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05/09/2017 | CEDH | N°001-176768

CEDH | CEDH, AFFAIRE TEKIN ET ARSLAN c. BELGIQUE, 2017, 001-176768


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TEKIN ET ARSLAN c. BELGIQUE

(Requête no 37795/13)

ARRÊT

STRASBOURG

5 septembre 2017

DÉFINITIF

05/12/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tekin et Arslan c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul

Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section

Après en avoir délibéré en chambre du cons...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TEKIN ET ARSLAN c. BELGIQUE

(Requête no 37795/13)

ARRÊT

STRASBOURG

5 septembre 2017

DÉFINITIF

05/12/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tekin et Arslan c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juillet 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37795/13) dirigée contre le Royaume de Belgique dont deux ressortissants, ayant également la nationalité turque, M. Ilhami Tekin et Mme Döne Arslan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 28 mai 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes S. Karsikaya et Z. Chihaoui, avocats à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, service public fédéral de la Justice.

3. Les requérants allèguent principalement que le décès de leur fils Michael Tekin au cours de sa détention à la prison de Jamioulx a constitué une atteinte à son droit à la vie protégé par l’article 2 de la Convention.

4. Le 21 octobre 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement. Le requérant ainsi que le Gouvernement défendeur ont déposé des observations écrites (article 54 § 2 du règlement). Le Gouvernement turc n’a pas souhaité se prévaloir de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1961 et 1960 et résident à Charleroi et à Anvers.

A. Le contexte de l’affaire

6. Les requérants sont les parents de Michael Tekin, né en 1978.

7. Ce dernier fut interné à l’aile psychiatrique de la prison de Jamioulx à deux reprises, du 1er février 2007 au 11 juillet 2007 et du 17 mai 2008 au 7 juillet 2008, soit pour une période totale d’environ sept mois. Il bénéficia, à chaque fois, de libérations à l’essai.

8. Le 19 janvier 2009, la chambre du conseil du tribunal correctionnel de Charleroi ordonna une nouvelle fois l’internement du fils des requérants en application de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels telle que modifiée par la loi du 1er juillet 1964 (« loi de défense sociale »). Pendant sa détention à l’aile psychiatrique de la prison de Jamioulx, il fit l’objet de plusieurs mesures disciplinaires en raison de son comportement agressif envers le personnel et les codétenus.

9. Le 3 juillet 2009, la commission de défense sociale (« CDS ») près la prison de Jamioulx ordonna sa mise en liberté à l’essai et le soumit à une tutelle médico-sociale en assortissant sa liberté à un certain nombre de conditions.

10. En raison du non-respect des conditions de sa libération, le procureur du Roi près le tribunal de première instance de Charleroi décida, par une ordonnance du 7 août 2009, la réintégration du fils des requérants à l’aile psychiatrique de la prison de Jamioulx. En effet, Michael Tekin fut interpellé à cette date et privé de liberté pour des faits d’outrage et menaces verbales à l’encontre de deux agents de police.

11. Arrivé au commissariat de police le même jour, il fut examiné par un médecin généraliste avant d’être transféré pendant la soirée à la prison de Jamioulx où il fut examiné par le Dr S. qui lui prescrivit un calmant et un somnifère.

12. Le fils des requérants fut ensuite placé dans une cellule individuelle dans une section ordinaire de la prison de Jamioulx.

B. Le déroulement de la matinée du 8 août 2009

13. Le déroulement des faits tel que décrit ci-dessous fut établi à l’issue de l’enquête et de la procédure judiciaire et il n’a pas été contesté par les parties.

14. Le 8 août 2009, vers 9h30, Michael Tekin fut présenté à la directrice adjointe de la prison de Jamioulx afin de lui faire passer l’entretien des nouveaux arrivants. À l’issue de l’entretien, cette dernière prit la décision d’appliquer des mesures de sécurité particulières pour une durée de sept jours. Ces mesures furent indiquées en raison du fait que Michael Tekin était nerveux et agité, qu’il estimait sa détention arbitraire et qu’il exigeait sa libération. Les mesures de sécurité particulières suivantes furent ordonnées : placement en cellule individuelle, accès individuel au préau, visite en box plutôt qu’en salle de visite commune, utilisation de couverts en plastique, ouverture de la cellule seulement par les chefs de quartier accompagnés de deux agents, accompagnement par un membre du personnel lors de ses déplacements et placement en surveillance spéciale, ce qui implique une vérification de la cellule par un agent toutes les quinze minutes afin de s’assurer que rien d’anormal ne s’y produit.

15. L’agent pénitentiaire R. qui avait accompagné Michael Tekin depuis sa réintégration fut chargé de procéder à la notification de ces mesures de sécurité particulières en sa qualité de chef de quartier faisant fonction d’assistant pénitentiaire. Il fut accompagné par deux autres agents, L. et D.

16. À leur arrivée à la cellule vers 11h30, Michael Tekin était en train de finir son déjeuner. R. procéda à la lecture des mesures de sécurité particulières décidées par la direction. D’après R. – dont les propos ont été confirmés par L. et D. – Michael Tekin l’aurait provoqué en lui éternuant dessus volontairement (ou « craché », selon le Gouvernement). Lorsque R. aurait dit au détenu d’arrêter ses provocations sans quoi il serait placé en cellule de réflexion, Michael Tekin se serait approché de lui et aurait approché sa tête de la sienne à un tel point que tous trois crurent qu’ils allaient être agressés.

17. Compte tenu de la réaction de Michael Tekin et de ses antécédents, R. décida de son placement en cellule de réflexion. Il saisit Michael Tekin par la nuque, et D. le saisit par l’épaule afin de le faire pivoter et le faire sortir de la cellule.

18. En raison de l’étroitesse des lieux, R. expliqua qu’il ne put conserver sa prise de nuque et qu’il décida de procéder à une autre manœuvre de contrôle par étranglement en plaçant une clé de bras autour du cou du détenu, tout en s’abaissant afin de le faire tomber au sol. Une fois allongé sur le ventre, face au sol, Michael Tekin se trouvait toujours maintenu par la clé d’étranglement effectuée par R. qui, en outre, s’appuyait de son poids sur le haut de son dos. Michael Tekin se serait alors plaint de manquer d’air et de suffoquer. L. bloqua le bras droit du détenu ; le bras gauche étant déjà bloqué sous le corps de ce dernier. Enfin, D. s’assit à califourchon sur le détenu.

19. Du renfort fut appelé et plusieurs autres agents arrivèrent sur place. Ils étaient une dizaine au total. Certains aidèrent à la maîtrise de Michael Tekin, d’autres restèrent passifs. Des menottes aux poignets et des entraves aux chevilles furent placées sur Michael Tekin.

20. Michael Tekin fut alors relevé afin d’être transporté par deux agents dont D. vers la cellule de réflexion. Les témoignages des agents divergent sur la capacité de Michael Tekin à parler et à respirer pendant le transport. Tous s’accordent cependant à dire qu’ils devaient le traîner en le soutenant aux épaules, puis en le portant, et que sa tête était pendante. En chemin, les agents constatèrent que le détenu avait uriné sur lui-même. Une vingtaine de marches durent être descendues pour arriver à la cellule de réflexion.

21. Arrivés devant la porte de la cellule de réflexion, les agents déposèrent Michael Tekin sur le ventre, face au sol en raison de l’étroitesse de la porte d’entrée et le traînèrent à l’intérieur. Une fois à l’intérieur de la cellule de réflexion, lorsqu’ils le retournèrent, ils constatèrent que son visage était cyanosé.

22. Vers 11h50, l’infirmière de la prison reçut un appel téléphonique signalant que Michael Tekin était inconscient. Elle prévint le médecin de garde et prépara le matériel.

23. Au moment de leur arrivée à la grille intérieure de la prison, un agent, témoin de la scène, informa l’infirmière et le médecin de garde que le 100 (service d’urgence médicale) et le SMUR (services mobiles d’urgence et de réanimation) avaient été appelés vers 11h54. La retranscription de cet appel se trouve au dossier répressif.

24. Dans l’attente de leur arrivée, le médecin de garde et l’infirmière de la prison commencèrent à effectuer un massage cardiaque à 12h après avoir constaté que Michael Tekin ne respirait pas et qu’il n’avait pas de pouls.

25. Les ambulanciers du service 100 arrivèrent à 12h15. Ils constatèrent toutefois que le SMUR n’avait pas été contacté et décidèrent de demander son intervention d’urgence. Une des infirmières du service 100 déclara par la suite qu’ils avaient été appelés pour une simple agression et qu’ils n’avaient donc pas été informés de la gravité de la situation.

26. Le SMUR arriva à 12h35 et Michael Tekin fut immédiatement intubé et perfusé. Toutefois, le médecin ne put que constater qu’il n’y avait aucune activité électrique et conclut à l’inutilité de la poursuite des manœuvres de réanimation.

