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19/12/2017 | CEDH | N°001-179566

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖĞRÜ ET AUTRES c. TURQUIE, 2017, 001-179566


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖĞRÜ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 60087/10, 12461/11 et 48219/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 décembre 2017

DÉFINITIF

28/05/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Öğrü et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Işıl

Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir dél...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖĞRÜ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 60087/10, 12461/11 et 48219/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 décembre 2017

DÉFINITIF

28/05/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Öğrü et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 novembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 60087/10, 12461/11 et 48219/11) dirigées contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, M. Adnan Öğrü (« le premier requérant »), M. Veysel Kurtuluş Alabaş (« le deuxième requérant »), et Mme Beyhan Günyeli (« la troisième requérante »), ont saisi la Cour respectivement le 31 août 2010, le 2 mai 2011 et le 23 novembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le premier requérant a été représenté par Me B. Günyeli, avocate à Adana. Le deuxième requérant a été représenté par Mes R. Kayışlı Eker et T. Ö. Eker, avocats à Adana. La troisième requérante a été représentée par Me K. Günay, avocat à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants se plaignaient essentiellement des amendes qui leur avaient été infligées en raison de leur participation à des manifestations et dénonçaient une violation de leur droit à la liberté de réunion garanti par l’article 11 de la Convention.

4. Le 5 septembre 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le premier requérant est né en 1954 et réside à Adana. À l’époque des faits, il était dirigeant d’une section locale de l’Association des droits de l’homme.

Le deuxième requérant est né en 1986 et réside à Mersin.

La troisième requérante est née en 1972. À l’époque des faits, elle était membre du comité central de l’Association des droits de l’homme et dirigeante d’une section locale de cette association.

6. Le 6 novembre 2009, le préfet d’Adana adopta un arrêté portant réglementation de la tenue des déclarations publiques à la presse dans sa ville (pour un exposé détaillé du contenu de cet arrêté, voir les paragraphes 43-44 ci-dessous).

1. La requête no 60087/10

a) La manifestation du 19 décembre 2009

7. Le 19 décembre 2009, le premier requérant participa à une manifestation organisée pour protester contre les opérations menées par les forces de l’ordre dans plusieurs prisons de Turquie en décembre 2000.

8. Selon le procès-verbal d’incident, vers 17 heures, environ 120 manifestants se réunirent sur la place 5 Ocak, à Adana, puis défilèrent jusqu’au parc İnönü en portant des pancartes et en scandant des slogans. La manifestation empêcha la circulation des véhicules. Vers 17 h 30, les manifestants se dispersèrent dans le calme après la lecture d’une déclaration à la presse.

9. Le premier requérant se vit notifier un procès-verbal lui infligeant une amende administrative d’un montant de 140 livres turques (TRY), soit environ 65 euros (EUR), en application de l’article 32 de la loi no 5326 sur les fautes administratives, pour avoir agi en violation de l’arrêté préfectoral.

10. Le 19 avril 2010, le 6e tribunal d’instance pénale d’Adana rejeta l’opposition formée par le premier requérant contre l’amende susmentionnée. À la lumière des enregistrements vidéo dont il disposait, des éléments du dossier et de la réponse de la direction de la sûreté, le juge releva qu’environ 120 personnes avaient défilé après la tombée de la nuit le 19 décembre 2006. Il rappela que, selon l’article 7 de la loi no 2911, toutes les manifestations sur la voie publique devaient se terminer une heure avant le coucher du soleil, dans le but d’assurer le déroulement de la manifestation dans les meilleures conditions et la sécurité de tous les citoyens. Il considéra que l’infliction d’une amende au premier requérant était conforme au droit.

b) La manifestation du 24 janvier 2010

11. Le 24 janvier 2010, le premier requérant participa à une manifestation organisée en soutien aux mouvements des travailleurs du TEKEL (manufacture nationale de tabac et de l’alcool) d’Ankara.

12. Selon le procès-verbal d’incident, le 24 janvier 2010 vers midi, un groupe d’environ 25 manifestants se réunit sur la place 5 Ocak, avant de défiler jusqu’au parc İnönü en portant des pancartes, en lançant des slogans et en bloquant la circulation des véhicules. Au parc, après la lecture d’une déclaration à la presse, le groupe entama un sit-in. Rejoint par les membres de différentes ONG et ayant atteint environ 120 personnes, le groupe défila jusqu’aux locaux de l’AKP (Parti de la justice et du développement). Pendant le défilé, les manifestants portaient des pancartes et des banderoles, scandaient des slogans et bloquaient la circulation des véhicules. Après la lecture d’une déclaration à la presse devant les locaux de l’AKP, le groupe se dispersa vers 13 h 15.

