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30/01/2018 | CEDH | N°001-180642

CEDH | CEDH, AFFAIRE ENVER ŞAHİN c. TURQUIE, 2018, 001-180642


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ENVER ŞAHİN c. TURQUIE

(Requête no 23065/12)

ARRÊT

STRASBOURG

30 janvier 2018

DÉFINITIF

02/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Enver Şahin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens

,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil l...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ENVER ŞAHİN c. TURQUIE

(Requête no 23065/12)

ARRÊT

STRASBOURG

30 janvier 2018

DÉFINITIF

02/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Enver Şahin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 décembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23065/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Enver Şahin (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes S. Elban, H.K. Elban et F. Erbek, avocats à Antalya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue avoir été victime d’une ingérence discriminatoire dans son droit au respect de sa vie privée (article 8 de la Convention combiné avec l’article 14) et il se plaint d’une atteinte discriminatoire à son droit à l’instruction (article 2 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention).

4. Le 5 mars 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1988 et réside à Diyarbakır.

6. En 2005, alors qu’il étudiait en première année de professorat de mécanique à la faculté d’enseignement technique de l’université Fırat (« la faculté »), le requérant fut grièvement blessé au cours d’un accident qui le laissa paralysé des membres inférieurs. Il suspendit le cours de ses études jusqu’à ce que son état physique lui permît de réintégrer la faculté.

7. Le 17 mars 2007, le requérant saisit la faculté d’une demande tendant à ce que les locaux universitaires fussent aménagés de manière à lui permettre de reprendre ses études au cours de l’année universitaire 2007‑2008.

8. La faculté répondit à cette demande par une lettre du 25 mai 2007. Elle y exposait que le bâtiment de la faculté avait été conçu et construit avec plusieurs étages pouvant accueillir 3 000 étudiants et que son architecture ne pouvait être révisée. Elle précisait que l’autorisation de procéder à certains aménagements aux entrées et aux sorties du bâtiment avait été demandée au rectorat, mais que la réalisation de ces travaux n’était pas envisageable à court terme. Elle rappelait par ailleurs que les études de professorat de mécanique impliquaient la participation du requérant à des ateliers pratiques, et elle estimait que, en l’état actuel des choses, une telle participation s’avérait problématique. La faculté concluait que, si l’intéressé souhaitait poursuivre ses études, elle lui apporterait son aide dans la mesure de ses moyens.

9. Le 16 août 2007, le requérant adressa, par voie notariale, au recteur de l’université Fırat et au doyen de la faculté une mise en demeure les invitant à effectuer les aménagements demandés. Invoquant l’article 42 de la Constitution, l’article 15 de la loi no 5378 relative aux personnes handicapées ainsi que l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, il affirmait qu’il était de la responsabilité de l’État de garantir aux citoyens le droit à l’instruction, dans le respect du principe de l’égalité des chances. Il alléguait en outre que la réponse faite par la faculté à sa demande (paragraphe 8 ci-dessus) avait pour seul but de le pousser à abandonner ses études.

10. Le rectorat répondit à cette mise en demeure par une lettre du 10 septembre 2007. Il y exposait que la question des aménagements évoqués devait s’envisager dans le respect des règles en matière de biens publics et que cela pouvait prendre du temps. Il ajoutait que les problèmes que le requérant pouvait rencontrer pour participer aux cours théoriques dispensés dans un bâtiment comptant trois étages étaient susceptibles d’être réglés avec l’aide d’un accompagnant.

Il indiquait que les ateliers pratiques avaient lieu au rez‑de‑chaussée du bâtiment et qu’ils ne présentaient aucune difficulté d’accès et que, par conséquent, le requérant n’aurait aucun problème pour participer aux cours dispensés dans le cadre de ces ateliers. Il précisait à cet égard que, si la participation du requérant aux ateliers pratiques avait précédemment été qualifiée de problématique (paragraphe 8 ci-dessus), c’était uniquement en considération de la sollicitation physique induite par ces ateliers et de la réflexion nécessitée par la situation de l’intéressé quant au type d’aide pouvant lui être apportée. Il assurait par ailleurs que le désir de tous était de venir en aide aux étudiants en difficulté et qu’il n’était nullement question de dissuader le requérant de poursuivre ses études. Enfin, il indiquait que, eu égard au budget, selon lui limité, consenti par l’État, la réalisation des aménagements requis par la situation du requérant était soumise à des impératifs budgétaires et des contraintes de temps.

11. Le 15 novembre 2007, le requérant saisit le tribunal administratif d’Elazığ d’une action en annulation des réponses de l’administration universitaire des 25 mai et 10 septembre 2007 et en indemnisation des préjudices matériel et moral qu’il alléguait avoir subis. Il reprochait à l’administration de ne pas avoir levé les obstacles matériels qui entravaient, à ses dires, l’exercice de son droit à l’instruction. Il réclamait 25 000 livres turques (TRY) pour préjudice moral et 30 000 TRY pour préjudice matériel.

12. Le rectorat de l’université de Fırat répliqua par un mémoire en défense du 24 mars 2008. Il y soutenait que l’université n’avait aucune responsabilité dans l’accident survenu au requérant. Il critiquait ce dernier en ce qu’il avait choisi la voie judiciaire, et il lui reprochait de faire preuve de mauvaise foi, indiquant à cet égard que l’intéressé avait été informé qu’une aide lui serait apportée dès lors qu’il déciderait de réintégrer l’université. Il précisait que des démarches avaient été entreprises auprès des services compétents pour la réalisation d’aménagements dans le bâtiment de la faculté et qu’une proposition avait été faite d’inscrire ces travaux dans un programme d’investissement au regard des règles à respecter en matière de biens publics. Il arguait en outre qu’il avait été proposé au requérant de bénéficier de l’aide d’un accompagnant, mais que l’intéressé n’avait présenté aucune demande en ce sens. Il répétait par ailleurs que l’accès aux ateliers ne présentait pas de problème pour une personne handicapée, mais que les cours dispensés dans le cadre de ces ateliers sollicitaient physiquement les participants. Enfin, il indiquait que le requérant ne s’était vu opposer aucun refus.

13. Le requérant contesta les arguments du rectorat dans son mémoire en réplique. Il soutenait que son droit à l’instruction était garanti par le droit interne et par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, et qu’il appartenait aux autorités internes de prendre les mesures qui lui permettraient d’exercer ce droit, dans le respect du principe de l’égalité des chances. Il arguait de plus que les aménagements sollicités étaient de ceux qui, de toute façon, auraient déjà dû être réalisés en réponse aux exigences de l’article 1 additionnel de la loi no 3194 sur l’urbanisme (paragraphe 23 ci-dessous). En outre, il estimait que l’offre faite par l’administration de lui fournir l’assistance d’un accompagnant illustrait la méconnaissance par celle-ci de sa situation personnelle et des implications de cette dernière. Il ajoutait qu’il serait dégradant pour lui d’être placé, du fait de son handicap, dans une situation de dépendance par rapport à un tiers, et il donnait notamment l’exemple de l’atteinte à son intimité que constitueraient la présence et l’assistance constantes d’un tiers. Il affirmait en outre que le fait d’être porté par un individu dans les escaliers du bâtiment présentait assurément un risque de chute.

14. Le 13 octobre 2008, la faculté mit un terme à ses relations avec certains étudiants, dont le requérant, au motif que ceux-ci n’avaient pas, lors de deux rentrées successives, renouvelé leur inscription.

15. Le 2 novembre 2009 fut adopté le décret-loi no 2009/15546, publié au Journal officiel (« le JO ») le 13 novembre 2009, portant fermeture de certaines catégories d’établissements d’enseignement supérieur, dont les facultés d’enseignement technique, parmi lesquelles la faculté de l’université Fırat, qui fut remplacée par une nouvelle faculté de technologie. Selon ce décret-loi, les étudiants déjà inscrits pouvaient poursuivre leurs études dans les nouvelles facultés.

16. Le 9 avril 2010, le tribunal administratif d’Elazığ rejeta le recours du requérant. Dans les attendus de son jugement, il énonçait notamment que les bâtiments en cause avaient été construits conformément à la réglementation en vigueur en 1988. Pour le tribunal, s’il appartenait aux administrations d’appliquer les directives techniques inscrites dans la législation adoptée ultérieurement en faveur des personnes présentant un handicap, l’administration intimée ne pouvait se voir reprocher de ne pas avoir suivi ces directives lors de la construction d’un bâtiment érigé en 1988, avant l’entrée en vigueur de celles-ci. Enfin, le jugement mentionnait que l’administration avait informé le plaignant que des mesures architecturales seraient adoptées en fonction des possibilités budgétaires et qu’une personne serait désignée pour l’assister afin qu’il pût participer aux cours.

17. Le requérant se pourvut contre ce jugement devant le Conseil d’État.

18. Le 18 janvier 2011, le Conseil d’État rendit un arrêt portant rejet de ce pourvoi et confirmation du jugement de première instance, qu’il estimait conforme à la procédure et à la loi.

19. Le requérant saisit le Conseil d’État d’un recours en rectification de cet arrêt, dénonçant une atteinte à son droit à l’instruction et au principe d’égalité.

20. Le 28 septembre 2011, le Conseil d’État débouta le requérant de son recours, considérant qu’il n’existait en l’espèce aucun motif de rectification.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

A. Le droit interne pertinent

21. Le droit interne pertinent en l’espèce est en partie décrit dans l’arrêt Çam c. Turquie (no 51500/08, §§ 34-36, 23 février 2016).