27. Le décès de Michael Tekin fut constaté à 12h50.

C. Les investigations avant et après l’ouverture de l’instruction

28. Une enquête fut immédiatement ouverte d’office. Le médecin légiste réquisitionné par le procureur du Roi se transporta sur les lieux le jour même à 14h20 et constata une cyanose très importante au niveau du visage et des régions cervicales et la présence d’aliments au niveau des orifices narinaires et buccaux.

29. Tous les principaux témoins furent entendus le jour même ou dans les jours qui suivirent.

30. Lors de sa première audition réalisée le 8 août 2009, R. déclara ce qui suit s’agissant du déroulement de l’intervention :

« Michael Tekin a intégré la prison hier dans la soirée et celui-ci était très excité. D’ailleurs, les collègues policiers qui l’ont amené l’ont qualifié de très dangereux.

À son arrivée, Michael Tekin était très remonté envers le service de police. Nous l’avons pris en charge et il s’est calmé.

Connaissant Michael Tekin d’une précédente incarcération, et pour des raisons de sécurité, nous l’avons placé dans une cellule solo dans la 9e section, cellule 9229. D’après mes renseignements, il n’a commis aucun incident durant la nuit.

Ce matin Michael Tekin est passé auprès de la directrice Mme [H.] pour le ‘rapport entrant’ comme à chaque nouvelle arrivée.

J’étais présent lors de ce rapport dans le bureau prévu à cet effet.

Là Michael Tekin a commencé à vociférer contre les services de police en les traitant d’handicapé et que c’était de leur faute s’il était ici.

La directrice lui a expliqué qu’il devait passer au CDS (commission de défense sociale). Michael Tekin nous a répondu qu’il n’avait pas à attendre et qu’il allait aller chercher ses clés au vestiaire et s’en aller. Lorsque nous lui avons dit que ce n’était pas possible, il nous a menacés en ces termes : vous allez voir ce que vous allez voir.

Sachant que Michael Tekin est assez fantasque et imprévisible et qu’il est déjà passé à l’acte dans le passé, la directrice a pris des mesures particulières à son encontre tels que : solo, ouverture à plusieurs agents, couverts en plastique...

Des agents l’ont reconduit dans sa cellule sans incident.

Dans le cas de mesures particulières, celles-ci doivent être mises par écrit et doivent être signées par le détenu.

Vers 11h45, je suis allé à sa cellule accompagné de [L., D. et Mme C.]. Michael Tekin était en train de manger quand nous sommes entrés.

Lorsque je lui ai expliqué les mesures, Michael Tekin s’est levé et a fait semblant d’éternuer de telle sorte qu’il a craché une partie de son dîner (vol-au-vent) au visage. J’ai alors fait un pas en arrière. Michael Tekin s’est avancé vers moi et a recommencé.

À ce moment-là, je lui ai dit de se calmer et de cracher dans une autre direction. Il s’est de nouveau approché de moi. Je lui ai dit que s’il ne se calmait pas, il irait en cellule de réflexion. Il s’est approché tout près de moi soit tête contre tête en me disant : je voudrais bien voir ça. À ce moment-là, je lui ai saisi le cou en vue de l’amener au sol et le conduire en cellule de réflexion. Je précise que je lui ai fait une clé de bras afin de le déséquilibrer.

Les autres collègues l’ont maintenu les bras et les jambes. Nous avons appelé du renfort. Pendant que je le maintenais, je lui ai parlé et il m’a répondu : je m’étouffe. J’ai alors desserré mon étreinte en lui disant que s’il savait parler il ne s’étouffait pas.

Michael Tekin gesticulait des bras et des pieds. Je précise que je suis tombé avec Michael Tekin au sol et il était sur son côté. Pour finir, je ne le tenais plus au niveau du cou mais exerçais une pression au niveau de la tête.

Les renforts sont venus et on a pu le maîtriser en le menottant. Nous l’avons relevé afin de le conduire à la cellule de réflexion. Les renforts ont pris Michael Tekin en charge et je les ai suivis à hauteur de la rotonde après avoir repris mon souffle. Michael Tekin ne râlait plus et se laissait de plus en plus aller si bien que les agents devaient le porter. Arrivé au cachot, j’ai remarqué que Michael Tekin ne simulait pas, son visage devenait bleu. On a appelé l’infirmerie en même temps que le SMUR. Le Dr [L.] étant présent dans l’établissement, on a commencé à lui faire les premiers soins tels que la respiration artificielle pendant au moins 15 minutes. On lui a également mis le défibrillateur. Je suis resté aux côtés du médecin durant tout ce temps. L’ambulance est arrivée et je suis toujours resté dans le cachot pour les aider. À l’arrivée du SMUR, je suis sorti du cachot et j’ai attendu dans le couloir. D’après ce que j’ai pu entendre, il était déjà trop tard. Ils ne sont pas parvenus à la réanimer. »

31. Plus tard dans la même journée, R. fut réentendu et précisa :

« Je précise qu’au cours de l’explication des raisons des mesures [de sécurité particulières], j’ai remarqué que le regard de Michael Tekin changeait et devenait plus menaçant, si bien que quand il s’est levé, j’étais sur mes gardes.

Lorsqu’il se trouvait front contre le mien, j’ai fait un pas de côté et lui ai fait une clé de bras, c’est-à-dire que j’ai placé mon bras droit autour de sa nuque et je me suis laissé tomber avec lui. Vous me demandez si j’ai exercé une pression au niveau du cou, je vous réponds que je n’ai pas appuyé sur l’avant de la gorge. Une fois par terre soit à l’entrée de la cellule côté couloir, j’ai desserré la pression. Lorsqu’il se débattait de nouveau, j’exerçais une petite pression et relâchais aussitôt. D’ailleurs, il me parlait comme signalé dans ma première déclaration.

[...]

Nous n’avons aucune formation pour maîtriser les détenus en cas de crise. Suite aux événements de Lantin, nous avons eu une formation « gestion de conflits » où l’on apprend à gérer un conflit par la parole et surtout la méthode à suivre afin d’éviter tout débordement. À votre question, je vous réponds qu’en cas d’agression de détenu, nous devons nous débrouiller pour le maîtriser. »

32. L’agent D. déclara quant à lui :

« Nous avons plaqué Michael Tekin au sol. [...] Je n’ai pas entendu Michael Tekin parler mais il me semble qu’il essayait mais que le son ne sortait pas... Lors du trajet, je ne l’ai pas entendu parler ni se plaindre... Je pense qu’il était encore vivant car j’ai senti à plusieurs reprises de la résistance au niveau de son bras. »

33. L’autopsie du corps fut réalisée le lendemain, 9 août 2009, par le Dr B. Le rapport d’autopsie daté du 14 août 2009 conclut notamment que les manœuvres cervicales avaient provoqué des lésions très profondes au point de briser la corne supérieure droite du cartilage thyroïde et qu’elles avaient été prolongées, puisque des signes de souffrance asphyxique étaient observées. Le rapport ajouta que la perte d’urine relatée par les enquêteurs permettait d’orienter vers le moment où la perte de connaissance devint profonde au point d’en aboutir à la levée du mécanisme réflexe au niveau sphinctérien. Une telle inhibition s’observait notamment lors des phases inconscientes se développant lors d’épisodes de comitialité. S’agissant de la manœuvre de compression dite « clé de bras », le rapport d’autopsie précisa :

« Lors de la compression par un avant-bras (agissant en levier, l’auteur étant en arrière de la victime), le mécanisme létal est quasi identique à la strangulation manuelle classique.

Une telle compression particulièrement redoutable, provoque une obstruction vasculaire bilatérale, ainsi qu’un aplatissement des voies aériennes supérieures contre le plan des vertèbres cervicales. »

34. Une instruction fut ouverte le 10 août 2009 contre X du chef de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Les requérants se constituèrent partie civile.

35. La reconstitution des faits permit au Dr B. qui avait réalisé l’autopsie de conclure que les manœuvres cervicales avaient été causées par la clé de bras effectuée par R. tandis que le poids de L. sur le thorax de Michael Tekin avait joué un rôle défavorable dans la mécanique de ventilation de ce dernier et avait favorisé l’asphyxie, ventilation encore mise à mal par la technique de transport vers la cellule de réflexion.

36. Par un arrêt du 20 mars 2012, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Mons renvoya les trois inculpés, R., L. et D., devant le tribunal correctionnel de Charleroi du chef de coups et blessures volontaires ayant causé la mort sans intention de la donner.

D. Le jugement du tribunal correctionnel

37. Lors de l’audience devant le tribunal correctionnel de Charleroi le 24 octobre 2012, le Dr B. déclara qu’il n’était pas impossible que l’événement de la chute au sol ait produit la force conduisant au bris de la corne supérieure droite du cartilage thyroïde et qu’il était parfaitement possible que le seul événement de la clé de bras avait été suffisant pour entraîner l’issue fatale. Il n’était toutefois pas en mesure d’affirmer que, si l’étranglement avait cessé après le bris du cartilage thyroïde, Michael Tekin aurait été en mesure de reprendre sa respiration et de survivre, tout dépendant des lésions subies antérieurement. Par ailleurs, le Dr B. était d’avis que la compression du thorax ainsi que le transport en suspension n’étaient, en eux-mêmes, pas suffisants pour entraîner la mort. Enfin, il confirma que la version des faits donnée par R. lors de la reconstitution des faits était compatible avec les constatations médicales.

