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21/11/2017 | CEDH | N°001-178961

CEDH | CEDH, AFFAIRE TARMAN c. TURQUIE, 2017, 001-178961


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TARMAN c. TURQUIE

(Requête no 63903/10)

ARRÊT

STRASBOURG

21 novembre 2017

DÉFINITIF

21/02/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tarman c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Gr

iţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 octobre 2017,

Rend l’arr...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TARMAN c. TURQUIE

(Requête no 63903/10)

ARRÊT

STRASBOURG

21 novembre 2017

DÉFINITIF

21/02/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tarman c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 octobre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 63903/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Hülya Tarman (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 septembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent. La requérante a été autorisée à assurer elle-même la défense de ses intérêts, conformément à l’article 36 § 2 in fine du règlement de la Cour.

3. La requérante dénonçait une atteinte à son droit à la protection de la réputation.

4. Le 26 mai 2016, le grief de la requérante relatif à son droit à la protection de la réputation a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1962 et réside à Cologne.

A. L’enquête pénale diligentée à l’encontre de la requérante

6. Le 29 mai 2007, la requérante déposa plainte auprès du procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») à l’encontre de B.T. et de M.Y.Ö. Dans sa déposition faite devant le procureur de la République, elle déclara que, lors de l’une de ses rencontres avec ces derniers, elle les avait entendus parler de la réalisation d’un attentat contre le préfet de Diyarbakır. Elle indiqua en outre que M.Y.Ö. l’avait par la suite menacée de mort et accusée d’avoir voulu commanditer cet attentat. Selon elle, B.T. avait incité M.Y.Ö. à perpétrer ces actes.

7. Une enquête pénale concernant ces faits fut alors diligentée contre la requérante, B.T. et M.Y.Ö. Au cours de cette enquête, ces derniers furent placés en garde à vue et entendus par la direction de la sûreté de Diyarbakır. Dans un document d’enquête daté du 31 mai 2007, établi par la direction de la sûreté de Diyarbakır et adressé au procureur de la République, la requérante faisait partie des personnes soupçonnées des infractions de menace et de chantage.

8. Le 30 octobre 2007, le procureur de la République de Diyarbakır rendit une ordonnance de non-lieu à l’égard de la requérante et de B.T. En revanche, il engagea une action pénale devant la cour d’assises de Diyarbakır contre M.Y.Ö pour les chefs de menace et de chantage.

B. La procédure civile intentée par la requérante contre le quotidien Takvim

9. Le 22 juin 2007, le quotidien national Takvim publia un article intitulé « Quatre bombes humaines sont recherchées » (« 4 canlı bomba aranıyor »), illustré de quatre photographies, dont une de la requérante. Cet article mentionnait que quatre terroristes, dont les noms, y compris celui de la requérante, étaient cités in extenso, étaient arrivés en Turquie. Il ajoutait que ces terroristes avaient été formés dans des camps spéciaux appartenant au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale). Il indiquait en outre que la police était informée de la situation et qu’elle avait distribué les photographies de ces personnes.

10. Le 23 juillet 2007, la requérante saisit le tribunal de grande instance de Diyarbakır (« le TGI ») d’une demande en dommages et intérêts contre la société éditrice du quotidien pour atteinte à ses droits de la personnalité en raison de la publication de l’article litigieux.

11. Le 7 octobre 2008, le TGI rejeta la demande de la requérante, estimant que l’article litigieux ne pouvait être considéré comme étant susceptible d’engager la responsabilité de la presse dans la mesure où l’information était diffusée de manière conforme aux apparences à la date de sa publication. Il se référa, à cet égard, au document de la direction de la sûreté de Diyarbakır du 31 mai 2007 susmentionné (paragraphe 7
ci-dessus), au dossier de l’enquête pénale menée par le procureur de la République ainsi qu’au dossier de la procédure pénale diligentée par la suite.

12. Le 4 février 2010, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance. Elle estima que l’appréciation des preuves effectuée par le TGI ne pouvait passer pour inopportune et que le jugement était conforme à la procédure et à la loi.