22. En outre, l’article 3 f) de la loi no 5378 relative aux personnes handicapées du 1er juillet 2005 (« la loi no 5378 »), publiée au JO le 7 juillet 2005, définit l’accessibilité comme suit :

« f) Accessibilité : accès et usage sécurisés et indépendants aux/des immeubles, zones en plein air, services de transport et d’information, et technologies d’information et de communication. »[1]

L’article 2 provisoire de cette loi, dans sa version en vigueur au moment des faits, peut se lire comme suit :

« Les bâtiments officiels existants, appartenant aux organes et institutions publics, toutes les routes [existantes], les trottoirs, les passages pour piétons, les espaces ouverts et les espaces verts, les aires de sport et les infrastructures sociales et culturelles similaires, ainsi que toutes les constructions bâties par des personnes physiques et morales et offrant des services au public seront rendus conformes à l’accessibilité des « personnes invalides[2] » « dans les sept ans[3] » à compter de l’entrée en vigueur de [la présente] loi. »

23. Le 30 mai 1997, un article additionnel a été ajouté à la loi no 3194 sur l’urbanisme du 3 mai 1985, publiée au JO le 9 mai 1985. Cet article prévoit l’obligation de respecter les standards de l’institut turc des standards au niveau des plans d’urbanisme, dans les zones et constructions urbaines et sociales et dans les infrastructures techniques afin de rendre l’environnement physique accessible et vivable pour les personnes handicapées.

24. La loi no 6111 du 13 février 2011, publiée au JO le 25 février 2011, a ajouté un article 58 provisoire à loi no 2547 sur l’enseignement supérieur du 4 novembre 1981 (dite « loi d’amnistie étudiante »), publiée au JO le 6 novembre 1981. Cet article prévoit notamment que certains étudiants qui, avant l’entrée en vigueur de cet article, avaient mis un terme à leurs relations avec leurs établissements d’enseignement supérieur peuvent :

– reprendre leurs études au cours de l’année universitaire 2011‑2012, sous réserve d’en faire la demande dans les cinq mois suivant l’entrée en vigueur dudit article ;

– commencer leur enseignement à la session de printemps de l’année universitaire 2010‑2011, sous réserve d’en faire la demande dans les dix jours suivant l’entrée en vigueur de cet article, et à condition que cette demande soit acceptée par l’établissement concerné.

L’article 11 de loi no 6353 du 4 juillet 2012, publiée au JO le 12 juillet 2012, a ajouté un article provisoire 63 à la loi no 2547, d’après lequel :

« Ceux qui ne peuvent bénéficier de l’article provisoire 58 [de la loi no 2547] parce qu’ils n’ont pas fait de demande dans le délai imparti (...) peuvent, à compter de l’entrée en vigueur de cet article, commencer un [cursus] dans l’année [universitaire] qui suit, selon les principes énoncés à l’article 58 provisoire, s’ils en font la demande à l’établissement d’enseignement supérieur avec lequel ils ont rompu leurs relations. »

B. Les textes internationaux

25. Les textes internationaux pertinents en l’espèce sont décrits dans l’arrêt Çam (précité, §§ 37-38 – voir aussi à titre complémentaire, Zehnalová et Zehnal c. République tchèque (déc.), no 38621/97, CEDH 2002‑V, Mółka c. Pologne (déc.), no 56550/00, CEDH 2006-IV, et Farcaş c. Roumanie (déc.), no 32596/04, §§ §§ 68-70, 14 septembre 2010).

Il convient également de rappeler les passages suivants de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (« CRDPH »), adoptée le 13 décembre 2006 par l’Assemblée générale des Nations unies et signée le 30 mars 2007, puis ratifiée par la Turquie le 28 septembre 2009.

Article 2

« Définitions

Aux fins de la présente Convention :

(...)

On entend par « discrimination fondée sur le handicap » toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le handicap qui a pour objet ou pour effet de compromettre ou réduire à néant la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel, civil ou autres. La discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable ;

On entend par « aménagement raisonnable » les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportée, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales ;

(...) »

Article 3

« Principes généraux

Les principes de la présente Convention sont :

a. Le respect de la dignité intrinsèque, de l’autonomie individuelle, y compris la liberté de faire ses propres choix, et de l’indépendance des personnes ;

(...) »

Article 9

« Accessibilité

1. Afin de permettre aux personnes handicapées de vivre de façon indépendante et de participer pleinement à tous les aspects de la vie, les États parties prennent des mesures appropriées pour leur assurer, sur la base de l’égalité avec les autres, l’accès à l’environnement physique, aux transports, à l’information et à la communication, y compris aux systèmes et technologies de l’information et de la communication, et aux autres équipements et services ouverts ou fournis au public, tant dans les zones urbaines que rurales. Ces mesures, parmi lesquelles figurent l’identification et l’élimination des obstacles et barrières à l’accessibilité, s’appliquent, entre autres :

a. Aux bâtiments, à la voirie, aux transports et autres équipements intérieurs ou extérieurs, y compris les écoles, les logements, les installations médicales et les lieux de travail ;

b. Aux services d’information, de communication et aux autres services, y compris les services électroniques et les services d’urgence.

2. Les États Parties prennent également des mesures appropriées pour :

(...)

e. Mettre à disposition des formes d’aide humaine ou animalière et les services de médiateurs, notamment de guides, de lecteurs et d’interprètes professionnels en langue des signes, afin de faciliter l’accès des bâtiments et autres installations ouverts au public ;

f. Promouvoir d’autres formes appropriées d’aide et d’accompagnement des personnes handicapées afin de leur assurer l’accès à l’information ;

(...) »

Article 20

Mobilité personnelle

Les États Parties prennent des mesures efficaces pour assurer la mobilité personnelle des personnes handicapées, dans la plus grande autonomie possible, y compris en :

a. Facilitant la mobilité personnelle des personnes handicapées selon les modalités et au moment que celles-ci choisissent, et à un coût abordable;

b. Facilitant l’accès des personnes handicapées à des aides à la mobilité, appareils et accessoires, technologies d’assistance, formes d’aide humaine ou animalière et médiateurs de qualité, notamment en faisant en sorte que leur coût soit abordable;

c. Dispensant aux personnes handicapées et aux personnels spécialisés qui travaillent avec elles une formation aux techniques de mobilité;

d. Encourageant les organismes qui produisent des aides à la mobilité, des appareils et accessoires et des technologies d’assistance à prendre en compte tous les aspects de la mobilité des personnes handicapées.

Article 24

« Éducation

1. Les États Parties reconnaissent le droit des personnes handicapées à l’éducation. En vue d’assurer l’exercice de ce droit sans discrimination et sur la base de l’égalité des chances, les États Parties font en sorte que le système éducatif pourvoie à l’insertion scolaire à tous les niveaux et offre, tout au long de la vie, des possibilités d’éducation qui visent :

a) le plein épanouissement du potentiel humain et du sentiment de dignité et d’estime de soi, ainsi que le renforcement du respect des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de la diversité humaine ;

(...)

5. Les États Parties veillent à ce que les personnes handicapées puissent avoir accès, sans discrimination et sur la base de l’égalité avec les autres, à l’enseignement tertiaire général, à la formation professionnelle, à l’enseignement pour adultes et à la formation continue. À cette fin, ils veillent à ce que des aménagements raisonnables soient apportés en faveur des personnes handicapées.

(...) »

26. Il convient aussi de se référer au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté par les Nations unies le 19 décembre 1966 et ratifié par la Turquie le 23 septembre 2003, pris en son article 13. D’après cette disposition, les États parties reconnaissent le droit de toute personne à l’éducation et conviennent que, en vue d’assurer le plein exercice de ce droit, l’enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés.

27. Au sein du Conseil de l’Europe, la Recommandation R(98)3 sur l’accès à l’éducation supérieure, adoptée le 17 mars 1998 par le Comité des Ministres, reconnaît à celle-ci un rôle essentiel dans la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Par ailleurs, dans sa Recommandation R(92)6 du 9 avril 1992 relative à une politique cohérente pour les personnes handicapées, le Comité des Ministres invite les États membres à « garantir le droit de la personne handicapée à une vie autonome et à l’intégration dans la société » et à « reconnaître le devoir de la société d’assurer ce droit », en vue de donner aux personnes handicapées une réelle « égalité des chances » par rapport aux autres personnes. L’action des pouvoirs publics doit viser entre autres à permettre aux personnes handicapées de « jouir d’une mobilité aussi étendue que possible, leur permettant notamment d’accéder aux bâtiments et aux moyens de transport », de « jouer dans la société un rôle à part entière », et de « participer aux activités économiques, sociales, de loisirs, récréationnelles et culturelles ».

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a, quant à elle, abordé ces questions dans sa Recommandation no 1185 (1992) du 7 mai 1992, relative aux politiques de réadaptation pour les personnes ayant un handicap. Ce texte souligne notamment que « nos sociétés ont le devoir d’adapter leurs normes aux besoins spécifiques des personnes handicapées pour leur garantir une vie autonome ». À cette fin, les gouvernements et les autorités compétentes sont appelés à « rechercher et encourager une participation effective et active des personnes handicapées à la vie (...) communautaire et sociale » et, dans ce but, à assurer « la suppression des frontières architecturales ».

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION ET L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

A. L’objet du litige

28. Le requérant dénonce une atteinte discriminatoire à son droit à l’instruction. Il soutient que la poursuite de ses études universitaires à la faculté dépendait de la réalisation d’aménagements dans le bâtiment de cet établissement. Il allègue que le refus opposé à sa demande de travaux l’a contraint à renoncer à ses études. Ainsi, il reproche à l’État de ne pas avoir pris les mesures positives qui, à ses dires, incombaient à ce dernier et auraient pu lui permettre de poursuivre son cursus.

