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13/02/2018 | CEDH | N°001-180814

CEDH | CEDH, AFFAIRE AYDOĞAN ET DARA RADYO TELEVIZYON YAYINCILIK ANONIM ŞIRKETI c. TURQUIE, 2018, 001-180814


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AYDOĞAN ET DARA RADYO TELEVİZYON YAYINCILIK ANONİM ŞİRKETİ c. TURQUIE

(Requête no 12261/06)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2018

DÉFINITIF

02/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aydoğan et Dara Radyo Televizyon Yayıncılık Anonim Şirketi c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spa

no, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stan...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AYDOĞAN ET DARA RADYO TELEVİZYON YAYINCILIK ANONİM ŞİRKETİ c. TURQUIE

(Requête no 12261/06)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2018

DÉFINITIF

02/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aydoğan et Dara Radyo Televizyon Yayıncılık Anonim Şirketi c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 janvier 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12261/06) dirigée contre la République de Turquie et dont Mme Türkan Aydoğan, ressortissante de cet État (« la première requérante »), et DARA Radyo-Televizyon Yayıncılık Anonim Şirketi, une société anonyme créée selon la loi turque (« la société requérante »), ont saisi la Cour le 13 mars 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérantes ont été représentées par Me M. Taşkıran, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérantes alléguaient en particulier que le rejet de leur demande d’autorisation de diffusion audiovisuelle a constitué une atteinte injustifiée à leur droit à la liberté d’expression.

4. Le 21 mars 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La première requérante, née en 1962 et résidant à Mardin, est présidente du conseil d’administration de la société requérante, une société de diffusion audiovisuelle dont le siège social se trouve à Mardin (Turquie).

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

7. Le 24 janvier 2000, la société requérante déposa ses statuts sous la référence 8893 auprès du Conseil supérieur de la radio et de la télévision (Radyo ve Televizyon Üst Kurulu – « le RTÜK ») en vue d’obtenir une autorisation de diffusion. Elle avait l’intention de diffuser des émissions télévisées également en langue kurde pour bénéficier d’une position de pionnier dans un marché potentiel de plusieurs millions de téléspectateurs.

8. Le 23 février 2000, la société requérante introduisit également devant la direction des questions de sécurité auprès du Bureau du Premier ministre (Başbakanlık Güvenlik İşleri Başkanlığı) (« le Bureau du Premier ministre ») une demande de certificat de sécurité nationale pour ses associés et ses dirigeants – préalable requis pour l’obtention d’une autorisation de diffusion.

9. À la suite d’une évaluation de la fiabilité de la société requérante en termes de sécurité nationale, le Bureau du Premier ministre informa, par une lettre du 22 août 2000, la société requérante que sa demande avait été examinée et qu’un nouvel examen serait effectué si elle remplaçait, avant le 11 septembre 2000, trois membres de l’équipe dirigeante, à savoir la présidente du conseil d’administration, Mme Türkan Aydoğan, le directeur de la diffusion, Me A.K., avocat au barreau de Mardin, et un membre du conseil de surveillance, M. İ.B., président du club sportif de l’administration locale.

10. Le 11 septembre 2000, la société requérante forma opposition contre cette décision, exposant qu’aucun empêchement légal ne s’opposait à ce que les personnes susmentionnées pussent la représenter et faire partie de son équipe.

11. En l’absence de réponse du Bureau du Premier ministre, la société requérante saisit, le 20 octobre 2000, le tribunal administratif d’Ankara (« le tribunal administratif ») d’un recours en annulation de la décision du 22 août 2000. Elle reprocha notamment au Bureau du Premier ministre de ne pas avoir indiqué pourquoi il avait demandé le remplacement de trois de ses dirigeants. Elle estima qu’il n’y avait aucune raison légale justifiant une telle demande dès lors que les trois personnes en question n’auraient commis aucun acte susceptible de conduire l’administration à une évaluation négative à leur égard à l’issue de l’enquête de sécurité. Elle ajouta à cet égard que, si le fait d’être de simples membres de l’association des droits de l’homme – ce qui, à ses yeux, était le seul point commun que l’on pût trouver entre les trois personnes mentionnées – était à l’origine de la décision de rejet, celle-ci n’était pas justifiée, aux motifs que ces personnes n’étaient pas des dirigeants de l’association en question et qu’elles n’avaient ni ordonné ni effectué aucun acte illégitime dans ce cadre.