13. Le requérant se vit notifier un procès-verbal d’amende administrative d’un montant de 143 TRY (environ 70 EUR) sur le fondement de l’article 32 de la loi relative aux fautes administratives, pour avoir défilé.

14. Le 13 mai 2010, le 1er tribunal d’instance pénale d’Adana rejeta l’opposition formée par le premier requérant. Le tribunal considéra que l’amende avait été infligée conformément à la loi no 5326 relative aux fautes administratives et au règlement relatif à la mise en œuvre de cette loi, que la fiabilité du procès-verbal d’incident n’avait pas été contestée et que les preuves recueillies ne remettaient pas en cause le contenu de celui-ci.

c) La manifestation du 11 février 2010

15. Le 11 février 2010, le premier requérant participa à une manifestation organisée en soutien aux travailleurs du TEKEL d’Ankara.

16. Selon le procès-verbal d’incident, le 11 février 2010 vers 18 heures, environ 275 personnes se réunirent sur la place 5 Ocak avant de défiler vers le parc İnönü, en scandant des slogans, en portant des pancartes et en bloquant la circulation. Après la lecture d’une déclaration à la presse, le groupe se dispersa dans le calme vers 18 h 45.

17. Le premier requérant se vit notifier un procès-verbal d’amende administrative d’un montant de 143 TRY (environ 70 EUR), sur le fondement de l’article 32 de la loi relative aux fautes administratives, pour avoir défilé.

18. Le 24 juin 2010, le 3e tribunal d’instance pénale d’Adana rejeta l’opposition formée par le premier requérant le 10 mars 2010. Le tribunal releva que le groupe de manifestants avait défilé, de nuit, jusqu’à la place İnönü, où avait eu lieu la déclaration publique, et qu’ils avaient agi en violation de l’arrêté préfectoral.

2. La requête no 12461/11

a) La manifestation du 15 janvier 2010

19. Le 15 janvier 2010, le deuxième requérant participa à une manifestation organisée en soutien aux mouvements des travailleurs du TEKEL d’Ankara.

20. Selon le procès-verbal d’incident, le 15 janvier 2010 vers 10 heures, environ 60 personnes se réunirent au parc İnönü pour un sit-in qui dura jusqu’à 17 heures. Rejoint par d’autres personnes, le groupe, qui atteignait désormais 120 manifestants environ défila ensuite jusqu’aux locaux de l’AKP, en portant des pancartes et en scandant des slogans. Devant les locaux du parti, les manifestants se dispersèrent dans le calme vers 18 h 40, après la lecture d’une déclaration publique.

21. Le deuxième requérant reçut un procès-verbal lui infligeant une amende administrative d’un montant de 143 TRY (environ 70 EUR), sur le fondement de l’article 32 de la loi no 5326 relative aux fautes administratives. Il lui était reproché d’avoir agi en violation de l’arrêté du 6 novembre 2009 en défilant.

22. Le 25 août 2010, le 2e tribunal d’instance pénale d’Adana rejeta l’opposition formée par le deuxième requérant. Eu égard à l’ensemble du dossier, il estima que l’amende infligée était conforme à la procédure, à la loi et au droit.

b) La manifestation du 24 janvier 2010

23. Le 24 janvier 2010, le deuxième requérant participa à une manifestation organisée en soutien aux mouvements des travailleurs du TEKEL d’Ankara (pour plus de détails concernant le déroulement de cette manifestation, voir le paragraphe 12 ci-dessus).

24. Le 20 février 2010, il se vit notifier un procès-verbal d’amende administrative d’un montant de 143 TRY (environ 70 EUR) sur le fondement de l’article 32 de la loi relative aux fautes administratives pour avoir défilé.

25. Le 13 mai 2010, le 1er tribunal d’instance pénale d’Adana rejeta l’opposition du requérant. Notant que la fiabilité du procès-verbal d’incident n’avait pas été contestée et que les preuves recueillies n’avaient pas remis en cause son contenu, le tribunal conclut que l’amende était conforme au droit.

c) La manifestation du 7 mars 2010

26. Le 7 mars 2010, le deuxième requérant participa à une manifestation organisée à l’occasion de la journée mondiale des femmes travailleuses.

