaucoup d’autres, Balçık et autres c. Turquie, no 25/02, §§ 51 et 52, 29 novembre 2007, Nurettin Aldemir et autres c. Turquie, nos 32124/02 et 6 autres, §§ 45 à 47, 18 décembre 2007, et Serkan Yılmaz et autres c. Turquie, no 25499/04, § 34, 13 octobre 2009).

23. Compte tenu de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis et, en particulier, de l’empressement des autorités pour mettre fin à une manifestation parfaitement pacifique et qui ne présentait pas de danger pour l’ordre public, mis à part d’éventuelles perturbations de la circulation, la Cour estime que l’intervention des forces de l’ordre et l’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre des requérants étaient des mesures disproportionnées et que celles-ci n’étaient pas nécessaires à la défense de l’ordre public. Dès lors, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention dans le chef des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 22.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

24. Les requérants dénoncent l’irrégularité de leur arrestation et de leur garde à vue. Ils y voient une violation de l’article 5 de la Convention.

25. Le Gouvernement indique tout d’abord que, parmi les requérants, sept ont obtenu une réparation de leur préjudice en saisissant les juridictions internes d’une demande sur le fondement de l’article 141 § 1 e) du CPP. D’après lui, ces requérants ne sauraient se prétendre victimes d’une violation de l’article 5 de la Convention. Il ajoute que ces mêmes requérants n’ont pas introduit de recours devant la Cour constitutionnelle. En ce qui concerne les autres requérants, le Gouvernement soutient qu’ils auraient dû utiliser le recours indemnitaire prévu par l’article 141 § 1 e) du CPP.

26. Les requérants arguent que, à la date de leur arrestation et de leur garde à vue, les dispositions instaurant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle n’étaient pas encore entrées en vigueur.

1. Sur la qualité de victime des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 4, 5, 7, 11, 14, 15 et 25

27. La Cour rappelle que c’est aux autorités nationales qu’il appartient en premier lieu de redresser une violation alléguée de la Convention. Cela étant, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI). Il appartient donc à la Cour de vérifier, d’une part, s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement peut être considéré comme approprié et suffisant (voir, notamment, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 193, CEDH 2006‑V).

28. La Cour note que, à l’issue de la procédure pénale menée contre eux, les requérants ont été relaxés au motif que les faits qui leur avaient été imputés n’étaient pas constitutifs d’une infraction. Il s’agit là d’une situation singulière, à distinguer des autres formes d’acquittement prévues par l’article 223 § 2 du CPP (paragraphe 16 ci-dessus). Le tribunal a ouvertement admis que les faits reprochés aux requérants, à savoir leur participation à une déclaration publique à la presse, n’étaient pas, et ce dès le départ, constitutifs d’une infraction. Pour la Cour, ce constat peut être accepté comme une reconnaissance par les autorités nationales, tout au moins implicite, du caractère irrégulier de la privation de liberté subie par les requérants.

29. La Cour note de surcroît que ces requérants ont saisi les juridictions nationales d’une demande d’indemnisation et qu’ils ont obtenu gain de cause. En statuant sur cette demande, la cour d’assises s’est ouvertement prononcée sur la légalité de la mesure dénoncée et elle a considéré que les intéressés avaient été gardés à vue au-delà de la durée raisonnable nécessaire à leur audition.

30. La Cour relève donc que le constat de violation par les autorités nationales ne prête pas à controverse. Il reste à rechercher si les requérants ont obtenu un redressement approprié et suffisant. La Cour rappelle à cet égard que, lorsque des autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant (voir, parmi d’autres, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 44, 28 octobre 2014).

31. La cour d’assises a alloué, pour dommage moral, 300 TRY à chacun des requérants (soit environ 150 EUR), somme assortie d’intérêts au taux légal depuis la date de leur arrestation. Les requérants n’ont nullement allégué l’insuffisance des montants ainsi alloués. Aussi, eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen, la Cour estime que les sommes accordées aux requérants ne peuvent pas être considérées comme manifestement insuffisantes.