12. Le 25 octobre 2000, le tribunal administratif demanda à l’administration défenderesse de présenter son mémoire en défense ainsi que l’original et une copie des dossiers des actes administratifs relatifs au litige en vertu des articles 16 § 5 et 20 § 3 de la loi no 2577 relatif à la procédure de contentieux administratif. Il précisa que les moyens de défense fondés sur des informations et documents non soumis au tribunal ne seraient pas pris en compte.

13. Le 12 janvier 2001, le Bureau du Premier ministre soumit son mémoire en défense. Il indiqua que, à la suite de la demande de la société requérante visant à l’obtention d’un certificat de sécurité nationale, des enquêtes avaient été menées par les autorités concernées, que les résultats de ces enquêtes avaient été évalués par la commission d’évaluation du certificat de sécurité nationale et qu’il avait été demandé, par une lettre du 22 août 2000, le remplacement de certains dirigeants de la société requérante. Il précisa que la société requérante avait demandé à l’administration de lui communiquer les motifs de la décision du 22 août 2000 et qu’il lui avait été répondu qu’il n’était pas possible de communiquer ces motifs en raison de la confidentialité des enquêtes relatives au certificat de sécurité nationale. Le Bureau du Premier ministre ajouta qu’aucun acte administratif relatif « au refus de certificat de sécurité nationale » n’avait été adopté en l’espèce. Il précisa que le manquement de la société requérante de se conformer à la demande de changement de dirigeants avait entraîné le classement sans suite de sa demande. Il présenta en annexe de son mémoire en défense la demande de certificat de sécurité nationale présentée par la société requérante ainsi que la lettre du 22 août 2000.

14. Le 20 juin 2001, le tribunal administratif demanda au Bureau du Premier ministre de lui fournir toutes les informations et tous les documents qui avaient été réunis à l’issue de l’enquête de sécurité relative aux trois dirigeants en question de la société requérante et qui se trouvaient à l’origine de la décision de refus du certificat de sécurité nationale.

15. Le 28 août 2001, le Bureau du Premier ministre présenta les informations et documents demandés dans une enveloppe confidentielle et sous la mention « ultrasecret ». En outre, il demanda au tribunal administratif de lui rendre ces documents à l’issue de leur examen. Ces documents ne furent ni versés au dossier de l’affaire ni communiqués à la partie demanderesse.

16. Le 27 septembre 2001, le tribunal administratif rendit son jugement sur le fond. Il rappela d’abord les dispositions du règlement du 3 février 1999 relatif aux conditions administratives et financières dont le respect est requis pour la création des chaînes privées de radio et télévision. Il constata ensuite que la société requérante avait fait une demande de certificat de sécurité nationale conformément aux dispositions dudit règlement, que les informations relatives aux associés et aux dirigeants de la société requérante avaient été évaluées par la commission d’évaluation du certificat de sécurité nationale au regard de l’article 7 des principes établis par cette commission et qu’il avait été demandé à la société requérante de remplacer certains de ses dirigeants en raison de l’évaluation négative rendue à leur égard par la commission d’évaluation. Il estima que l’acte administratif litigieux, par lequel la société requérante s’était vu refuser l’octroi du certificat de sécurité nationale à la suite d’une enquête effectuée par l’administration défenderesse conformément aux principes établis et qui l’avait informée du réexamen de la demande sous réserve du remplacement des associés et des dirigeants en question, n’était pas illégal. Il rejeta en conséquence le recours de la société requérante.

17. Le 2 janvier 2002, le tribunal administratif renvoya à l’administration défenderesse les documents confidentiels relatifs à la société requérante.