27. Selon le procès-verbal d’incident, vers 14 heures, un groupe d’environ 160 personnes se réunit sur la place 5 Ocak avant de défiler vers le parc İnönü en lançant des slogans, en portant des pancartes et en bloquant la circulation. Le groupe se dispersa vers 15 h 30 après la lecture d’une déclaration à la presse.

28. Le 7 avril 2010, le deuxième requérant se vit notifier un procès-verbal d’amende administrative d’un montant de 143 TRY (environ 70 EUR) pour avoir défilé, sur le fondement de l’article 32 de la loi relative aux fautes administratives.

29. Le 24 juin 2010, le 1er tribunal d’instance d’Adana rejeta l’opposition formée par le deuxième requérant. Il considéra que l’amende avait été infligée conformément à la loi relative aux fautes administratives. Estimant que la fiabilité du procès‑verbal d’incident n’avait pas été contestée et que les preuves recueillies n’avaient pas remis en cause le contenu de celui-ci, il conclut que l’amende en cause était conforme au droit.

d) La manifestation du 30 mars 2010

30. Le 30 mars 2010, le deuxième requérant prit part à une manifestation organisée à l’occasion de l’anniversaire des événements de Kızıldere, survenus le 30 mars 1972.

31. Selon le procès-verbal, vers 18 heures, environ 50 personnes se réunirent sur la place 5 Ocak. Le groupe défila jusqu’au parc İnönü en bloquant la circulation et se dispersa vers 18 h 45 après la lecture d’une déclaration.

32. Le 21 avril 2010, le deuxième requérant se vit notifier un procès-verbal d’amende administrative d’un montant de 143 TRY (environ 70 EUR) pour infraction à l’article 32 de la loi relative aux fautes administratives pour avoir défilé.

33. Le 26 août 2010, le 4e tribunal d’instance pénale d’Adana rejeta l’opposition formée par le deuxième requérant. Il expliqua que l’arrêté avait pour objectif de prévenir des incidents malheureux, d’éventuelles provocations et de permettre l’exercice du droit à la liberté d’expression dans les meilleures conditions. Il observa que, d’après les clichés et les enregistrements vidéo dont il disposait, environ 100 personnes avaient défilé de la place 5 Ocak au parc İnönü. Il estima que l’amende administrative infligée aux manifestants pour avoir participé à cette manifestation en portant des pancartes, en scandant des slogans et en empêchant partiellement ou complètement la circulation des véhicules était conforme à la procédure et à la loi.

e) La manifestation du 4 avril 2010

34. Le 4 avril 2010, le deuxième requérant participa à une manifestation pour protester contre l’enseignement payant et le concours d’accès à l’université.

35. Selon le procès-verbal de la police, le 4 avril 2010, environ 100 personnes se réunirent sur la place 5 Ocak, pour défiler jusqu’à la place Uğur Mumcu. La police avait averti les représentants de la manifestation que le défilé serait contraire à la loi no 2911, puis avait autorisé le groupe à défiler à condition de marcher sur le trottoir, sans gêner les passants ni bloquer la circulation des véhicules. Or lorsque le groupe entama le défilé, les manifestants formèrent un cortège et bloquèrent la circulation des véhicules. Face à l’opposition de la police de les laisser défiler dans ces conditions, le groupe commença un sit-in sur l’avenue Atatürk. La police proposa alors aux représentants de la manifestation de lire la déclaration écrite au parc, puis elle suggéra aux manifestants de se rendre sur la place Uğur Mumcu, en marchant en file. Face au refus des organisateurs d’accepter cette proposition, la police informa la foule à l’aide d’un mégaphone du caractère illégal de leur manifestation au regard de la loi no 2911 et les somma de se disperser. Elle dispersa ensuite la manifestation.

36. Le 10 juin 2010, celui-ci se vit notifier un procès-verbal d’amende administrative d’un montant 143 TRY (environ 70 EUR) pour avoir défilé en violation de l’article 32 de la loi relative aux fautes administratives.

