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29/06/2017 | CEDH | N°001-174799

CEDH | CEDH, AFFAIRE KOSMAS ET AUTRES c. GRÈCE, 2017, 001-174799


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KOSMAS ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 20086/13)

ARRÊT

STRASBOURG

29 juin 2017

DÉFINITIF

11/12/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kosmas et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Kristina Pardalos, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Krzysztof Wojtyczek,
Ksenija Turkovi

ć,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du c...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KOSMAS ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 20086/13)

ARRÊT

STRASBOURG

29 juin 2017

DÉFINITIF

11/12/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kosmas et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Kristina Pardalos, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Krzysztof Wojtyczek,
Ksenija Turković,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 mai 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20086/13) dirigée contre la République hellénique et dont cinq ressortissants de cet État, M. George Kosmas (« le premier requérant »), Mme Kyratso Kosma (« la deuxième requérante »), Mme Maria Kosma (« la troisième requérante »), M. Artemios Kosmas (« le quatrième requérant ») et M. Evaggelos Kosmas (« le cinquième requérant »), ont saisi la Cour le 19 mars 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me E. L. Koutra, avocate à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georghiadis, assesseur auprès du Conseil juridique de l’État, et Mme A. Magrippi, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.

3. Les requérants alléguaient en particulier une violation à leur égard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention combiné avec l’article 14 de la Convention.

4. Le 2 novembre 2015, les griefs concernant l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants (paragraphe 1 ci-dessus) sont nés respectivement en 1944, en 1955, en 1980, en 1975 et en 1971, et résident sur l’île de Skopelos. La deuxième requérante est l’épouse du premier requérant, et les autres requérants sont les enfants du couple.

6. Le premier requérant se dit propriétaire d’un terrain situé au lieu-dit Glysteri, à Skopelos. Il indique que la propriété du terrain lui avait été transmise par son père par donation entre vifs (document no 18059/29-12-1982 transcrit au bureau du registre foncier de Skopelos) ; que son père était devenu propriétaire du terrain dans les années 1930 par testament publié par un tribunal ; que son grand-père avait acquis le terrain par acte notarié auprès de son oncle en 1916, qui l’avait lui-même acheté en 1909 à G.P., qui l’avait acheté en 1902 à M.P., qui l’avait acheté en 1883 à M.M. Le contrat de 1883 indiquait que la propriété de ce terrain avait été apportée à M.M. en dot par son épouse.

7. À l’extrémité du terrain, à la limite de la plage, le premier requérant avait fait construire une taverne qui fonctionnait légalement depuis des décennies, près de l’endroit où était construite une bâtisse appartenant à la famille, et habitée par le premier requérant et les siens pendant l’été. La plage et la taverne furent rendues célèbres par le film Mama Mia. L’hiver, le premier requérant et son épouse étaient les seuls habitants de cette côte de l’île. La terre avoisinante appartenait au saint monastère de Megisti Lavra (La Grande Laure) (« le monastère ») et n’était pas habitée.

8. Selon les informations fournies par les requérants, le terrain et les constructions appartenaient au premier requérant. La licence de la taverne avait été transférée en 2002 à la deuxième requérante (à la suite du départ à la retraite du premier requérant), qui l’exploitait avec les quatrième et cinquième requérants. Les deuxième et troisième requérantes possédaient deux bateaux qui servaient à transporter les touristes de la ville de Skopelos à la plage et à la taverne. La taverne abritait également un petit musée folklorique avec une collection d’objets plus importante que celle du musée public de l’île. Un système de dessalement de l’eau de mer installé sur le terrain litigieux servait, entre autres, à l’arrosage de 350 oliviers dont la deuxième requérante extrayait de l’huile pour les besoins de son restaurant. Les requérants allèguent que, selon une estimation établie dans le cadre d’une expertise, la valeur d’exploitation de leur propriété s’élevait à 2 400 000 euros (EUR).

9. En 2004, le monastère décida de revendiquer en justice la propriété du terrain du premier requérant et saisit à cet effet le tribunal de première instance de Volos.

10. Dans son action, le monastère soutenait qu’il était le seul propriétaire du terrain avoisinant la plage de Glysteri et qu’il l’avait acheté le 26 septembre 1824. À titre subsidiaire, il soutenait que, comme l’île de Skopelos était devenue partie de l’État grec en 1830, il avait acquis ces terrains par usucapion, à compter de 1882 (date de libération de la région de Thessalie) et qu’il en avait été propriétaire jusqu’en 1912, soit pour une durée supérieure à la période de trente ans exigée par le droit romain et byzantin en vigueur à l’époque.

11. De son côté, le premier requérant présenta des actes de propriété du terrain établis au nom des membres de sa famille dont le premier était daté de 1883 et qui se succédaient de 1916 à 1933. Il produisit, en outre, un acte du 19 septembre 1916 selon lequel son grand-père avait acquis la propriété du terrain, un testament de 1933 selon lequel ce grand-père avait transmis la propriété du terrain à son père, un acte d’acceptation de succession (no 3357) du père du premier requérant établi le 2 novembre 1960 devant notaire, et un acte d’acceptation de succession no 18052/29-12-1982, établi devant notaire lors de la transmission de la propriété par son père et transcrit au service du registre foncier de Skopelos.

12. En outre, le premier requérant invita le tribunal à rejeter l’action au motif qu’elle revêtait un caractère vague, arguant que le monastère ne précisait pas de manière claire les limites du terrain revendiqué. Il allégua de surcroît que le terrain litigieux tel que décrit ne correspondait pas au plan topographique. Il souleva aussi une objection tirée de la prescription, indiquant que le monastère n’avait pas exercé ses droits sur le terrain revendiqué pendant plus de vingt ans et qu’il ne l’avait jamais possédé ou exploité. Il souligna, en outre, que lui-même et ses prédécesseurs accomplissaient depuis 1916, de manière incessante, de bonne foi et en vertu d’un titre légal, des actes de possession sans qu’ils soient interpellés par le monastère ou qui que ce soit d’autre. Même avant 1916, et au moins depuis 1865, ses prédécesseurs d’alors possédaient le terrain de bonne foi et sans rencontrer d’obstacle. En 1916, Ioannis Kosmas avait transmis par un acte de vente le terrain au grand père du premier requérant. Enfin, le premier requérant soulignait qu’à supposer même que le monastère ait pu prétendre un droit quelconque sur le terrain, l’écoulement de plusieurs décennies depuis 1916, pendant lesquelles lui et ses prédécesseurs accomplissaient des actes incessants de possession et compte tenu de certains faits, tels la construction des bâtiments, l’autorisation de clôturer le terrain, l’octroi du permis de fonctionnement du restaurant, les titres de transferts de propriété, combinée avec la longue inaction du monastère, rendait l’exercice de ce droit abusif.

13. Dans ses observations en réponse, le monastère se prévalait de certaines dispositions législatives de protection des monastères du mont Athos. Quant à l’objection précitée, il observait que, selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, cette prescription aurait dû être arrivée à terme le 11 septembre 1915, au motif que, postérieurement à cette date, il ne pouvait plus y avoir usucapion au détriment des terrains appartenant à l’État et aux monastères.

14. Par le jugement no 148/2006, le tribunal de première instance de Volos donna gain de cause au monastère et le reconnut propriétaire du terrain litigieux. Il indiqua que, depuis le 12 septembre 1915, les biens immobiliers des saints monastères n’étaient pas assujettis à l’usucapion et qu’ils étaient couverts par les dispositions de la loi no 1539/1938 relative à la protection du domaine public.

15. Le tribunal souligna que le droit applicable durant la période ottomane ne reconnaissait pas l’acquisition de propriété par usucapion et que la période pendant laquelle le monastère possédait le terrain avant cette libération n’entrait pas en ligne de compte aux fins de l’usucapion. Il ajouta que, après la libération de la Thessalie en 1882, le droit romain et byzantin devint applicable, et que la possession continua de sorte que, en 1912, le monastère possédait de bonne foi le terrain litigieux depuis trente ans et était donc devenu propriétaire de celui-ci par usucapion. Il précisa que, à compter du 12 septembre 1915, les terrains du monastère avaient bénéficié, en vertu de la loi no 1539/1938 et de l’article 21 du décret du 22 avril/16 mai 1926, de la même protection que ceux du domaine public, indépendamment de toute possession réelle de la part des tiers, et qu’un tiers aurait dû obtenir la suppression éventuelle des droits de propriété du monastère par l’effet de l’usucapion au plus tard le 12 septembre 1915.

16. Le tribunal rejeta aussi l’objection tirée du caractère vague de l’action du monastère, au motif que les limites du terrain litigieux, le rivage et l’étendue forestière et rocailleuse étaient stables et non contestés, et que la longueur du terrain était déterminée de manière précise. Il estima que l’acte notarié de 1960 par lequel le père du premier requérant avait accepté la succession lui transmettant la propriété de certains terrains ne pouvait être considéré comme titre de propriété du terrain qui aurait été « transmis » au premier requérant en 1982 par son père, au motif que le terrain décrit dans cet acte se distinguait de manière substantielle du terrain litigieux. Il releva que, dans les actes d’acceptation de succession fournis par le requérant, le terrain mentionné ne coïncidait pas avec le terrain litigieux.

17. Quant au moyen du requérant relatif à l’abus de droit du monastère (article 281 du code civil), le tribunal admit que le monastère, en raison du nombre trop faible de moines et de l’impossibilité d’exploiter ses dépendances, n’avait pas été en mesure d’engager plus tôt cette action, mais que cela ne signifiait pas pour autant qu’il eût renoncé à ses droits. Il ajouta que l’inaction du monastère pendant une longue période ne rendait pas son action abusive. Aux yeux du tribunal, les frais engagés par le premier requérant pour exploiter commercialement le terrain ne rendaient pas non plus l’action du monastère abusive. À cet égard, le tribunal estima que le requérant possédait le terrain de mauvaise foi et que ses frais avaient été compensés par les profits de son entreprise. En outre, d’après le tribunal, le requérant avait bénéficié des avantages du terrain litigieux pendant une longue période sans verser de loyer au monastère en contrepartie de son usage.

18. Enfin, le tribunal ordonna au premier requérant de rendre le terrain en question au monastère.

19. Le 13 février 2007, le premier requérant interjeta appel contre ce jugement devant la cour d’appel de Larissa. Il réitérait les arguments qu’il avait présentés en première instance.

20. Par l’arrêt no 749/2010 du 29 octobre 2010, la cour d’appel rejeta l’appel pour les mêmes motifs que ceux du tribunal de première instance. Elle rejeta aussi une demande du premier requérant aux fins d’expertise au motif que la question à trancher n’exigeait pas que l’on disposât d’informations scientifiques particulières.

21. Elle releva, plus particulièrement, que le monastère avait acheté le terrain litigieux de la vraie propriétaire par un acte de transfert de propriété certifié par la chancellerie de Skopelos et qu’il le possédait ainsi de bonne foi depuis 1824. Elle constata qu’en 1974, alors que les terrains situés sur le front de mer commençaient à prendre de la valeur, le père du premier requérant et le premier requérant s’étaient progressivement approprié une partie du terrain en le clôturant non pas pour en revendiquer la propriété, mais pour y faire paître leur troupeau de moutons. Elle nota que, par la suite, le premier requérant s’était livré à l’accomplissement d’actes de possession sur le bien plus conséquents, notamment la construction d’une hutte, et que, à compter de 1986, il avait commencé à exploiter sur le terrain en cause, pendant la période estivale, un bar-restaurant après avoir obtenu une licence à cet effet auprès du commissariat de police de Skopelos. Elle releva également que, en 1994, le premier requérant, après s’être vu délivrer un permis de construire par le service de l’urbanisme de l’île, avait érigé sur la moitié du terrain un bâtiment de 135 m² qui abritait son activité et dont il utilisait l’autre moitié comme bergerie. Enfin, elle constata que le premier requérant avait empiété sur une autre partie du terrain du monastère pour s’en servir comme voie d’accès. Elle souligna que le monastère ne disposait pas d’un effectif suffisant de moines et qu’il ne pouvait pas s’occuper de toutes ses propriétés, et qu’il n’avait dès lors pas pu introduire son action plus tôt, sans que cela signifiât qu’il eût renoncé à ses droits.