13. Le 13 mars 2010, l’arrêt de la Cour de cassation fut notifié à la requérante.

C. La procédure civile intentée par la requérante contre le quotidien Star

14. Le 22 juin 2007, le quotidien national Star publia un article intitulé « L’alarme a été déclenchée pour quatre bombes humaines » (« 4 canlɪ bomba için alarm verildi »). Cet article mentionnait que, selon les informations recueillies auprès des services de renseignement, le PKK avait envoyé quatre kamikazes en Turquie. L’article énonçait que ces kamikazes avaient été identifiés et donnait leurs initiales. L’article était illustré de quatre photographies, dont une de la requérante.

15. Le 23 juillet 2007, la requérante saisit le TGI d’une demande en dommages et intérêts contre la société éditrice du quotidien Star pour le préjudice moral qu’elle estimait avoir subi du fait de la publication de l’article litigieux.

16. Le 19 juillet 2007, le TGI demanda à la direction de sûreté de Diyarbakır si une note contenant le nom et la photographie de la requérante avait été transmise à la presse ou avait fait l’objet d’un affichage public. Par une lettre du 5 décembre 2007, la direction de sûreté de Diyarbakır informa le TGI qu’il n’existait aucun registre concernant la requérante dans ses archives.

17. Le 16 septembre 2008, le TGI, se fondant sur la lettre de la direction de sûreté de Diyarbakır du 5 décembre 2007 susmentionnée, sur l’absence de poursuites pénales diligentées à l’encontre de la requérante et sur le fait que le dossier pénal transmis au procureur de la République concernait un simple incident entre la requérante, B.T. et M.Y.Ö., fit partiellement droit à la demande d’indemnisation de l’intéressée en considérant que l’article litigieux n’était pas conforme à la réalité et qu’il portait atteinte à ses droits de la personnalité.

18. Le 4 février 2010, la Cour de cassation infirma le jugement du TGI en considérant que l’auteur de l’article litigieux avait présenté les faits conformément à ce qui lui apparaissait comme étant la vérité à la date de la publication dudit article. Elle tint compte, pour ce faire, des discussions sur l’attentat qui aurait eu lieu entre la requérante et les autres intéressés ; du fait qu’ils n’en avaient pas informé les autorités avant la plainte déposée concernant la menace ; du placement en garde à vue de la requérante et du fait qu’une des personnes en cause, dont les photos avaient été diffusées par le quotidien, avait eu des liens avec le PKK dans le passé. La haute cour estima en outre que les expressions employées dans l’article en cause, telles que « recevoir des instructions », étaient des éléments secondaires visant à agrémenter la lecture de l’article et à attiser l’intérêt du public, et que l’absence de véracité de ces expressions ne rendait pas illégal l’ensemble de la publication.

19. Le 30 juin 2010, saisi sur renvoi, le TGI, se conformant à l’arrêt de la Cour de cassation, rejeta la demande de la requérante.

20. Le 23 décembre 2010, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance en le considérant conforme à la procédure et à la loi.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

21. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative à l’épuisement des voies de recours dans les affaires de diffamation est exposée en détail dans la décision Yakup Saygılı c. Turquie ((déc.), no 42914/16, §§ 18-22, 11 juillet 2017).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

22. Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de la présomption d’innocence du fait de la publication des articles litigieux. À cet égard, elle reproche aux juridictions internes d’avoir considéré que les assertions, fausses selon elle, dont elle avait fait l’objet dans les médias relevaient de la protection de la liberté de la presse. Elle dénonce la mention de son identité et la publication de sa photographie dans les articles en cause, dit avoir été présentée comme une cible à la population et déclare craindre pour sa vie.

23. La Cour note que la requérante se plaint essentiellement du contenu des articles publiés par la presse, qu’elle considère diffamatoires à son égard. Elle rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les parties ; en l’espèce, eu égard au contenu des articles litigieux et à la nature des procédures civiles dont la requérante conteste l’issue, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous l’angle de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »

A. Sur la recevabilité

24. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité, l’une tirée du non-épuisement des voies de recours internes et l’autre tirée de l’omission de la requérante de fournir un pouvoir signé par un avocat.

1. Exception tirée du non-épuisement

25. Le Gouvernement reproche à la requérante de ne pas avoir formé de recours en rectification d’arrêt contre les décisions de la Cour de cassation. Il soutient aussi que l’intéressée aurait pu avoir recours à la procédure de droit de réponse rectificative et note à cet égard qu’elle ne soumet à la Cour aucun document prouvant qu’elle a utilisé cette voie de recours. Il argue en outre que la requérante avait la possibilité de déposer une plainte pénale devant le procureur de la République concernant les articles de presse litigieux et d’introduire devant les tribunaux administratifs un recours en plein contentieux contre les officiers de police qui auraient divulgué les informations relatives à l’enquête. Il ajoute que l’intéressée n’avait pas besoin de connaître l’identité des personnes responsables pour utiliser les voies pénale et administrative.