38. Le 28 novembre 2012, le tribunal correctionnel de Charleroi acquitta R. Le tribunal considéra que l’intervention de R. relevait incontestablement de la légitime défense, élusive de toute responsabilité dans son chef. Compte tenu de la personnalité de Michael Tekin et de son état d’excitation, R. avait raisonnablement pu croire en l’imminence d’une agression grave à son encontre et contre L. La réaction des prévenus était donc nécessaire et subsidiaire. Aussi, le tribunal était d’avis que R. avait réagi proportionnellement à l’attaque en usant d’une prise qui lui avait été enseignée dans le cadre d’une formation destinée à gérer ce type d’incident et dont aucun élément du dossier ne permettait d’affirmer qu’elle avait été exécutée fautivement. Par la suite, le maintien de la prise au cou était tout autant justifié et proportionnel compte tenu du fait que Michael Tekin continuait de se débattre. Selon le tribunal, aucun élément objectif ne permettait d’affirmer que les gestes des prévenus étaient dangereux et aucun élément ne permettait de croire que R. avait usé d’une force non strictement nécessaire à la réalisation de la manœuvre d’immobilisation. Rien ne permettait de croire que R. savait ou devait savoir le risque de bris du cartilage thyroïde étant donné que ce risque ne ressortait pas des syllabi déposés au dossier, et il ne pouvait pas non plus avoir conscience qu’il participait ainsi à la chute de la courbe d’oxygénation du sang de Michael Tekin, ce d’autant plus que R. ne savait pas ce que faisaient ses collègues. En outre, le tribunal considéra que R. ne devait pas s’inquiéter des réactions du détenu puisque celui-ci continuait à se débattre et que R. relâchait sa prise régulièrement pour lui permettre de respirer. Aucun élément ne permettait de croire que les prévenus avaient eu conscience d’un changement de voix lié au bris du cartilage thyroïde ni, en toutes hypothèses, qu’ils aient pu relier ce changement présumé à un risque physique que connaissait Michael Tekin.

L. et D. furent également acquittés en vertu des règles de corréité.

En outre, le tribunal correctionnel se déclara incompétent pour connaître des constitutions de partie civile en raison de l’acquittement des prévenus.

39. Les requérants, en tant que parties civiles, interjetèrent appel du jugement quant à ses dispositions civiles. Le ministère public ne les suivit pas. L’appel est pendant devant la cour d’appel de Mons depuis décembre 2012. Le Gouvernement fait valoir que les requérants n’ont pas demandé la fixation de la cause afin qu’il soit statué sur les intérêts civils.

E. Les procédures postérieures à l’introduction de la requête

40. Le 28 juillet 2014, les requérants déposèrent une plainte avec constitution de partie civile contre les trois agents pénitentiaires acquittés et trois de leurs collègues du chef de non-assistance à personne en danger.

Le 9 mai 2016, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Charleroi déclara irrecevable la constitution de partie civile en ce qu’elle visait les trois agents pénitentiaires acquittés par jugement du tribunal correctionnel du 28 novembre 2012 compte tenu de l’identité des faits de la prévention, et elle rendit une ordonnance de non-lieu concernant les trois autres inculpés, estimant que l’instruction n’avait pas permis de faire apparaître de charges suffisantes.

41. Le 1er août 2014, les requérants introduisirent également une action en réparation devant le tribunal de première instance de Bruxelles tendant à faire constater que l’État belge était responsable du décès de Michael Tekin et de la souffrance qui lui avait été causée par le fait d’avoir été placé en cellule de droit commun au lieu de l’aile psychiatrique de la prison de Jamioulx.

Par un jugement du 19 février 2016, le tribunal de première instance de Bruxelles déclara la demande irrecevable en ce qu’elle était prescrite.

42. En outre, le Gouvernement fait valoir que les requérants déposèrent plainte pour les mêmes faits en Turquie, pays d’origine de Michael Tekin, et que cette plainte donna lieu à une commission rogatoire adressée au ministère public belge par le parquet général turc de la ville de Sivas. Le 6 mai 2015, les autorités belges auraient adressé une copie scannée du dossier répressif aux autorités judiciaires turques.

Les requérants contestent toutefois avoir introduit une quelconque procédure en Turquie.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit et la pratique internes relatifs au droit d’appel de la partie civile

43. Le droit d’appel de la partie civile contre le prévenu est indépendant de l’appel des autres parties ; l’absence d’appel du ministère public ou d’une autre partie civile ne fait pas obstacle à l’exercice de ce droit. L’article 202, 2o du code d’instruction criminelle prévoit toutefois que la partie civile ne peut exercer son recours que relativement à l’action civile, même si, en l’absence du ministère public, elle interjette appel contre un jugement d’acquittement (Cass., 27 janvier 1988, Pas., 1988, I, 617). Ceci n’empêche pas la partie civile de soutenir le bien-fondé de la prévention. Le juge d’appel examinera cette question sous le seul angle des dommages et intérêts sans pouvoir prononcer de peine à charge du prévenu si le ministère public n’a pas formé d’appel (Cass., 4 mars 1935, Pas., 1935, I, 79 ; Cass., 14 juillet 1941, Pas., 1941, I, 304 ; Cass., 20 mars 1996, Bull., 1996, no 100).

44. De jurisprudence constante, la Cour de cassation considère que l’autorité de la chose jugée attachée à la décision d’un tribunal siégeant en première instance qui, rendue sur l’action publique, acquitte le prévenu, ne s’étend pas à l’action civile portée devant le juge d’appel par la partie civile. Sur l’appel recevable de cette partie contre un jugement d’acquittement, le juge d’appel peut et doit, en vertu de l’effet dévolutif de l’appel, rechercher en ce qui concerne l’action civile si le fait servant de base à cette action est établi et s’il a causé un dommage à cette partie ; ce faisant, le juge d’appel ne méconnaît pas l’autorité de chose jugée (voir, par exemple, Cass., 7 décembre 1982, Pas., 1983, I, 444 ; Cass., 17 septembre 2013, no P.12.1724.N ; Cass., 22 avril 2015, no P.14.0991.F).

B. Les dispositions légales relatives à l’usage de la force

45. Les dispositions pertinentes de la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus, entrées en vigueur le 15 janvier 2007, se lisent comme suit :

Article 119

« § 1er. En vue du maintien de l’ordre ou de la sécurité, une coercition directe peut seulement être exercée à l’égard des détenus lorsque ces objectifs ne peuvent être atteints d’une autre manière et pour la durée strictement nécessaire à cet effet.

[...]

§ 3. Par recours à la coercition directe au sens du § 1er, on entend l’usage de la contrainte physique sur des personnes avec ou sans utilisation d’accessoires matériels ou mécaniques, d’instruments de contrainte limitant la liberté de mouvement ou d’armes qui, aux termes de la loi sur les armes, font partie de l’équipement réglementaire. »

Article 120

« § 1er. Lorsque plusieurs possibilités de coercition directe peuvent convenir, le choix doit se porter sur celles qui sont les moins préjudiciables.

§ 2. Tout recours à la coercition directe doit être raisonnable et en rapport avec l’objectif visé.

§ 3. Avant de recourir à la coercition directe, il convient d’en brandir d’abord la menace, sauf lorsque les circonstances ne le permettent pas ou lorsque toute menace préalable rendrait le recours à la coercition directe inopérant. »

46. Une circulaire ministérielle no 1792 de la ministre de la Justice du 11 janvier 2007, telle qu’en vigueur au moment des faits, prévoit ce qui suit s’agissant du recours à la coercition directe :

« 1. L’usage de la coercition directe, c’est-à-dire de la contrainte physique sur des personnes, n’est autorisé pour assurer l’ordre ou la sécurité que lorsqu’aucun autre moyen ne permet d’atteindre le même objectif (subsidiarité).

Il doit toujours être proportionnel à la menace, raisonnable, adapté à la situation, le moins préjudiciable possible et pour la durée strictement nécessaire.

2. Cette contrainte peut s’appliquer à d’autres personnes que les détenus lorsque celles-ci tentent de libérer des détenus, de pénétrer illégalement dans la prison ou de s’y attarder sans en être autorisées. L’intervention des services de police doit être sollicitée dans les plus brefs délais.

3. Seuls les instruments de contrainte destinés à limiter la liberté de mouvement qui font partie de l’équipement réglementaire sont autorisés.

4. Avant de recourir à la coercition directe, il convient d’en brandir d’abord la menace (sommation), sauf lorsque les circonstances ne le permettent pas ou lorsque toute menace préalable rendrait le recours à la coercition directe inopérant.

5. Contrôle : tout recours à la coercition directe doit être consigné par écrit. Il y a donc lieu de créer dans chaque prison un registre qui pourra à tout moment être contrôlé par les organes de surveillance. »

47. Après le décès de Michael Tekin, une circulaire ministérielle no 1810 relative aux moyens de coercition et à l’équipement d’intervention fut adoptée le 19 novembre 2009. Celle-ci définit les moyens de coercition directe (menottes et entraves) et les moyens d’intervention (pepperspray, matraques, boucliers, vêtements de protection et casque) qui peuvent être utilisés et sous quelles conditions.