Il invoque l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention, lesquels sont ainsi libellés :

Article 2 du Protocole no 1 à la Convention

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. (...) »

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

29. Le Gouvernement combat cette thèse.

30. La Cour observe que l’allégation de traitement discriminatoire du requérant fondé sur le handicap locomoteur présenté par celui-ci se trouve au cœur du grief porté devant elle. À cet égard, elle rappelle d’emblée que l’article 14 de la Convention ne fait que compléter les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles : il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » que ces normes garantissent (pour les principes, voir, par exemple, Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, § 9, série A no 6, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 39 et 40, CEDH 2005‑X, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 48, 22 janvier 2008, et Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 39, CEDH 2009).

31. Cela étant, la Cour a déjà eu l’occasion de souligner que, dans une société démocratique, le droit à l’instruction est indispensable à la réalisation des droits de l’homme et qu’il occupe une place fondamentale (Velyo Velev c. Bulgarie, no 16032/07, § 33, CEDH 2014 (extraits), et Çam, précité, § 52). L’article 2 du Protocole no 1 à la Convention s’applique à l’enseignement universitaire et impose, dans ce contexte, à tout État qui a créé des établissements d’enseignement supérieur de veiller à ce que ceux-ci soient effectivement accessibles (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, §§ 136 et 137, CEDH 2005 XI). En d’autres termes, l’accès aux établissements d’enseignement supérieur existant à un moment donné fait partie intégrante du droit énoncé à la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (voir, entre autres, Mürsel Eren c. Turquie, no 60856/00, § 41, CEDH 2006‑II, et İrfan Temel et autres c. Turquie, no 36458/02, § 39, 3 mars 2009).

En l’espèce, dans la mesure où l’impossibilité alléguée par le requérant de jouir de son droit à l’instruction universitaire concernait une faculté existante, laquelle était devenue inaccessible à l’intéressé à la suite d’un accident ayant entraîné un handicap locomoteur, force est de conclure que le grief en question tombe dans le champ de l’article 2 du Protocole no 1 et que, partant, l’article 14 de la Convention trouve à s’appliquer.

32. Dès lors, la Cour considère qu’il y a lieu d’examiner tout d’abord l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 (voir, pour une approche similaire, Oršuš et autres c. Croatie [GC], no 15766/03, §§ 143-145, CEDH 2010, et Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, § 45, CEDH 2011), étant entendu que le champ d’application de l’article 14 de la Convention englobe non seulement l’interdiction de la distinction fondée sur le handicap (voir, par exemple, Glor c. Suisse, no 13444/04, § 80, CEDH 2009), mais aussi une responsabilité pour les États d’assumer « des aménagements raisonnables » à même de corriger des inégalités factuelles qui, ne pouvant être justifiées, constitueraient une discrimination (voir paragraphe 72 ci-dessous). La Cour reviendra ultérieurement sur ces points.

B. Sur la recevabilité

1. Arguments du Gouvernement

33. Le Gouvernement indique que la loi no 5378 a accordé un délai de huit ans (paragraphe 22 ci-dessus) pour que les bâtiments publics, les routes, les trottoirs, les passages pour piétons, les espaces en plein air et les espaces verts, les aires de sport et les autres infrastructures sociales et culturelles, ainsi que toutes les constructions bâties pour le public soient rendus accessibles aux personnes handicapées. Il précise que, au cours de ce processus, l’administration de l’université mise en cause en l’espèce avait déclaré que le requérant pouvait poursuivre ses études. Il argue que, depuis 2010, les bâtiments de la faculté de technologie créée par le décret‑loi no 2009/15546 du 2 novembre 2009 (paragraphe 15 ci-dessus), où les cours d’ingénierie auraient désormais lieu, sont en conformité avec les dispositions relatives à l’accueil des étudiants handicapés.

34. Le Gouvernement indique en outre que le requérant n’a pas renouvelé son inscription à la faculté, et qu’il n’a pas non plus fait usage de la loi d’amnistie étudiante (paragraphe 24 ci-dessus) pour retourner à l’université et reprendre ses études. Il affirme que, si celui-ci avait renouvelé son inscription en faisant usage des opportunités qui lui étaient offertes, il aurait pu poursuivre ses études. Il indique que le régime prévu par la loi no 6353 (ibidem) ne contient pas de délai limite, et il considère que rien ne s’opposait ni ne s’oppose à l’heure actuelle à la reprise par le requérant de ses études, à condition que celui-ci en fasse la demande. À cet égard, il précise que les aménagements nécessaires ont déjà été apportés aux locaux de la nouvelle faculté.

35. Aussi, aux yeux du Gouvernement, eu égard aux aménagements effectués et aux possibilités offertes par la loi d’amnistie étudiante, le requérant a perdu sa qualité de victime au regard de l’article 34 de la Convention et sa requête doit être rejetée.

2. Arguments du requérant

36. Le requérant rétorque que le rejet par l’administration universitaire de sa demande visant à l’adoption de mesures destinées à lui permettre, en tant que personne handicapée, de poursuivre ses études a constitué une violation de son droit à l’instruction, ainsi que de son droit à l’autonomie personnelle et à l’épanouissement – qu’il qualifie d’éléments de sa vie privée. Il indique que cette violation a par ailleurs perduré jusqu’à la prise par les autorités des mesures nécessaires, dans l’établissement concerné, à la levée des obstacles à son accès à l’éducation, c’est-à-dire, comme le prétendrait le Gouvernement, jusqu’en 2010-2011. Le requérant soutient à cet égard que, de l’année universitaire 2007-2008 à l’année universitaire 2010‑2011, il lui était matériellement impossible de reprendre ses études, car, à ses dires, il n’avait aucun moyen d’accéder aux salles où les cours le concernant auraient été dispensés.

37. Pour le requérant, même si, en vertu de la loi d’amnistie étudiante, il avait la possibilité de se réinscrire à la faculté à compter de l’année universitaire 2010‑2011 – période à partir de laquelle l’accessibilité aux salles de cours aurait été matériellement assurée –, le préjudice qu’il allègue avoir subi durant la période pendant laquelle il dit avoir été privé d’enseignement n’a pas été réparé et le gouvernement défendeur n’a fait aucun effort pour ce faire. Le requérant ajoute que le rejet de son action par les juridictions administratives est une réalité qui ne pourrait être ignorée. Selon lui, les instances nationales n’ont finalement ni reconnu ni réparé les violations dont il se plaint.

3. Appréciation de la Cour

38. En l’espèce, la Cour observe que le 17 mars 2007 le requérant a adressé aux instances universitaires compétentes une demande tendant à l’aménagement de leurs locaux afin qu’il pût y accéder (paragraphe 7 ci‑dessus). L’administration lui ayant répondu que la réalisation de tels travaux n’était pas envisageable à court terme, le requérant a saisi, en vain, les juridictions administratives (paragraphes 11 à 20 ci-dessus).

Il ressort du dossier et des observations du Gouvernement (paragraphes 15 et 33 ci-dessus) que la faculté à laquelle le requérant avait été inscrit a été fermée et remplacée par une faculté de technologie, dont les bâtiments seraient, à l’heure actuelle, adaptés aux besoins des personnes handicapées. De plus, d’après le Gouvernement, le requérant peut bénéficier des dispositions de la loi d’amnistie étudiante pour demander, à tout moment, sa réinscription universitaire (paragraphes 34 et 35 ci-dessus), ce que l’intéressé ne conteste pas (paragraphe 37 ci-dessus).

39. Pour déterminer si le requérant peut, en l’espèce, continuer à se prétendre victime des violations alléguées, il convient de tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010). En l’occurrence, les travaux d’aménagement réalisés en faveur des personnes handicapées, que le Gouvernement mentionne, s’inscrivent assurément dans ce cadre. Reste cependant que ces améliorations n’ont pu être apportées qu’en 2010 (paragraphe 33 ci-dessus), en raison de contraintes budgétaires et/ou administratives qui se seraient imposées jusqu’alors (paragraphes 8 et 10 ci‑dessus).

Le requérant peut donc légitimement se prétendre victime d’une atteinte discriminatoire à son droit à l’instruction durant la période ayant précédé lesdits travaux, la création ultérieure d’une nouvelle faculté accessible aux personnes handicapées ne pouvant, dans les circonstances de la présente affaire, s’entendre comme une reconnaissance et une réparation de la violation alléguée par rapport aux années universitaires 2007-2008, 2008‑2009 et 2009-2010 (pour les principes, voir, par exemple, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suivants, série A no 51, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 115 et 116, CEDH 2010).

Il en va de même des facilités d’inscription à l’université offertes au requérant, dans la mesure où les conditions matérielles régnant dans le bâtiment visé sont demeurées les mêmes tout au long de la période en cause.

40. Il convient dès lors de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.

41. Constatant par ailleurs que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C. Sur le fond

1. Arguments du requérant

42. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour (Leyla Şahin, précité, § 137), le requérant soutient que le droit à l’enseignement supérieur entre dans le champ d’application de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

43. Il expose que, en l’espèce, la discrimination dont il se plaint est née de la non-prise en compte de son handicap physique dans son accès à l’enseignement. Il argue qu’il a été traité de la même manière que les étudiants en bonne santé. Se référant à cet égard à la jurisprudence de la Cour, il affirme que, selon celle-ci, une discrimination peut trouver son origine dans une situation de fait (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 76, CEDH 2006‑VIII).