26. La requérante réplique que le recours en rectification d’arrêt n’est pas un recours effectif. Elle indique en outre avoir utilisé la procédure de droit de réponse rectificative, sans succès. Elle estime aussi que dans la mesure où elle ne connaissait pas les personnes ou l’administration qui avaient dévoilé des informations privées la concernant, elle ne pouvait pas déposer de plainte pénale ni introduire d’action devant les juridictions administratives.

27. En ce qui concerne l’absence d’utilisation du recours en rectification d’arrêt, la Cour rappelle qu’elle a déjà examiné et rejeté une exception similaire (Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01 et 3 autres, §§ 47 et 48, 27 juillet 2006). En l’absence d’argument ou de fait pouvant mener à une conclusion différente dans la présente espèce, il convient de rejeter cette branche de l’exception.

28. S’agissant de l’absence d’utilisation par la requérante de la procédure de droit de réponse rectificative et d’une procédure pénale, la Cour rappelle qu’un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009). Elle rappelle aussi que, en matière de la protection de la réputation, la Cour constitutionnelle turque considère que l’introduction d’une action civile, voie de recours épuisée par la requérante en l’espèce, est la voie de recours la plus effective en droit turc et rejette, pour non-épuisement des voies de recours, les recours individuels introduits devant elle sans que la voie civile n’ait été épuisée (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour considère donc que, dans les circonstances de la présente espèce, la requérante n’était pas tenue d’épuiser d’autres voies de recours que la voie civile (Yakup Saygılı c. Turquie ((déc.), no 42914/16, § 47, 11 juillet 2017). Il s’ensuit que cette branche de l’exception doit elle aussi être rejetée.

29. Quant à l’absence d’introduction d’une action devant les juridictions administratives, la Cour note que cette voie de recours peut être considérée comme susceptible d’offrir un redressement concernant un grief relatif à la divulgation des informations relatives à l’enquête par des officiers de police. Cependant, elle rappelle avoir estimé que, en l’espèce, la requérante se plaignait essentiellement du contenu des articles litigieux et non pas de la divulgation d’informations privées la concernant par des officiers de police (paragraphe 23 ci-dessus). Il convient donc de rejeter également cette branche de l’exception.

2. Exception tirée du défaut de la requérante de fournir un pouvoir signé par son avocat

30. Le Gouvernement demande à la Cour de rejeter cette requête pour non-conformité aux exigences de l’article 36 du règlement de la Cour. Il soutient à cet égard que la requérante n’a soumis aucun pouvoir signé par un avocat alors qu’elle allègue être représentée par un avocat dans ses observations relatives à la satisfaction équitable.

31. La requérante ne se prononce pas sur cette exception.

32. La Cour note que la requérante indique dans la partie relative à ses demandes de satisfaction équitable de ses observations que celles-ci ont été rédigées par un avocat et non pas qu’elle est représentée par un avocat devant elle. Elle relève en outre que la requérante a été autorisée par le président de la section à assurer elle-même la défense de ses intérêts, conformément à l’article 36 § 2 in fine du règlement de la Cour. Il s’ensuit que cette exception doit être rejetée.

33. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

34. La requérante soutient que les articles litigieux ont mis sa vie en danger en la présentant au public comme une terroriste et que cette atteinte à sa vie privée ne peut être justifiée par la défense de la liberté de la presse.

35. Le Gouvernement estime que, en l’espèce, les juridictions internes ont établi une juste balance entre le droit à la vie privée de la requérante et la liberté de la presse. Selon lui, les articles litigieux contribuaient à un débat d’intérêt général et les informations révélées étaient conformes à ce qui apparaissait à ses yeux comme étant la vérité.

2. Appréciation de la Cour

36. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)).