C. Les formations dispensées aux agents pénitentiaires

48. D’après les informations fournies par le Gouvernement, l’agent pénitentiaire R. était chef de quartier au moment des faits et travaillait depuis quatorze ans dans les établissements pénitentiaires. Il avait initialement suivi une formation de quinze jours en matière de sécurité, puis effectué un stage de trois mois. Il avait par la suite suivi une formation de trois jours en gestion de conflits enseignée par une société extérieure privée. Le syllabus fourni à l’occasion de cette dernière formation explique notamment :

« 14.2. Techniques d’immobilisation

(...)

* Effectuez une rotation ample sous une forme de spirale avec l’opposant.
* Continuez à exercer une pression vers le bas sur l’épaule de l’opposant pour le mettre à plat ventre sur le sol. (Sous contrôle pour éviter la percussion avec d’autres objets.)
* Lorsque l’opposant se trouve au sol, positionnez votre genou droit sur le bas du dos pour améliorer le contrôle.
* Accompagnez par des instructions.
* Pour relever l’opposant, bloquez son genou à l’aide de votre pied comme appui et tirer sur la main qui a saisi le col ou l’épaule pour le redresser.

Cas particulier : possibilité de placer l’avant-bras droit au niveau de la gorge pour accentuer le contrôle.

(Attention à la pression exercée qui peut mener à un manque d’oxygène et l’évanouissement du détenu.) »

49. L’agent pénitentiaire L. avait trois ans de service au moment des faits. Il avait suivi une formation initiale d’un mois en 2006. Dans ce cadre, il avait notamment suivi trois demi-journées de formation en self-défense, une demi-journée de formation sur le travail avec des personnes présentant des troubles psychologiques ainsi qu’une demi-journée de formation relative aux incidents critiques. De plus, il avait suivi une formation de trois jours en juin 2009 en gestion de conflits enseignée par des formateurs internes de la prison.

50. L’agent pénitentiaire D. avait deux ans et demi de service au moment des faits. Il avait suivi une formation initiale de trois mois en 2008 dans le cadre de laquelle il avait suivi des cours identiques à ceux suivis par L. Il avait également suivi la formation en gestion de conflits en mars 2009.

51. Le Gouvernement précise en outre que les agents ont bénéficié d’une formation continue après le décès de Michael Tekin et qu’une nouvelle formation spécifique aux relations avec les détenus souffrant d’une maladie mentale de six jours a été mise en place en 2015.

III. RAPPORTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Considérations relatives à la formation des agents pénitentiaires en Belgique

52. Lors de sa première visite périodique effectuée en Belgique du 14 au 23 novembre 1993 (CPT/Inf (94) 15, publié le 14 octobre 1994), le Comité pour la prévention de la torture (« CPT ») émit les considérations suivantes concernant la formation des agents pénitentiaires :

« 216. Le CPT souhaite souligner la grande importance qu’il accorde à un recrutement et une formation adéquats du personnel pénitentiaire. L’on ne saurait offrir de meilleures garanties contre les mauvais traitements qu’un personnel pénitentiaire dûment recruté et formé, sachant adopter une bonne attitude dans ses relations avec les détenus. Des qualifications professionnelles avancées en techniques de communication constituent, à cet égard, une composante essentielle du profil du personnel pénitentiaire. De telles qualifications lui permettront bien souvent de maîtriser une situation qui pourrait dégénérer en violence. Plus généralement, elles contribueront à atténuer les tensions et à améliorer la qualité de la vie dans l’établissement concerné, au bénéfice de tous.

217. En théorie, la formation de base de l’agent pénitentiaire est d’une durée de deux semaines ; par la suite, il est soumis à un stage de trois mois. La délégation a également constaté la présence de personnel contractuel, recruté parfois en nombre important, dans les établissements visités. Le gardien-chef de la prison de St-Gilles, auquel était dévolu un rôle de formateur, a indiqué qu’une formation minimale de cinq jours était prévue pour ces agents contractuels, avant d’être affectés aux différentes ailes de la prison comme surveillant, ou d’être transférés ailleurs. En pratique, la délégation a rencontré des agents contractuels qui n’avaient suivi que deux jours de cours théoriques et un jour de cours pratique, avant d’exercer un emploi opérationnel ; une telle situation comporte des risques évidents pour les personnes privées de liberté.

218. Le CPT recommande aux autorités belges d’accorder une haute priorité à l’amélioration significative de la formation de base et continue du personnel pénitentiaire. »

53. Dans son rapport du 17 juin 2009 faisant suite à sa visite en Belgique du 15 au 19 décembre 2008 (CommDH(2009)14), le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe écrivait notamment ce qui suit :

« 60. Les agents pénitentiaires sont recrutés par concours ; aucun diplôme n’est requis. Depuis 2007, leur formation de base est passée de six semaines à trois mois. Le Commissaire considère que cette durée de formation reste courte et salue la volonté annoncée d’augmenter le temps de formation initiale et de revoir le mécanisme de recrutement.

61. Les agents pénitentiaires se plaignent de leurs conditions de travail dues à la surpopulation, à l’absence de réponse aux besoins vitaux des détenus et au manque de sécurité dans certains établissements. Les conditions de travail sont difficiles, les agents pénitentiaires ont un surcroît de travail et subissent le stress des détenus et les violences entre détenus amplifiés par la surpopulation. Leur travail est d’autant plus difficile que leur nombre n’est pas adapté au taux d’occupation réelle des établissements pénitentiaires surpeuplés. »

54. Dans sa Notice 2013 de l’état du système carcéral belge (publiée le 23 août 2013), l’Observatoire international des prisons – section belge, une organisation non-gouvernementale, s’exprime en ces termes :

« Vu les conditions de travail des agents, soumis à des pressions extrêmement fortes, une formation adéquate est primordiale. Même si celle-ci a été renforcée, elle reste clairement insuffisante et souvent tardive. Il apparaît également que tous les agents sont nommés à l’issue de leur stage... même lorsqu’ils ne conviennent pas. En outre, une formation continue et approfondie des agents au sujet des droits des détenus est une nécessité de premier ordre. Elle est un gage de plus grand respect des normes fondamentales en matière de droits de l’homme.

De manière générale, on peut relever que le principal problème lié à la formation des agents résulte, d’une part, de l’inadéquation des modules de formation par rapport à la réalité de terrain et, d’autre part, du fait que ces modules sont trop théoriques. L’OIP a maintes fois souligné que l’absence de formation suffisante et de valorisation entraîne également un manque de respect de certains agents à l’égard de certains détenus.

La [direction générale des Établissements pénitentiaires] compte trois centres de formation : les Opleidingscentra voor Penitentiair Personeel (OCPP) de Bruges et de Merksplas pour les formations en néerlandais, et le Centre de Formation du Personnel Pénitentiaire (CFPP) de Marneffe pour les formations en français.

L’OCPP de Bruges dispense une formation de base aux membres débutants du personnel pénitentiaire néerlandophone. Le CFPP de Marneffe assume cette tâche pour les membres du personnel francophone.

Les cours dispensés à Marneffe concernent l’approche de la délinquance et le sens de la peine, le droit pénal, la justice réparatrice, le statut des agents, la discipline du personnel, la déontologie, le bien-être au travail, les conditions de vie dans les prisons, la sécurité, le maintien de l’ordre, la manière de procéder à la fouille, les drogues... Des visites d’établissements pénitentiaires et d’un tribunal correctionnel sont organisées. Des cours spécifiques à la gestion des conflits s’étendent sur quatre jours.

Néanmoins, certains cours, pourtant d’une importance capitale, restent encore trop limités. Il en est par exemple ainsi de l’introduction à la psychologie et des conséquences de l’emprisonnement sur le vécu des détenus.

Récemment, le CFPP de Marneffe a lancé un projet de formation spécifique pour les assistants de surveillance pénitentiaire des sections psychiatriques, l’objectif étant de leur proposer pour la première fois des cours adaptés. Cette formation dure dix jours. Encore récemment, certains agents de ces ailes n’étaient pas au courant de l’existence de cette formation.

Il y a quelques années la formation de base avait été allongée et durait jusqu’à un an, alternant la théorie et les stages pratiques en prison. Aujourd’hui, cette formation a été rabotée et est ramenée à trois mois !

C’est évidemment insuffisant. En outre, l’OIP constate encore régulièrement la présence sur le terrain d’agents en service n’ayant pas encore reçu leur formation. »

55. Dans son rapport faisant suite à une visite périodique ayant eu lieu du 24 septembre au 4 octobre 2013 (CPT/Inf (2016) 13, publié le 31 mars 2016), le CPT constate ce qui suit concernant le personnel des prisons belges :

100. Dans les prisons visitées, les agents pénitentiaires effectivement présents dans l’établissement étaient en nombre insuffisant pour assurer la sécurité des détenus, la leur ainsi que celle de l’établissement. Aucune sécurité dynamique n’était possible et leurs actions se limitaient souvent à ouvrir et à fermer des portes. La délégation a rencontré de nombreux agents fatigués par ces conditions difficiles de travail et proche de l’épuisement professionnel.