22. Enfin, la cour d’appel observa qu’il ne ressortait pas des actes de propriété des prédécesseurs du premier requérant datant de 1883, 1902 et 1909, dont le premier requérant se prévalait et qu’il présentait pour la première fois devant elle, que ses prédécesseurs eussent accompli des actes de possession (νομή) sur le terrain litigieux.

23. Le 25 janvier 2011, le premier requérant se pourvut en cassation et introduisit en même temps une demande de suspension de l’exécution du jugement de première instance et de l’arrêt de la cour d’appel pour autant qu’ils ordonnaient la restitution du terrain au monastère, tendant ainsi à protéger sa possession du terrain et à éviter son éviction. Afin d’étayer cette demande, il déposait plusieurs documents qui démontraient, selon lui, le caractère irrémédiable du dommage qu’il subirait en cas d’exécution de ces décisions.

24. La Cour de cassation accueillit la demande de suspension.

25. Dans son pourvoi, le premier requérant alléguait une violation des dispositions de la législation pertinente relatives à l’usucapion et de l’article 281 du code civil (abus de droit). Il soutenait, en outre, que l’arrêt de la cour d’appel contenait des motifs contradictoires relativement à un point ayant une incidence déterminante sur l’issue du procès (notamment les limites du terrain litigieux) et que la cour d’appel avait mal interprété le plan topographique établi par un expert. S’agissant du moyen relatif à l’article 281 précité, le premier requérant, se prévalant de la jurisprudence de la Cour de cassation, indiquait que, pendant une longue période antérieure à l’introduction de l’action, il s’était livré à des actes de possession sur le terrain litigieux, comprenant du travail personnel et des dépenses (investissements, constructions, etc.), et que le monastère, qui d’après l’intéressé s’était rendu compte ou aurait dû se rendre compte de ces actes, n’avait pas réagi et n’avait pas contesté ceux-ci, suscitant ainsi auprès des tiers la conviction qu’il n’exercerait jamais ses droits. Cette attitude du monastère avait diminué la force du droit dont celui-ci pourrait se prévaloir. La longue inaction du monastère devait être appréciée en combinaison avec les actes de possession du requérant, ce qui donnait à l’abus de droit une nature particulièrement caractérisée, car la modification de la situation entrainerait pour le requérant un dommage différent et multiple, supérieur à la simple perte du bien.

26. S’agissant du moyen tiré de l’abus de droit, le juge rapporteur s’exprima ainsi dans son avis :

« L’exercice par le saint monastère demandeur de l’action en revendication du droit de propriété sur le terrain litigieux ne dépasse manifestement pas les limites qu’imposent la bonne foi, les bonnes mœurs et le but économique et social de ce droit, compte tenu notamment du but consistant à protéger la propriété immobilière des monastères qui fut établi par l’article 21 du décret du 22 avril/16 mai 1926, car cette propriété a toujours fait l’objet d’empiétements et a constitué pour un propriétaire de mauvaise foi une source d’enrichissement sans cause. »

27. Par un arrêt no 932/2012 du 31 mai 2012, la Cour de cassation entérina la proposition du rapporteur et confirma l’arrêt de la cour d’appel.

28. En effet, la Cour de cassation considéra que la cour d’appel avait correctement interprété et appliqué les dispositions du droit romain et byzantin en vigueur avant le code civil. Elle releva que la cour d’appel avait constaté que le monastère avait acquis la propriété du terrain litigieux en 1824 (de sa vraie propriétaire, Mme O., épouse de G.K.) et que, en tout état de cause, il s’était livré à des actes de possession sur celui-ci de manière ininterrompue et de bonne foi à compter de 1882 (année de la libération de la région de Thessalie) et pendant plus de trente ans, soit jusqu’au 12 septembre 1915, voire après cette date. En particulier, elle releva que les moines faisaient paître leurs moutons sur le terrain litigieux, défrichaient celui-ci et dissuadaient les tiers de se l’approprier. Elle indiqua que la cour d’appel avait en outre constaté que, au cours de la même période, les aïeux du premier requérant ne s’étaient livrés à aucun acte de possession sur le terrain.

29. La Cour de cassation précisa en outre que la cour d’appel avait suffisamment décrit les limites du terrain litigieux et que l’action du monastère n’était dès lors pas vague. Elle nota que les limites de la propriété étaient restées inchangées, et que c’était seulement récemment que le monastère avait cédé une bande de terre de 1 599,38 m² à la commune afin de permettre l’accès à la plage.

30. Quant à la violation alléguée de l’article 281 du code civil, la Cour de cassation considéra que la cour d’appel avait suffisamment motivé sa décision. Enfin, quant à l’allégation du requérant selon laquelle le terrain litigieux ne faisait pas partie du terrain appartenant au monastère, la Cour de cassation nota que la cour d’appel ne s’était pas fondée uniquement sur le plan topographique, mais qu’elle avait pris en considération les dépositions des témoins cités par le monastère.

31. L’arrêt de la Cour de cassation fut mis au net le 9 août 2012 et certifié conforme le 1er octobre 2012.

32. En juillet 2012, le monastère notifia au premier requérant le jugement de première instance en vue de son exécution.

33. Le premier requérant s’opposa à l’exécution de ce jugement devant le tribunal de première instance de Volos. Une audience fut fixée en 2014. Il déposa aussi une demande de suspension d’exécution (accompagnée d’une demande d’ordre provisoire de suspension). L’audience fixée au 1er novembre 2012 fut reportée au 10 janvier 2013 puis au 4 avril 2013. Le tribunal de première instance rejeta la demande d’ordre provisoire de suspension.

34. L’éviction des requérants du terrain litigieux eut lieu en octobre 2013 en présence d’une unité de la police antiémeute acheminée sur l’île de Skopelos avec pour mission d’escorter les moines et de bloquer l’accès à Glysteri.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

35. L’article 21 du décret du 22 avril/16 mai 1926 relatif à l’éviction administrative des terrains appartenant à la défense aérienne et à l’interdiction de prise de mesures provisoires contre l’État et la défense aérienne dispose :

« Les droits de l’État, de la défense aérienne et des saints monastères sur des biens immobiliers ne sont soumis à l’avenir à aucune prescription. Si cette prescription a commencé à courir, elle n’aura aucun effet juridique si un délai de trente ans ne s’est pas écoulé à la date de la publication du présent décret. »

36. En droit grec, l’usucapion constitue un mode d’acquisition de propriété d’une très grande partie des biens de l’Église et des monastères. Ces biens (en particulier des terrains de nature agricole ou forestière) ont été acquis par les monastères au cours de plusieurs siècles avant la création de l’État grec moderne. Des monastères créés pendant l’époque byzantine ont acquis ces biens soit par la possession soit par des donations impériales ou privées. Comme au fil des siècles les titres de propriété de ces monastères ont été détruits, perdus ou volés, l’usucapion est venue remplacer les titres de propriété non conservés. La jurisprudence des tribunaux grecs a toujours admis que, jusqu’à l’introduction du code civil (soit jusqu’au 23 février 1946), les biens des monastères et de l’Église étaient insusceptibles d’être acquis par des tiers par usucapion.

37. Par l’article 21 du décret précité, le législateur a étendu aux biens des monastères la protection qu’il accordait à ceux de l’État, afin de les protéger de ceux qui tenteraient de se les approprier en invoquant l’usucapion.

38. En appliquant cet article, en combinaison avec certaines dispositions du droit romain et byzantin, la jurisprudence constante admet qu’un tiers peut se prévaloir d’un droit de propriété sur des biens de monastères seulement s’il prouve s’être livré à des actes de possession sur ces biens initialement pendant une période de quarante ans, puis de 30 ans (loi ΓΧΞ/1910), jusqu’au 12 septembre 1915. À compter du 16 mai 1926, les monastères sont considérés comme exerçant une possession ininterrompue sur leurs terrains (possession fictive), quelle que soit la situation et même si cette possession a été en réalité exercée par un tiers.

39. L’article 4 de la loi no 1539/1938 relative à la protection du domaine public énonce :

« Les droits de l’État sur les biens immeubles du domaine public sont imprescriptibles. »

40. L’article 105 de la Constitution dispose :

« 1. La presqu’île de Athos qui, à partir et au-delà de Megali Vigla, constitue le territoire du Mont Athos, est, selon son antique statut privilégié, une partie autoadministrée de l’État hellénique dont la souveraineté y demeure intacte. Du point de vue spirituel, le Mont Athos relève de la juridiction directe du Patriarcat œcuménique. Tous ceux qui y mènent la vie monastique acquièrent la nationalité hellénique dès qu’ils sont admis comme moines ou novices, sans autre formalité.

2. Le Mont Athos est administré, d’après son statut, par ses vingt monastères, entre lesquels est répartie toute la presqu’île de Athos, dont le sol est inaliénable. (...)

3. La détermination détaillée des régimes athonites et du mode de leur fonctionnement se fait au moyen de la Charte statutaire du Mont Athos que rédigent et votent les vingt monastères avec la participation du représentant de l’État, et qui est ratifiée tant par le Patriarcat œcuménique que par la Chambre des députés des Hellènes. »

41. Les articles pertinents de la Charte statutaire du Mont Athos disposent :

Article 1

« Le Mont Athos sacré est composé de vingt (...) monastères dans l’ordre hiérarchique suivant : 1) le saint monastère de Megisti Lavra (...) »

Article 181

« Tous les biens immeubles des saints monastères sont totalement inaliénables en tant que biens de droit divin. »

42. La Grande Laure occupe la première place dans le classement hiérarchique des monastères du Mont Athos. Créé en 963 après J.-C. avec l’aide de l’empereur byzantin Nikiforos Phokas, ce monastère a servi de base pour la mise en place ultérieure du monachisme du Mont Athos. C’est un établissement souverain et autoadministré. Il constitue une personne morale de droit public qui poursuit des buts d’intérêt général au service de l’Église et de la vie monastique, mais aussi des buts de charité et d’utilité publique (avis no 757/1974 du Conseil juridique de l’État, § 3).

43. Les articles pertinents en l’espèce du code civil se lisent ainsi :

Article 281 (abus de droit)

« L’exercice d’un droit est prohibé s’il dépasse manifestement les limites imposées par la bonne foi ou par les bonnes mœurs ou par le but social ou économique du droit. »

Article 974 (notion de la possession et de la détention)

« Celui qui a acquis le pouvoir de fait sur une chose (détention) en est le possesseur, s’il exerce ce pouvoir avec l’intention d’agir en propriétaire. »

Article 983

« La possession se transmet aux héritiers du possesseur. »

Article 985

« Le possesseur peut repousser par la force tout trouble ou toute menace de dépossession.

(...)