44. Citant l’article 10 de la Constitution, il soutient qu’une discrimination positive à l’égard des personnes handicapées n’est pas contraire à l’interdiction de la discrimination. Il soutient en outre que, d’après l’article 15 de la loi no 5378, le droit à l’éducation des personnes handicapées ne peut être entravé sous aucun prétexte, et il reproche aux autorités internes de ne pas avoir agi conformément à cette disposition.

45. Par ailleurs, le requérant rejette l’argument du Gouvernement relatif au temps d’adaptation qui aurait été nécessaire pour permettre l’application des dispositions législatives pertinentes à l’architecture des locaux de la faculté (paragraphe 33 ci-dessus). Il s’oppose à ce que cela puisse être présenté comme une justification de l’attitude dont il dit avoir été victime. Il avance à cet égard qu’il y a une disproportion entre le but légitime poursuivi et la pratique.

46. Quant au délai pour l’exécution de l’obligation de la mise en conformité des bâtiments existants, il indique que celui-ci était d’abord de sept ans avant d’être porté à huit ans en 2012 à la suite d’une modification législative, puis que, en 2014, à la suite d’une nouvelle modification législative, un délai supplémentaire de deux ans a été accordé aux établissements n’ayant toujours pas procédé aux travaux requis. Il soutient que, eu égard à ces changements, il ne pouvait se fier au caractère définitif de la loi, et ce d’autant plus que les organes publics ne se montreraient pas suffisamment sensibles à la question – ce qui, selon lui, ressort de circulaires du Premier ministre.

47. Le requérant soutient encore que le seul argument sur lequel le Gouvernement puisse se fonder réside dans la marge d’appréciation dont jouiraient les États pour permettre aux personnes handicapées de s’intégrer dans la société, et qu’il consiste en une adaptation de l’environnement physique dans les limites des capacités de la société. Il argue que l’on ne peut voir la marge d’appréciation de l’État en matière d’éducation de manière aussi étendue que ne l’auraient fait les instances nationales en l’espèce.

48. De plus, le requérant soutient que les aménagements objet de sa demande ne relevaient pas d’une catégorie susceptible de grever de manière importante le budget de l’université : il s’agissait de l’installation d’une rampe d’accès au rez-de-chaussée du bâtiment, de la prise de mesures administratives afin que les cours le concernant pussent se dérouler au rez‑de‑chaussée ou, si cela se révélait impossible, de l’installation d’un ascenseur permettant d’accéder aux étages et, en dernier lieu, de l’installation de toilettes pour personnes handicapées. Le requérant évalue le coût de ces aménagements à environ 60 000 TRY (soit actuellement environ 14 620 euros (EUR)), une somme dont l’obtention ne pose, selon lui, aucun problème pour l’administration. Il expose que ces aménagements étaient susceptibles non pas de servir à lui seul, mais d’être utilisés à l’avenir par d’autres personnes handicapées. À ses dires, le refus de procéder à ces aménagements a constitué une ingérence injuste et disproportionnée dans son droit à l’instruction.

2. Arguments du Gouvernement

49. Renvoyant à ses arguments précédents (paragraphe 33 ci-dessus), le Gouvernement fournit d’emblée des informations d’ordre factuel sur la situation actuelle des bâtiments de la nouvelle faculté de technologie créée en 2009 (paragraphe 15 ci-dessus). Il précise que, à la suite de la modification du rez‑de-chaussée des bâtiments en cause, de nouvelles classes et des laboratoires ont été créés et de nouveaux départements ont été organisés pour permettre aux étudiants handicapés de participer aux cours. Ainsi, d’après le Gouvernement, tout étudiant handicapé inscrit dans une classe est désormais en mesure de suivre ses cours au rez-de-chaussée et, si nécessaire, dans les salles des différents départements, qui seraient facilement accessibles aux personnes handicapées. De plus, la plupart des salles de travail et des laboratoires seraient situés au rez-de-chaussée. Le Gouvernement joint à ses observations un CD contenant des photos et des enregistrements vidéo de salles de cours situées au rez-de-chaussée et de toilettes pour personnes handicapées, afin de démontrer que les locaux en question sont facilement accessibles aux étudiants handicapés.

50. Par ailleurs, le Gouvernement réfute toute négation du droit à l’instruction du requérant et répète que c’est l’intéressé lui-même qui n’a pas renouvelé son inscription universitaire (paragraphe 34 ci-dessus). Rappelant les facilités offertes par loi en la matière (paragraphe 24 ci‑dessus), il soutient derechef que le requérant pouvait et peut toujours poursuivre ses études, à condition d’en faire la demande, ce que l’intéressé aurait omis jusqu’à ce jour.

51. Le Gouvernement reconnaît que la possibilité pour les personnes handicapées de bénéficier des services des institutions et organes publics, sur une base égalitaire avec les autres personnes, est un droit de l’homme fondamental et que, pour permettre aux personnes handicapées de vivre au quotidien, sans l’assistance d’un tiers, l’accessibilité aux lieux publics doit leur être assurée. Il soutient à cet égard qu’en Turquie de nombreux textes, en particulier la Constitution, garantissent aux personnes handicapées une pleine et effective participation à la société, et ce sans faire l’objet d’une discrimination.

52. Le Gouvernement énonce par ailleurs que l’accessibilité est l’un des principes sur lesquels repose la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, acceptée par la Grande Assemblée nationale de Turquie le 3 décembre 2008, dont il cite l’article 9 § 1 (paragraphe 25 ci-dessus). De même, renvoyant aux dispositions de la loi no 3194 sur l’urbanisme (paragraphe 23 ci-dessus), il affirme que les institutions et organes, qui auraient un devoir et une responsabilité à l’égard de l’environnement bâti, satisfont à l’exigence d’accessibilité. Il est donc obligatoire, selon le Gouvernement, de procéder aux ajustements nécessaires conformément aux standards pertinents de l’institut turc des standards afin de rendre accessibles les immeubles, les aires ouvertes (routes, parkings, zones piétonnes, squares et trottoirs), les transports et la communication.

53. Le Gouvernement cite en outre les dispositions de la loi no 5378 (paragraphe 22 ci-dessus) quant à l’accessibilité des bâtiments et des espaces publics aux personnes handicapées. Il précise que les aménagements nécessaires à l’accessibilité devaient être adoptés dans un délai de huit ans suivant l’entrée en vigueur de la loi, avec la possibilité de bénéficier d’un délai supplémentaire d’un maximum de deux ans. Il ajoute que la loi prévoit de sanctionner par une amende administrative les manquements dans la réalisation des aménagements requis dans les délais légaux.

54. Le Gouvernement précise également qu’un règlement relatif à la surveillance et au contrôle de l’accessibilité est entré en vigueur. Dans ce contexte, des contrôles seraient effectués et des amendes administratives seraient infligées aux personnes n’ayant pas satisfait à leurs obligations.

55. De plus, le Gouvernement soutient que la Turquie s’est efforcée et qu’elle continue à s’efforcer de prendre les mesures nécessaires à la mise en œuvre de la loi no 5378 afin d’assurer de manière effective les droits des personnes handicapées. Il argue que les actions à mener dans les délais prévus par la loi et le contrôle de ces actions requièrent du temps et représentent des coûts significatifs.

56. Il poursuit en indiquant que, dans la présente affaire, les aménagements nécessaires à apporter aux bâtiments susceptibles d’accueillir le requérant, pour permettre à celui-ci de continuer ses études, ont été réalisés conformément au droit interne. Il est convaincu que, grâce aux modifications physiques ainsi apportées par l’administration et aux opportunités conférées par la loi d’amnistie étudiante, il n’y a désormais aucun obstacle à la poursuite par le requérant de ses études.

57. Enfin, le Gouvernement précise qu’il n’y a pas de législation spécifique en matière d’accessibilité des personnes en situation de handicap aux bâtiments universitaires. Il ajoute qu’il n’existe pas non plus de dispositions propres à l’université Fırat, puisque les locaux de celle-ci seraient, en tant que bâtiments publics, soumis à la loi no 5378.

58. Se fondant sur les dispositions législatives relatives aux personnes handicapées et sur les aménagements auxquels l’administration aurait procédé, le Gouvernement invite la Cour à conclure qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

3. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

59. La Cour rappelle que, dans l’interprétation et l’application de l’article 2 du Protocole no 1, elle doit garder à l’esprit que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres, décision précitée, § 42, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09 et 2 autres, § 54, CEDH 2012). Aussi l’article 2 du Protocole no 1 doit-il être considéré, entre autres, à la lumière de l’article 8 de la Convention, qui proclame le droit de toute personne « au respect de sa vie privée » (Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, §§ 136 et 143, CEDH 2012 (extraits)).

60. Dans la même perspective, il faut aussi tenir compte de toute règle et de tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes. La Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante ; les dispositions relatives au droit à l’éducation énoncées dans les instruments tels que la Charte sociale européenne ou la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées sont donc à prendre en considération (Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 64, CEDH 2005‑XII, Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06, § 136, CEDH 2012 (extraits), et Çam, précité, § 53).

61. En ce qui concerne l’article 14 de la Convention, la Cour rappelle qu’une discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables et qu’un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Stec et autres, décision précitée, § 51, Zarb Adami, précité, § 72, Sejdić et Finci, précité, § 42, et Çam, précité, § 54). Toutefois, l’article 14 de la Convention n’interdit pas à un État de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un tel traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (voir, entre autres, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV). Les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH 2013 (extraits)), et une ample latitude leur est d’ordinaire laissée dans ce domaine pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006‑VI).