37. Le 5 août 2010, statuant sur dossier et de manière définitive, le 5e tribunal d’instance pénale d’Adana rejeta l’opposition formée par le deuxième requérant. Il expliqua que la décision du préfet avait pour objectif de prévenir des incidents et d’éventuelles provocations et de permettre l’exercice du droit à la liberté d’expression dans les meilleures conditions. Le tribunal observa que, d’après les clichés et les enregistrements vidéo dont il disposait, les manifestants avaient été condamnés à une amende administrative pour avoir défilé en portant des pancartes, en scandant des slogans et en bloquant la circulation des véhicules. D’après le tribunal, la peine d’amende contestée avait été prononcée au motif que le comportement des intéressés avait mis en danger la paix et la tranquillité publiques, qu’il avait restreint les droits et libertés d’autrui, et qu’il pouvait être provoquant à l’égard de la société.

3) Requête no 48219/11

38. Le 4 février 2010, la troisième requérante participa à une manifestation organisée en soutien aux mouvements des travailleurs du TEKEL d’Ankara.

39. Selon le procès-verbal d’incident, vers 11 heures, des membres d’un syndicat se réunirent devant les locaux de la sécurité sociale et défilèrent jusqu’au parc İnönü, où ils rejoignirent d’autres manifestants. Le groupe défila jusqu’à la mairie d’Adana où d’autres manifestants l’attendaient. Le cortège, constitué alors de 1 500 personnes, défila ensuite jusqu’à la place Uğur Mumcu. Un groupe les attendait sur place, portant le nombre de manifestants à 2 000 personnes. Les manifestants se dispersèrent vers 13 h 30 après la lecture d’une déclaration à la presse.

40. Le 16 mars 2010, la troisième requérante se vit notifier un procès-verbal d’amende administrative d’un montant de 143 TRY (environ 70 EUR) sur le fondement de l’article 32 de la loi relative aux fautes administratives.

41. Le 1er mars 2011, le 3e tribunal d’instance pénale écarta l’opposition formée par la troisième requérante contre l’amende administrative. Il nota que le groupe de manifestants, constitué de 1 500 puis de 2 000 personnes, avait défilé en bloquant la circulation des véhicules. Il indiqua que les endroits où les déclarations à la presse avaient été lues étaient des endroits autorisés, mais que la requérante avait été sanctionnée pour avoir participé au défilé. Il conclut que l’amende en cause était conforme à la procédure et à la loi.

4. L’opposition introduite par le premier requérant contre une amende lui infligée en date du 26 janvier 2010

42. Le 19 avril 2010, le 6e tribunal d’instance pénale d’Adana a accueilli l’opposition formée par le premier requérant contre une amende qui lui avait été infligée le 26 janvier 2010 pour avoir défilé en violation de l’arrêté préfectoral du 6 novembre 2009. Dans sa décision, après s’être référé aux principes relatifs à l’application des articles 10 et 11 de la Convention et avoir rappelé les considérations retenues par la Cour dans son arrêt Oya Ataman c. Turquie (no 74552/01, CEDH 2006‑XIV), le tribunal a conclu que le requérant ne pouvait pas être privé, de manière indirecte, de l’usage de son droit à la liberté de réunion, par l’infliction d’une amende administrative.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

43. Le droit et la pratique internes pertinents sont exposés dans les arrêts Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, (no 4524/06, §§ 17-22, 14 octobre 2014) et Akarsubaşı c. Turquie (no 70396/11, §§ 14-26, 21 juillet 2015).

L’arrêté préfectoral du 6 novembre 2009

44. Le 6 novembre 2009, en réponse à la demande de la direction de sûreté, le préfet d’Adana a pris un arrêté sur les conditions relatives à l’organisation de déclarations de presse. Cet arrêté indiquait que les endroits autorisés et ceux interdits pour la tenue de déclarations publiques à la presse avaient été déterminés conformément aux articles 9 alinéa ç, 11 alinéa c et 66 de la loi no 5442 sur l’administration des départements, aux articles 6 et 22 de la loi no 2911, à la circulaire no 2004/68 du 1er avril 2004 et à la circulaire no 2004/100 du 11 juin 2004. Il précisait que la limitation en question visait à la protection de l’ordre et de la santé publics, de la morale, des droits et libertés des tiers, du déroulement des événements publics à un niveau démocratique et de la sécurité des participants.

45. L’arrêté précisait que ceux qui organiseraient une déclaration de presse en dehors des lieux autorisés et en dehors des heures de la journée, ainsi que ceux qui défileraient en portant des pancartes et en scandant des slogans en se rendant à l’endroit prévu pour la tenue de la déclaration de presse ou bien juste après celle-ci, lors de la dispersion, feraient l’objet de procédures judiciaires et administratives en application de l’article 32 de la loi sur les fautes administratives et des dispositions générales.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUETES

46. La Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes, eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

47. Les requérants allèguent que les amendes qui leur ont été infligées ont enfreint leur droit à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique garantis par les articles 10 et 11 de la Convention.