Le possesseur d’un bien immeuble qui en a été illégalement dépossédé est en droit de le reprendre par la force aussitôt après la dépossession. »

Article 1033 (acquisition d’un bien immeuble par contrat)

« Le transfert de propriété d’un bien immeuble nécessite l’accord entre le propriétaire et l’acquéreur au sujet du transfert, qui doit être fait dans un but légitime. L’accord est dressé par acte notarié et doit être transcrit. »

Article 1045 (usucapion extraordinaire)

« Celui qui a possédé un bien meuble ou immeuble pendant vingt ans en devient propriétaire (usucapion extraordinaire). »

44. L’article 80 (intervention accessoire (απλή πρόσθετη παρέμβαση) du code de procédure civile dispose :

« Si, lors d’un procès pendant, un tiers a intérêt à ce que l’une des parties l’emporte, il peut intervenir pour appuyer les prétentions de celle-ci jusqu’au moment du prononcé d’une décision définitive. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

45. Les requérants se plaignent que les monastères, dont La Grande Laure, en tant que propriétaires de biens privés, soient assimilés à l’État, ce qui a, selon eux, pour conséquences une impossibilité pour des particuliers de bénéficier de l’usucapion à l’égard de ces biens et une tendance des tribunaux grecs à rejeter toute allégation d’abus de droit commis par les monastères. Ils se plaignent aussi d’obstacles procéduraux, selon eux infranchissables, qui seraient imposés par les tribunaux et qui les empêcheraient de prouver qu’ils avaient acquis par usucapion le terrain litigieux. Ils dénoncent enfin une imprescriptibilité sans limitation temporelle des prétentions des saints monastères sur des biens immobiliers. Ils allèguent une violation à leur égard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention combiné avec l’article 14 de la Convention. Ces dispositions se lisent ainsi :

Article 1 du Protocole no 1 à la Convention

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur la qualité de victime

46. En premier lieu, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable à l’égard des deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants pour défaut de qualité de victime : selon le Gouvernement, ces requérants n’ont pas participé à la procédure devant les juridictions nationales, et ils n’invoquent pas et ne démontrent pas l’existence d’un droit de propriété sur le terrain litigieux. Plus particulièrement, en ce qui concerne la deuxième requérante, le Gouvernement estime que l’exécution forcée des décisions internes contre son époux ne signifie pas qu’elle-même se trouve lésée dans ses droits de nature patrimoniale. Il ajoute que, à supposer même que l’obtention et l’usage de la licence de son restaurant puissent être considérés comme un « bien » – ce qu’il conteste –, il n’est pas démontré que le monastère ait refusé de consentir à la continuation de l’exploitation du restaurant par la requérante.

47. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants soutiennent qu’ils sont eux aussi victimes de la privation de propriété du terrain du premier requérant. Pour démontrer l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés pour agir, ils renvoient à leurs arguments concernant l’objection du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes.

48. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d’une telle violation, un individu doit, en principe, avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010, et Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 50, CEDH 2012). L’existence d’une victime personnellement touchée par la violation alléguée d’un droit garanti par la Convention est une condition de la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de manière rigide et inflexible (Bitenc c. Slovénie (déc.), no 32963/02, 18 mars 2008). La Cour interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d’intérêt à agir ou de qualité pour agir (Aksu, précité, § 52).

49. En l’espèce, la Cour note que la procédure en revendication de la propriété du terrain litigieux a été introduite par le monastère contre le premier requérant, qui arguait de son propre droit de propriété sur ce terrain, et qu’elle a pris fin par l’arrêt de la Cour de cassation qui a donné gain de cause au monastère de manière définitive et par la mise en œuvre de l’éviction des requérants. Or cette situation a affecté non seulement le premier requérant, mais aussi les membres de sa famille dont les activités commerciales étaient liées à la propriété du terrain. La licence de fonctionnement de la taverne avait été transférée en 2002 (à la suite du départ à la retraite du premier requérant) à la deuxième requérante, qui l’exploitait avec les quatrième et cinquième requérants. Les deuxième et troisième requérantes possédaient en outre deux bateaux qui servaient à transporter les touristes de la ville de Skopelos à la plage et à la taverne. Un système de dessalement de l’eau de mer fonctionnait sur le terrain litigieux et permettait, entre autres, l’arrosage de 350 oliviers dont la deuxième requérante extrayait de l’huile pour les besoins de son restaurant (paragraphe 8 ci-dessus). Or, cette activité commerciale a fait l’objet d’un examen de la part des juridictions internes dans le cadre du moyen du premier requérant relatif à l’abus de droit du monastère : le tribunal de première instance a relevé que les frais engagés pour exploiter commercialement le terrain étaient compensés par les profits de l’entreprise (paragraphe 17 ci-dessus).

50. Eu égard à ce qui précède ainsi qu’à la nécessité d’appliquer de manière flexible les critères déterminant la qualité de victime, la Cour admet que l’épouse et les enfants du premier requérant, bien que n’étant pas directement impliqués dans la procédure devant les juridictions internes, peuvent, au regard de l’article 34 de la Convention, passer pour être victimes des faits qu’ils dénoncent. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime de ces requérants.

2. Sur l’épuisement des voies de recours internes

51. En deuxième lieu, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes.

52. En ce qui concerne le premier requérant, il indique qu’à aucun stade de la procédure celui-ci ne s’est référé, même en substance, au droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Plus particulièrement, l’intéressé n’aurait pas allégué que l’interdiction d’acquérir par usucapion des biens de l’État et des monastères ainsi que l’imprescribilité des droits de propriété de l’État et des monastères sur leurs biens étaient contraires à la disposition susmentionnée. Le Gouvernement estime que la simple allégation du premier requérant devant les tribunaux selon laquelle il était devenu propriétaire du terrain litigieux par usucapion n’était pas suffisante aux fins de l’épuisement des voies de recours internes.

53. Quant à l’épouse et aux enfants du premier requérant, le Gouvernement indique qu’à aucun moment au cours de la procédure, y compris celle devant la Cour de cassation, ces requérants n’ont fait usage du droit d’intervenir dans la procédure (intervention accessoire – article 80 du code de procédure civile) en faveur du premier requérant et n’ont fait valoir un intérêt légitime à voir infirmer le jugement de première instance. D’après le Gouvernement, ces quatre requérants n’ont d’ailleurs procédé à aucune autre démarche judiciaire ou extrajudiciaire pour faire valoir leurs droits.

54. Le premier requérant soutient que non seulement il a épuisé les voies de recours internes en ce qui le concernait, mais qu’il a aussi attiré l’attention de la Cour de cassation sur les conséquences néfastes de l’aliénation de sa propriété pour sa famille.

55. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants indiquent qu’ils ne pouvaient pas former opposition contre la procédure d’exécution forcée du jugement du tribunal de première instance qui ordonnait leur éviction de la propriété litigieuse, au motif qu’ils ne disposaient pas d’un droit de propriété sur le terrain litigieux, mais seulement d’un droit de créance envers le premier requérant. Quant à la procédure d’intervention accessoire, ils indiquent qu’elle ne leur donnait pas la possibilité de faire valoir leurs propres droits et leur propre dommage, selon eux distincts de ceux du premier requérant. Ils soutiennent que le Gouvernement ne fournit d’ailleurs aucun précédent jurisprudentiel susceptible de démontrer que l’intervention de tiers, ayant des intérêts d’une nature différente de ceux de la personne se revendiquant propriétaire d’un terrain, dans une procédure de contestation de droits de propriété aurait pu influencer l’issue de la procédure quant à ces droits. Enfin, ils estiment qu’une action en dommages-intérêts fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil n’aurait pas prospéré dès lors que, selon eux, elle présupposait l’existence d’une illégalité commise par l’État.

56. La Cour rappelle que, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut examiner une question que lorsque tous les recours internes ont été épuisés. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises à la Cour. Ainsi, le grief dont on saisit la Cour doit d’abord avoir été soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées. Toutefois, selon la règle de l’épuisement des voies de recours internes, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 55, CEDH 2009).

57. En ce qui concerne le premier requérant, la Cour note que la procédure litigieuse portait sur la revendication par le monastère de la propriété du terrain du premier requérant. Il est vrai que l’enjeu principal de la procédure devant les juridictions internes était la question de savoir si le terrain litigieux que le premier requérant prétendait posséder en vertu de titres de propriété et même par l’effet de l’usucapion devait ou non être transmis au monastère auteur de l’action en revendication. Il n’en reste pas moins, cependant, que le litige portait aussi sur la possession du terrain par le biais du grief relatif à l’abus de droit commis par le monastère. En effet, tout comme devant le tribunal de première instance et la cour d’appel, dans son pourvoi en cassation, le premier requérant soulevait divers moyens, dont notamment l’abus de droit que le monastère aurait commis en introduisant son action : à cet égard, en se prévalant de la jurisprudence de la Cour de cassation, le premier requérant soulignait que, pendant une longue période antérieure à l’introduction de l’action, il avait accompli sur le terrain litigieux des actes de possession (νομής), comprenant du travail personnel et des dépenses (investissements, constructions, etc.), et que le monastère, qui, d’après le requérant, s’était rendu compte ou aurait dû se rendre compte de ces actes, n’avait pas réagi et n’avait pas contesté ceux-ci, de sorte qu’il aurait suscité auprès des tiers la conviction qu’il n’exercerait jamais ses droits. Cette attitude du monastère avait diminué la force du droit dont celui-ci pourrait se prévaloir. La longue inaction du monastère devait être appréciée en combinaison avec les actes de possession du requérant, ce qui donnait à l’abus de droit une nature particulièrement caractérisée, car la modification de la situation entrainerait pour le requérant un dommage différent et multiple, supérieur à la simple perte du bien. Or, si la Cour de cassation avait accueilli l’argument relatif à l’abus de droit, le requérant, même sans être reconnu propriétaire, n’aurait pas été évincé du terrain et y serait maintenu en sa qualité de possesseur.

58. Sans s’appuyer en termes exprès sur l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le premier requérant a invoqué à la fois l’atteinte à son droit de propriété que celle à sa possession du terrain au sens des dispositions du droit interne applicable. Ce faisant, il a, à l’évidence, présenté des arguments qui revenaient à dénoncer, en substance, une atteinte à tous les aspects pertinents du droit garanti par cet article. Il a ainsi donné à la Cour de cassation l’occasion d’éviter ou de redresser les violations alléguées, conformément à la finalité de l’article 35 de la Convention. Il convient donc de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

59. Quant aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants, la Cour note que selon le droit grec, il leur était loisible de demander aux juridictions internes, sur le fondement de l’article 80 du code de procédure civile, de pouvoir intervenir dans la procédure à n’importe quel stade de celle-ci. Certes, les juridictions internes étaient appelées à déterminer laquelle des deux parties, du premier requérant ou du monastère, qui invoquaient chacun des droits de propriété sur le terrain litigieux, était le véritable propriétaire de celui-ci. Toutefois, de l’avis de la Cour, les autres requérants, bien qu’ils ne pouvaient pas faire valoir des droits de propriété sur le terrain litigieux, ils étaient exploitants du restaurant sis sur le terrain et des bateaux de transports de touristes. Leur intervention en vertu de l’article 80 du code de procédure civile aurait permis aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants d’appuyer les prétentions du premier requérant et donc d’influencer l’issue du litige qui était déterminant pour eux. En même temps, une telle intervention aurait donné aux juridictions internes l’occasion de prendre en considération l’enjeu du litige dans sa totalité et de décider en conséquence. Par ailleurs, l’intervention en question aurait conduit les requérants à démontrer leur intérêt pour agir et les juridictions compétentes à se prononcer à cet égard. Il s’ensuit que les quatre requérants en question ont failli à leur obligation d’épuiser les voies de recours internes. Partant, la Cour accueille l’exception du Gouvernement pour autant qu’elle concerne les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants.

3. Conclusion

60. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable à l’égard du premier requérant.

B. Sur le fond

61. La Cour examinera d’abord l’existence et la justification de l’ingérence sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément.

1. Sur l’existence d’un « bien » et sur la règle de l’article 1 du Protocole no 1 applicable en l’espèce

62. Le premier requérant soutient qu’il possédait le terrain litigieux en vertu d’une série d’actes dont le plus ancien serait daté de 1883. Il précise qu’il a acquis le terrain en 1982 par donation de son père, E.K., du vivant de celui-ci, que E.K., propriétaire du terrain depuis les années 1930, l’avait acquis par testament, publié par décision judiciaire, de son propre père qui lui-même l’aurait acheté en 1916, par contrat signé devant notaire, à un autre membre de la famille, N.K. Celui-ci l’aurait acheté en 1909 à G.P., qui l’aurait acheté en 1902 à M.P., qui l’aurait lui-même acheté en 1883 à M.M. Le contrat de 1883 aurait mentionné que la propriété de ce terrain avait été apportée à M.M. en dot par son épouse.