[...]

101. Pour assurer le bon fonctionnement d’une prison, il est fondamental de disposer d’un personnel en nombre suffisant, bien formé et encadré, en contact direct avec les détenus afin d’assurer une sécurité dynamique des lieux. Au-delà de la sécurité du personnel et des détenus, les autorités ont l’obligation d’offrir des conditions dignes de détention et de préparer la réinsertion des détenus dans la société. Le CPT recommande que des mesures urgentes soient prises – y compris au niveau budgétaire et des ressources humaines – afin que la présence d’un personnel de surveillance soit conforme aux programmes de travail établis.

102. Pour tenter de pallier ce manque structurel d’agents, des surveillants contractuels avaient été recrutés. Ces personnes étaient déployées sur le terrain après avoir réussi des tests de connaissance et, bien que motivées, n’avaient accès à une formation de trois mois que plusieurs mois après leur prise de fonction. Il appartenait aux agents expérimentés de les former alors qu’ils ne disposaient pas toujours du temps ou des compétences nécessaires pour le faire. Il en allait de même pour les directeurs des établissements qui ne bénéficiaient d’aucune formation spécifique et devaient apprendre de leurs pairs.

Le CPT souhaite souligner l’importance qu’il accorde à un recrutement et une formation adéquats du personnel pénitentiaire. Des qualifications professionnelles avancées en techniques de communication interpersonnelle constituent, à cet égard, une composante essentielle du profil des agents. Ces qualifications permettront notamment la maîtrise de situations pouvant dégénérer en violence. Le Comité recommande aux autorités belges de poursuivre leurs efforts pour améliorer la formation initiale et continue des agents pénitentiaires titulaires comme contractuels. Les agents pénitentiaires affectés dans des annexes psychiatriques devraient recevoir une formation adaptée. »

B. Considérations générales du CPT sur les méthodes d’immobilisation présentant un risque d’asphyxie

56. Dans son 13ème rapport général d’activités (2002-2003) (CPT/Inf (2003) 35, publié le 10 septembre 2003), le CPT émit les considérations suivantes dans le cadre de l’immobilisation d’étrangers en vue de leur éloignement par voie aérienne :

« Dans les situations où une résistance est rencontrée, le personnel d’escorte aura habituellement recours à une immobilisation totale de l’étranger au sol, face contre terre, afin de lui passer les menottes aux poignets. Le maintien de l’étranger dans une telle position, qui plus est avec du personnel d’escorte apposant son poids sur diverses parties du corps (pression sur la cage thoracique, genoux dans les reins, blocage de la nuque) après qu’il se soit débattu, présente un risque d’asphyxie posturale.

[...]

Le CPT a quant à lui clairement indiqué que l’utilisation de la force et/ou de moyens de contrainte susceptibles de provoquer une asphyxie posturale ne devrait constituer qu’un ultime recours et qu’une telle utilisation, dans des circonstances exceptionnelles, doit faire l’objet de lignes directrices, afin de réduire au minimum les risques pour la santé de la personne concernée. »

57. En outre, le CPT recommande aux États que soit strictement interdit le recours à des techniques de strangulation comme moyen de contrainte (voir le rapport de 2007 relatif à la Suisse, CPT/Inf (2008) 33, publié le 13 novembre 2008, § 201 ; voir également les normes révisées du CPT relatives aux « Moyens de contention dans les établissements psychiatriques pour adultes », CPT/Inf (2017) 6, publiées le 21 mars 2017, § 3.2) et que soient émises des directives interdisant les techniques d’utilisation de la force physique pouvant entraver les voies respiratoires (voir, par exemple, le rapport de 2011 relatif à la Suisse, CPT/Inf (2012) 26, publié le 25 octobre 2012, § 13, et le rapport de 2012 relatif à la Slovénie, CPT/Inf (2013) 16, publié le 19 juillet 2013, § 67).

C. Constatations du CPT concernant le cas de Michael Tekin

58. Dans son rapport faisant suite à une visite périodique ayant eu lieu du 28 septembre au 7 octobre 2009 (CPT/Inf (2010) 24, publié le 23 juillet 2010), le CPT releva :

« 89. Lors de sa visite à la Prison de Jamioulx, la délégation a recueilli des informations au sujet du décès d’un détenu survenu le 8 août 2009, à la suite de l’intervention de trois fonctionnaires pénitentiaires. Le détenu, Michael Tekin, un interné qui souffrait de troubles mentaux, avait refusé son transfert vers une cellule d’isolement et l’utilisation par les surveillants d’une technique de contrôle aurait engendré un écrasement de l’os scaphoïde.

Selon les informations à disposition du CPT, trois fonctionnaires pénitentiaires auraient été inculpés de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner par le Procureur du Roi de Charleroi et une instruction serait en cours. [...] Le CPT souhaite être tenu informé des suites réservées aux différentes enquêtes/poursuites judiciaires en cours, ainsi que des éventuelles suites disciplinaires.

Plus généralement, il recommande une révision complète de la formation des surveillants en matière de techniques d’intervention par contrôle manuel. »

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

59. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité.

A. Sur la compétence ratione materiae de la Cour

1. Thèses des parties

60. Le Gouvernement fait valoir que la requête s’inscrit davantage dans la volonté d’obtenir une condamnation pénale que dans un objectif de réparation. Cela ressortirait clairement de l’absence de poursuite de la procédure d’appel sur les intérêts civils et des multiples plaintes pénales déposées par les requérants (paragraphes 40 à 42, ci-dessus). Or le Gouvernement rappelle que la Convention ne garantit pas de droit absolu pour les victimes à obtenir la poursuite ou la condamnation d’une personne (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004‑I, et Sigalas c. Grèce, no 19754/02, § 25, 22 septembre 2005). Les requérants n’auraient que le droit à ce qu’une enquête effective soit menée, ce qui aurait été le cas en l’espèce.

61. Les requérants font valoir qu’ils ont mis en œuvre la voie procédurale qui leur paraissait la plus effective pour obtenir la réparation d’un dommage résultant d’une violation des articles 2 et 3 de la Convention, à savoir une plainte avec constitution de partie civile.

2. Appréciation de la Cour

62. La Cour constate que le Gouvernement semble limiter l’étendue de ses obligations découlant des articles 2 et 3 de la Convention à l’obligation de mener une enquête effective. Certes, la Convention et en particulier son article 2 n’impliquent pas le droit d’obtenir que des tiers soient poursuivis ou condamnés pénalement (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 306, CEDH 2011 (extraits), et Maslova c. Russie, no 15980/12, § 81, 14 février 2017). Toutefois, la Cour rappelle qu’outre le volet procédural auquel se réfère le Gouvernement, les dispositions invoquées contiennent également un volet matériel. En l’espèce, c’est précisément le volet matériel de l’article 2 qui est invoqué par les requérants (paragraphes 75 à 73, ci‑dessous). La Cour n’aperçoit dès lors aucune raison pour laquelle la requête serait incompatible ratione materiae avec la Convention.

63. Partant, elle rejette la première exception soulevée par le Gouvernement.

B. Sur l’épuisement des voies de recours internes

1. Thèses des parties

64. Le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes tel que le requiert l’article 35 § 1 de la Convention. Il fait valoir que ceux-ci auraient pu diligenter plusieurs procédures devant les cours et tribunaux de l’ordre judiciaire de nature à leur permettre d’obtenir une réparation pécuniaire du préjudice subi.

D’une part, s’agissant de l’appel interjeté contre le jugement du tribunal correctionnel de Charleroi, les requérants se sont abstenus de prendre la moindre initiative procédurale permettant de poursuivre cette procédure ; or en matière civile, il reviendrait aux parties de demander la fixation d’un calendrier d’audience. Le Gouvernement rappelle que l’absence d’appel interjeté par le ministère public n’empêche nullement les requérants d’obtenir une réparation civile pour le dommage subi par la perte de leur fils, et que l’autorité de la chose jugée attachée à la décision acquittant le prévenu ne s’étend pas à l’action civile portée devant le juge d’appel par la partie civile (paragraphes 43 et 44, ci-dessus).

D’autre part, le Gouvernement fait valoir que l’action en responsabilité de l’État introduite par les requérants sur pied de l’article 1382 du code civil le fut tardivement lorsque l’affaire était déjà prescrite. Les requérants n’auraient ainsi pas introduit leur demande dans les formes et les délais prescrits par le droit interne. Or la responsabilité de l’État, notamment concernant la formation des agents pénitentiaires, est au cœur de la requête et il fallait dès lors que l’État puisse faire valoir ses moyens de défense sur ce point, ce qui ne fut pas le cas.

