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28/03/2017 | CEDH | N°001-172669

CEDH | CEDH, AFFAIRE ŠKORJANEC c. CROATIE [Extraits], 2017, 001-172669


Deuxième section

AFFAIRE ŠKORJANEC c. CROATIE

(Requête no 25536/14)

arrêt

[Extraits]

STRASBOURG

28 mars 2017

définitif

28/06/2017

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Škorjanec c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Julia Laffranque,
Nebojša Vučinić, >Paul Lemmens,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré...

Deuxième section

AFFAIRE ŠKORJANEC c. CROATIE

(Requête no 25536/14)

arrêt

[Extraits]

STRASBOURG

28 mars 2017

définitif

28/06/2017

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Škorjanec c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Julia Laffranque,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 février 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

procédure

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25536/14) dirigée contre la République de Croatie et dont une ressortissante de cet État, Mme Maja Škorjanec (« la requérante »), a saisi la Cour le 20 mars 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me N. Owens, avocate à Zagreb. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Š. Stažnik.

3. La requérante alléguait notamment que les autorités internes ne s’étaient pas acquittées de manière effective de leurs obligations positives relativement à un acte de violence raciale subi par elle. Elle invoquait les articles 3 et 8, chacun pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

4. Le 30 juin 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1988 et réside à Zagreb.

A. La genèse de l’affaire

6. Le 9 juin 2013, la police de Zagreb (Policijska uprava Zagrebačka, « la police ») reçut un appel d’urgence l’informant que deux hommes étaient en train d’agresser un homme et une femme d’origine rom.

7. La police se rendit immédiatement sur les lieux, où elle trouva la requérante et son compagnon, Š.Š., ainsi qu’un autre individu, I.M., avec lequel les deux premiers s’étaient disputés et battus. Tous trois présentaient des blessures visibles. Peu de temps après, la police trouva et arrêta à proximité un autre homme, S.K., qui avait aussi participé à la rixe.

8. Selon un rapport préliminaire préparé par la police, la requérante et son compagnon avaient d’abord eu une dispute avec I.M. et S.K., au cours de laquelle S.K. avait dit : « il faut tuer tous les Tsiganes, nous vous exterminerons ». S.K. et I.M. avaient ensuite agressé le compagnon de la requérante. Celle-ci avait tenté de s’échapper avec son compagnon, mais I.M. et S.K. avaient réussi à les rattraper. S.K. avait saisi la requérante par son tee-shirt, il l’avait fait tomber et lui avait donné des coups de pied à la tête. Puis, I.M. et S.K. avaient recommencé à rouer de coups le compagnon de la requérante, dont les mains avaient été tailladées par S.K.

9. D’après le rapport de police, la requérante présentait une contusion visible sous l’œil gauche. Les services médicaux d’urgence se rendirent aussi sur les lieux. Un médecin constata les blessures de la requérante, qu’il qualifia de lésions corporelles légères. Le même jour, la requérante fut examinée à l’hôpital, où le constat de ses blessures fut confirmé. On lui recommanda de se reposer et de prendre des antalgiques.

10. La police procéda à une inspection des lieux de l’agression, ainsi qu’à une nouvelle analyse des éléments dont elle disposait. Elle interrogea en outre la requérante, son compagnon et les deux agresseurs.