63. Le premier requérant indique que, alors que, selon le Gouvernement, il n’avait aucun droit de propriété sur le terrain litigieux, l’État lui a réclamé des taxes foncières d’un montant de 1 696 EUR, non seulement après l’arrêt de la Cour de cassation mais même après son éviction du terrain, qui aurait eu lieu en présence d’une unité de la police antiémeute spécialement acheminée sur l’île dans ce but, et ce alors qu’il se serait agi d’un simple litige entre personnes privées (paragraphe 34 ci-dessus).

64. Le Gouvernement expose que l’arrêt no 932/2012 de la Cour de cassation a reconnu le droit de propriété du monastère sur le terrain litigieux et que, par conséquent, le premier requérant ne dispose pas d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il soutient que le but du requérant est que la Cour procède à une interprétation du droit interne national et à un nouvel examen des preuves ayant été présentées devant les juridictions nationales. Le Gouvernement ajoute que ces dernières ont pourtant suffisamment motivé leurs décisions concluant que les prédécesseurs du requérant n’avaient pas possédé le terrain litigieux pendant une période ininterrompue ayant débuté trente ans avant 1915 et que le requérant ne pouvait dès lors en aucun cas être reconnu propriétaire, ni sur le fondement des dispositions relatives à l’usucapion applicables aux monastères ni sur le fondement de celles, plus générales, de l’article 1045 du code civil.

65. Le Gouvernement distingue la présente affaire de l’affaire Zafranas c. Grèce (no 4056/08, 4 octobre 2011), dans laquelle, selon lui, les requérants avaient cherché à se faire reconnaître comme ayant droit à une indemnité d’expropriation en se fondant sur des titres légaux de propriété, établis devant notaire et enregistrés au bureau des hypothèques. En revanche, d’après le Gouvernement, dans la présente affaire le premier requérant ne s’appuie que sur des actes d’héritage d’un terrain dont le tribunal de première instance aurait jugé qu’il ne coïncidait pas avec le terrain litigieux. En outre, toujours selon le Gouvernement, il n’a jamais été prouvé que les autres documents produits par le requérant devant les juridictions internes concernaient le terrain litigieux.

66. Le Gouvernement indique encore que, en l’espèce, l’interdiction d’acquérir un bien monacal par usucapion après 1915 ne constitue pas une « privation de propriété » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Pour le Gouvernement, cette interdiction, prévue par la loi, signifie qu’il est impossible pour un tiers d’acquérir une telle propriété au moyen de la suppression des droits de propriété des saints monastères sur leurs biens.

67. La Cour rappelle que la notion de « biens » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004, et Brosset-Triboulet c. France [GC] no 34078/02, § 65, CEDH 2010).

68. De manière générale, l’imprescriptibilité et l’inaliénabilité des biens du domaine public n’ont pas empêché la Cour de conclure à la présence de « biens » au sens de cette disposition (Öneryıldız, précité, N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, CEDH-2005-X, Tuncay c. Turquie, no 1250/02, 12 décembre 2006, Köktepe c. Turquie, no 35785/03, 2 juillet 2008, Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, 8 juillet 2008, et Şatir c. Turquie, no 36129/92, 10 mars 2009). Dans ces affaires, cependant, à l’exception de la première, les titres de propriété des intéressés ne prêtaient pas à controverse au regard du droit interne, ces derniers pouvant légitimement se croire en situation de « sécurité juridique » quant à leur validité, avant leur annulation au profit du Trésor public (Turgut et autres, précité, § 89).

69. Le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Par exemple, le temps écoulé peut faire naître l’existence d’un intérêt patrimonial des requérants à jouir de leur maison, lequel est suffisamment reconnu et important pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet, précité, § 71).

70. En l’espèce, la Cour note d’emblée que si la procédure litigieuse avait pour objet la reconnaissance du droit de propriété sur le terrain litigieux, le fait que le premier requérant et ses prédécesseurs ont exercé une possession effective et ininterrompue sur le terrain pendant plus d’un siècle environ n’a pas été contesté. Or, la possession est une notion reconnue et définie par l’article 974 du code civil et protégée par d’autres dispositions de ce code (paragraphe 43 ci-dessus). Elle relève plus particulièrement que le premier requérant et ses prédécesseurs possédaient le terrain litigieux depuis fort longtemps, comme cela ressort d’une série d’actes dont le plus ancien date de 1883. À aucun moment pendant cette période, ni les autorités ni, à plus forte raison, le monastère n’ont contesté les droits de propriété des différents détenteurs de ces documents ou les actes de possession que ceux-ci accomplissaient sur le terrain. Il y a lieu de souligner que, en 1986, le premier requérant s’est vu délivrer par le commissariat de police de Skopelos une licence pour faire fonctionner son bar-restaurant et il a obtenu, en 1994, un permis de construire sur la base duquel il a construit sur la moitié du terrain un bâtiment de 135 m² (paragraphe 21 ci-dessus).

71. Pareille tolérance de la part des autorités et du monastère concerné pendant une si longue période indique que ceux-ci ont reconnu de facto que le requérant et ses prédécesseurs avaient un intérêt patrimonial sur leur terrain consistant en la possession de celui-ci telle que reconnue et protégée par le droit interne (paragraphe 43 ci-dessus) et qu’ils ne leur ont jamais donné à penser que la situation dont ils bénéficiaient pouvait basculer. Bref, l’intérêt patrimonial du premier requérant était suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel et donc un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, laquelle est donc applicable quant à ce volet du grief examiné (voir aussi Öneryıldız, précité, § 129, Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 76, CEDH2007-XIII, et Brosset-Triboulet, précité, § 71).

2. Sur l’existence d’une ingérence

72. La Cour constate que l’éviction du premier requérant du terrain qui lui avait été transmis par son père par donation en 1982, consécutive à l’arrêt de la Cour de cassation, constitue sans nul doute une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de ses biens.

3. Sur la justification de l’ingérence

a) Arguments des parties

i) Le requérant

73. Le requérant soutient qu’il lui a été impossible de prouver devant les juridictions internes que les transferts successifs de la propriété du terrain litigieux avaient été faits légalement depuis le XIXe siècle. Il estime que les actes d’acceptation de succession sont des titres légaux de propriété ayant fait l’objet d’une publication. Il réfute l’argument du Gouvernement selon lequel les divers actes ne peuvent pas être pris en compte au motif que leur contenu et leur exactitude n’auraient pas été confirmés par le témoin qui avait déposé en sa faveur. Il réplique sur ce point que ces actes avaient été dressés devant notaire et transcrits au registre foncier de Skopelos, et qu’ils n’ont jamais été contestés comme étant des faux. Par ailleurs, il indique que, dans l’acte de 1902, la plage de Glysteri et la mer étaient expressément mentionnées comme étant les limites du terrain ; or, à ses yeux, une délimitation en ces termes ne pouvait désigner aucun autre endroit dans le monde.

74. Le requérant souhaite souligner devant la Cour que les juridictions internes lui ont demandé de prouver l’usucapion au titre d’une possession pendant une période de trente ans avant 1915, ce que les actes de transfert de propriété auraient établi dès lors que le plus ancien aurait daté de 1883, mais que le Gouvernement arguait dans ses observations que cette période devait être portée à quarante ans. Or, expose le requérant, cela est impossible au motif que, en 1875, la Thessalie était encore sous occupation ottomane. Il estime qu’obliger un individu à présenter des titres de propriété antérieurs à l’établissement de la souveraineté de l’État grec sur l’île de Skopelos est une demande non seulement disproportionnée, mais aussi impossible et en totale contradiction avec l’article 1 du Protocole no 1.

75. Le requérant indique en outre que, non seulement dans la présente affaire, mais encore dans toutes les affaires portant sur le droit de propriété, les tribunaux internes traitent de manière discriminatoire les individus lorsqu’ils sont opposés à des organisations non gouvernementales dépendant de l’Église orthodoxe grecque. Il ajoute que, en dépit de ses affirmations, le Gouvernement ne fournit aucun exemple de traitement préférentiel en faveur d’une personne morale relevant d’une église autre que l’Église orthodoxe.

ii) Le Gouvernement

76. Le Gouvernement expose que les dispositions qui assimilent les saints monastères à l’État en ce qui concerne la protection de leurs biens ont été établies pour des motifs d’intérêt général et, notamment, pour la protection des biens des monastères contre les empiétements arbitraires de la part de tiers. Il précise que l’exploitation de ces biens fournit aux monastères, en particulier ceux du Mont Athos, des moyens pour réaliser leur mission d’œuvres sociales à travers le temps, en tant qu’« arches de la tradition culturelle du pays », ce qui impliquerait une autosuffisance financière pour leur entretien et leur conservation.

77. Le Gouvernement indique en outre que les dispositions législatives qui ont été appliquées en l’espèce n’excluent pas la possibilité d’acquérir par usucapion des biens publics ou monacaux, mais elles introduisent seulement certaines conditions spécifiques qui sont, à ses yeux, claires et prévisibles. Il poursuit en déclarant que, à supposer même que l’imprescriptibilité du domaine public n’existe pas, les intéressés doivent démontrer que leurs prédécesseurs ont occupé les terrains concernés, de bonne foi et de manière ininterrompue, pendant quarante ans avant 1915 ou prouver par d’autres moyens qu’ils ont acquis ces terrains avant cette année-là. Or, ajoute le Gouvernement, le premier requérant n’a pas apporté cette preuve devant les juridictions internes, ce qui ressortirait clairement tant des motifs du tribunal de première instance que de ceux de la cour d’appel. Le Gouvernement indique que, de plus, le témoin qui a déposé en faveur du premier requérant a déclaré ne rien savoir du terrain avant 1974, et que, par ailleurs, les donations parentales de 1982 et 1987 ne constituaient pas un titre légal de transfert du bien dès lors que, à la date du transfert, celui qui l’aurait transféré n’en avait pas la propriété (article 1033 du code civil, droit romain et byzantin et jurisprudence de la Cour de cassation).

78. Enfin, le Gouvernement expose que l’interdiction de l’usucapion au dépens des biens monacaux s’applique à tous les monastères sur le territoire grec, même à ceux d’autres religions que la religion orthodoxe, et tant aux personnes physiques qu’aux personnes morales.

b) Appréciation de la Cour

79. La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole no 1 : par l’article 21 du décret du 22 avril/16 mai 1926 relatif à l’éviction administrative des terrains appartenant à la défense aérienne et à l’interdiction de prise de mesures provisoires contre l’État et la défense aérienne, le législateur a étendu aux biens des monastères la protection qu’il accordait à ceux de l’État, afin de les protéger de ceux qui tenteraient de se les approprier en invoquant l’usucapion. Par ailleurs, l’article 4 de la loi no 1539/1938 prévoit l’imprescriptibilité des droits de l’État sur des biens du domaine public. En outre, les monastères du Mont Athos, dont La Grande Laure fait partie, bénéficient d’un statut particulier en vertu de l’article 105 de la Constitution et d’une protection particulière en ce qui concerne leurs biens, l’article 181 de la Charte statutaire du Mont Athos prévoyant que leurs biens immeubles sont totalement inaliénables en tant que biens de droit divin.