65. Se référant aux arrêts Maini c. France (no 31801/96, § 30, 26 octobre 1999) et Cobzaru c. Roumanie (no 48254/99, §§ 82-83, 26 juillet 2007), les requérants estiment avoir épuisé toutes les voies de recours ouvertes pour établir les responsabilités pénales dans le décès de leur fils. Ils font valoir qu’il serait illusoire de chercher à obtenir une réparation civile dès lors que le juge pénal est tenu par la décision d’acquittement et qu’il ne peut pas la remettre en cause. Le Gouvernement n’aurait pas apporté la preuve de l’existence de jurisprudence nationale dans des affaires similaires permettant de considérer que les requérants avaient des chances de succès s’ils poursuivaient la procédure en appel. Enfin, ils rappellent que la Cour a déjà jugé dans son arrêt El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, § 192, CEDH 2012) qu’en cas de violation de l’article 2 de la Convention, pour être effectif, un recours ne doit pas se limiter à l’octroi de dommages et intérêts, les autorités judiciaires devant permettre de préserver le caractère dissuasif et la confiance du public.

2. Appréciation de la Cour

66. La Cour renvoie aux principes applicables à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention tels qu’exposés notamment dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014).

67. En particulier, la Cour rappelle que, en matière d’allégation de recours illégal à la force par les agents de l’État, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables ne sont pas des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 227, CEDH 2014 (extraits), et Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, §§ 76-77, CEDH 2016 ; voir aussi, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 74, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI).

68. Aussi, la Cour a jugé qu’un individu qui, avant de saisir la Cour d’un grief tiré d’une violation de l’article 2 de la Convention à raison du décès d’un proche dans des circonstances susceptibles d’être rattachées à une action ou une omission d’agents ou de services publics, dépose une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction, déclenchant ainsi l’ouverture d’une instruction pénale, épuise les voies de recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention (De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, §§ 57, 60 et 61, 6 décembre 2011). Il en va de même s’agissant d’un grief tiré d’une violation de l’article 3 de la Convention résultant de faits imputables à une autorité participant à la force publique et susceptibles d’être qualifiés de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants (voir, par exemple, Slimani c. France, no 57671/00, §§ 38-41, CEDH 2004‑IX (extraits), et De Donder et De Clippel, précité, § 57).

69. En l’espèce, les requérants se sont constitués partie civile dans la procédure pénale engagée contre les agents pénitentiaires impliqués dans les faits. Suite à l’acquittement prononcé par le tribunal correctionnel qui est devenu définitif en l’absence d’appel interjeté par le ministère public, ils ont interjeté appel sur les intérêts civils, sans toutefois demander la fixation d’un calendrier d’audience.

70. Au vu des principes rappelés ci-dessus, la Cour estime que, en se constituant partie civile, les requérants ont donné l’opportunité aux juridictions internes de constater et de redresser les griefs qu’ils développent sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention et qu’il ne peut en conséquence leur être reproché de ne pas avoir dûment épuisé les voies de recours internes à cet égard. En effet, la poursuite de la procédure sur les intérêts civils tout comme l’introduction d’une action en responsabilité sur le fondement de l’article 1382 du code civil ne permettaient que l’éventuelle allocation de dommages et intérêts et non la punition des responsables (dans le même sens, Mocanu et autres, précité, §§ 227 et 233-235).

71. Partant, la Cour rejette également la seconde exception soulevée par le Gouvernement.

C. Conclusion sur la recevabilité

72. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

73. Les requérants allèguent que la force utilisée par les agents pénitentiaires pour immobiliser leur fils n’était ni absolument nécessaire ni strictement proportionnée au sens de l’article 2 de la Convention et que l’État a manqué à son obligation positive découlant de cette disposition de protéger la vie de leur fils en lui prodiguant les soins à même d’éviter une issue fatale. L’article 2 est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

74. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Thèses des parties

1. Les requérants

75. Les requérants estiment que l’usage de la force par les agents pénitentiaires pour maîtriser leur fils n’était ni nécessaire ni strictement proportionné par rapport au comportement de ce dernier. Ils rappellent que ne doivent pas seulement être pris en compte les actions des agents pénitentiaires, mais également les circonstances de l’affaire et notamment la préparation et le contrôle des actes (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 150, série A no 324). À cet égard, ils font valoir que devrait en l’espèce être prise en compte la vulnérabilité particulière de leur fils compte tenu de sa détention ainsi que de son état de santé mentale connu des agents. Ils allèguent que les moyens utilisés par les agents pour maîtriser Michael Tekin étaient totalement disproportionnés au comportement de celui-ci et qu’à aucun moment le dialogue n’a été envisagé. Or les agents auraient dû, compte tenu de leur connaissance de la problématique psychiatrique de Michael Tekin, préparer leur intervention en anticipant une probable réaction négative de ce dernier face à la notification de mesures restrictives de sécurité. En l’espèce, les agents auraient agi à l’égard de leur fils comme s’il s’agissait d’une personne disposant de toutes ses capacités mentales. Ils n’ont pas su, en l’absence d’une formation appropriée, comment réagir face à Michael Tekin.

76. De plus, Michael Tekin fut maintenu au sol par plus de six agents, menotté et entravé, ce qui, selon les requérants, n’était absolument pas nécessaire et constitue une mesure exceptionnelle dans le milieu carcéral. Aussi, le choix de l’acte d’intervention, à savoir une clé de bras, n’était ni adéquate ni proportionnée, et ce d’autant plus une fois que Michael Tekin était immobilisé au sol. Pour les requérants, il n’est pas possible d’affirmer que le risque d’asphyxie et donc le risque létal d’une telle technique d’immobilisation n’était pas connue par un agent pénitentiaire ayant quatorze années d’expérience professionnelle dans le milieu carcéral. En outre, les requérants font valoir qu’il ressort manifestement des rapports d’auditions des agents pénitentiaires que ceux-ci ne disposent que d’une formation lacunaire et qu’ils maîtrisaient insuffisamment la technique de la clé de bras qui est pourtant dangereuse puisqu’elle porte sur la gorge, une zone particulièrement sensible du corps.

77. Les requérants estiment également que l’État belge a failli à son obligation de protéger la vie de leur fils, détenu à la prison de Jamioulx, du fait de la négligence tant dans les moyens de maîtrise de Michael Tekin que dans la demande d’intervention d’une équipe médicale. Les soins médicaux ne lui auraient pas été dispensés avec diligence en vue de prévenir une issue fatale. D’une part, cette négligence résulterait de l’absence de vérification, par les agents pénitentiaires, de l’état de santé de Michael Tekin une fois que celui-ci était maîtrisé au sol et avant de le transporter vers la cellule de réflexion. D’autre part, l’absence de coordination des différents intervenants aurait entraîné l’arrivée tardive du SMUR, seul à même d’assister les ambulanciers du service 100 par leur médecin et leur service de réanimation.

2. Le Gouvernement

78. Le Gouvernement estime que l’enquête menée après le décès de Michael Tekin a été effective : elle a été rapide, a fait l’objet d’une procédure judiciaire menée normalement et sans anomalie. Au terme d’un jugement motivé, le tribunal correctionnel a conclu à la légitime défense dans le chef des agents pénitentiaires concernés et a prononcé leur acquittement. Aussi, le Gouvernement fait valoir qu’il ne serait pas équitable de refaire devant la Cour le procès des agents pénitentiaires, celle‑ci ne pouvant pas se substituer à l’appareil judiciaire belge.

79. Selon le Gouvernement, l’usage de la force était nécessaire par l’attitude provocatrice et menaçante de Michael Tekin et elle était proportionnée eu égard à la force déployée par ce dernier pour résister. Les propositions alternatives des requérants ne reposent selon lui sur aucune expertise et aucun élément objectif démontrant que les agents pénitentiaires auraient pu, en l’espèce, agir autrement.

Aussi, le Gouvernement estime avoir pris les mesures nécessaires afin de garantir le respect de l’article 2 de la Convention en organisant la formation de ses agents pénitentiaires. En l’espèce, R. a correctement appliqué la technique d’immobilisation telle qu’elle lui avait été enseignée, et il a pris en compte le seul risque qui lui avait été enseigné, à savoir le manque d’oxygénation et l’évanouissement en desserrant à plusieurs reprises sa clé d’étranglement. Les autorités pénitentiaires n’avaient pas connaissance du risque létal de la manœuvre utilisée. Désormais, compte tenu du risque létal, la clé d’étranglement ne serait plus utilisée par les agents pénitentiaires.

80. S’agissant de l’obligation positive de protéger le droit à la vie, le Gouvernement fait valoir que les agents pénitentiaires ne pouvaient pas voir le visage de Michael Tekin compte tenu de la manière dont il était transporté et qu’il était donc logique que les agents n’avaient constaté la couleur du visage de ce dernier qu’au moment où il fut retourné dans la cellule de réflexion. Dès lors, aucune négligence ne pouvait être reprochée aux agents ayant transporté Michael Tekin. Enfin, s’agissant des soins médicaux apportés à ce dernier, le Gouvernement estime que tant le service médical de la prison que l’ambulance ont été prévenus rapidement et sont intervenus dans les plus brefs délais et avec tout le matériel nécessaire de sorte qu’aucune négligence ne pouvait leur être reprochée. Aussi, le retard dans l’appel au SMUR n’avait pas été déterminant dans le décès de Michael Tekin.