18. Le 22 janvier 2002, la société requérante forma un recours devant le Conseil d’État contre le jugement du 27 septembre 2001. Arguant que la confidentialité ne devrait pas permettre à l’administration d’effectuer des actes arbitraires, elle soutint que l’acte administratif litigieux devait se fonder sur des motifs légaux. Elle reprocha en outre au tribunal administratif de ne pas avoir pris en considération ses arguments et de s’être contenté de faire référence aux dispositions du règlement du 3 février 1999.

19. Par un arrêt du 21 février 2005, le Conseil d’État rejeta le pourvoi formé par la société requérante et il confirma le jugement attaqué, estimant qu’en l’espèce il n’existait aucun motif de cassation qui fût prévu par la loi.

20. Le 9 mai 2005, la société requérante introduisit un recours en rectification d’arrêt pour les mêmes motifs que ceux exposés antérieurement. Elle invoqua en outre la liberté d’expression et, en particulier, la liberté de presse.

21. Le 13 septembre 2005, le Conseil d’État rejeta le recours en rectification formé par la société requérante au motif que l’examen du dossier n’avait fait apparaître aucune raison légale de nature à entraîner la rectification sollicitée.

22. À la suite du refus consécutif du RTÜK de lui accorder une licence de diffusion audiovisuelle au motif que, ne disposant pas du certificat de sécurité nationale y relatif, elle ne remplissait pas les conditions de forme pour obtenir une telle licence, la société requérante ne put jamais diffuser d’émissions télévisées. Des émissions télévisées en langue kurde furent diffusées plus tard, en 2009, par les chaînes publiques de la Radio et télévision de Turquie.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le statut et la composition du RTÜK

23. Le RTÜK a été institué par la loi no 3984 du 12 avril 1991 relative à la création et à l’organisation des chaînes audiovisuelles (la loi no 3984 a été ensuite remplacée par la loi no 6112, promulguée le 3 mars 2011). Il s’agissait d’une autorité administrative indépendante, dont la composition, les statuts et la compétence étaient prévus par la loi précitée. Selon les dispositions pertinentes de celle-ci, le rôle du RTÜK était de réglementer les activités des stations de radio et des chaînes de télévision. Le RTÜK était composé de neuf membres désignés par l’Assemblée nationale. Parmi ses pouvoirs réglementaires figuraient celui d’accorder aux opérateurs privés l’autorisation de diffusion audiovisuelle, celui d’attribuer des canaux pour la diffusion audiovisuelle et ceux de déterminer et de publier les conditions à remplir pour obtenir l’autorisation de diffusion (article 8 §§ b et f de la loi no 3984).

B. La législation relative au certificat de sécurité nationale

24. Les règlements du 3 février et du 23 mars 1999, promulgués en vertu de l’article 4 additionnel de la loi no 3984, établissaient les conditions à remplir pour obtenir l’autorisation de diffusion, dont l’une exigeait la présentation au RTÜK par les établissements de diffusion audiovisuelle d’une évaluation positive de leur fiabilité en termes de sécurité nationale, délivrée par la direction des questions de sécurité auprès du Bureau de Premier ministre, et attestant que l’exercice des fonctions d’associés, de président et de membres du conseil d’administration et de directeurs des services par les personnes désignées dans la demande d’autorisation de diffusion ne comportait aucun risque pour la sécurité nationale.

25. Le Bureau du Premier ministre a promulgué, le 23 mars 1999, une circulaire intitulée « Les principes (Esaslar) à respecter pour la remise du certificat de sécurité nationale » (« Les principes »). L’article 4 de cette circulaire exigeait la vérification des points suivants : l’identité, la nationalité, le casier judiciaire, l’existence ou non d’un mandat d’amener par les forces de l’ordre, de rapports dans les archives des forces de l’ordre et des services du renseignement concernant des connexions probables avec les milieux criminels ou terroristes, ou encore de liens avec des représentants d’États actuellement ou potentiellement hostiles. Le but était d’éviter que des personnes liées à des entités ou associations actives ou dissoutes diffusent des émissions contre l’indépendance de l’État et contre son unité territoriale ou nationale, contre les principes démocratiques et les libertés individuelles, contre la non-discrimination et contre l’interdiction du discours de haine.