48. La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 11 de la Convention (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 85, CEDH 2015), ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A. Sur la recevabilité

49. Dans la requête no 60087/10, le Gouvernement soulève une exception tirée de l’absence d’un préjudice important, au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Il expose que le montant de l’amende infligée est de 143 TRY seulement, ce qui ne représenterait pas un préjudice important pour le requérant. Il se réfère à l’affaire Kılıç et autres c. Turquie ((déc.), no 33162/10, 3 décembre 2013) et à l’affaire Görgün c. Turquie ((déc.), no 42978/06, 16 septembre 2014).

Dans les deux autres requêtes, le Gouvernement indique simplement que les amendes infligées aux requérants n’ont pas atteint le seuil du préjudice important, et se réfère aux principes établis par la Cour sur ce point. Bien que le Gouvernement ne soulève pas explicitement le nouveau critère de recevabilité, au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention, la Cour estime que l’argument avancé par lui peut être considéré et examiné comme tel.

50. Le premier requérant avance que, pendant la période considérée, son revenu mensuel était de 750 TRY et que le paiement de plusieurs amendes d’un montant de 143 TRY a considérablement affecté sa situation financière. Il indique qu’il est retraité et qu’il a fait l’objet d’une procédure d’exécution forcée. Les autres requérants n’ont pas fourni d’explication sur leur situation financière.

51. La Cour rappelle que le nouveau critère de recevabilité a été conçu pour lui permettre de traiter rapidement les requêtes à caractère futile afin de se concentrer sur sa mission essentielle, qui est d’assurer au niveau européen la protection juridique des droits garantis par la Convention et ses Protocoles (Stefanescu c. Roumanie (déc.), no 11774/04, § 35, 12 avril 2011, et Liga Portuguesa de Futebol Professional c. Portugal (déc.), no 49639/09, § 35, 3 avril 2012). Issue du principe de minimis non curat praetor, la nouvelle condition de recevabilité renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet 2010).

52. Afin de vérifier si la violation d’un droit atteint le seuil minimum de gravité, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation de ces conséquences, la Cour examinera, en particulier, l’enjeu de la procédure nationale ou son issue (Liga Portuguesa de Futebol Professional, décision précitée, § 36, et Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 75, 28 octobre 2014).

53. En l’espèce, le montant des amendes infligées aux requérants ne semble pas a priori très élevé. Ceci étant, eu égard aux revenus du premier requérant pendant la période considérée et de la multiplicité des amendes infligées au premier et au deuxième requérant, la Cour peut aisément admettre que les amendes en cause ont eu une répercussion importante sur la situation économique des intéressés. Elle estime de surcroît que, au-delà de l’aspect financier du litige, il faut aussi noter que les requérants sont des activistes des droits de l’homme ; à ce titre, la violation alléguée est susceptible d’avoir de graves incidences dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de manifestation.

54. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu de l’importance cruciale de la liberté de réunion pacifique qui, à l’instar de la liberté d’expression, constitue l’un des fondements d’une société démocratique (voir, entre autres, Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 5, série A no 139, et, plus récemment, Lashmankin et autres c. Russie, no 57818/09 et 14 autres, § 142, 7 février 2017), la Cour ne saurait conclure que les requérants n’ont pas subi un « préjudice important » (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 34, 10 juillet 2012). Le présent grief ne peut donc être déclaré irrecevable en vertu de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Aussi la Cour rejette-t-elle l’exception du Gouvernement sur ce point.

55. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1) Arguments des parties

a) Les requérants

56. Le premier requérant et la troisième requérante soutiennent que l’État cherche à enserrer les opposants dans un étau économique et à dissuader les activistes des droits de l’homme. Ils indiquent que de nombreuses personnes ont fait l’objet d’amendes administratives et craignent désormais de participer à des manifestations. Ils ajoutent que les manifestations n’ont pas porté atteinte à l’ordre public ni aux droits des tiers. Au cours des déclarations publiques organisées jusqu’à présent à Adana, il n’y aurait eu ni comportements agressifs ni débordements.