80. L’ingérence poursuivait aussi un but légitime, à savoir protéger de l’empiétement par des tiers la propriété immobilière des monastères. La Cour est consciente du souci du législateur d’accorder une protection particulière aux biens des monastères. Elle note que les monastères créés pendant la période byzantine ont acquis des biens par donations impériales ou privées et que, au fil des siècles, leurs titres de propriété ayant été détruits, perdus ou volés, l’usucapion est venue remplacer les titres non conservés (paragraphe 36 ci-dessus). Le recours à cette notion d’usucapion a été nécessaire afin de protéger leurs terres de l’empiétement par des tiers ou par l’invocation par des tiers de l’usucapion et des revendications fréquentes en justice par des personnes privées concernant des terrains possédés de bonne foi par les monastères. La jurisprudence des tribunaux grecs a d’ailleurs toujours admis que, jusqu’à l’introduction du code civil (soit jusqu’au 23 février 1946), les biens des monastères et de l’Église étaient insusceptibles d’être acquis par usucapion par des tiers (paragraphe 36 ci-dessus).

81. Il incombe toutefois à la Cour d’examiner, à la lumière de la norme générale de cet article, si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et les droits des individus concernés. La Cour rappelle à cet égard que le souci d’assurer un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier et qu’il se traduit par la nécessité d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 108-109, 25 octobre 2012, et Ruspoli Morenes c. Espagne, no 28979/07, § 36, 28 juin 2011). La vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause.

82. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une large marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit du requérant au respect de ses biens (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, CEDH 2005-VI).

83. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. Un défaut total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 71, série A no 301-A, et Ex-roi de Grèce et autres, précité, § 89). Cependant, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 54, série A no 98, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V).

84. En l’espèce, la Cour note que, pour donner gain de cause au monastère, les juridictions nationales, et notamment la cour d’appel, se sont fondées, d’une part, sur les actes de possession accomplis par le monastère sur ces terrains de 1882 à 1915 (les moines faisaient paître leurs moutons sur le terrain litigieux, défrichaient celui-ci et dissuadaient les tiers de se l’approprier – paragraphe 28 ci-dessus), puis sur l’inaliénabilité de ses droits de propriété à partir de 1915, et, d’autre part, sur l’impossibilité pour le requérant de prouver que lui-même et ses prédécesseurs s’étaient livrés à des actes de possession de bonne foi pendant une période continue de quarante ans avant 1915 puis jusqu’à la saisine du tribunal de première instance par le monastère en 2004. En outre, dans son arrêt no 749/2010, la cour d’appel a relevé que le monastère possédait de bonne foi le terrain litigieux depuis 1824, car il l’avait acheté à la vraie propriétaire par un acte de transfert de propriété certifié par la chancellerie de Skopelos.

85. De son côté, le premier requérant se prévalait de sa qualité de propriétaire du terrain litigieux en se fondant sur des titres de propriété légalement établis au fil de plusieurs dizaines d’années. Il présentait des actes de propriété du terrain établis au nom de ses prédécesseurs et datant de 1883, 1902 et 1909 (paragraphe 22 ci-dessus), ainsi qu’au nom des membres de sa famille qui se succédaient de 1916 à 1933. Il produisit, en outre, un acte du 19 septembre 1916 selon lequel son grand-père avait acquis la propriété du terrain, un testament de 1933 selon lequel ce grand-père avait transmis la propriété du terrain à son père, un acte d’acceptation de succession (no 3357) de son père établi le 2 novembre 1960 devant notaire, et un acte d’acceptation de succession no 18052/29-12-1982, établi devant notaire lors de la transmission de la propriété par son père et transcrit au service du registre foncier de Skopelos (paragraphe 11 ci-dessus).

86. S’estimant ainsi propriétaire légal et de bonne foi du terrain litigieux, le premier requérant et sa famille avaient créé et exploité une entreprise de restauration sur ce terrain et développé autour de cette exploitation d’autres activités liées au tourisme. La Cour attache aussi de l’importance au fait que plusieurs autorités publiques de l’île de Skopelos ont consenti à accorder au premier requérant différents permis comme s’il était le propriétaire du terrain : ainsi, en 1986, le commissariat de police lui a délivré une licence lui permettant d’exploiter un bar-restaurant et, en 1994, le service de l’urbanisme de l’île lui a accordé un permis de construire un bâtiment d’une superficie de 135 m² pour l’exploitation d’un restaurant (paragraphe 21 ci‑dessus). À cela s’ajoute le fait que le requérant devait payer des taxes foncières à l’Etat (paragraphe 63 ci-dessus). Certes, en 1986 et en 1994, ces autorités ne pouvaient pas savoir qu’en 2004 une action en revendication de la propriété serait intentée par le monastère et qu’elle aurait une issue favorable. Toutefois, la Cour estime que des actes administratifs légaux établis par des autorités étatiques telles que les autorités de police et le service de l’urbanisme ne peuvent que conforter le sentiment des destinataires de ces actes que le système d’acquisition et de transmission des biens est stable et fiable et qu’ils possèdent de bon droit le bien objet de ces actes. En tout état de cause, le premier requérant a soulevé devant toutes les juridictions qui ont examiné l’affaire le moyen tiré de l’abus de droit du monastère afin de conserver la possession du bien litigieux.

87. Au fait que les juridictions grecques n’ont pas pris en considération les titres de propriété soumis devant elles par le premier requérant se rajoute celui qu’elles n’ont pas pris en compte la perte de l’outil de travail du requérant entraînée par leur décision, et dont celui-ci et sa famille tiraient leurs moyens de subsistance depuis 1986 (voir, mutatis mutandis, Lallement c. France, no 46044/99, §§ 20-24, 11 avril 2002, et Di Marco c. Italie, no 32521/05, § 65, 26 avril 2011), et ce sans aucune indemnité. En effet, le tribunal de première instance de Volos a considéré que les frais engagés par le premier requérant pour exploiter commercialement le terrain litigieux avaient été compensés par les profits de son entreprise et que celui-ci avait bénéficié de ces avantages pendant une longue période sans verser de loyer au monastère en contrepartie de l’usage du terrain (paragraphe 17 ci-dessus). Les juridictions internes ont ainsi rejeté le moyen tiré de l’abus de droit du monastère. Or, si ce moyen avait été accueilli, le premier requérant aurait au moins conservé la possession du terrain.

88. A la lumière de ce qui précède, et compte tenu de la spécificité des circonstances de l’espèce, la Cour estime que le requérant a subi une « charge spéciale et exorbitante », qui ne peut être justifiée par l’existence d’un intérêt général légitime poursuivi par les autorités. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

89. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 14 de la Convention. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner ce grief.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

90. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

91. Pour étayer leur dommage matériel, le requérant se fonde sur deux rapports d’expertise qu’il a lui-même commandés et qui datent, pour l’un, du 30 janvier 2013 et, pour l’autre, du 14 avril 2016. Pour la perte du terrain en question, il réclame 2 410 000 EUR. Pour la période qui va de 2013 (soit à compter de son éviction du terrain) à 2016, il réclame en outre 578 381,12 EUR pour le dommage résultant de la perte de l’activité commerciale (restaurant) de sa famille et de l’impact de cette perte sur les activités annexes, telles que l’exploitation des bateaux de transport de touristes, du cheptel, de l’oliveraie et de l’horticulture. Il demande que les sommes y afférentes soient versées sur le compte bancaire indiqué par sa représentante.

92. Le requérant réclame aussi 40 000 EUR pour dommage moral en raison de la souffrance psychique et physique, provoquée par les violations alléguées. Il demande que cette somme soit versée sur le compte bancaire indiqué par sa représentante.

93. Le Gouvernement considère que les prétentions du requérant pour dommage matériel sont vagues et hypothétiques et qu’elles n’ont pas de lien de causalité avec la violation alléguée des articles 1 du Protocole no 1 à la Convention et 14 de la Convention. Il estime que les sommes réclamées sont exorbitantes et injustifiées, et qu’un constat de violation représenterait, le cas échéant, une satisfaction suffisante. Au cas où la Cour estimerait nécessaire d’accorder une indemnité, il est d’avis que celle-ci ne devrait pas dépasser 5 000 EUR. Quant au dommage moral, il rétorque que le montant demandé est excessif et qu’un constat de violation constituerait, le cas échéant, une satisfaction suffisante.

94. La Cour rappelle que même si la procédure devant les juridictions internes portait sur la propriété du terrain litigieux, le premier requérant en avait la possession ininterrompue depuis une très longue période et donc un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Sur cette base factuelle et juridique, le premier requérant possédait et exploitait de bonne foi et pendant de longues années tant le terrain que l’entreprise qu’il y avait établie. Or, son éviction du terrain et l’impossibilité de continuer à l’exploiter lui a sans doute causé un préjudice matériel certain. Par ailleurs, la Cour note que le droit national ne permet pas d’effacer les conséquences de la violation constatée car il ne prévoit pas la réouverture de procédures en matière civile.

95. De plus, en l’espèce, la violation des droits du requérant garantis par l’article 1 du Protocole no 1 a dû lui causer des sentiments d’impuissance et de frustration. La Cour estime qu’il y a lieu de réparer de manière adéquate ce préjudice moral (voir, mutatis mutandis, Epiphaniou et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 19900/92, § 45, 26 octobre 2010).

96. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant une somme globale de 75 000 EUR, tous préjudices confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

B. Frais et dépens

97. Le requérant demande également 82 752,89 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes, 7 888 EUR pour le coût de deux rapports d’expertises qu’il a commandités et 24 514, 89 EUR pour les frais engagés devant la Cour (dont 24 000 EUR pour honoraires d’avocat), à verser directement sur le compte bancaire indiqué par sa représentante. En ce qui concerne ces derniers, il se prévaut d’un accord conclu avec sa représentante, par lequel il s’engageait à lui verser ses honoraires après la conclusion de la procédure devant la Cour et au cas où celle-ci constaterait au moins une violation de la Convention.

98. Le Gouvernement indique d’emblée que la plus grande partie de la somme susmentionnée, soit 82 238 EUR, est déjà incluse dans le montant de 578 381,12 EUR réclamé pour dommage matériel, sous la rubrique « frais pour prestations professionnelles ». Il estime que les frais engagés devant les juridictions internes n’ont pas de lien de causalité avec les violations alléguées, qu’ils sont excessifs et que, tout comme ceux relatifs à la procédure devant la Cour, ne sont pas accompagnés des justificatifs nécessaires. Quant à l’accord prétendument conclu entre le requérant et sa représentante, il porte sur des dépenses vagues et hypothétiques dont la réalité n’aurait pas été établie. Enfin, le Gouvernement considère que, si une somme pour frais et dépens était allouée, elle ne devrait pas dépasser 1 500 EUR au total.

99. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les accords conclus entre les avocats et les requérants ne font naître des obligations qu’entre eux et ne sauraient lier la Cour, qui doit évaluer le niveau des frais et dépens à rembourser non seulement par rapport à la réalité des frais allégués, mais aussi par rapport à leur caractère raisonnable (Iatridis c. Grèce (article 41) [GC], no 31107/96 § 55, 19 octobre 2000). En l’espèce, la Cour note d’emblée que le requérant ne soumet aucun justificatif concernant les frais engagés dans l’ordre juridique interne. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 3 000 EUR tous frais confondus. Elle accueille aussi la demande de l’intéressé concernant le versement direct de cette somme sur le compte bancaire de sa représentante.

C. Intérêts moratoires

100. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable en ce qui concerne le premier requérant ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas de rechercher s’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 75 000 EUR (soixante-quinze mille euros) tous dommages confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt,

ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de sa représentante ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposKristina Pardalos
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges Wojtyczek et Koskelo.

K.P.
A.C.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

1. Je ne puis souscrire à l’opinion de la majorité selon laquelle l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention a été violé en l’espèce.