32. Le redressement offert en droit interne s’étant révélé suffisant et approprié, les requérants indiqués à l’annexe sous les numéros 4, 5, 7, 11, 14, 15 et 25 ne peuvent plus se prétendre « victimes » de la violation de l’article 5 de la Convention. La Cour accueille donc l’exception du Gouvernement sur ce point.

33. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 5 de la Convention, pour autant qu’il concerne ces requérants est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4.

2. Sur le non-épuisement des voies de recours internes, quant au reste des requérants

34. En matière de privation de liberté, la Cour rappelle avoir considéré dans de nombreuses affaires que, lorsqu’un requérant soutient qu’il a été détenu en méconnaissance du droit interne et lorsque la détention litigieuse a pris fin, une action en réparation à même d’aboutir à une reconnaissance de la violation alléguée et à l’attribution d’une indemnisation est en principe un recours effectif qui doit être exercé si son efficacité en pratique a été dûment établie (Kolevi c. Bulgarie (déc.), no 1108/02, 4 décembre 2007, Rahmani et Dineva c. Bulgarie, no 20116/08, § 66, 10 mai 2012, Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 41, 6 novembre 2008, et Dolenec c. Croatie, no 25282/06, § 184, 26 novembre 2009). Dans les affaires précitées, la Cour a notamment cherché à répondre à la question de savoir si l’irrégularité ou l’illégalité d’une telle privation de liberté avait été préalablement reconnue en droit interne (Lütfiye Zengin et autres, précité, § 64).

35. La Cour rappelle également avoir déjà conclu qu’une personne se plaignant de l’irrégularité de sa privation de liberté au regard de l’article 5 § 1 de la Convention n’était pas tenu d’épuiser le recours indemnitaire prévu par l’article 141 § 1 e) du CPP, parce que ce recours ne pouvait pas conduire à une reconnaissance de l’irrégularité de la privation de liberté (voir, entre autres, Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 36, 31 mai 2016). En effet, pour octroyer une réparation sur le fondement de l’article 141 § 1 e) du CPP, les juridictions nationales fondent normalement leur appréciation sur la relaxe de la personne en cause, une circonstance qui, en droit turc, rend la détention injuste indépendamment de toute considération quant à son illégalité. Il n’en demeure pas moins que, en statuant sur une telle demande, il n’est pas exclu que la cour d’assises se prononce ouvertement sur la légalité de la mesure dénoncée, comme elle le fit pour sept requérants (paragraphe 13 ci-dessus).

36. En tout état de cause, la Cour estime néanmoins que les circonstances de la présente affaire se distinguent de l’affaire Mergen et autres (précitée). À la différence de l’affaire Mergen et autres, dans la présente affaire, l’irrégularité de la privation de liberté subie par les requérants a été au préalable reconnue, du moins implicitement, par le jugement de relaxe (paragraphe 10 ci-dessus). L’irrégularité de la privation de liberté des intéressés ayant été constatée de la sorte par les autorités judiciaires, un recours visant uniquement à l’octroi d’une indemnité peut constituer un recours qui doit être exercé.

37. Aussi, compte tenu du constat d’irrégularité implicite opéré par le jugement de relaxe, la Cour estime que les requérants étaient tenus, dans les circonstances particulières de la présente affaire, de saisir les juridictions internes d’une demande d’indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 e) du CPP. Or elle note que les intéressés n’ont tout simplement pas utilisé ledit recours.

38. De surcroît, la Cour relève que les requérants avaient également à leur disposition le recours indemnitaire prévu par l’article 141 § 1 a) du CPP. Il s’agit d’un recours à même d’aboutir à une reconnaissance de la violation alléguée et à l’attribution d’une indemnisation. La Cour ne dispose en l’espèce d’aucun élément qui lui permettrait de dire que les recours en question n’étaient pas susceptibles d’apporter un redressement approprié au grief des requérants relatif à leur arrestation et qu’ils n’offraient pas des perspectives raisonnables de succès (Mustafa Avcı c. Turquie, no 39322/12, § 64, 23 mai 2017). Au contraire, elle observe que la présente espèce se caractérise par le fait que l’irrégularité de la privation de liberté subie par les requérants a été au préalable reconnue, du moins implicitement, par le jugement de relaxe (voir, a contrario, Lütfiye Zengin et autres, précité, § 65), ce qui aurait augmenté les chances de succès d’une telle action.