62. Sous l’angle de l’article 14 de la Convention également, la Cour doit tenir compte de l’évolution du droit international et européen et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour à ces niveaux quant aux normes à atteindre. Elle note en ce sens l’importance des principes fondamentaux d’universalité et de non-discrimination dans l’exercice du droit à l’instruction, lesquels ont été consacrés à maintes reprises dans des textes internationaux. Elle souligne en outre qu’aux termes de ces instruments, le moyen reconnu comme étant le plus approprié pour garantir ces principes fondamentaux est l’éducation inclusive, qui vise à promouvoir l’égalité des chances pour chacun et notamment pour les personnes en situation de handicap (Çam, précité, § 64, et les références qui y figurent). L’éducation inclusive est sans conteste une composante de la responsabilité internationale des États dans ce domaine.

b) Application de ces principes à la présente espèce

i. Délimitation du cadre de l’examen

63. La Cour note d’emblée l’accent que le Gouvernement met sur les travaux d’aménagement finalisés en 2010 (paragraphes 49, 53 et 54 à 58 ci‑dessus) ainsi que sur l’adéquation de la législation interne qui érigerait en droit fondamental l’accès aux lieux publics des personnes handicapées (paragraphe 51 ci-dessus).

Dans la présente affaire toutefois, il n’y a pas lieu de considérer l’état actuel de l’accessibilité en Turquie des bâtiments d’enseignement aux personnes handicapées, la Cour ayant déjà conclu (paragraphe 39 ci-dessus) que pareille évolution – aussi positive puisse-t-elle être – était insusceptible de remédier aux violations s’étant prétendument produites antérieurement à 2010 (voir, mutatis mutandis, Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova, no 28793/02, § 78, CEDH 2006‑II, Norbert Sikorski c. Pologne, no 17599/05, § 157, 22 octobre 2009, et V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, § 153, CEDH 2011 (extraits)). L’existence d’une législation a priori propre à protéger les droits des personnes atteintes d’un handicap ne tire pas non plus à conséquence, car ce qui importe est de savoir si, en l’espèce, la Turquie s’est effectivement acquitté des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, dans le chef du requérant.

À cette fin, la tâche de la Cour est d’apprécier la diligence avec laquelle les instances universitaires, puis les autorités judiciaires, ont réagi face à la situation portée à leur attention.

ii. La position prise par les instances universitaires

64. En l’espèce, pour expliquer au requérant que les adaptations matérielles qu’il avait demandées (paragraphe 48 ci-dessus) ne pouvaient être réalisées à court terme, les instances universitaires – tout comme le Gouvernement (paragraphes 53 et 58 ci-dessus) – ont principalement avancé une absence de ressources financières susceptibles d’être rapidement consacrées à de tels aménagements (paragraphes 8 et 10 ci‑dessus).

La Cour admet que, pour ce qui est notamment d’offrir aux personnes handicapées un accès adéquat aux établissements d’enseignement, les autorités nationales jouissent d’une marge et qu’elles sont les mieux placées pour apprécier cette marge en fonction des fonds disponibles (voir, mutatis mutandis, O’Reilly et autres c. Irlande (déc.), no 54725/00, 28 février 2002, Sentges c. Pays-Bas (déc.), no 27677/02, 8 juillet 2003, Mółka, décision précitée, et Ponomaryoponovi, précité, § 56).

65. Cela étant, la Cour ne saurait accepter que la question de l’accessibilité des locaux de la faculté au requérant pouvait rester suspendue jusqu’à l’obtention de tous les fonds nécessaires à l’achèvement de l’ensemble des grands travaux d’aménagement imposés par la loi.

Il y va du principe que, lorsque l’exécution d’un engagement assumé en vertu de la Convention appelle des mesures positives de l’État, celui-ci ne saurait se borner à demeurer passif (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31).

66. À cet égard, réitérant que la Convention vise à garantir des droits concrets et effectifs, la Cour rappelle derechef que, dans le contexte du cas présent, elle doit tenir compte de l’évolution du droit international et européen et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour à ces niveaux quant aux normes à atteindre dans le domaine en jeu en l’espèce (paragraphes 60 et 62 ci-dessus).

67. Aussi la Cour affirme-t-elle, à l’instar du Gouvernement (paragraphe 52 ci-dessus), que l’article 14 de la Convention doit effectivement être lu à la lumière des exigences des textes susmentionnés, notamment de la CRDPH, au regard des « aménagements raisonnables » – entendus comme « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportée, en fonction des besoins dans une situation donnée » – que les personnes en situation de handicap sont en droit d’attendre, aux fins de se voir assurer « la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales » (article 2 de la CRDPH – paragraphe 25 ci-dessus). De tels aménagements ont pour but de corriger des inégalités factuelles (paragraphe 61 ci-dessus) et la discrimination fondée sur le handicap « comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable » (paragraphe 25 ci-dessus – voir, mutatis mutandis, Çam, précité, §§ 65 et 67, et Şanlısoy c. Turquie (déc.), no 77023/12, § 60, 8 novembre 2016).

68. Il n’appartient certes pas à la Cour de définir les « aménagements raisonnables » – qui peuvent prendre différentes formes, aussi bien matérielles qu’immatérielles – à mettre en œuvre dans le domaine de l’enseignement pour répondre aux besoins éducatifs des personnes en situation de handicap ; les autorités nationales se trouvent bien mieux placées qu’elle pour ce faire (voir, par exemple, Çam, précité, § 66).

Il importe cependant que ces dernières soient particulièrement attentives à leurs choix dans ce domaine, compte tenu de l’impact de ces choix sur les individus en situation de handicap, dont la particulière vulnérabilité ne peut être ignorée.

69. Revenant aux faits de la cause, l’on constate que la faculté n’a pas opposé au requérant un refus pur et simple (comparer Çam, précité, § 58) relativement à ses demandes (paragraphes 8, 10 et 12 ci‑dessus). À ce sujet, la Cour ne s’attardera pas sur la promesse abstraite de l’aide que la faculté disait pouvoir apporter au requérant, dans la mesure de ses moyens, ni sur l’expression d’une préoccupation par rapport au caractère éprouvant des cours dispensés dans les ateliers ; celles-ci ne contiennent aucune proposition concrète qui se prête à une évaluation.

Reste donc l’offre de l’aide d’un accompagnant (paragraphe 10 ci‑dessus). Si le Gouvernement n’a pas exposé en détail l’objet et la nature exacte de cette aide, force est de conclure qu’elle ne pouvait viser qu’à assurer les déplacements du requérant, paraplégique, dans l’enceinte de la faculté comptant trois étages.

70. À cet égard, la Cour rappelle que la possibilité pour les personnes souffrant d’un handicap de vivre de façon autonome et dans le plein épanouissement du sentiment de dignité et d’estime de soi est d’une importance capitale et elle figure parmi les éléments qui sont au cœur de la CRDPH (articles 3 a), 9 § 1, 20 in limine et 24 § 1 a) – paragraphe 25 ci‑dessus) ainsi que parmi les considérations mises en exergue dans les recommandations adoptées au sein du Conseil de l’Europe. De même, la Cour a elle-même jugé que la dignité et la liberté de l’homme, y compris forcément la liberté de faire ses propres choix, sont l’essence même de la Convention (Pretty, précité, §§ 61 et 65, Mółka, décision précitée, et McDonald, précité, § 47).

71. Il est vrai que les textes de droit international reconnaissent la mise à disposition des formes d’aide humaine parmi les mesures visant à assurer la mobilité personnelle des personnes handicapées ainsi qu’à leur faciliter l’accès des bâtiments (articles 9 § 2 e) et 20 b) de la CRDPH – paragraphe 25 ci-dessus). Cependant, la solution offerte par le rectorat ne saurait s’inscrire dans ce cadre, car rien dans le dossier ne convainc la Cour qu’elle ait été proposée au terme d’une évaluation réelle des besoins du requérant et d’une considération sincère de ses effets potentiels sur sa sécurité, sa dignité et son autonomie.

72. Certes, le requérant n’a pas pâti de tels effets. Cependant, étant donné que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 de la Convention (Pretty, précité, Mółka, décision précitée, et McDonald, précité, ibidem) – qui présente des affinités avec l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 59 ci-dessus) –, la Cour observe qu’une telle mesure, à savoir l’offre de l’aide d’un accompagnant, proposée par la faculté sans une évaluation individualisée de la situation concrète du requérant ne pouvait passer pour raisonnable, sur le terrain de l’article 8, puisqu’elle faisait abstraction du besoin de l’intéressé de vivre, autant que possible, de façon indépendante et autonome.

iii. La réaction judiciaire donnée en l’espèce

73. C’est justement l’ensemble de ces aspects que le requérant avait fait valoir, en s’appuyant de surcroît sur l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 13 ci-dessus), devant le tribunal administratif d’Elazığ, lequel s’était ainsi vu saisi de griefs substantiellement les mêmes que ceux devant la Cour. En vertu du principe de subsidiarité, c’est à cette juridiction qu’il appartenait au premier chef de mettre en œuvre les droits en jeu, en vérifiant notamment si les besoins éducatifs du requérant et la capacité restreinte de l’administration à y répondre avaient bien été mis en balance, c’est-à-dire, si un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts concurrents de l’intéressé et de la société dans son ensemble (voir, parmi beaucoup d’autres, mutatis mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 98, CEDH 2003-VIII, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 70-72, 25 mars 2014, et Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 114, CEDH 2015).

74. Or, le jugement du 9 avril 2010 du tribunal administratif d’Elazığ (paragraphe 16 ci-dessus) est muet sur ces aspects. Pour l’essentiel, tout en reconnaissant vaguement que les administrations étaient tenues d’appliquer les directives techniques adoptées en faveur des personnes handicapées, les juges administratifs ont tout simplement dispensé la faculté intimée de ce devoir, au seul motif que son bâtiment avait été érigé en 1988, soit avant l’entrée en vigueur de ces directives.