2. Dans la présente affaire, la Cour conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 du fait des décisions de justice rendues en faveur du plaignant dans un litige civil opposant deux sujets de droit privé. Autrement dit, elle estime que les autorités judiciaires grecques ont enfreint la Convention en reconnaissant certains droits au monastère Megisti Lavra. Bien que, en Grèce, une procédure civile ne puisse être rouverte à la suite d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, l’arrêt de celle-ci peut avoir un impact négatif sur les droits et intérêts du monastère Megisti Lavra car les autorités nationales peuvent et doivent à l’avenir tenir compte dudit arrêt dans différentes procédures concernant directement ou indirectement les droits et intérêts du monastère. Après le constat de violation de la Convention par la Cour, il sera peut-être plus difficile pour le monastère de faire valoir ses droits face aux autorités publiques et face aux requérants, et notamment son droit à l’indemnisation du préjudice subi du fait de la possession illégale du terrain. Par conséquent, l’arrêt de la Cour influe sur la situation juridique du monastère Megisti Lavra.

Les exigences les plus élémentaires de justice procédurale imposent au juge d’entendre toutes les parties intéressées avant de statuer. À mon avis, il était absolument nécessaire dans la présente affaire d’inviter d’office le monastère Megisti Lavra à présenter ses observations concernant ses droits. Je regrette que la majorité n’ait pas voulu suivre cette voie et qu’elle ait décidé de statuer sans entendre le monastère Megisti Lavra. Je vois dans cette façon de procéder une violation grave des principes fondamentaux de justice procédurale ainsi que des droits procéduraux d’une partie intéressée directement par l’issue du litige (voir à ce sujet mon opinion séparée dans l’affaire Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, CEDH 2015). La Cour refuse de s’appliquer à elle-même les règles qu’elle impose aux autres juridictions.

3. La Cour qualifie le « bien » protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention de la façon suivante : la « possession du terrain ». Il est indéniable que la possession d’un bien immeuble est une situation juridique protégée en droit grec par des droits subjectifs. Toutefois, il faut souligner que cette protection est relative et limitée. Elle est tournée contre des tentatives illégales de dépossession et contre les troubles et menaces illégaux à la possession. Elle peut bénéficier, entre autres, au propriétaire qui est possesseur d’un terrain. Elle ne s’étend pas aux situations des propriétaires qui ont fait valoir leur droit de propriété par les voies légales contre un possesseur sans titre. Ainsi, les juridictions nationales ont donné raison au plaignant et lui ont accordé la protection de son droit de propriété.

Le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 dans la présente cause équivaut à transformer un droit faible (un droit subjectif protégeant la possession) en un droit fort, ou un droit relatif et limité en droit national en un droit plus absolu et affranchi des principales limitations imposées en droit national. Le droit subjectif protégé par la Cour n’est donc pas identique au droit subjectif protégé par le droit national. Ce sont deux droits différents. L’intervention de la Cour ne consiste pas en la mise en œuvre d’un droit existant en droit national mais transforme la nature du droit (subjectif) protégé par le droit (objectif) national. Une telle transformation n’est pas complètement exclue dans le cadre de la Convention mais elle devrait être reconnue ouvertement et justifiée de façon particulièrement convaincante par la Cour (comparer avec mon opinion séparée dans l’affaire Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, CEDH 2016).

4. Dans la présente affaire, la majorité fait à juste titre le constat suivant : « [e]n l’espèce, la Cour note d’emblée que si la procédure litigieuse avait pour objet la reconnaissance du droit de propriété sur le terrain litigieux, le fait que le premier requérant et ses prédécesseurs ont exercé une possession effective et ininterrompue sur le terrain pendant plus d’un siècle environ n’a pas été contesté ». Il faut ajouter que cette possession incontestée a été officiellement confirmée par les tribunaux grecs (paragraphe 21 de l’arrêt). La controverse portait uniquement sur la durée de la possession et ses conséquences légales.

Toutefois, dans un autre passage de l’arrêt, la majorité affirme ceci : « [p]areille tolérance de la part des autorités et du monastère concerné pendant une si longue période indique que ceux-ci ont reconnu de facto que le requérant et ses prédécesseurs avaient un intérêt patrimonial sur leur terrain consistant en la possession de celui-ci telle que reconnue et protégée par le droit interne (paragraphe 43 ci-dessus) et qu’ils ne leur ont jamais donné à penser que la situation dont ils bénéficiaient pouvait basculer » (paragraphe 71 in principio). Cette phrase est surprenante à plusieurs égards. D’une part, elle parle d’une « reconnaissance de facto » alors que les tribunaux ont reconnu la possession de façon officielle et explicite. D’autre part, elle met en exergue la « tolérance » de la part des autorités et du monastère pendant de longues années comme indication de la reconnaissance de la possession du terrain. J’avoue ne pas comprendre car la possession en droit grec existe indépendamment de la tolérance ou non de la part des autorités et du propriétaire. La tolérance de la part des autorités et du monastère serait-elle perçue ici comme la source d’une possession qualifiée, du fait d’une forme spéciale de reconnaissance ? Je note à cet égard que, si l’attitude du propriétaire est un élément important pour l’écoulement des délais de prescription acquisitive, les dispositions auxquelles renvoie la phrase en question (citées au paragraphe 43) ne reconnaissent pas de formes qualifiées de possession. En tout état de cause, la phrase précitée, issue du paragraphe 71 (possession reconnue uniquement de facto), contredit ce qui est dit au paragraphe 70 (possession comme fait incontesté).

Ces hésitations de la majorité quant au bien protégé par l’article 1 du Protocole no 1 aboutissent à un certain manque de clarté quant à la nature précise de l’ingérence dans les droits des requérants, présentée comme l’« éviction du terrain » au paragraphe 72. L’ingérence consiste-t-elle en la privation de la possession (au sens du code civil grec) du terrain ? En la privation d’une forme qualifiée de possession du terrain ? Dans ce cas, quelle serait cette forme qualifiée ? Dans le cas contraire, consiste-t-elle en une atteinte à l’espérance légitime des requérants, née dans les circonstances particulières de l’affaire, « que la situation ne pouvait basculer » ? En la perte de l’outil du travail ? Au bout du compte, la nature de la violation (décrite comme une « charge spéciale et exorbitante » au paragraphe 88) n’est pas expliquée avec une précision suffisante pour assurer la sécurité juridique et donner des indications aux Hautes Parties contractantes leur permettant d’éviter des violations similaires de la Convention.

5. La Cour constate le caractère disproportionné de l’ingérence dans le « bien » des requérants sur le fondement des quatre arguments suivants. Premièrement, elle juge que les autorités, par leurs actions, ont créé une espérance légitime de la part du premier requérant quant à la stabilité de sa possession. En effet, celles-ci lui ont délivré une licence pour un bar et un permis de construire, et ont encaissé les sommes déclarées et payées au titre des taxes foncières. Je constate à cet égard qu’un bar peut fonctionner dans des locaux qui n’appartiennent pas au propriétaire du bar. Les autorités fiscales ne sont pas compétentes pour décider qui est le propriétaire d’un terrain litigieux. En l’espèce, elles se sont apparemment fondées sur les déclarations faites par le premier requérant lui-même, qui se présentait comme le propriétaire du terrain et payait la taxe foncière afférente au risque de voir sa qualité alléguée de propriétaire infirmée par le juge. De plus, un permis de construire, apparemment délivré en violation du droit national à une personne qui n’était pas habilitée à l’obtenir, ne peut être un argument décisif. Même à supposer que l’attitude des autorités ait conduit à créer une espérance légitime de la part des requérants, celle-ci ne pouvait produire d’effets que dans les relations entre ces derniers et les pouvoirs publics (relations « verticales ») et non dans les relations entre les intéressés et le monastère (relations « horizontales » entre deux sujets de droit privé). Même si le requérant avait aujourd’hui le droit de réclamer aux pouvoirs publics une compensation des dommages causés du fait du non-respect d’une espérance légitime qu’ils auraient créée, une telle prétention ne peut avoir aucun impact sur sa situation face au monastère. Les actes administratifs viciés, adressés à un tiers, qui remettent en cause implicitement – sans fondement suffisant – le droit de propriété ne doivent pas être utilisés comme arguments contre le propriétaire.

Deuxièmement, la Cour estime que les autorités grecques n’ont pas pris en compte les titres soumis par le premier requérant. Je ne comprends pas cet argument, qui relève de la pétition de principe. La question de savoir si les titres soumis par le premier requérant doivent être pris en compte et acceptés est justement celle à laquelle il faut répondre. Les juridictions nationales ont soigneusement analysé les titres présentés par le premier requérant et par le monastère. C’est le monastère qui a prouvé – dans le cadre du procès – qu’il était le propriétaire du terrain.

Troisièmement, la Cour déclare que les autorités grecques n’ont pas pris en compte la perte de l’outil du travail du premier requérant. Ce n’est pas vrai. Les juridictions nationales ont soigneusement pris en considération cette question mais ont estimé que le premier requérant devait au monastère des sommes au titre de l’utilisation illégale du terrain. Les sommes en question étaient plus importantes que celles réclamées à titre de dédommagement par les requérants (paragraphe 17 de l’arrêt). Pour quelle raison contester ces constatations des juridictions nationales ? C’est la majorité qui omet de prendre en considération le fait que le requérant utilisait le terrain pour en tirer des profits sans payer de loyer ni indemniser le monastère.

Quatrièmement, la Cour relève que les juridictions nationales ont rejeté le moyen tiré de l’abus de droit du monastère. Il faut souligner ici que le droit de propriété peut être exercé de différentes façons : le propriétaire a le droit de ne pas utiliser ni exploiter son bien et de s’en désintéresser. De plus, l’abus de droit doit s’apprécier dans le contexte du droit applicable. Si le droit permet à des personnes tierces d’acquérir la propriété d’un terrain par la prescription acquisitive, une attitude passive du propriétaire joue en sa défaveur. Si le droit l’exclut, on ne peut pas reprocher au propriétaire de ne pas faire valoir son droit activement. Le cadre juridique protégeait le monastère et lui permettait de demeurer passif. Celui-ci pouvait légitimement s’abstenir d’exercer activement son droit en sachant qu’une telle attitude ne produirait pas d’effets négatifs à son encontre dans le cadre du droit existant. Il avait une espérance légitime à cet égard. Or cette espérance légitime est maintenant remise en cause par la Cour. En même temps, le possesseur savait que – dans le cadre légal applicable – l’attitude consistant à s’approprier de façon illégale un terrain qui était la propriété d’un monastère ne pouvait produire d’effets juridiques. Il ne pouvait avoir aucune espérance légitime – fondée sur le droit national – de transformer sa possession en droit de propriété ni de la préserver au cas où le propriétaire aurait décidé de revendiquer son terrain.

6. La motivation de l’arrêt rendu évite d’aborder les éléments qui plaident en faveur d’une non-violation. Les tribunaux grecs ont établi que la possession du terrain était illégale. Le premier requérant n’avait aucun titre justifiant sa possession du terrain. De plus, les juridictions nationales ont établi que ce dernier était de mauvaise foi. Par ailleurs, le demandeur a fait valoir lors du procès devant les juridictions nationales un droit bien plus fort que la possession et qui exige une protection efficace. Il faut ajouter que la famille du premier requérant a profité de la vulnérabilité du monastère pour étendre et asseoir, par des faits accomplis, son emprise sur le terrain en cause. Eu égard aux circonstances de l’affaire et au droit national en vigueur, elle ne pouvait avoir aucune espérance légitime dans ses relations avec les propriétaires tandis que le propriétaire n’avait aucune raison de douter que le cadre légal en place soit maintenu et mis en œuvre.

7. Il faut souligner que les décisions de justice rendues par les juridictions nationales appliquaient le droit grec en vigueur. La majorité ne suggère nullement qu’une autre façon d’appliquer le droit national était envisageable. Dans ces conditions, il faut noter que l’arrêt, bien qu’il ne discute pas le contenu du droit grec, est implicitement dirigé non pas contre la manière dont les juridictions internes ont appliqué la loi, mais contre le contenu de la loi elle-même, qui protège les biens de l’Église orthodoxe et de certains monastères. Il exige implicitement de renforcer la protection du possesseur de mauvaise foi.