39. Elle accueille donc l’exception du Gouvernement et rejette le grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention, pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

40. Les requérants allèguent que leurs conditions de détention dans les locaux de la police ont enfreint l’article 3 de la Convention.

41. Pour autant que les requérants se plaignent de leurs conditions de détention dans les commissariats de Kars et de Kazımpaşa, le Gouvernement invite la Cour à rejeter ce grief pour non-épuisement des voies de recours internes, faute pour les intéressés d’avoir fait usage du recours indemnitaire. La Cour estime toutefois ne pas devoir se prononcer sur cette exception car elle conclut à l’irrecevabilité de ce grief, celui-ci étant à ses yeux manifestement mal fondé. En effet, les requérants ayant été détenus dans les conditions décrites ci-dessus (paragraphe 6 ci-dessus) et pendant seulement une nuit, la Cour estime que le seuil de gravité requis pour que leur détention soit qualifiée de traitement inhumain ou dégradant n’a pas été atteint (voir, entre autres, Ciocan et autres c. Grèce (déc.), no 41806/13, § 25, 6 octobre 2015, Chazaryan et autres c. Grèce (déc.), no 76951/12, § 55, 16 juillet 2015, et Preci c. Grèce (déc.), no 9387/15, 17 novembre 2015). Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

42. Les requérants réclament 15 000 euros (EUR) chacun au titre des préjudices matériel et moral qu’ils estiment avoir subis. Ils demandent également 17 720 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

43. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il qualifie d’excessives.

44. La Cour note que la demande des requérants au titre du dommage matériel n’est aucunement étayée. Partant, elle la rejette.

En revanche, statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer, pour dommage moral, 1 500 EUR à chacun des requérants à l’égard desquels elle a constaté qu’il y avait eu violation de l’article 11 de la Convention.

Enfin, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 500 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de rayer du rôle la requête en tant qu’elle concerne MM. Halis Özen et Muhammet Okulmuş ;

2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 11 de la Convention, pour autant qu’elle concerne les requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 22, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention dans le chef des requérants figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 22 ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants (figurant à l’annexe sous les numéros 1 à 22), dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) chacun, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 500 EUR (cinq cents euros) conjointement, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

ANNEXE

1. Ahmet ADIGÜZEL, né en 1966
2. Ahmet AĞDEVE, né en 1974
3. Serdar ALADAĞ, né en 1981
4. Ali ALTUN, né en 1978
5. Deniz ATMACA, né en 1978
6. Şehmus AVCI, né en 1980
7. Osman AYDIN, né en 1979
8. Turgay AYDIN, né en 1983
9. Vedat DOĞANAY, né en 1963
10. Hayrettin İLKHAN, né en 1972
11. Yılmaz İNCE, né en 1974
12. Nadir KARAŞAL, né en 1979
13. Ayhan KURTULAN, né ne 1971
14. Musa MİNGSAR, né en 1974
15. Yavuz ÖZIŞIK, né en 1970
16. Selahattin ÖZŞAHİN, né ne 1963
17. Yener TANRIVERDİ, né en 1970
18. Mustafa TAŞTAN, né en 1965
19. Ekrem URALÇIN, né en 1957
20. Oğuz YANTEMUR, né en 1972
21. Zekai YILMAZ, né en 1970
22. Abubekir ZARİÇ, né en 1973
23. Muhammet OKULMUŞ, né en 1979
24. Halis ÖZEN, né en 1958
25. Abdulkadir DAĞ, né en 1979
26. Hüseyin BOÇNAK, né en 1962
27. Hikmet KURUN, né en 1958
28. Nesimi KARAAĞAÇ, né en 1965
29. Mikail AĞAÇ, né en 1981


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-181109
Date de la décision : 13/02/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)

Parties
Demandeurs : ADIGÜZEL ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GÜNDOĞDU O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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