Pour le reste, partant de la présomption que « des mesures architecturales seraient adoptées en fonction des possibilités budgétaires » – alors qu’aucune proposition concrète n’existait dans ce sens (paragraphes 8 et 69 ci-dessus) –, le tribunal a estimé suffisant de rappeler qu’une personne serait désignée pour assister le requérant, sans étayer en quoi pareille solution pouvait s’avérer adéquate. Ce faisant, le tribunal a, lui aussi, omis (paragraphe 71 in fine ci-dessus) de chercher à identifier les vrais besoins du requérant et les solutions susceptibles d’y pourvoir, en vue de permettre à M. Enver Şahin de reprendre ses études dans des conditions, autant que faire se peut, équivalentes à celles octroyées aux étudiants valides, sans pour autant que cela constituât pour l’administration une charge disproportionnée ou indue.

Aux yeux de la Cour, pareille réaction pèche par manque de considération du juste équilibre qui devait être ménagé entre l’intérêt du requérant dans la jouissance de ses droits protégés par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention et tout autre intérêt concurrent que le tribunal administratif d’Elazığ ait pu privilégier.

iv. Conclusions de la Cour

75. Au vu de tous les éléments qui précèdent, la Cour conclut qu’en l’espèce, le Gouvernement n’a pas démontré que les autorités nationales, dont notamment les instances universitaires et judiciaires, ont réagi avec la diligence requise pour que le requérant puisse continuer à jouir de son droit à l’éducation sur un pied d’égalité avec les autres étudiants et pour que, en conséquence, le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu ne soit pas rompu.

Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

76. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention pris seul (voir, mutatis mutandis, Darby c. Suède, 23 octobre 1990, § 35, série A no 187, Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 64, CEDH 2004‑VIII, Oršuš et autres, précité, § 186, et Çam, précité, § 70).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14

77. Le requérant dénonce également une atteinte discriminatoire à son droit au respect de sa vie privée, au motif que le fait d’être éventuellement assisté par une tierce personne aurait eu pour effet de le rendre dépendant de cette personne et de le priver de son intimité, en violation de l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14.

78. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas lieu, selon lui, d’examiner ce grief séparément.

79. La Cour estime que cette doléance est étroitement liée à celui examiné précédemment et qu’il doit donc aussi être déclaré recevable.

Toutefois, eu égard aux observations faites aux paragraphes 69 à 72 ainsi qu’au constat auquel elle est parvenue au paragraphe 74 ci‑dessus, elle considère, à l’instar du Gouvernement, qu’aucun examen séparé ne s’impose sur ces questions.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

80. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

81. Le requérant réclame 32 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il dit avoir subi en raison des circonstances selon lui constitutives d’une violation de son droit à l’éducation et de son droit au respect de sa vie privée.

82. Le Gouvernement soutient qu’il n’existe pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage allégué, et il argue que le requérant n’a pas été en mesure de démontrer avoir réellement pâti des circonstances susmentionnées.

83. La Cour estime que le requérant a subi, en raison de la violation constatée, un préjudice moral qui ne peut être réparé par le simple constat de violation. Elle considère cependant que le montant réclamé est excessif (comparer avec Çam, précité, § 74). Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour octroie au requérant, à ce titre, la somme de 10 000 EUR.

B. Frais et dépens

84. Le requérant réclame 13 475 livres turques (TRY) pour les honoraires de ses avocats. Il présente un décompte horaire faisant état de quarante-quatre heures de travail fourni aux fins de sa représentation dans cette affaire, ainsi qu’une convention d’honoraires d’avocat, signée le 31 janvier 2012.

85. Le Gouvernement ne conteste pas cette prétention.

86. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable le montant réclamé, équivalant à environ 2 952 EUR, et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

87. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, lu isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention;

2. Déclare, à la majorité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention, lu isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le fond des griefs tirés de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention et de l’article 8 de la Convention combiné avec son article 14 ;

5. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 952 EUR (deux mille neuf cent cinquante-deux euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 janvier 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de du juge Lemmens.

R.S.
H.B.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

1. À mon regret, je ne peux me rallier aux conclusions auxquelles sont parvenus mes collègues.

En bref, à mon avis, la présente affaire n’est pas une affaire concernant principalement des aménagements raisonnables. Il s’ensuit que le grief principal du requérant aurait dû être examiné en premier lieu sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1, et non pas sous l’angle de l’article 14 de la Convention. En outre, en examinant le bien-fondé du grief, la majorité ne me semble pas accorder une attention suffisante à certains éléments du dossier, qui me conduisent sur le fond à une conclusion différente de la sienne.

Enfin, en ce qui concerne le grief fondé sur l’article 8 de la Convention, il devait, à mon avis, être déclaré irrecevable.

Aménagements raisonnables ou accessibilité ? L’article 14 de la Convention ou l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention ?

2. Devant la Cour, le requérant se plaint d’une atteinte discriminatoire à son droit à l’instruction. Il reproche aux autorités nationales de ne pas avoir pris les mesures – consistant en l’aménagement du bâtiment où il devait suivre des cours – à même de lui permettre de poursuivre ses études après l’accident l’ayant laissé paralysé des membres inférieurs (voir le paragraphe 28 de l’arrêt). Selon la majorité, « l’allégation de traitement discriminatoire du requérant fondé sur le handicap locomoteur présenté par celui-ci se trouve au cœur du grief porté devant [la Cour] » (voir le paragraphe 30 de l’arrêt). C’est pour cette raison que la majorité considère qu’il y a lieu d’examiner tout d’abord l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention (voir le paragraphe 32 de l’arrêt). Eu égard à sa conclusion sur cette disposition, elle estime plus tard qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 pris seul (voir le paragraphe 75 de l’arrêt).

À mon avis, le problème soulevé par le grief n’est pas (seulement) un problème de discrimination : il touche au droit à l’instruction même, et en particulier au droit d’accès à l’instruction. Le cœur du grief, pour utiliser les mots de la majorité, concerne l’impossibilité pour le requérant d’avoir accès à l’enseignement offert, à cause d’un manque prétendu de mesures lui permettant de suivre les cours de type magistral et les exercices pratiques. Il y aurait donc lieu, à mon avis, d’examiner le grief tout d’abord sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1.

3. L’approche suivie par la majorité a des conséquences quant au raisonnement à suivre. L’examen sous l’angle de l’article 14 de la Convention conduit la majorité à considérer la question des obligations positives de l’État au regard des aménagements raisonnables à mettre en œuvre, notamment dans le domaine de l’enseignement (voir le paragraphe 67 de l’arrêt). Un raisonnement fondé sur l’article 2 du Protocole no 1 mettrait davantage l’accent sur l’accessibilité de l’enseignement.

4. Ces deux notions, aménagements raisonnables et accessibilité, quoique liées, couvrent des réalités différentes.

La majorité attache, à juste titre, une importance particulière à la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (« la Convention « personnes handicapées » »). Dans la mesure du possible, il y a lieu d’interpréter la Convention européenne des droits de l’homme à la lumière des dispositions de la Convention « personnes handicapées », qui témoigne d’un consensus au niveau international en ce qui concerne les droits des personnes handicapées.

Or, dans cette dernière convention, les aménagements raisonnables et l’accessibilité sont régis par des dispositions différentes. Les aménagements raisonnables sont définis comme les « modifications et ajustements nécessaires et appropriés (...) dans une situation donnée », et le refus d’aménagement raisonnable constitue une discrimination fondée sur le handicap (article 2 de la Convention « personnes handicapées »). L’accessibilité, notamment à l’environnement physique, est une notion plus large. Elle doit être assurée « afin de permettre aux personnes handicapées de vivre de façon indépendante et de participer pleinement à tous les aspects de la vie » (article 9 § 1 de la même convention). En ce qui concerne l’éducation, en particulier l’enseignement tertiaire, les États parties « veillent à ce que les personnes handicapées puissent avoir accès sans discrimination et sur la base de l’égalité des autres » à ce type d’enseignement ; « à cette fin, ils veillent à ce que des aménagements raisonnables soient apportés en faveur des personnes handicapées » (article 24 § 5 de la même convention).

La différence entre les deux notions est mise en exergue par le Comité des droits des personnes handicapées. Dans son Observation générale no 2 (2014) sur l’article 9 de la Convention « personnes handicapées » (accessibilité), adoptée le 11 avril 2014, il y consacre un long exposé, en soulignant les différentes conséquences juridiques qui s’attachent à ces notions :

« 24. Il convient d’établir une distinction claire entre, d’une part, l’obligation de garantir l’accès à tous les objets, infrastructures, biens, produits et services nouvellement conçus, construits ou produits et, de l’autre, l’obligation d’éliminer les obstacles et d’assurer l’accès au milieu physique, aux transports, aux services d’information et de communication ainsi qu’aux services ouverts au public qui existent déjà. Une autre obligation générale incombant aux États parties consiste à « entreprendre et encourager la recherche et le développement de biens, services, équipements et installations de conception universelle, selon la définition qui en est donnée à l’article 2 de la Convention, qui devraient nécessiter le minimum possible d’adaptation et de frais pour répondre aux besoins spécifiques des personnes handicapées, encourager l’offre et l’utilisation de ces biens, services, équipements et installations et encourager l’incorporation de la conception universelle dans le développement des normes et directives » (art. 4, par. 1 f)). Tous objets, infrastructures, installations, biens, produits et services nouveaux doivent être conçus de façon à être pleinement accessibles aux personnes handicapées, conformément aux principes de la conception universelle. Les États parties sont tenus de garantir l’accès des personnes handicapées à l’environnement physique, aux transports, à l’information et à la communication et aux services ouverts au public qui existent déjà. Toutefois, comme cette obligation doit être exécutée progressivement, les États parties devraient définir des délais précis et allouer des ressources adéquates pour l’élimination des obstacles existants. En outre, les États parties devraient précisément définir les fonctions dont doivent s’acquitter les différentes autorités (y compris les autorités régionales et locales) et entités (y compris les entités privées) pour assurer l’accessibilité. Les États parties devraient également mettre en place des mécanismes de surveillance efficaces permettant de garantir l’accessibilité et de suivre l’application des sanctions contre quiconque n’appliquerait pas les normes d’accessibilité.