57. Le deuxième requérant allègue qu’il n’y a eu d’atteinte à la sécurité et à l’ordre publics ni au cours de la déclaration à la presse ni au cours du défilé. Enfin, il déclare que les déclarations à la presse se sont déroulées en des lieux autorisés.

b) Le Gouvernement

58. Le Gouvernement se réfère tout d’abord la jurisprudence de la Cour selon laquelle il n’est pas contraire à l’esprit de l’article 11 de la Convention qu’une Haute Partie contractante puisse soumettre la tenue de réunions à une autorisation ou une notification préalable ou bien à des restrictions quant au lieu. Il fait remarquer que la Cour a examiné une question similaire dans l’affaire Skiba c. Pologne ((déc.), no 10659/03, 7 juillet 2009). Il indique que, selon la jurisprudence de la Cour, lorsqu’une réunion ou défilé se tient sans notification préalable, que la police ne disperse pas la manifestation en question et laisse aux manifestants l’occasion d’exprimer leurs opinions, une amende infligée par la suite pour non-respect des exigences légales ne saurait être contraire à la Convention.

59. Il soutient que les amendes infligées poursuivaient le but légitime de maintien de l’ordre public et de protection des droits et libertés d’autrui. Il considère que les requérants ont causé un désordre dans le déroulement de la vie quotidienne de personnes ne participant pas à la manifestation et voulant utiliser les voies publiques et ajoute que les sanctions répondaient en l’espèce à un « besoin social impérieux ».

60. Le Gouvernement indique que les requérants n’ont pas rencontré d’empêchement ni fait l’objet d’une intervention au cours des manifestations en cause. Il estime que les peines d’amendes infligées a posteriori n’ont pas empêché les groupes d’exprimer librement leurs idées et ne poursuivaient pas cet objectif. Il déclare que les autorités nationales n’ont pas adopté un comportement susceptible d’avoir un effet inhibiteur à l’égard des requérants. D’après lui, l’attitude des autorités était compatible avec leur obligation de prendre les mesures nécessaires pour que les manifestations se déroulent de manière pacifique et pour assurer la sécurité de tous les citoyens.

61. Il expose que le recours à des procédures administratives préliminaires est une pratique courante dans les États membres, en matière d’organisation de manifestations publiques, pour ménager un équilibre entre ces intérêts concurrents. Il cite à cet égard l’affaire Éva Molnár c. Hongrie (no 10346/05, § 43, 7 octobre 2008). Il ajoute que l’amende imposée au requérant n’est pas une sanction telle qu’elle pourrait empêcher le requérant d’exercer sa liberté de réunion, et répète que l’amende n’a pas atteint le seuil du préjudice important. Il indique que, nonobstant les amendes infligées, les requérants ont participé à plusieurs manifestations et fait usage de leur droit à la liberté de réunion sans que les autorités n’interviennent. Aussi considère-t-il que l’amende n’a pas eu d’effet dissuasif vis-à-vis des requérants et qu’il existe une proportionnalité entre le but poursuivi et le moyen employé.

62. Se référant à nouveau à l’affaire Éva Molnár précitée, il estime que les autorités ont fait preuve de la tolérance requise à l’égard du droit des requérants à la liberté de réunion. Il en conclut que le fait d’infliger des amendes aux requérants n’est pas une pratique qui pourrait restreindre, de quelque manière que ce soit, le droit à la liberté de réunion. Il cite à cet égard l’affaire Skiba (décision précitée).

63. Le Gouvernement expose que, entre 2010 et le 30 septembre 2014, 9 590 déclarations à la presse et autres manifestations publiques ont eu lieu dans la ville d’Adana, auxquelles participèrent environ 350 000 personnes. Selon lui, seules 46 déclarations à la presse et 990 participants auraient fait l’objet d’une amende administrative pour perturbations du déroulement de la vie quotidienne et de la circulation et pour atteinte à l’ordre public. Le Gouvernement soutient enfin que la grande majorité de ces amendes a été annulée par les autorités judiciaires, ce qui démontre selon lui la sensibilité des autorités nationales en la matière. Il renvoie à cet égard à la décision du 6e tribunal d’instance pénale qui a annulé l’amende infligée au premier requérant en se référant à la Convention.

2) Appréciation de la Cour

64. Les principes généraux concernant la nécessité d’une ingérence au droit à la liberté de réunion pacifique ont été exposés dans l’affaire Kudrevičius et autres c. Lituanie ([GC], no 37553/05, §§ 142-160, CEDH 2015), et repris récemment dans l’affaire Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, § 412, 7 février 2017).