26. Par ailleurs, selon l’article 6 de ladite circulaire, les procédures suivies en vue de l’établissement d’un certificat de sécurité nationale ainsi que les conclusions y relatives étaient confidentielles. En vertu de l’article 7 de la même circulaire, le Bureau du Premier ministre avait le droit de demander le remplacement des personnes qui avaient fait l’objet d’une appréciation négative.

27. La nouvelle loi no 6112, promulguée le 3 mars 2011 et portant sur les diffusions radiophoniques et télévisées, avait supprimé le certificat de sécurité nationale dans la procédure de délivrance des licences de diffusion audiovisuelle. Toutefois, le décret-loi no 680, promulgué le 2 janvier 2017, a modifié l’article 19 de la loi no 6112 : désormais, le RTÜK peut rejeter les demandes de licences de diffusion audiovisuelle pour des motifs relevant de la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public ou pour une raison d’intérêt public. Le RTÜK est en outre tenu de rejeter les demandes de licence de diffusion audiovisuelle émanant des sociétés dont, selon le Service national des renseignements ou la Direction générale de sécurité (la police), les gérants (président ou membres du conseil d’administration) ou les associés ont participé aux activités d’organisations terroristes ou ont des liens avec de telles organisations.

C. Les dispositions de la loi relative à la procédure de contentieux administratif

28. L’article 12 de la loi no 2577 du 6 janvier 1982 relative à la procédure de contentieux administratif, intitulé « Recours en annulation et recours de plein contentieux », est ainsi libellé :

« Les intéressés peuvent introduire un recours en annulation, un recours de plein contentieux ou ces deux recours simultanément devant le Conseil d’État ou les tribunaux administratifs ou fiscaux contre un acte administratif (...). Ils peuvent également introduire d’abord un recours en annulation et, à l’issue de cette procédure, (...) un recours de plein contentieux. »

L’article 16 de la même loi dispose ce qui suit :

« 1. Une copie de l’acte introductif d’instance et de ses annexes est notifiée à la partie défenderesse et le mémoire en défense de la partie défenderesse est notifié à la partie demanderesse.

2. Le mémoire en réplique de la partie demanderesse est notifié à la partie défenderesse et le mémoire en duplique de la partie défenderesse est notifié à la partie demanderesse (...)

3. Les parties peuvent répondre aux [mémoires] notifiés dans un délai de trente jours suivant la date de notification (...)

(...)

5. L’original et une copie des dossiers des actes administratifs relatifs au litige sont envoyés au tribunal avec le mémoire en défense de l’administration défenderesse. »

L’article 20 de la même loi est libellé comme suit :

« (...)

Cependant, si les informations et documents demandés se rapportent à la sécurité et aux intérêts supérieurs de l’État pris isolément ou à la sécurité et aux intérêts supérieurs de l’État dans ses relations avec les États étrangers, le Premier ministre ou le ministre concerné peut, en indiquant les motifs [de son refus], ne pas présenter les informations ou documents concernés. Il ne peut être statué en prenant en compte des moyens de défense fondés sur des informations ou documents non présentés.

(...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

29. Les requérantes se plaignent que leur demande d’obtention du certificat de sécurité nationale nécessaire pour l’obtention de l’autorisation de diffusion audiovisuelle ait été rejetée par une décision dont elles n’auraient pas pu connaître les motifs et qu’elles n’auraient pas pu utilement contester devant les juridictions nationales. Elles soutiennent que ladite décision a constitué une atteinte injustifiée à leur droit à la liberté d’expression, notamment au droit qui serait le leur de diffuser des émissions de télévision locale. Elles invoquent à cet égard les articles 10, 11, 13 et 14 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

30. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 57, CEDH 2013, et Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 55, CEDH 2014 (extraits)), estime que ces griefs doivent être examinés sous l’angle du seul article 10 de la Convention. Cette disposition se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

31. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

32. Les requérantes indiquent que le seul point commun entre les trois membres de l’équipe de la société requérante dont le remplacement avait été demandé par le Bureau du Premier ministre était d’être par ailleurs de simples membres de l’association des droits de l’homme, ce qui, à leurs yeux, ne faisait pas obstacle à l’obtention d’un certificat de sécurité nationale. Elles soutiennent que la non-communication ne fût-ce que d’un des motifs pour lesquels les trois personnes en question devaient être évincées de la gestion de la société requérante les a empêchées de contester efficacement cette décision administrative. Les requérantes estiment que, faute selon elles de garanties procédurales dans les procédures tant administratives que judiciaires, elles ont fait l’objet, de la part de l’administration, de décisions arbitraires qui auraient restreint leur liberté d’expression, et que les tribunaux intervenus en l’espèce ont refusé d’examiner la substance de ce problème et qu’ils n’ont dès lors pu redresser ce manquement.

33. Le Gouvernement conteste qu’il y ait eu un manquement aux dispositions de la Convention dans cette affaire. Se référant aux droits des États de soumettre les établissements de diffusion audiovisuelle à un régime d’autorisation, il indique que l’obtention d’un certificat de sécurité nationale était une condition de forme à remplir aux fins d’obtenir l’autorisation de diffusion. Il précise que le rejet de la demande en cause en l’espèce n’était pas définitif, la délivrance d’un tel certificat étant conditionnée au remplacement, au sein de la société requérante, des trois personnes nommément identifiées.

2. Appréciation de la Cour

a) Y a-t-il eu une ingérence ?

34. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le refus d’accorder une licence de radiodiffusion constituait une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 10 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 136, CEDH 2012, ainsi que la jurisprudence qui y est citée).

35. La Cour relève en l’espèce que le refus du Bureau du Premier ministre de délivrer un certificat de sécurité nationale à la société requérante aussi longtemps que les trois membres de l’équipe dirigeante de celle-ci n’auraient pas été remplacés ainsi que le refus consécutif du RTÜK de lui accorder une licence de diffusion au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions de forme (en particulier, au motif qu’elle ne disposait pas de l’attestation en question), pris ensemble dans leurs effets combinés, constituent un obstacle substantiel, et donc une ingérence, dans l’exercice par les requérantes de leur droit de communiquer des informations ou des idées. Le fait que l’examen de la demande de certificat pouvait être repris une fois effectué le remplacement des trois personnes mentionnées n’y change rien. Ce qui importe, c’est que les autorités officielles ont rejeté la demande telle qu’elle avait été présentée par la société requérante.

b) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

36. La Cour note que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », notamment par l’article 4 additionnel de la loi no 3984 et les règlements promulgués le 3 février et le 23 mars 1999 relativement aux activités des médias audiovisuels privés (pour ce qui est de la nécessité d’obtenir un certificat de sécurité nationale) ainsi que par les articles 4 et 7 de la circulaire « Les principes » émise et distribuée par le Bureau du Premier ministre (pour ce qui est des principes régissant la délivrance du certificat en question).

En particulier, l’article 4 de la circulaire énumérait les points à vérifier avant la remise d’un certificat de sécurité nationale et l’article 7 prévoyait pour le bureau du Premier ministre la possibilité de demander des changements au sein de l’équipe ou dans les statuts de l’établissement de diffusion audiovisuelle.

c) L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?

37. La Cour observe sur ce point que l’article 4 de la circulaire susmentionnée prévoyait des contrôles portant sur la nationalité des intéressés, l’existence de liens avec les États considérés comme hostiles ou avec les milieux criminels ou terroristes. Les contrôles avaient aussi pour but de faire obstacle à la propagation d’un discours allant à l’encontre des principes constitutionnels (l’indépendance de l’État, son unité indivisible, la démocratie, les droits individuels, la non-discrimination) et d’un discours de violence ou de haine. La Cour accepte que ce processus de contrôle puisse être considéré comme inspiré par les buts légitimes de protéger « la sécurité nationale » et « l’ordre public ».

d) L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?

i. Principes généraux

α) Sur la liberté d’expression

38. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi les arrêts récents, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131, ECHR 2015 et Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

β) Principes généraux relatifs au pluralisme dans les médias audiovisuels

39. La Cour rappelle que la liberté de la presse et des autres médias d’information fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants. Il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l’arène politique, tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 41-42, Series A no. 103).