11. Lorsqu’il fut entendu par la police le 9 juin 2013, Š.Š., le compagnon de la requérante, déclara qu’il était d’origine rom. Il fit le récit suivant des événements. Le jour de l’incident, il était à un marché aux puces avec la requérante, lorsque des passants l’auraient poussée. Il s’était rendu compte qu’il s’agissait de deux jeunes hommes et avait dit à la requérante de les ignorer, pensant qu’ils étaient ivres (« bourrés »). L’un des deux hommes l’avait entendu et, s’adressant à Š.Š., lui avait dit : « Nique ta Tsigane de mère ! Qui est ivre ? Tu te prends pour qui pour me parler ainsi ? Vous devriez tous être exterminés, j’emmerde ta Tsigane de mère » (Jebem ti mater cigansku, tko je urokan, šta ti meni imaš govoriti, sve vas treba istrijebiti mamu vam cigansku jebem). L’autre homme s’était également tourné vers Š.Š. et lui avait dit : « Nique ta mère, vous devriez tous être exterminés, je te tuerai » (Jebem vam majku, treba vas istrijebiti, ubit ću te). Š.Š. avait alors paniqué et avait sorti un couteau pour leur faire peur. Cela n’avait toutefois fait qu’attiser la colère des deux hommes, dont l’un avait sorti un couteau, et tous les deux avaient commencé à poursuivre Š.Š. Comme celui-ci s’enfuyait, la requérante avait fait de même et ils avaient tous deux pris la fuite, cherchant de l’aide. Mais les agresseurs étaient parvenus à empoigner Š.Š. et avaient commencé à le rouer de coups. La requérante avait tenté de lui porter secours et avait aussi été frappée. Les deux hommes avaient continué à frapper Š.Š., lui disant qu’il était rom et qu’on devrait le tuer.

12. Lorsqu’elle fut entendue par la police le 9 juin 2013, la requérante déclara qu’elle habitait avec Š.Š., avec qui elle avait eu deux enfants. Elle confirma la version des faits donnée par Š.Š., affirmant qu’elle avait été poussée par les deux hommes. Elle fit aussi les déclarations suivantes. Lorsque Š.Š. avait réagi en disant à la requérante qu’il fallait laisser ces deux hommes tranquilles parce qu’ils étaient ivres, l’un d’eux avait dit : « Qui est ivre ? Nique ta Tsigane de mère, vous devriez tous être exterminés, la Croatie sera à nouveau blanche, vous êtes des saletés » (Tko je pijan, jebem ti mater cigansku, vas treba istrijebiti, ovo će ponovno biti bijela Hrvatska, smeće jedno). Les deux hommes avaient alors agressé Š.Š. La requérante avait tenté de s’approcher pour venir à son secours, mais une autre femme l’en avait empêchée. Au bout d’un moment, elle était toutefois parvenue à rejoindre Š.Š., avec lequel elle avait pris la fuite. Les deux hommes les avaient rattrapés et l’un d’entre eux l’avait saisie par le tee-shirt et lui avait dit : « Que vas-tu faire maintenant, garce ? Maintenant, je vais te frapper. » (Što ćeš sad kujo jedna, sad ću te prebiti). Cet homme lui avait alors donné des coups de pied à la tête. Les deux hommes avaient continué à battre Š.Š., tandis qu’elle s’était enfuie pour trouver de l’aide.

13. Lors de leurs interrogatoires du 9 juin 2013, les deux agresseurs expliquèrent que la dispute avait éclaté au motif que, selon eux, Š.Š. les avait insultés en disant qu’ils étaient ivres. Ils soutenaient que la rixe n’avait eu aucune connotation raciale.

14. Le 10 juin 2013, la police saisit le parquet de Zagreb (Općinsko državno odvjetništvo u Zagrebu) d’une plainte pénale contre S.K. et I.M., qui étaient accusés d’avoir commis un délit de haine en tentant d’infliger des lésions corporelles graves à Š.Š. en raison de son origine rom. La requérante était mentionnée dans la plainte pénale en tant que témoin.

15. Au cours de l’enquête, le parquet de Zagreb entendit les deux suspects et, le 17 juin et le 31 juillet 2013, il chargea la police de mener une procédure d’identification et un interrogatoire formel de la requérante et de Š.Š. en tant que témoins.

16. Lorsqu’il fut entendu comme témoin, Š.Š. réitéra les déclarations qu’il avait faites lors de sa première audition par la police. Il expliqua que les deux hommes avaient poussé la requérante et que l’un d’eux s’était ensuite tourné vers lui et avait proféré des insultes concernant son origine rom (paragraphe 11 ci-dessus). Š.Š. indiqua aussi que la requérante avait été agressée dès qu’elle était venue à son secours alors que les deux hommes étaient en train de le rouer de coups.

17. Interrogée comme témoin, la requérante répéta ce qu’elle avait dit lors de sa première audition par la police (paragraphe 12 ci-dessus).