65. La Cour rappelle que la liberté de réunion pacifique, l’un des fondements d’une société démocratique, est assortie d’un certain nombre d’exceptions qui appellent une interprétation étroite et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de façon convaincante ( Barraco c. France, no 31684/05, § 42, 5 mars 2009, et Rufi Osmani et autres c. Ex‑République de Macédoine (déc.), no 50841/99, CEDH 2001-X). Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, et Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Kudrevičius et autres, précité, § 143, Rai et Evans c. Royaume-Uni (déc.), nos 26258/07 et 26255/07, 17 novembre 2009, Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 75, 18 juin 2013 ; voir également, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

66. La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées à l’article 11 § 2 avec ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 52, série A no 202, Rufi Osmani et autres, décision précitée, Skiba, décision précitée, Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 41, 24 juillet 2012, et Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 65, 15 mai 2014). La Cour estime que, pour apprécier si la mise en balance en question s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national (Kaos Gl c. Turquie, no 4982/07, § 57, 22 novembre 2016, Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 37, 8 juin 2010, et Güzel Erdagöz c. Turquie, no 37483/02, § 50, 21 octobre 2008).

67. Enfin, il faut noter que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 (voir Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 133, CEDH 2016 (extraits) et les nombreuses références qui y figurent). En effet, comme elle l’a déclaré précédemment dans le contexte de cet article, la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)). Ainsi, la Cour a déjà conclu à une violation de l’article 10 de la Convention lorsque la mesure limitant la liberté d’expression était d’une portée incertaine ou fondée sur des motifs insuffisamment précis, et que son application n’avait pas été contrôlée de manière adéquate par le juge (voir, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 58, CEDH 2001‑VIII, Saygılı et Seyman c. Turquie, no 51041/99, §§ 24‑25, 27 juin 2006, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 46, 20 octobre 2009, et Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no 28255/07, § 59, 8 octobre 2013). De même, elle a déjà conclu à la violation de l’article 8 de la Convention parce que les juridictions avaient omis, entre autres, de se prononcer sur la proportionnalité de l’ingérence (Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 65, 16 juillet 2009, et Bjedov c. Croatie, no 42150/09, § 71-72, 29 mai 2012). Pour la Cour, un raisonnement analogue doit s’appliquer à l’article 11 de la Convention.

68. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour observe que les tribunaux d’instance pénale ont rejeté les oppositions formées par les requérants au motif que les amendes avaient été infligées conformément à l’article 32 de la loi sur les fautes administratives. Force est de constater que la portée du contrôle opéré à cette occasion par les juges a été très limitée ; elle a consisté à vérifier l’exactitude des faits reprochés aux intéressés, à savoir si ces derniers avaient participé aux défilés et agi ainsi en violation de l’arrêté préfectoral. Les juges se sont simplement référés aux procès-verbaux d’incident établis par la police, et constatant que les manifestants avaient défilé en portant des pancartes, en scandant des slogans et en empêchant partiellement ou complètement la circulation des véhicules, parfois après la tombée de la nuit. Rien ne montre que les juges saisis des oppositions aient cherché à mettre en balance les différents intérêts en présence, à savoir, l’exercice du droit de manifestation pacifique des requérants d’un côté, et le maintien de l’ordre public et la protection des droits et libertés d’autrui, de l’autre. Ainsi, les tribunaux ont validé les amendes infligées aux requérants sans prendre note du caractère parfaitement pacifique de ces manifestations ni prendre en considération les circonstances dans lesquelles elles se sont déroulées. Les arguments des requérants en ce sens n’ont pas fait l’objet d’un examen.

69. Or, comme la Cour l’a relevé au paragraphe 65 ci-dessus, il incombait aux juges en question de se prononcer sur la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, en procédant à une mise en balance à la lumière des critères établis par sa jurisprudence, et en rendant compte dans leurs décisions. La Cour rappelle ici que grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placés que le juge international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu (voir, entre autres, Palomo Sánchez et others c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 54, ECHR 2011 et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 54, ECHR 2016). À cet égard, il convient de relever que le 19 avril 2010, dans le contexte d’une manifestation autre que celles objets de la présente affaire (paragraphe 42 ci-dessus), le 6e tribunal d’instance pénale d’Adana a accueilli l’opposition formée par le premier requérant contre une amende qui lui avait été infligée en application de l’article 32 de la loi sur les fautes administratives, pour avoir défilé en violation de l’arrêté préfectoral du 6 novembre 2009. Pour ce faire, le tribunal s’est référé aux principes relatifs à l’application des articles 10 et 11 de la Convention et qui sont d’application directe en droit interne en vertu de l’article 90 de la Constitution, et il s’est largement appuyé sur les considérations retenues par la Cour dans son arrêt Oya Ataman c. Turquie (no 74552/01, CEDH 2006‑XIV).