25. L’accessibilité concerne les groupes, alors que les aménagements raisonnables concernent les individus. Cela signifie que l’obligation de garantir l’accessibilité est une obligation ex ante. Les États parties ont donc l’obligation d’assurer l’accessibilité avant que l’individu ne demande à entrer dans un espace ou à utiliser un service. Les États parties doivent fixer des normes d’accessibilité, qui doivent être adoptées en consultation avec les organisations de personnes handicapées, et qui doivent être définies à l’intention des prestataires de services, des professionnels du bâtiment et autres parties concernées. Ces normes doivent être larges et uniformes. L’application des normes d’accessibilité peut ne pas suffire pour garantir l’accès des personnes qui présentent des handicaps rares qui n’ont pas été pris en considération lors de l’élaboration des normes d’accessibilité ou qui n’utilisent pas les modes, méthodes ou moyens offerts pour assurer l’accessibilité (qui ne lisent pas le braille, par exemple). Dans de tels cas, il peut être nécessaire de procéder à des aménagements raisonnables. Conformément à la Convention, les États parties ne sont pas autorisés à utiliser les mesures d’austérité comme excuse pour éviter d’assurer progressivement l’accessibilité pour les personnes handicapées. L’obligation d’assurer l’accessibilité est inconditionnelle, ce qui signifie que l’entité tenue d’assurer l’accessibilité ne peut s’en exonérer en arguant de la charge que représente le fait de prévoir un accès pour les personnes handicapées. Le devoir d’aménagement raisonnable, en revanche, n’existe que si sa mise en œuvre ne représente pas une charge indue pour l’entité concernée.

26. L’obligation d’aménagement raisonnable est une obligation ex nunc, ce qui signifie qu’elle est exécutoire dès le moment où un individu handicapé en a besoin dans une situation donnée, par exemple sur son lieu de travail ou à l’école, pour jouir de ses droits dans des conditions d’égalité dans une situation particulière. Dans un tel cas, les normes d’accessibilité peuvent constituer un indicateur sans être considérées comme prescriptives. L’aménagement raisonnable peut servir à assurer l’accessibilité pour un individu handicapé dans une situation particulière. Il vise à réaliser la justice individuelle au sens où il garantit la non-discrimination et l’égalité, compte tenu de la dignité, de l’autonomie et des choix de l’individu. Ainsi, une personne souffrant d’un handicap rare pourra demander un aménagement qui sort du champ d’application d’une norme d’accessibilité » (CRPD/C/GC/2). »

Cette différence est rappelée par le Comité des droits des personnes handicapées dans son Observation générale no 4 (2016) sur le droit à l’éducation inclusive, adoptée le 26 août 2016 :

« Le Comité rappelle ce qui distingue l’obligation générale d’assurer l’accessibilité de l’obligation d’aménagement raisonnable. L’accessibilité est utile à certaines franges de la population et se fonde sur un ensemble de normes progressivement mises en œuvre. Le refus d’assurer l’accessibilité ne peut être justifié en arguant de la charge disproportionnée ou indue qu’elle représente. L’aménagement raisonnable concerne l’individu et vient compléter l’obligation de garantir l’accessibilité. Chacun peut légitimement demander un aménagement raisonnable, même si l’État partie s’est acquitté de son obligation en matière d’accessibilité » (CRPD/C/GC/4).

Tout ce qui est dit par le Comité des droits des personnes handicapées, au sujet de la Convention « personnes handicapées », ne s’applique peut-être pas tel quel à la Convention européenne des droits de l’homme. Il me semble, par exemple, que cette dernière convention ne peut pas être interprétée comme imposant une obligation « inconditionnelle » d’assurer l’accessibilité, sans avoir égard au juste équilibre entre droits individuels et intérêts généraux, qui caractérise l’ensemble de cette convention. Sur ce point, la Convention « personnes handicapées » étend les obligations que les États ont acceptées en devenant parties à la Convention européenne des droits de l’homme.

5. L’essentiel est toutefois que l’accessibilité bénéficie à l’ensemble des personnes souffrant d’un handicap, alors que les aménagements raisonnables concernent un individu déterminé, se trouvant dans une situation particulière. L’État doit d’abord satisfaire à son obligation générale d’assurer l’accessibilité ; en plus, il peut encore être obligé de procéder à des aménagements raisonnables dans un cas individuel.

Or, en l’espèce, le requérant se plaint de l’absence d’aménagements qui seraient susceptibles « non pas de servir à lui seul, mais d’être utilisés à l’avenir par d’autres personnes handicapées » (voir le paragraphe 48 de l’arrêt). Ce qu’il prétend avoir demandé, ce ne sont pas des aménagements (raisonnables) eu égard à sa situation spécifique, mais, plus généralement, des aménagements (architecturaux) qui rendraient le bâtiment en cause accessible à tous les étudiants atteints d’un handicap locomoteur.

La majorité se réfère à plusieurs endroits au droit d’accès à l’enseignement et à l’accessibilité des bâtiments où l’enseignement est dispensé. Toutefois, elle aborde le grief du requérant sous l’angle de l’article 14 de la Convention, et elle se réfère à la Convention « personnes handicapées » en ce que celle-ci dispose que le refus d’aménagement raisonnable constitue une discrimination (voir le paragraphe 67 de l’arrêt). Ce faisant, la majorité me semble avoir réduit la portée du grief du requérant. En même temps, elle me semble avoir méconnu la philosophie du droit concernant les personnes handicapées.

Comme indiqué ci-dessus, il aurait fallu à mon avis examiner le grief d’abord sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1 (accessibilité), puis, si nécessaire, sur le terrain de l’article 14 de la Convention (aménagements raisonnables).

L’accès à l’éducation (article 2 du Protocole no 1 à la Convention)

6. L’accès à des institutions d’enseignement existant à un moment donné fait partie intégrante du droit consacré par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, pp. 7-8, §§ 3-4, série A no 6, et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 137, CEDH 2012 (extraits)). Le droit d’accès à l’éducation implique l’obligation pour les États de rendre les bâtiments où l’enseignement est dispensé accessibles à chacun, et donc notamment aux personnes handicapées.

Cette obligation existe pour la Turquie depuis que le Protocole no 1 est entré en vigueur à son égard, c’est-à-dire depuis 1954. Cela dit, la Cour n’a pas à examiner in abstracto si la Turquie satisfait à cette obligation. Dans la présente affaire, la seule question qui se pose est celle de savoir si la Turquie a satisfait à son obligation envers le requérant. Le bâtiment formant l’objet de la demande faite par celui-ci aux instances universitaires était un bâtiment construit en 1988. Le grief du requérant se présente donc comme un grief relatif à un bâtiment existant.

7. Comme souligné par le Comité des droits des personnes handicapées, l’obligation pour les États de garantir l’accès des personnes handicapées à l’environnement physique est, en ce qui concerne des bâtiments existants, une obligation qui doit être exécutée progressivement. Pour arriver au résultat voulu, les États doivent définir des délais précis et allouer des ressources adéquates pour l’élimination des obstacles existants (Observation générale no 2 (2014), § 24, citée au point 4 ci-dessus).

Le droit turc comprenait des dispositions qui, à l’époque, prévoyaient l’obligation de rendre les bâtiments officiels existants conformes à l’accessibilité des personnes handicapées dans un délai de sept ans à compter du mois de juillet 2005 (voir l’article 2 provisoire de la loi no 5378 du 1er juillet 2005 relative aux personnes handicapées, cité au paragraphe 22 de l’arrêt). Certes, ce délai a par la suite été prorogé d’un an, puis de deux ans pour ceux qui n’étaient pas encore en règle (voir la note de bas de page no 3 de l’arrêt). Toutefois, ces développements sortent du cadre du litige soumis à la Cour.

8. En effet, il y a lieu de bien prendre en compte la teneur de la demande faite par le requérant aux instances universitaires et des réponses de celles‑ci.

Le 17 mars 2007, le requérant a demandé à la faculté, apparemment en des termes généraux, que les locaux universitaires fussent aménagés de manière à lui permettre de reprendre ses études au cours de l’année universitaire 2007‑2008 (voir le paragraphe 7 de l’arrêt ; italiques ajoutés par le soussigné). Il laissait donc peu de temps aux instances universitaires, alors que celles-ci étaient encore dans les délais légaux pour apporter les modifications nécessaires. Dans sa réplique du 16 août 2007, le requérant s’est référé notamment à l’article 15 de la loi no 5378 relative aux personnes handicapées (voir le paragraphe 9 de l’arrêt), qui prévoyait l’obligation générale de l’accès à l’éducation des personnes handicapées (pour le texte de cet article, voir Çam c. Turquie, no 51500/08, § 36, 23 février 2016).