8. L’ingérence discutée dans la motivation de l’arrêt avait pour but de faire respecter le droit de propriété, violé par une occupation illégale d’un terrain. Elle était nécessaire pour atteindre le but visé. Dans le contexte spécifique du droit grec, protégeant la propriété de l’Église orthodoxe contre la prescription acquisitive, une décision du juge national constatant un abus du droit de propriété aurait constitué une ingérence disproportionnée dans le droit de propriété du monastère.

Un constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 aboutit à récompenser un sujet de droit pour son obstination dans des actes illégaux violant le droit de propriété d’un autre sujet de droit et à faire naître un droit subjectif du préjudice subi par ce dernier, alors que ex iniura ius non oritur. À mon avis, l’arrêt rendu est foncièrement injuste tant du point de vue procédural que du point de vue substantiel. Beati possidentes ...

OPINION dissidente dE LA juge KOSKELO

(Traduction)

1. Je souscris à la conclusion de la majorité quant à l’irrecevabilité des griefs formulés en l’espèce par les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants. Dès lors que ceux-ci n’ont formé aucune demande dans la procédure interne litigieuse, ils n’ont pas épuisé les voies de recours internes.

2. En revanche, j’ai voté contre la recevabilité du grief formulé par le premier requérant et contre le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 auquel la majorité est parvenue après avoir conclu que ce grief était recevable. Mon vote s’explique par les raisons exposées ci-après.

3. La présente affaire trouve son origine dans un litige foncier opposant deux personnes privées, à savoir le premier requérant et un monastère. Il semble malheureusement que la majorité l’ait examinée en se fondant sur une conception erronée de certains principes fondamentaux de la procédure civile, qui l’a conduite à aborder le grief du premier requérant en s’écartant – à mon avis – du cadre des questions dont la Cour est habilitée à connaître.

4. Un tel écart de la part de la Cour soulève de sérieux problèmes à différents égards, notamment parce qu’il dénature la fonction légitime de la Cour, qu’il méconnaît les exigences fondamentales de la justice procédurale entre les parties au litige initial et qu’il porte atteinte au rôle des juridictions internes. Ces conséquences, néfastes en soi, se conjuguent pour donner lieu à une situation parfaitement inacceptable pour les parties concernées et pour le système de la Convention.

La procédure interne portait sur une question de propriété foncière

5. En l’espèce, le litige dont la Cour était dûment saisie portait sur une question bien précise. Le premier requérant se plaignait de l’issue d’une procédure civile qui avait été intentée contre lui en Grèce par un monastère qui entendait se voir reconnaître la qualité de propriétaire légitime d’un terrain qu’occupait le requérant et sur lequel l’intéressé avait fondé et exploitait un établissement commercial (paragraphe 9 du présent arrêt). La procédure interne, dans laquelle le monastère avait la qualité de demandeur et le premier requérant – et lui seul – la qualité de défendeur, portait sur la question de savoir à qui appartenait le terrain litigieux. Les juridictions internes tranchèrent cette question en faveur du monastère demandeur, qu’elles déclarèrent propriétaire du terrain (paragraphes 14, 20 et 27 du présent arrêt).

Recevabilité

6. Devant la Cour, le premier requérant se plaignait de l’issue qu’avait connue la procédure interne, relative à la propriété d’un terrain qu’il avait longtemps occupé. En ce qui concerne l’objet de la procédure interne, à savoir la question de la propriété de ce terrain, on ne sait pas au juste si le premier requérant se borna à s’opposer à la revendication du monastère, ou s’il demanda formellement à se voir reconnaître la qualité de propriétaire légitime du terrain. Quoi qu’il en soit, je suis prêt à admettre qu’aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 35 § 1 de la Convention en ce qui concerne le litige relatif à la propriété, le requérant pouvant passer pour avoir épuisé les voies de recours internes dès lors qu’il contesta le jugement rendu contre lui par le tribunal de première instance devant une cour d’appel, puis devant la Cour suprême. Cela étant, cette conclusion est limitée à l’objet et à l’issue de la procédure interne. Autrement dit, le grief du premier requérant ne se heurte pas au non-épuisement des voies de recours internes pour autant qu’il concerne la question de savoir si la décision reconnaissant au monastère la qualité de propriétaire du terrain a ou non emporté violation des droits du requérant découlant de l’article 1 du Protocole no 1.

7. J’ai voté contre l’avis de la majorité sur la question de la recevabilité du grief du premier requérant pour deux raisons. En premier lieu, la majorité a suivi une approche dont le principal défaut est de l’avoir conduite à examiner des questions étrangères à l’objet de la procédure interne et dont le requérant lui-même n’avait pas saisi la Cour. Ce faisant, la majorité s’est penchée sur des aspects juridiques du litige initial qui échappaient à la compétence de la Cour. En d’autres termes, la Cour n’a pas circonscrit son examen aux aspects de l’affaire qui étaient en cause dans la procédure interne et pour lesquels les voies de recours internes avaient été épuisées.

8. En second lieu, dans la mesure où le non-épuisement des voies de recours internes n’était pas opposable au grief du premier requérant, j’estime que ce grief aurait dû être déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 § 3 a).

9. La question de savoir qui est le propriétaire légitime de tel ou tel bien est avant tout une question de droit interne qui doit être examinée et tranchée par les juridictions internes, à qui il incombe au premier chef d’interpréter le droit interne applicable et d’apprécier les faits ainsi que les éléments de preuve produits devant elles. La Cour a rappelé à maintes reprises qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux en revenant sur les conclusions factuelles auxquelles ils sont parvenus ou sur leur interprétation du droit interne et l’application qu’ils en ont faite, sauf si celles-ci apparaissent arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007-I). En l’espèce, je ne vois aucune raison de considérer que l’appréciation de l’affaire par les juridictions internes – qui sont toutes parvenues aux mêmes conclusions – est entachée de vices conférant au règlement du contentieux foncier un caractère arbitraire ou manifestement déraisonnable.

10. Qui plus est, en considérant – ou en laissant entendre – que les juridictions internes auraient dû accueillir la thèse des requérants selon laquelle l’action en revendication du monastère était à rejeter en ce qu’elle constituait un abus de droit (paragraphes 87 et 57 du présent arrêt), la majorité a substitué son interprétation du droit interne à celle donnée par les juridictions internes. J’estime pour ma part que lorsqu’il s’agit d’ apprécier des questions de droit interne complexes la Cour ne peut suivre une telle approche, qui n’est pas compatible avec son rôle, ni même avec la démarche qu’elle adopte normalement en la matière.

11. Le raisonnement suivi par la majorité comporte d’autres éléments propres à jeter la confusion quant au rôle de la Cour dans des domaines qui concernent essentiellement l’interprétation du droit interne. Par exemple, il me paraît très discutable que la majorité reproche aux juridictions internes de ne pas avoir tenu compte des titres produits par le requérant, qui attestaient d’une série de transferts de propriété dont il était le bénéficiaire ultime (paragraphe 87 du présent arrêt). Il me paraît inexact de laisser entendre que ces pièces n’ont pas été prises en compte par les tribunaux internes, qui me semblent plutôt avoir estimé qu’au regard du droit grec, celles-ci ne pouvaient produire les effets dont le requérant se prévalait. À mon sens, la Cour n’a pas compétence pour juger que la propriété d’un bien devrait être valablement acquise après une série de transferts indépendamment du point de savoir si le titre originel était juridiquement valable. Ce genre de question relève du droit interne.

12. La Cour, qui siège dans des formations composées de juges n’ayant aucune connaissance particulière du droit interne applicable, à l’exception du juge national, doit se garder de s’aventurer sur le terrain dangereux de l’examen et de l’appréciation de matières relevant du droit interne, tout particulièrement lorsqu’elle est saisie d’une affaire qui soulève des questions d’interprétation complexes résultant de l’interaction de différentes normes de droit interne.

13. En conclusion, j’estime qu’il n’existe aucune raison de remettre en cause, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, la qualité de propriétaire du terrain reconnue au monastère. À égard, la Cour aurait pu déclarer le grief du premier requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement. En tout état de cause il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 sur ce point.

14. Pour autant que la situation du requérant peut susciter des questions et des préoccupations légitimes, la faute en est au requérant, qui n’a pas effectué les démarches nécessaires pour obtenir gain de cause au niveau interne.

L’arrêt rendu par la majorité porte sur des droits patrimoniaux distincts

15. Il est bien sûr parfaitement exact qu’au sens de l’article 1 du Protocole no 1, les notions de « propriété » et de « biens » ont une portée qui dépasse largement le droit de propriété, et que la jurisprudence constante de la Cour donne à ces termes une signification autonome qui étend la protection accordée par cette disposition à un large éventail de droits patrimoniaux (paragraphe 67 du présent arrêt). Je n’y vois aucun problème de principe.

16. Mon désaccord avec l’approche suivie par la majorité tient à ce que la question de savoir si la situation du premier requérant – caractérisée notamment par une possession de fait prolongée du terrain litigieux – pouvait être protégée par l’article 1 du Protocole no 1 indépendamment de la reconnaissance d’un tiers comme propriétaire de ce terrain est une question étrangère à celle que soulevait le litige sur la propriété. Contrairement à ce que suppose la majorité, l’intéressé n’a pas accompli les démarches nécessaires pour faire reconnaître ces droits distincts devant les juridictions internes.

17. Tous les droits internes, et la Convention elle-même, établissent des différences notables entre les situations respectives du propriétaire d’un fonds et du titulaire du droit d’occuper et d’utiliser le fonds d’autrui. Ces différences juridiques ont aussi une importance du point de vue de la procédure. Le fait de s’opposer à une action en revendication et le fait de revendiquer en justice le droit de continuer à occuper un fonds appartenant à autrui sont deux choses radicalement différentes.

18. En l’espèce la majorité a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1. Bien que son raisonnement paraisse quelque peu obscur et confus, elle ne semble pas avoir fondé son constat de violation sur le fait que les juridictions internes auraient attribué à tort la propriété du terrain litigieux au monastère, mais plutôt sur le fait qu’elles n’ont accordé aucune autre forme de protection juridique au requérant, alors même que celui-ci avait occupé le terrain et qu’il y avait réalisé des investissements (paragraphes 70-71 du présent arrêt).

19. Le problème est que le premier requérant n’a formulé aucune demande en ce sens auprès des juridictions internes, devant lesquelles il s’est borné à se défendre en s’opposant à l’action en revendication engagée par le monastère. Il n’a pas formé de demande reconventionnelle pour solliciter la protection de sa situation sur le fondement d’une possession ininterrompue et prolongée du terrain litigieux au cas où il aurait été fait droit à l’action en revendication du monastère, et il n’a pas davantage demandé l’octroi d’une indemnité au cas où il aurait échoué à faire écarter les prétentions de son adversaire. En d’autres termes, le requérant n’a accompli devant les juridictions internes aucun acte de procédure pour obtenir la protection de ses droits patrimoniaux au cas où celles-ci auraient statué en sa défaveur sur le litige relatif à la propriété, qui était la seule question – abstraction faite de la demande accessoire d’éviction – dont elles étaient saisies dans le cadre de l’action engagée par le monastère[1]. À mes yeux, le raisonnement suivi par la majorité est erroné sur ce point (paragraphes 57-58 du présent arrêt).