B. Appréciation de la Cour

81. Avant toute chose, la Cour tient à rappeler que lorsque des allégations de violation des articles 2 et 3 de la Convention donnent lieu à des poursuites pénales devant les juridictions internes, il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l’État au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un État à raison des actes de ses organes, agents ou employés et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio, précité, § 182, et Maslova, précité, § 70).

1. Principes généraux applicables

82. Dans son arrêt Salman c. Turquie ([GC], no 21986/93, CEDH 2000‑VII), la Cour a rappelé ce qui suit :

« 97. L’article 2, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation. Avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort doivent dès lors s’interpréter strictement. L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (McCann et autres, précité, §§ 146-147).

98. Pris dans son ensemble, le texte de l’article 2 démontre qu’il ne vise pas uniquement l’homicide intentionnel mais également les situations où un usage légitime de la force peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le caractère délibéré ou intentionnel du recours à la force meurtrière n’est toutefois qu’un élément parmi d’autres à prendre en compte dans l’appréciation de la nécessité de cette mesure. Tout recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a) à c). L’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’État est « nécessaire dans une société démocratique », au sens du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. En conséquence, la force utilisée doit être strictement proportionnée aux buts légitimes susvisés (McCann et autres, précité, §§ 148-149). »

83. Aussi, compte tenu de l’importance de la protection de l’article 2, la Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les cas où la mort a été infligée par des agents de l’État, en prenant en considération non seulement les actes de ces agents mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire (McCann et autres, précité, § 150). Les personnes détenues sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de les protéger (Salman, précité, § 99). Par conséquent, lorsqu’un individu est privé de sa liberté alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V). L’obligation qui pèse sur les autorités de justifier le traitement infligé à un individu privé de sa liberté s’impose d’autant plus lorsque cet individu meurt (Salman, précité, § 99).

84. De surcroît, le devoir primordial d’assurer le droit à la vie implique notamment, pour l’État, l’obligation de mettre en place un cadre juridique et administratif approprié définissant les circonstances limitées dans lesquelles les agents de la force publique peuvent recourir à la force (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 57-59, CEDH 2004‑XI). Le droit national réglementant les opérations des forces de l’ordre doit offrir un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, et même contre les accidents évitables (Makaratzis, précité, § 58).

85. En outre, la Cour rappelle que, face à des personnes détenues et se trouvant donc dans un rapport de dépendance par rapport aux autorités de l’État, ces dernières ont une obligation de protection de la santé. Celle-ci implique de dispenser avec diligence des soins médicaux lorsque l’état de santé de la personne le nécessite afin de prévenir une issue fatale (voir, mutatis mutandis, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, §§ 125-131, CEDH 2002-IV, et Scavuzzo‑Hager et autres, précité, § 65). Il convient de rappeler qu’il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. En d’autres termes, ne peut constituer une violation éventuelle d’une obligation positive de la part des autorités que le fait de ne pas avoir pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié un risque réel et immédiat de perte de vie (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998-VIII, et Scavuzzo‑Hager et autres, précité, § 66).

2. Application au cas d’espèce

86. La Cour relève tout d’abord que l’enquête effectuée par les autorités belges a permis d’établir que le décès de Michael Tekin alors qu’il était détenu à la prison de Jamioulx est directement lié à la manœuvre de maîtrise par clé de bras effectuée par R. aidé par L. et D. (paragraphe 35, ci-dessus). Ceci n’est pas contesté par les parties.

87. À l’instar du Gouvernement, la Cour considère que l’enquête a été menée avec tout le sérieux et la diligence requise par l’article 2 de la Convention. Ainsi, l’enquête a été ouverte d’office par le procureur du Roi le jour même du décès de Michael Tekin et de nombreux devoirs d’enquête ont été effectués dans les jours suivants. Le dossier répressif contient notamment les autopsies et expertises médicales du décédé, les auditions de l’ensemble des personnes présentes au moment des faits, ainsi qu’un rapport de reconstitution des faits. L’enquête a permis au tribunal correctionnel de Charleroi d’établir les faits et d’identifier les agents pénitentiaires principalement intervenus dans la maîtrise du détenu. Ceci n’est pas contesté par les requérants qui n’ont par ailleurs pas tiré grief du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

88. En revanche, les requérants allèguent que l’usage de la force n’était pas, en l’espèce, rendu absolument nécessaire et qu’il n’était pas proportionné au regard de l’attitude de leur fils. Aussi, la Cour constate que les trois agents impliqués dans la maîtrise de Michael Tekin ont été poursuivis pour coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. La procédure sur le fond a toutefois abouti à l’acquittement des trois agents pénitentiaires, le tribunal correctionnel de Charleroi retenant la légitime défense, élusive de toute responsabilité pénale à leur égard.

89. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes dans l’appréciation et la qualification juridique des faits, pourvu que celles-ci reposent sur une analyse raisonnable des éléments du dossier (Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Lhermitte c. Belgique [GC], no 34238/09, § 83, CEDH 2016, et, pour une affaire relative à l’article 2 de la Convention, voir Papapetrou et autres c. Grèce, no 17380/09, § 63, 12 juillet 2011).

90. Par conséquent, en l’espèce, la Cour doit se limiter à évaluer si l’examen effectué par le tribunal correctionnel de Charleroi a permis d’établir si l’intervention des agents pénitentiaires pour maîtriser le fils des requérants était rendue absolument nécessaire, si les autorités ont déployé la vigilance voulue pour s’assurer que toute mise en danger de sa vie avait été réduite au minimum et qu’elles n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises (mutatis mutandis, Saoud c. France, no 9375/02, § 90, 9 octobre 2007).

91. Les trois agents pénitentiaires en question ont expliqué avoir voulu maîtriser Michael Tekin de crainte d’être agressés par ce dernier et dans le but de le placer dans une cellule d’isolement. La Cour accepte dès lors que l’usage de la force dont ils ont fait preuve en l’espèce s’inscrivait dans le cadre du motif énoncé à l’article 2 § 2 a) de la Convention, soit « la défense de toute personne contre la violence illégale ».

a) Le cadre juridique et administratif pertinent

92. S’agissant du cadre juridique interne relatif à l’usage de la coercition par les agents pénitentiaires à l’encontre de détenus (paragraphes 45 et 46, ci-dessus), la Cour observe que, dans la lignée de la jurisprudence de la Cour, il n’autorise l’usage de la force que lorsqu’aucun autre moyen ne permet d’atteindre le même objectif et dans le respect du principe de proportionnalité. De l’avis de la Cour, ce cadre est toutefois très général et ne contient pas suffisamment de précisions quant aux mesures de coercition qui sont autorisées ou interdites. La Cour relève d’ailleurs que le Gouvernement n’a pas cherché à démontrer qu’il existait au moment des faits des instructions claires et adéquates relatives aux techniques manuelles de maîtrise de détenus (mutatis mutandis, İzci c. Turquie, no 42606/05, §§ 64-65, 23 juillet 2013).

93. En particulier, la Cour souligne que le CPT recommande que soit strictement interdit le recours à des techniques de strangulation comme moyen de contrainte et que soient émises des directives interdisant les techniques d’utilisation de la force physique pouvant entraver les voies respiratoires (paragraphe 57, ci-dessus). Dès lors, la Cour ne peut que déplorer qu’aucune directive précise n’ait été prise par les autorités belges à l’égard de ce type de technique d’immobilisation (mutatis mutandis, Saoud, précité, § 103). Le système en place au moment des faits n’offrait ainsi pas aux agents pénitentiaires des recommandations et des critères clairs concernant le recours à la force.

94. La Cour relève que la circulaire ministérielle no 1810 contient des indications plus précises (paragraphe 47, ci-dessus). Toutefois celle-ci ne fut adoptée qu’après le décès du fils des requérants. La Cour constate, par ailleurs, qu’elle ne concerne pas les techniques d’immobilisation dont il est question en l’espèce.

b) La formation des agents

95. L’article 2 de la Convention met également à la charge de l’État l’obligation positive de former ses forces de l’ordre, et notamment son personnel pénitentiaire, afin d’assurer un haut niveau de compétence et de prévenir tout traitement contraire à la disposition précitée (mutatis mutandis, Davydov et autres c. Ukraine, nos 17674/02 et 39081/02, § 268, 1er juillet 2010).

96. À cet égard, la Cour relève que plusieurs observateurs internationaux ont déjà fait part de leur préoccupation quant aux lacunes des formations dispensées au personnel pénitentiaire en Belgique à l’époque des faits (paragraphes 52 à 55, ci-dessus). En effet, la Cour note que, d’après les informations fournies par le Gouvernement (paragraphes 48 à 50, ci‑dessus), les agents pénitentiaires impliqués dans les faits de l’espèce avaient bénéficié d’une formation relativement sommaire. R. n’avait ainsi suivi qu’une formation initiale de quinze jours avant d’effectuer un stage de trois mois.