B. La procédure pénale relative à l’agression du compagnon de la requérante

18. Une fois l’enquête achevée, le 30 octobre 2013, le parquet de Zagreb inculpa S.K. et I.M. devant le tribunal pénal de la même ville (Općinski kazneni sud u Zagrebu) pour menaces graves à l’égard de Š.Š. et infliction de lésions corporelles, associées à un élément relevant du délit de haine. L’acte d’inculpation se référait aussi à l’agression de la requérante, mentionnant les coups de pied qu’elle avait reçus à la tête alors qu’elle tentait de protéger Š.Š. contre les coups qui lui étaient portés.

(...)

22. Le 13 octobre 2014, le tribunal pénal de Zagreb reconnut S.K. et I.M. coupables des faits qui leur étaient reprochés et il les condamna à un an et six mois d’emprisonnement.

C. La plainte pénale déposée par la requérante

23. Parallèlement, le 29 juillet 2013, la requérante et son compagnon, représentés par un avocat, Me L.K., déposèrent une plainte pénale auprès du parquet de Zagreb contre deux suspects non identifiés impliqués dans l’incident du 9 juin 2013 (paragraphes 6-13 ci-dessus). D’après la plainte pénale, l’un des suspects avait d’abord poussé la requérante, puis il l’avait traitée de « garce » (kuja) entretenant une relation avec un Rom et il avait menacé de la frapper. On aurait saisi la requérante par son tee-shirt et on l’aurait poussée à terre de telle sorte qu’elle se serait cogné la tête. Les agresseurs auraient alors continué à battre Š.Š., menaçant de le tuer ainsi que la requérante. Ils auraient aussi au même moment volé deux téléphones portables à Š.Š.

(...)

26. Le 31 octobre 2014, le parquet de Zagreb rejeta la plainte pénale de la requérante après avoir examiné les éléments recueillis au cours de l’enquête menée sur les faits du 9 juin 2013 et ceux provenant de la procédure pénale dirigée contre S.K. et I.M. (paragraphes 10-22 ci-dessus). Le passage pertinent de la décision se lit comme suit :

« Compte tenu de ce qui précède, il est établi sans aucun doute que, le jour en question, il y a eu une rixe entre S.K., I.M. et Š.Š., au cours de laquelle [S.K. et I.M.] ont infligé des blessures corporelles à Š.Š. et l’ont menacé, et que ces infractions étaient principalement motivées par leur haine à l’égard des Roms.

Cependant, les déclarations des témoins Š.Š. et Maja Škorjanec montrent que [S.K. et I.M.] ont poussé celle-ci dans le dos, la faisant tomber sur un étal [du marché aux puces], non pas parce qu’elle était la compagne de Š.Š., qui est d’origine rom, mais parce qu’ils étaient ivres et qu’ils l’ont accidentellement poussée vers les étals.

En outre, il ressort indubitablement des éléments médicaux concernant Maja Škorjanec, ainsi que des procès-verbaux des auditions des témoins Š.Š. et Maja Škorjanec, tout comme des déclarations faites en défense par S.K. et I.M. au cours de la procédure devant le tribunal pénal de Zagreb que S.K. a donné des coups de pied à Maja Škorjanec sur la face gauche du visage, lui causant ainsi des blessures légères.

Étant donné que rien n’indique que S.K. et I.M. aient blessé Maja Škorjanec parce qu’ils haïssaient les Roms, puisqu’elle n’est pas d’origine rom, la commission de l’infraction prévue par l’article 117 § 2 combiné avec l’article 87 § 21 du code pénal n’a pas été établie.

En particulier, la blessure causée à Maja Škorjanec correspond, par sa nature, à celle définie à l’article 177 § 1 du code pénal. (...) Les poursuites pénales pour l’infraction prévue à l’article 177 § 1 du code pénal sont engagées à titre privé. Par conséquent, la plainte pénale (...) doit être rejetée (...) au motif que l’infraction reprochée ne peut faire l’objet de poursuites ouvertes d’office par le procureur.