20. Je ne vois aucune raison d’exonérer le premier requérant de l’obligation qui pesait sur lui de demander en temps utile aux juridictions internes la protection des droits patrimoniaux dont il se prétendait titulaire. La Convention fait partie intégrante de l’ordre juridique hellénique, où elle est directement applicable. En outre, la Constitution hellénique accorde aux dispositions de la Convention une valeur supérieure à la loi interne ordinaire[2]. Dans ces conditions, il ne fait aucun doute que les juridictions internes auraient été tenues de prendre en considération les droits conventionnels du requérant – y compris ceux découlant de l’article 1 du Protocole no 1 – et de leur donner effet si l’intéressé s’en était prévalu devant elles. La carence du requérant à cet égard n’autorise nullement la Cour à outrepasser son rôle en écartant l’exception de non-épuisement des voies de recours internes et en examinant l’affaire sur la base de demandes qu’il n’avait pas formulées au niveau interne et de griefs qu’il n’a même pas soulevés devant elle.

21. La règle selon laquelle le juge ne peut statuer que sur les questions qu’il est appelé à examiner et à trancher est un principe fondamental de la procédure civile. Aucune décision ne peut être prise sur des demandes qui n’ont pas été formulées. Le choix d’une partie à l’instance de se cantonner à un rôle défensif, comme l’a fait le requérant, en se bornant à contester les prétentions du demandeur par des moyens de fait et de droit visant à les mettre en échec ne saurait suffire à contraindre ou à autoriser le juge à rechercher d’office si cette partie aurait pu faire valoir ses intérêts sur un autre fondement.

22. La majorité s’appuie sur le fait que le requérant avait soutenu, dans le cadre de la procédure interne, que le monastère avait commis un abus de droit (paragraphes 86 et 87 du présent arrêt). Toutefois, le fait que le requérant, en qualité de défendeur, eût invoqué l’abus de droit pour contester l’action en revendication du demandeur n’est pas suffisant. Le moyen de défense que constitue la réponse à une prétention ne peut remplacer une demande principale ou une demande reconventionnelle. En d’autres termes, une telle réponse n’est pas assimilable à une demande par laquelle le premier requérant aurait revendiqué la protection de son statut d’occupant et d’utilisateur du terrain au cas où son moyen tiré de l’abus de droit commis par le demandeur n’aurait pas été considéré comme une raison suffisante pour écarter l’action en revendication engagée par celui-ci. Faute d’avoir été saisies d’une demande principale ou reconventionnelle en ce sens, les juridictions internes ne pouvaient examiner l’affaire sous cet angle et statuer en faveur du requérant, même si la majorité leur reproche de ne pas l’avoir fait.

23. Il en est de même de l’argument, également retenu par la majorité (paragraphe 87 du présent arrêt), selon lequel les juridictions internes n’ont pas tenu compte de la perte d’investissements et de revenus subie par le requérant, alors pourtant qu’il leur avait exposé, en invoquant l’abus de droit, les pertes financières qui auraient résulté pour lui et ses proches de la reconnaissance du bien-fondé de l’action en revendication du monastère, de leur éviction du terrain et de la cessation de leurs activités commerciales. En l’absence de toute demande expresse du requérant, ces moyens de défense opposés à l’action en revendication du monastère ne pouvaient, indépendamment de leur mérite factuel, en aucun cas autoriser les juridictions internes à protéger sa situation d’occupant du terrain au détriment de celle du propriétaire de celui-ci.

24. En ne tenant aucun compte des carences du premier requérant dans la procédure interne, la majorité a opté pour une approche extrêmement problématique et préoccupante.

25. D’abord parce que la majorité s’est instituée en juridiction de première instance en s’écartant du cadre de la procédure interne, ce que la Cour ne peut ni ne doit faire. L’épuisement des voies de recours internes est une exigence élémentaire et juridiquement contraignante, qui revêt une importance fondamentale dans le système de la Convention. La Cour elle-même l’a rappelé à d’innombrables reprises (voir, parmi beaucoup d’autres, Vučković et autres c. Serbie (exceptions préliminaires) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-72, 25 mars 2014, Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 84, 9 juillet 2015, et Peacock c. Royaume-Uni (déc.), no 52335/12, § 32, 5 janvier 2016).

26. Ensuite parce que la majorité a suivi un raisonnement qui méconnaît totalement les droits procéduraux de l’adversaire du requérant dans la procédure interne. En concluant à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 pour les motifs énoncés dans le présent arrêt, la majorité donne en effet à entendre que les juridictions internes ont violé cette disposition faute pour elles d’avoir examiné – et tranché – ultra petita l’affaire dont elles étaient saisies. Or il est évident que ces mêmes juridictions auraient violé de façon flagrante une autre disposition de la Convention, à savoir l’article 6, si elles avaient statué ultra petita au mépris du droit de la partie adverse à une procédure contradictoire et à l’égalité des armes.

27. D’un point de vue formel, il est indéniable que la violation de l’article 1 du Protocole no 1 établie en l’espèce ne concerne que le non-respect, par les autorités de l’État défendeur, et spécialement par les juridictions internes, des exigences découlant de cette disposition. Cela dit, force est de constater qu’en méconnaissant le cadre procédural de l’instance interne et en étendant son contrôle à des questions qui n’ont pas été tranchées et qui ne pouvaient l’être dans cette instance, la majorité est parvenue à des conclusions qui portent en réalité sur le litige initial, alors même que l’adversaire du requérant dans le litige en question n’a pas eu la possibilité de répliquer et de présenter des observations sur les aspects factuels et juridiques des questions qui étaient en cause. Faute de toute demande formulée par le premier requérant, ces questions n’ont pas été abordées dans la procédure interne et l’adversaire du requérant dans le cadre de cette instance n’a aucunement participé à la procédure suivie devant la Cour, dont il n’était peut-être même pas informé et qui ne lui a en tout état de cause pas été officiellement notifiée.

28. La majorité a écarté cette difficulté en relevant que, selon le droit grec, les arrêts de la Cour concluant à la violation par la Grèce de ses obligations conventionnelles ne peuvent conduire à la réouverture de procédures en matière civile (paragraphe 94 du présent arrêt). Toutefois, cet argument n’est pas pertinent en l’espèce, en raison précisément du lien d’instance initial et du principe ne ultra petita. Pour clarifier ce point, je tiens à souligner ce qui suit.

29. La question de la réouverture d’une procédure se pose relativement à des jugements définitifs (passés en force de chose jugée). Elle consiste à savoir si un arrêt de violation rendu par la Cour constitue ou non, dans l’ordre juridique interne, un motif permettant d’écarter l’autorité de chose jugée attachée à des jugements ou à d’autres décisions des autorités nationales et de rouvrir les procédures en cause. Cela étant, cette question ne peut pas se poser en ce qui concerne des points n’ayant pas été tranchés au préalable par un jugement interne définitif. Je rappelle que la procédure interne ici en cause portait exclusivement sur la question de savoir à qui appartenait, comme propriétaire, le terrain litigieux, et que cette question est par conséquent la seule à avoir été tranchée à l’issue de cette procédure. En s’écartant de cette question et en examinant celle de la protection de la situation du requérant en sa qualité d’occupant et d’exploitant du terrain nonobstant le fait que le monastère en avait été reconnu propriétaire, la majorité a étendu ses conclusions à des points n’ayant pas fait l’objet d’une décision passée en force de chose jugée au niveau interne.

30. À cet égard, et sans prétendre être un spécialiste du droit procédural grec, je constate que les sources que j’ai pu consulter semblent indiquer que les dispositions pertinentes du code de procédure civile grec (CPC) sont tout à fait claires. Il ressort de l’article 324 du CPC que l’objet de l’autorité de la chose jugée d’une décision se définit par référence au droit sur lequel elle se prononce (« das entschiedene Recht »). Pour sa part, l’article 322 du même code précise que l’autorité de la chose jugée s’attache et se limite au rapport juridique en cause pour autant qu’il ait donné lieu à un jugement statuant sur une demande principale ou reconventionnelle (ou encore sur une demande d’intervention en qualité de titulaire du droit litigieux ou de compensation, hypothèses non pertinentes en l’espèce)[3].

31. Un arrêt de la Cour qui, au mépris de l’exigence d’épuisement des voies de recours internes, statue en faveur du requérant sur des questions juridiques qui n’ont pas été tranchées au niveau interne et qui ne sont donc pas couvertes par l’autorité de la chose jugée place le requérant dans une situation qui lui permet de former d’autres demandes contre son adversaire dans le litige initial. Un tel arrêt constitue de fait pour le requérant une sorte de « guide » à suivre pour formuler des prétentions antérieurement omises. En l’espèce, la Cour a contraint le gouvernement défendeur à indemniser le premier requérant des pertes pécuniaires étant résultées de la violation de ses droits patrimoniaux. Toutefois, on ne peut exclure que le premier requérant, qui a fait état dans ses observations devant la Cour de pertes très supérieures à la réparation accordée, puisse avoir intérêt à introduire une nouvelle demande contre la partie adverse au litige initial en vue d’obtenir des indemnités complémentaires. Or le système de la Convention n’a évidemment jamais eu vocation à fonctionner de cette manière ou à produire de tels effets. Pourtant, ce genre de dysfonctionnement est inéluctable dès lors que la Cour intervient unilatéralement en faveur d’un particulier en méconnaissant les exigences fondamentales de la justice procédurale au détriment de son adversaire.

32. La présente affaire illustre combien il est important pour la Cour de s’abstenir d’agir comme la majorité l’a fait. Il va sans dire que mon opinion dissidente ne prend aucunement position sur le bien-fondé éventuel des demandes que le premier requérant aurait pu introduire mais qu’il a (jusqu’ici) omis de formuler.

33. Enfin, l’exigence de cohérence et d’égalité de traitement des requérants devant la Cour constitue pour celle-ci une raison supplémentaire de respecter les limites de sa compétence. Les requêtes déclarées irrecevables pour non épuisement des voies de recours internes en application de l’article 35 § 1 de la Convention, par une décision prise la plupart du temps en formation de juge unique, se comptent probablement par milliers chaque année. Il importe au plus haut point que la Cour fasse preuve de cohérence en s’abstenant d’accorder un traitement spécial à tel ou tel requérant.

* * *

[1]. Dans sa requête à la Cour le requérant n’a présenté aucune demande à ce titre, et dans ses observations il a soutenu qu’il aurait dû se voir reconnaître la qualité de propriétaire du terrain litigieux.

[2]. L’article 28 § 1 de la Constitution énonce que les règles du droit international généralement reconnues, ainsi que les conventions internationales dès leur ratification par la loi et leur entrée en vigueur conformément aux dispositions de chacune d’elles, font partie intégrante du droit hellénique interne et priment toute disposition de loi contraire.

[3]. Je me suis appuyé sur des sources originales en langue allemande. Voir Christoph Althammer, « Streitgegenstand und Interesse, Eine zivilprozessuale Studie zum deutschen und europäischen Streitgegenstandsbegriff » (Mohr Siebeck Tübingen 2012, pp. 112-113) : « Gemäß Art. 324 hl ZPGB bezieht sich im hellenischen Recht die Rechtskraftwirkung auf das entschiedene subjektive Recht, und zwar insoweit, als es sich um den gleichen Gegenstand und den gleichen tatsächlichen und rechtlichen Grund handelt. Weiter bestimmt Art. 322 hl ZPGB, dass die Rechtskraft die entschiedene Frage nur insoweit erfasst, als das Urteil endgültig über ein durch Klage, Widerklage, Hauptintervention oder Aufrechnungseinrede geltend gemachtes Recht bzw. Rechtsverhältnis entschieden hat ». Dans une note de bas de page (520), l’auteur précise que « Die Regelung folgt offensichtlich dem Dispositionsgrundsatz als prozessualem Grundprinzip. Rechtskraftsgegenstand is zwar das entschiedene subjektive Recht, aber nur insoweit es durch prozessualen Antrag einer Partei in den Prozess eingeführt wurde ». Voir, dans le même sens, Kostas Beys, « Zur Frage der Rechtskraft in der hellenischen Rechtsordnung » (section 4, consultable à l’adresse suivante : http://www.kostasbeys.gr/articles.php?s=3&mid=1096&mnu=1&id=1293).


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