40. Les médias audiovisuels, tels que la radio et la télévision, ont un rôle particulièrement important à jouer à cet égard. En raison de leur pouvoir de faire passer des messages par le son et par l’image, ils ont des effets souvent plus immédiats et plus puissants que la presse écrite (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 79, CEDH 2004-XI). La fonction de la télévision et de la radio, sources familières de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur ou de l’auditeur, renforce encore leur impact (Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 74, CEDH 2003-IX).

41. La Cour estime aussi que pour assurer un véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel dans une société démocratique, il faut prévoir un accès effectif au marché de l’audiovisuel de plusieurs opérateurs de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 130, CEDH 2012).

γ) Sur les garanties procédurales de la liberté d’expression

42. Dans l’affaire Karácsony et autres, la Cour a rappelé une nouvelle fois que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique, était une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 156 CEDH 2016 (extraits) ; voir aussi Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A no 18, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II). Selon la Cour, la prééminence du droit implique notamment que le droit interne offre une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28, et Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82).

43. La Cour rappelle à cet égard que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées aux individus au plan national sont des éléments qu’il faut parfois aussi prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001-VIII, Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005-XIII, Saygılı et Seyman c. Turquie, no 51041/99, §§ 24-25, 27 juin 2006, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 83, 26 février 2009, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 46, 20 octobre 2009, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 100, 14 septembre 2010, Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no 28255/07, § 59, 8 octobre 2013, Karácsony et autres, précité, § 133, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, CEDH 2016).

δ. Sur la sécurité nationale et les garanties prévues par l’article 6 de la Convention

44. Dans son récent arrêt Regner c. République tchèque ([GC], no 35289/11, 19 septembre 2017) portant sur une affaire relative aux garanties procédurales sous l’article 6 de la Convention dans le cas de révocation de l’attestation de sécurité nationale d’un haut fonctionnaire, la Cour a examiné la question de savoir si les limitations aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes avaient été suffisamment compensées par d’autres garanties procédurales. En fait, au plan national, la Cour administrative suprême tchèque avait constaté qu’« il se dégageait (...) des documents classifiés », contenant les informations concrètes, complètes, détaillées et portant sur le comportement et le mode de vie du requérant, que celui-ci « ne remplissait pas les conditions légales pour être tenu au secret, précisant que le risque le concernant résidait dans son comportement affectant sa crédibilité et sa capacité à tenir le secret » (Regner, précité, §§ 20, 156). Elle avait précisé aussi que ces informations n’avaient aucunement trait au refus du requérant de coopérer avec le service de renseignement militaire, contrairement à ce qu’il prétendait (ibidem, § 158). La Cour administrative suprême avait également considéré que la communication de ces informations « aurait pu avoir pour conséquence la divulgation des méthodes de travail du service de renseignements, la révélation de ses sources d’information » ou des tentatives d’influence d’éventuels témoins. La Cour a observé, entre autres, que le requérant avait fait par la suite « l’objet de poursuites pénales pour association au crime organisé, complicité d’abus de pouvoir public, complicité de malversations dans des procédures de passation des marchés publics et d’adjudication publique ainsi que pour complicité de violation des règles impératives en matière de relations économiques ». Elle a trouvé « compréhensible que quand de tels soupçons existent, les autorités estiment nécessaire d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur les intéressés, ce qui risquerait d’handicaper l’enquête pénale » (Regner, précité, § 157).