70. Au contraire, en l’espèce, les juridictions internes n’ayant pas effectué une quelconque mise en balance des différents intérêts en présence, la Cour estime qu’elles ne peuvent pas être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 de la Convention et s’être fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (pour une approche similaire concernant l’article 10 de la Convention, Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 24, 26 janvier 2017 et les référence qui y figurent, et aussi, Annen c. Allemagne, no 3690/10, § 73, 26 novembre 2015). On ne saurait dès lors considérer que l’application des amendes contestées ait fait l’objet d’un contrôle judiciaire adéquat. En l’absence d’une telle mise en balance par les autorités internes, celles-ci n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants, et il n’a dès lors pas été établi que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

71. Ces éléments suffisent pour conclure, dans les circonstances de l’espèce, à la violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION

72. Le deuxième requérant (requête no 12461/11) allègue que sa cause n’a pas été entendue équitablement au motif que le tribunal d’instance pénale a statué sans audience. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention.

Invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaint enfin de ne pas disposer d’un recours pour contester le rejet de son recours en opposition.

73. Il ressort des informations données par le Gouvernement que, aux termes de l’article 28 § 4 de la loi no 5236, le tribunal d’instance pénale peut décider de tenir une audience soit d’office, soit sur demande de la partie défenderesse, et que le deuxième requérant n’a pas présenté de demande en ce sens. Partant, la Cour considère que l’intéressé, qui avait la possibilité de solliciter la tenue de débats publics devant le tribunal d’instance pénale, a renoncé à faire valoir ce droit. Il n’y a donc aucune apparence de violation de la disposition invoquée par le deuxième requérant, son grief à cet égard devant par conséquent être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention (voir, en ce sens, Akarsubaşı c. Turquie, no 70396/11, §§ 57-58, 21 juillet 2015).

74. Pour autant que le deuxième requérant se plaint de ne pas disposer d’un recours contre le rejet de son recours en opposition, la Cour observe que l’article 13 de la Convention ne garantit pas le droit à un double degré de juridiction ni n’oblige les États à instituer des tribunaux d’appel ou de cassation (Oktar c. Turquie (déc.), no 42876/05, 10 mai 2011). Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

76. Le deuxième requérant n’a pas présenté de demande au titre de la satisfaction équitable. Par conséquent, il n’y a pas lieu de lui attribuer un montant à ce titre.

A. Dommage

77. Le premier requérant et la troisième requérante réclament un dédommagement au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi en raison des amendes qui leur ont été infligées. Ils réclament aussi la réparation du préjudice moral qu’ils disent avoir subi, sans le chiffrer.

78. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

79. Pour ce qui est des prétentions des requérants au titre du dommage matériel, la Cour accorde à ce titre la somme de 240 EUR au premier requérant et la somme de 80 EUR à la troisième requérante, correspondant au montant actualisé des amendes payées par les intéressés.

80. S’agissant des prétentions du premier requérant et de la troisième requérante pour préjudice moral, la Cour estime que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les intéressés.

B. Frais et dépens

81. Les requérants demandent le remboursement de leurs frais et dépens sans les chiffrer ni fournir de justificatifs.

82. Le Gouvernement conteste cette prétention.

83. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

La demande des requérants n’étant pas chiffrée et n’ayant pas été justifiée, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’allouer de montant à ce titre.

C. Intérêts moratoires

84. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes nos 60087/10 et 48219/11 recevables ;

3. Déclare la requête no 12461/11 recevable quant au grief tiré de l’article 11 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

5. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le premier requérant, M. Öğrü, et la troisième requérante, Mme Günyeli ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i) 240 EUR (deux cent quarante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel, au premier requérant, M. Öğrü ;

ii) 80 EUR (quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel, à la troisième requérante, Mme Günyeli ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 décembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-179566
Date de la décision : 19/12/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)

Parties
Demandeurs : ÖĞRÜ ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GÜNYELI B. ; KAYIŞLI EKER R. ; EKER T. Ö. ; GÜNAY K.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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