97. En particulier, dans le syllabus de la formation de trois jours sur la gestion de conflits, aucune mention n’est faite des détenus présentant des troubles mentaux et de l’éventuelle approche différente à adopter avec de tels détenus. De l’aveu de R. lui-même (paragraphe 31, ci-dessus), il n’avait bénéficié d’aucune formation relative aux personnes souffrant d’un trouble psychiatrique. Or la Cour a déjà considéré que s’occuper d’individus présentant des troubles psychiatriques nécessite clairement une formation spécifique (Shchiborshch et Kuzmina c. Russie, no 5269/08, § 233, 16 janvier 2014).

98. La Cour prend note avec intérêt de l’évolution des formations dispensées aux agents pénitentiaires depuis le décès de Michael Tekin (paragraphe 51, ci-dessus). Désormais, une formation de six jours est dispensée spécialement sur la question des détenus ayant des troubles psychiatriques. Toutefois, la Cour ne peut que constater que ces formations n’existaient pas avant le décès du fils des requérants.

c) La nécessité et la proportionnalité de la force utilisée

99. La Cour rappelle que, lorsqu’elle examine les cas où des agents de l’État infligent la mort, elle prend en considération non seulement les actes de ceux-ci mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, § 150).

100. La Cour observe qu’en l’espèce Michael Tekin était détenu, au moment des faits et depuis sa réintégration le 7 août 2009, dans une cellule ordinaire de la prison de Jamioulx (paragraphe 12, ci-dessus). Il finissait son repas et ne montrait à ce moment-là aucun signe d’agressivité ou un quelconque comportement nécessitant l’intervention des agents pénitentiaires. La seule raison pour laquelle les trois agents entrèrent dans la cellule était pour notifier à Michael Tekin les mesures de sécurité particulières ordonnées par la directrice adjointe de la prison (paragraphes 15 et 16, ci-dessus).

101. En l’espèce, il ne s’agissait donc pas d’une intervention nécessaire pour maîtriser une personne qui constituait une menace pour la vie ou l’intégrité physique d’autres personnes (a contrario, Saoud, précité, § 93) ou de lui-même (a contrario, Shchiborshch et Kuzmina, précité, § 208).

102. Aussi, Michael Tekin était connu du personnel de la prison puisque c’était la quatrième fois qu’il y séjournait pour des périodes de plusieurs mois (paragraphe 7, ci-dessus). Son état de santé mentale était lui aussi connu des autorités, c’est d’ailleurs pour cela que c’est son internement qui avait été ordonné (paragraphe 8, ci-dessus). La Cour ne peut dès lors que constater que, de prime abord, la place du requérant n’était pas dans une cellule d’une aile ordinaire de la prison de Jamioulx. À défaut d’être interné dans un établissement adapté à son état de santé mentale (voir, sur la problématique structurelle identifiée par la Cour sur cette question, W.D. c. Belgique, no 73548/13, 6 septembre 2016), il aurait à tout le moins dû être placé dans une cellule de l’aile psychiatrique de la prison où travaillait ou devait travailler du personnel mieux formé à l’interaction avec des personnes présentant des troubles psychiatriques.

103. Quoiqu’il en soit, Michael Tekin était, en raison de ses troubles mentaux et de sa privation de liberté, particulièrement vulnérable (Renolde c. France, no 5608/05, § 84, CEDH 2008 (extraits)). Dans ces circonstances, la Cour ne peut que constater que le tribunal correctionnel n’ait aucunement pris en considération cet aspect primordial de l’affaire dans l’analyse de la nécessité et de la proportionnalité de la force utilisée par les agents pénitentiaires. Au contraire, Michael Tekin semble avoir été traité tant par les agents pénitentiaires que par la directrice adjointe de la prison et par le tribunal correctionnel comme un détenu ordinaire disposant de toutes ses facultés mentales.

104. En effet, lorsque R., L. et D. sont venus notifier les mesures particulières de sécurité au fils des requérants, il ne semble pas y avoir eu une réflexion sur la manière dont ils allaient aborder ce dernier et éventuellement réagir face à une réaction négative ou agressive de celui-ci, alors qu’il ressort du dossier qu’à tout le moins R. connaissait Michael Tekin et sa problématique psychiatrique. Nonobstant l’imprévisibilité du comportement humain, il ne s’agissait pas en l’espèce d’une intervention menée au hasard qui aurait pu donner lieu à des développements inattendus auxquels les agents auraient pu être appelés à réagir sans y être préparés (a contrario, Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 134, 22 février 2011). Au contraire, aucune mesure autre que l’immobilisation et le placement en cellule de réflexion n’a été envisagée par les trois agents ou leurs supérieurs, alors qu’il n’était pas exclu que d’autres possibilités d’action s’offraient aux agents (dans le même sens, mutatis mutandis, Guerdner et autres, précité, § 72). Ainsi, il ne ressort pas du dossier que ceux-ci aient par exemple essayé de discuter avec Michael Tekin. Le dossier ne fait pas non plus apparaître pourquoi les agents ne sont pas simplement sortis de la cellule afin de ne pas être menacés d’une quelconque agression.

105. Outre la pertinence d’une quelconque intervention des agents pour maîtriser le fils des requérants et le placer dans une cellule de réflexion, la Cour s’interroge sur le choix de la manœuvre utilisée pour ce faire. Sans même que le risque létal d’une clé d’étranglement ait été enseigné au cours de la formation suivie par R., il ne fait aucun doute qu’une telle mesure pouvait mener à l’asphyxie de la personne et était, partant, potentiellement meurtrière (paragraphes 48 et 56, ci-dessus).

106. De surcroît, la Cour note que, nonobstant le fait que, immobilisé au sol, entravé aux mains et aux pieds, le fils des requérants ne présentait plus de danger pour autrui, les agents pénitentiaires, pourtant nombreux sur les lieux (paragraphe 19, ci-dessus), n’aient pratiqué aucun examen, même superficiel, afin de s’assurer de son état de santé (dans le même sens, Saoud, précité, § 101).

107. Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue que la force utilisée pour immobiliser Michael Tekin afin de le placer en cellule de réflexion était « absolument nécessaire » pour se défendre d’une potentielle agression de la part de ce dernier. La Cour est d’avis que l’absence de règles claires peut également expliquer pourquoi R. a pris des initiatives qui ont mis la vie de Michael Tekin en danger, ce qui n’eût peut-être pas été le cas s’il avait bénéficié d’une formation adéquate sur la façon de réagir dans une situation comme celle qui s’est présentée à lui (dans le même sens, mutatis mutandis, Makaratzis, précité, § 70, et Leonidis c. Grèce, no 43326/05, § 65, 8 janvier 2009).

108. Enfin, s’agissant de l’intervention des équipes médicales (paragraphes 22 à 27, ci-dessus), la Cour constate qu’il ne ressort pas du dossier que le décès de Michael Tekin aurait encore pu être évité si des soins lui avaient été prodigués plus rapidement (a contrario, Anguelova, précité, § 125).

d) Conclusion

109. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de la présente affaire, le recours à la force n’était pas « absolument nécessaire ». Il ne découle pas de ce constat de la responsabilité de l’État défendeur sous l’angle de la Convention que la Cour entend exprimer une opinion sur l’acquittement des trois agents pénitentiaires, prononcé par la juridiction interne sur base de motifs concernant la responsabilité pénale individuelle de ces personnes.

110. Par conséquent, elle conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

111. Les requérants soulèvent les mêmes griefs sous l’angle de l’article 3 de la Convention en renvoyant à leurs développements sous l’angle de l’article 2 de la Convention. Ils estiment que la manière dont leur fils a été traité avant son décès n’était pas conforme aux exigences découlant de cette disposition et que l’absence de secours immédiat a constitué un traitement inhumain et dégradant.

112. Eu égard à la formulation du grief par les requérants et les constats formulés aux paragraphes 73 à 110 ci‑dessus, la Cour considère qu’aucune question distincte ne se pose concernant la violation alléguée de l’article 3 de la Convention (dans le même sens, De Donder et De Clippel, précité, § 91, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 153, CEDH 2014).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

113. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

114. Les requérants réclament 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi du fait du décès de leur fils, à l’instar de la somme allouée conjointement aux requérants par la Cour dans l’arrêt Saoud c. France (précité, § 140).

115. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

116. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer la somme demandée par les requérants, soit conjointement 20 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

117. Les requérants demandent également 8 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 11 041,24 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

118. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

119. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, les requérants n’ayant fourni aucune pièce justificative des frais encourus devant les tribunaux internes, la Cour rejette leur demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale. S’agissant des frais encourus par les requérants pour la procédure devant la Cour, compte tenu des documents à sa disposition, la Cour estime raisonnable la somme de 6 000 EUR et l’accorde aux requérants.

C. Intérêts moratoires

120. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit qu’aucune question distincte ne se pose concernant la violation alléguée de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 septembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-176768
Date de la décision : 05/09/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie;Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : TEKIN ET ARSLAN
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KARSIKAYA S. ; CHIHAOUI Z.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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