Finalement, la Cour a jugé dans l’affaire Regner que, eu égard à la procédure dans son ensemble, à la nature du litige et à la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales, les limitations subies par le requérant dans la jouissance des droits qu’il tirait des principes du contradictoire et de l’égalité des armes avaient été compensées de telle manière que le juste équilibre entre les parties n’avait pas été affecté au point de porter atteinte à la substance même de son droit à un procès équitable (Regner, précité, § 161).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

45. Pour apprécier si, en l’espèce, la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et en particulier, si elle était justifiée par un « besoin social impérieux », la Cour est tenue de vérifier si les autorités nationales administratives et judiciaires intervenues en l’espèce ont utilisé leur marge d’appréciation dans le cadre assez strict imposé par sa jurisprudence en matière de la liberté d’expression, si elles ont mis en balance la liberté d’expression des requérantes et les impératifs de sécurité nationale et d’ordre social de l’État conformément aux normes établies par sa jurisprudence en la matière, et si elles ont ainsi établi, de manière convaincante et en se fondant sur des motifs pertinents et suffisants, la nécessité de rejeter la demande de certificat de sécurité nécessaire pour la licence de diffusion audiovisuelle telle que présentée par les requérantes. La question de savoir si les requérantes ont joui de garanties adéquates dans la procédure nationale fait partie intégrante de ce contrôle européen. Même si les garanties en question ne peuvent pas toujours être entièrement appliquées dans les affaires relatives à la sécurité de l’État (Regner, précité, §§ 146-149), elles demeurent des garanties essentielles et doivent être suffisamment compensées dans la procédure suivie lorsqu’elles n’ont été que partiellement accordées.

46. Pour ce qui est de la phase administrative, la Cour observe que, lorsque le Bureau du Premier ministre a refusé de fournir un certificat de sécurité nationale à la société requérante aussi longtemps que celle-ci n’aurait pas remplacé trois membres de son équipe dirigeante, il ne lui a pas indiqué les raisons de ce refus, et ce pour des motifs de confidentialité de l’enquête menée à cet égard. Elle note aussi que le rejet opposé par le RTÜK à la demande d’autorisation de diffusion de la société requérante n’a été étayé que par une simple référence au refus du Bureau du Premier ministre de délivrer le certificat de sécurité nationale, sans aucune indication sur les raisons de ce refus.

47. L’argumentation des requérantes quant au motif éventuel de rejet de ces trois personnes, qui pouvait, à leurs yeux, être le fait qu’elles étaient toutes les trois des membres de l’association des droits de l’homme, n’a reçu aucune réponse de la part des autorités (comparer, a contrario, avec Regner, §§ 20 in fine et 154).

48. Pour ce qui est du contrôle exercé par les juridictions administratives, la Cour relève que la motivation formulée dans le jugement du tribunal administratif ne contenait aucune appréciation touchant au fond de la question litigieuse, et qu’elle se limitait au seul fait que la société requérante s’était vu refuser l’octroi du certificat de sécurité nationale à la suite d’une enquête effectuée par l’administration défenderesse et à la simple mention que cela était conforme à la loi.

49. Le tribunal administratif, avant de rendre son jugement, avait eu accès aux documents confidentiels concernant l’enquête menée par le Bureau du Premier ministre pour les besoins de l’évaluation en cause. Ces documents n’ont pas été versés au dossier et n’ont pas été communiqués, fût-ce sous forme de synthèse, aux requérantes. Même si l’accès par les requérantes à l’ensemble des documents du dossier ne pouvait être exigé pour des raisons relevant de la sécurité de l’État (Regner, précité, §§ 148), un tel accès n’en constituait pas moins l’une des garanties procédurales importantes, dont l’absence devait être suffisamment compensée par d’autres mesures procédurales.

50. Bien que la démarche du tribunal administratif puisse être vue comme un pas positif permettant de ne pas laisser entièrement à l’appréciation de la seule administration la question de savoir si la société requérante était apte à recevoir une autorisation de diffusion, elle n’a rien changé au fait que la raison principale du refus litigieux est restée totalement inconnue pour les requérantes, ce qui a définitivement empêché celles-ci de formuler utilement la moindre défense devant les juridictions administratives. En somme, à supposer que les exigences de sécurité nationale pouvaient empêcher la transmission aux requérantes de certains renseignements sensibles, le tribunal administratif ne semble avoir pris aucune mesure susceptible de combler l’absence totale de motivation de la décision de rejet litigieuse et l’impossibilité complète d’accès des requérantes aux données ayant servi de fondement à la décision de rejet prononcée par l’administration.