37. Elle rappelle aussi que la notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale (voir Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI). Il est admis dans la jurisprudence de la Cour que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert par l’article 8 de la Convention en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, CEDH 2016, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, CEDH 2017 ; voir également parmi d’autres, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010). La Cour a déjà jugé que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007 et Petrie c. Italie, no 25322/12, § 39, 18 mai 2017). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, § 38, 4 octobre 2007 et A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Cependant, pour que l’article 8 trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83, Delfi AS, précité, § 137, Bédat, précité, § 72, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 76).

38. Elle observe que, en l’espèce, la requérante ne se plaint pas d’une action de l’État mais du manquement de celui-ci à protéger sa vie privée contre l’ingérence de tiers. Elle rappelle à cet égard que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention (Petrie, précité, § 40, 18 mai 2017). Elle dit avoir résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108-113, CEDH 2012, et Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

39. La Cour note que, en l’espèce, la requérante a été présentée par deux articles de presse comme étant une kamikaze préparant un attentat suicide et que sa photo a été publiée dans lesdits articles (paragraphes 9 et 14 ci‑dessus) alors même que l’enquête pénale menée à l’encontre l’intéressée, ouverte à la suite de la plainte déposée par celle-ci, portait sur les chefs de menace et de chantage et qu’une ordonnance de non-lieu avait finalement été rendue à son égard à l’issue de cette enquête (paragraphes 6-8 ci‑dessus). Elle constate aussi que les juridictions nationales ont rejeté les demandes de dommages et intérêts de la requérante à l’issue des procédures intentées par cette dernière, qui alléguait des atteintes à ses droits de la personnalité en raison de la publication des articles litigieux.

40. La Cour estime que, pour apprécier si la mise en balance par les autorités nationales entre le droit de la requérante à la protection de la réputation et la liberté de la presse s’est faite, en l’espèce, dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national (Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 37, 8 juin 2010, et Kaos Gl c. Turquie, no 4982/07, § 57, 22 novembre 2016).

41. Elle observe à cet égard que, dans le jugement du 7 octobre 2008 rendu par le TGI concernant la procédure intentée contre le quotidien Takvim et dans l’arrêt de cassation du 4 février 2010 rendu par la Cour de cassation s’agissant de la procédure intentée contre le quotidien Star, ces dernières juridictions, sans procéder à une qualification explicite – déclaration de fait ou jugement de valeur – des articles litigieux, indiquent seulement que les contenus de ces articles étaient conformes aux apparences à la date de leur publication, en se fondant à cet égard sur les pièces du dossier de l’enquête pénale menée en l’espèce (paragraphes 11 et 18 ci‑dessus).

42. La Cour ne peut que constater, en l’occurrence, que les juridictions nationales se sont contentées de vérifier la conformité du contenu des articles litigieux aux apparences et n’ont pas mis en balance le droit de la requérante au respect de la vie privée et la liberté de la presse de façon adéquate, conformément aux critères pertinents susmentionnés (paragraphe 38 ci-dessus). En effet, elle relève que les décisions des juridictions nationales n’apportent pas de réponse satisfaisante à la question de savoir si la liberté de la presse pouvait justifier, en l’espèce, l’atteinte portée au droit de la requérante à la protection de la réputation par la forme et le contenu des articles litigieux, qui révélaient l’identité et la photo de l’intéressée en la présentant comme une terroriste dangereuse, alors qu’elle n’était que soupçonnée des infractions de menace et de chantage selon le dossier de l’enquête pénale menée par les autorités judiciaires.

43. La Cour considère dès lors que, en l’espèce, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate, conformément aux critères établis par sa jurisprudence, entre le droit de la requérante à la protection de sa réputation et la liberté de la presse.

44. Ces éléments lui suffisent pour conclure que, dans les circonstances de l’espèce, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

46. La requérante réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice qu’elle aurait subi, sans préciser s’il s’agit du préjudice matériel ou moral.

47. Le Gouvernement considère qu’il n’existe pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la réparation demandée.

48. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 1 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

49. La requérante indique avoir dépensé 2 550 EUR pour les procédures engagées devant les juridictions internes et pour les frais d’avocat. Elle ne fournit aucun justificatif à cet égard.

50. Le Gouvernement considère que la requérante ne formule aucune demande au titre des frais et dépens.

51. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens en raison de l’absence de justificatif correspondant aux frais allégués.

C. Intérêts moratoires

52. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 novembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-178961
Date de la décision : 21/11/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives;Article 8-1 - Respect de la vie privée);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : TARMAN
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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