Dans leurs réponses des 25 mai et 10 septembre 2007, les instances universitaires ont reconnu que des modifications étaient à apporter, mais elles ont par ailleurs attiré l’attention du requérant sur le fait que l’exécution des aménagements pouvait prendre un certain temps (voir les paragraphes 8 et 10 de l’arrêt).

N’ayant pas pu obtenir l’accès au bâtiment pour l’année universitaire 2007-2008, le requérant a alors saisi le tribunal administratif d’un recours en annulation et d’une action en dommages-intérêts. Il reprochait à l’administration de ne pas avoir levé les obstacles matériels qui, selon lui, entravaient l’exercice de son droit à l’instruction (voir le paragraphe 11 de l’arrêt). À cet égard, je me permets de souligner que ce recours concernait toujours l’accessibilité du bâtiment pendant l’année universitaire 2007‑2008 : l’accessibilité du bâtiment pendant les années universitaires suivantes ne pouvait pas faire l’objet de ce recours, puisque celui-ci portait sur les seules réponses données par les instances universitaires aux demandes du requérant.

Le tribunal administratif a rejeté le recours du requérant par un jugement du 9 avril 2010. Il a considéré que l’on ne pouvait pas reprocher à l’université de ne pas avoir suivi les directives techniques relatives à l’accessibilité des bâtiments, lesquelles avaient été adoptées après la construction du bâtiment litigieux. Quant à l’adaptation de ce bâtiment existant, le tribunal a observé que l’administration avait informé le requérant que des mesures architecturales seraient adoptées en fonction des possibilités budgétaires (voir le paragraphe 16 de l’arrêt). En bref, le tribunal a estimé qu’en n’ayant pas procédé sur-le-champ à l’aménagement du bâtiment litigieux, avant le début de l’année universitaire 2007-2008, l’université n’avait pas méconnu les obligations pesant sur elle.

9. La majorité estime qu’il n’est pas démontré que les autorités nationales, en particulier les instances universitaires et judiciaires, ont réagi avec la diligence requise (voir le paragraphe 74 de l’arrêt).

Je ne peux pas me rallier à ce point de vue. Nous ne savons pas quelles étaient les mesures préconisées par le requérant. Il semble que ce n’est que devant la Cour que ce dernier a fourni des précisions quant aux aménagements qui, selon lui, étaient nécessaires (voir le paragraphe 48 de l’arrêt). En revanche, la demande faite par le requérant aux instances universitaires semble avoir été formulée en des termes très généraux, et comprise par ces instances et par le tribunal administratif comme nécessitant des aménagements aux entrées et aux sorties du bâtiment, ainsi que des aménagements plus importants à l’intérieur de celui-ci.

Peut-on dire qu’en n’exécutant pas immédiatement ces aménagements, notamment en ne mobilisant pas immédiatement les fonds nécessaires, les autorités compétentes ont failli à leur obligation positive découlant de l’article 2 du Protocole no 1 ? J’estime que nous ne disposons pas de suffisamment d’éléments pour pouvoir arriver à une telle conclusion. L’existence et l’étendue d’une obligation positive dans une situation concrète dépendent du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu concerné et de la société dans son ensemble (voir le paragraphe 72 de l’arrêt, où, curieusement, un principe est mentionné qui s’applique dans le contexte de l’article 2 du Protocole no 1, et non pas dans celui de l’article 14 de la Convention). Or, en l’espèce, les autorités compétentes s’étaient engagées à exécuter les travaux nécessaires en fonction des possibilités budgétaires, et la loi les obligeait à le faire dans un délai bien précis. Dès lors, comment peut-on dire que, quelques mois après la demande du requérant, ces autorités se trouvaient dans une situation de non-respect des droits de ce dernier ?

10. Les instances universitaires ne s’en sont pas tenues à des engagements pour l’avenir. Afin de permettre au requérant de poursuivre immédiatement ses études, la faculté lui a assuré qu’elle lui apporterait son aide dans la mesure de ses moyens (voir le paragraphe 8 de l’arrêt). Le rectorat, voulant être plus concret, lui a offert l’aide d’un accompagnant (voir le paragraphe 10 de l’arrêt). Cette offre n’a pas été bien perçue par le requérant, qui, plus tard, a expliqué qu’elle témoignait d’une méconnaissance de sa situation personnelle, que son acceptation le mettrait dans une situation de dépendance par rapport à un tiers et que la mise en œuvre d’une telle offre engendrerait un risque de chute dans les escaliers (mémoire en réplique devant le tribunal administratif ; voir le paragraphe 13 de l’arrêt).

L’offre du rectorat n’était effectivement peut-être pas bien inspirée. Mais était-ce son dernier mot ? Si le requérant avait repris contact avec le rectorat, il aurait pu lui expliquer pourquoi cette offre ne lui convenait pas. Rien ne permet de penser que le rectorat n’aurait alors pas cherché une autre solution immédiate. Or le requérant a préféré réagir par le biais d’une action en justice. L’on peut comprendre que le rectorat lui a alors reproché, dans son mémoire en défense, d’être de mauvaise foi : à ce moment, le rectorat était toujours d’avis que l’aide d’un accompagnant était une offre adéquate (voir le paragraphe 12 de l’arrêt). Le fait qu’il était encore de cet avis démontre que le requérant n’avait pas pris contact avec lui pour lui expliquer que son offre n’était pas suffisante, voire même qu’elle était inacceptable. Ce n’est que dans son mémoire en réplique que le requérant a indiqué pour quelles raisons il n’avait pas accepté cette offre (voir le paragraphe 13 de l’arrêt).

11. La majorité reproche aux instances universitaires et judiciaires de ne pas avoir identifié les vrais besoins du requérant ni les solutions susceptibles d’y pourvoir (voir les paragraphes 71 et 73 de l’arrêt).

Eu égard au déroulement des événements au niveau national, cette critique ne me semble pas justifiée. Les éléments du dossier me donnent l’impression que les instances universitaires avaient la volonté de permettre au requérant de poursuivre ses études, même si elles n’entrevoyaient pas la possibilité d’entreprendre immédiatement des travaux d’aménagement d’ordre architectural. La voie d’aménagements particuliers pour le requérant (des « aménagements raisonnables » au sens de la Convention « personnes handicapées ») était ouverte, mais le requérant semble avoir placé les instances universitaires devant un fait accompli en rompant les discussions avec elles et en introduisant une action en justice. S’il n’y a pas eu d’évaluation réelle des besoins du requérant et des conséquences de l’offre d’une aide humaine (voir le paragraphe 71 de l’arrêt), j’estime que c’est au moins en partie dû à l’attitude adoptée par le requérant.

12. En conclusion, s’il est regrettable que le requérant n’a pas pu poursuivre ses études pendant l’année universitaire 2007-2008 faute d’accès aux cours dispensés dans le bâtiment litigieux, je ne peux pas conclure que l’État défendeur a manqué à ses obligations découlant de l’article 2 du Protocole no 1.

Le refus d’aménagement raisonnable (article 14 de la Convention)

13. Étant donné que je ne conclus pas à une violation de l’article 2 du Protocole no 1, je dois encore expliquer pourquoi je n’ai pas voté pour une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1.

La question de savoir si l’article 14 a été violé revient en l’espèce à poser la question de savoir s’il y a eu un refus d’aménagement raisonnable, eu égard à la situation particulière du requérant.

Pour les mêmes raisons que celles développées sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1, et en particulier pour celles concernant l’offre spécifiquement faite au requérant et la réaction de celui-ci à cette offre (voir le point 11 ci-dessus), je ne peux pas conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14.

Je m’empresse de dire que, si le requérant avait poursuivi la discussion avec les instances universitaires et si celles-ci s’étaient alors montrées peu ou pas disposées à trouver d’autres solutions, la situation pourrait bien être différente. Mais je ne peux pas spéculer sur ce point.

L’offre de l’assistance par une tierce personne (article 8 de la Convention, lu isolément et combiné avec l’article 14)

14. Le requérant dénonce encore une atteinte discriminatoire à son droit au respect de sa vie privée, au motif que le fait d’être éventuellement assisté par une tierce personne aurait eu pour effet de le rendre dépendant de cette personne et de le priver de son intimité (voir le paragraphe 76 de l’arrêt).

La majorité estime que ce grief est recevable, puis considère qu’il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément quant au fond (voir le paragraphe 78 de l’arrêt).

15. L’objet du grief est une offre, faite, au demeurant, aux fins d’assistance du requérant, qui n’a été suivie d’aucune mise en œuvre et qui a été refusée par l’intéressé. Je regrette de ne pas pouvoir suivre la majorité lorsqu’elle déclare ce grief recevable. À mon avis, un requérant ne saurait se prétendre victime d’une violation de ses droits, au sens de l’article 34 de celle-ci, quand il dénonce une simple intention d’une autorité publique, non suivie d’effets concrets.

Ce grief aurait donc dû être déclaré incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 a) de celle-ci.

* * *

[1]. À l’exception de l’alinéa f), les dispositions de cet article ont été remaniées par la loi no 6518 du 6 février 2014.

[2]. Mention modifiée par l’article 1 § 69-n de la loi n° 6462 du 25 avril 2013. Le terme « invalides » a été remplacé par le terme « handicapées ».

[3]. Mention modifiée par l’article 34 de la loi n° 6353 du 4 juillet 2012, qui a prolongé ce délai à huit ans. En 2014, un délai supplémentaire d’un maximum de deux ans a été accordé.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-180642
Date de la décision : 30/01/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 14+P1-2 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 2 du Protocole n° 1 - Droit à l'instruction-{général});Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : ENVER ŞAHİN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ELBAN S. ; ELBAN H.K. ; ERBEK F.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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