La Cour constate par ailleurs que le Conseil d’État, instance de cassation dans le cadre du contentieux administratif, n’a pas pu combler la lacune constatée au niveau de la procédure devant la juridiction inférieure.

51. La Cour estime que les faits de la présente affaire se différencient sur ces points de l’affaire Regner, dans laquelle le requérant avait pu contester dans une certaine mesure le motif principal de la décision lui retirant l’attestation de sécurité nécessaire pour son maintien à une poste de haut fonctionnaire : la Cour administrative suprême tchèque a indiqué qu’il se dégageait des documents classifiés que le requérant ne remplissait plus les conditions légales pour pouvoir être tenu au secret et que le risque le concernant tenait à son comportement, qui nuisait à sa crédibilité et à sa capacité à tenir le secret. De plus, dans son arrêt Regner, la Cour a estimé compréhensible que les autorités tchèques n’eussent pas voulu communiquer le dossier de l’enquête administrative à l’intéressé, eu égard à la nécessité d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale portant sur les mêmes irrégularités, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur le requérant, ce qui aurait risqué d’handicaper l’enquête pénale. Or, dans la présente affaire, il ne ressort pas des décisions rendues par les juridictions turques que celles-ci aient procédé, comme dans l’affaire Regner (précitée, §§ 154-158), à un examen approfondi pour répondre aux questions de savoir si les documents et les renseignements invoqués par le Bureau du Premier ministre étaient effectivement confidentiels, si les trois personnes désignées pouvaient être raisonnablement considérées comme présentant des risques pour la sécurité nationale et si les motifs invoqués par le Bureau du Premier ministre ne pouvaient pas être communiqués aux requérantes, ne fût-ce que sommairement.

52. Dans ces circonstances, la Cour ne peut que constater que les juridictions nationales, faute d’avoir examiné à la lumière d’éventuelles observations des requérantes la véracité des considérations transmises par les autorités administratives, n’ont pu remplir ni leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire au sens de l’article 10 de la Convention ni leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration lorsque celle-ci prend une mesure litigieuse restreignant la liberté d’expression. Tout au moins, elles n’ont pas montré comment elles auraient rempli lesdites tâche et obligation.

53. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par jurisprudence concernant l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. En effet, la Cour ne connaît pas la raison principale de la restriction apportée à la liberté d’expression des requérantes et à leur liberté de donner des informations, libertés reconnues par l’article 10, et elle constate qu’il ne ressort pas des décisions rendues par les juridictions nationales comment celles-ci ont rempli, d’une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d’autre part, leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration.

54. Dans ces circonstances, la Cour considère que le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure litigieuse n’a pas été suffisant dans la présente affaire.

Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

55. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

56. Les requérantes réclament au titre du préjudice matériel 3 993 837 euros (EUR) pour manque à gagner et 38 960 EUR au titre de dépenses pour taxes, de frais de demande concernant la licence de diffusion et la rémunération de personnel comptable.

Les requérantes réclament en outre, pour préjudice moral, une somme correspondant à la moitié de ces montants.

57. Le Gouvernement conteste ces demandes. Il indique notamment que la société requérante n’a jamais diffusé d’émissions et qu’elle n’a donc pas eu à engager des dépenses.

58. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette cette partie de la demande. Par ailleurs, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérantes 1 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

59. Les requérantes sollicitent également 5 000 EUR au total pour les frais et dépens qu’elles auraient exposés aux fins de la procédure devant les juridictions nationales et de la procédure devant la Cour.

60. Le Gouvernement conteste cette demande.

61. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux requérantes.

C. Intérêts moratoires

62. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérantes à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


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