Quant à l’infraction énoncée à l’article 139 § 2 combiné avec l’article 87 § 21 du code pénal, il convient de souligner qu’il est évident que S.K. et I.M. ont menacé Š.Š. et non Maja Škorjanec (...) De plus, (...) l’examen du procès-verbal de l’audition de Maja Škorjanec en tant que témoin amène à conclure que ce n’est pas elle mais Š.Š. que S.K. et I.M. ont menacé. Par conséquent, la plainte pénale (...) doit être rejetée au motif que l’infraction reprochée n’est pas susceptible d’être poursuivie d’office par le procureur. »

27. La requérante fut informée qu’elle pouvait reprendre les poursuites dirigées contre S.K. et I.M. en tant que procureur subsidiaire, comme le prévoyait le droit interne pertinent (paragraphe 30 ci-dessous).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit interne pertinent

1. Le code pénal

28. Les dispositions pertinentes du code pénal (Kazneni zakon, Journal officiel no 125/2011, tel que modifié) sont ainsi libellées :

Article 87

« 21) Le délit de haine est une infraction pénale dont la commission est motivée par la race, la couleur de la peau, la religion, l’origine nationale ou ethnique, le handicap, l’orientation sexuelle ou l’identité sexuelle d’une autre personne. Pareil comportement est considéré comme une circonstance aggravante si une peine plus sévère n’est pas expressément prévue par le présent code. »

Blessures corporelles

Article 117

« 1) Quiconque inflige une blessure corporelle à autrui ou porte atteinte à sa santé est puni d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée ne dépassant pas un an.

2) Quiconque commet un acte réprimé par le paragraphe 1 en étant motivé par la haine (...) est puni d’une peine d’emprisonnement d’une durée ne dépassant pas trois ans.

3) Une infraction pénale réprimée par le paragraphe 1 fait l’objet de poursuites privées. »

Menaces

Article 139

« 2) Quiconque menace sérieusement une autre personne de la tuer ou de lui infliger des blessures corporelles graves (...) est puni d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée ne dépassant pas trois ans.

(...)

4) (...) [Une] infraction pénale réprimée par le paragraphe 2 du présent article est poursuivie à la demande [de la victime], sauf si elle relève en outre de l’incrimination du délit de haine (...), auquel cas elle est poursuivie d’office par le procureur]. »

2. Le code de procédure pénale

29. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (Zakon o kaznenom postupku, Journal officiel, nos 152/2008, 76/2009, 80/2011, 121/2011, 91/2012, 143/2012, 56/2013, 145/2013 et 152/2014) se lisent ainsi :

Article 2

« 1) Les poursuites pénales ne sont engagées et menées qu’à la demande du procureur compétent. (...)

2) En ce qui concerne les infractions pénales passibles de poursuites publiques, l’autorité compétente est le procureur général ; en ce qui concerne les infractions pénales susceptibles de donner lieu à des poursuites privées, le procureur compétent est le procureur privé. (...)

(...)

4) Si le procureur général constate l’absence de motif justifiant l’ouverture ou la conduite de poursuites pénales, la victime peut se substituer à lui en tant que procureur subsidiaire dans les conditions énoncées dans la présente loi. »

30. Les articles 55 à 63 régissent les droits et obligations des procureurs privés et des victimes agissant en tant que procureurs subsidiaires. Le procureur privé (privatni tužitelj) est une victime qui engage des poursuites privées concernant des infractions pénales pour lesquelles de telles poursuites sont expressément autorisées par le code pénal (à savoir des infractions moins graves). Une victime agissant en tant que procureur subsidiaire (oštećeni kao tužitelj) est une personne qui reprend des poursuites pénales concernant des infractions passibles de poursuites, mais pour lesquelles, pour quelque motif que ce soit, l’autorité compétente a décidé de ne pas poursuivre. En tant que procureur subsidiaire, la victime a tous les droits procéduraux dont le parquet jouit en tant qu’autorité publique de poursuites, à l’exception de ceux qui lui sont conférés en tant qu’organe de l’État. En vertu de l’article 58 § 2, le parquet dispose du pouvoir discrétionnaire de se substituer à un procureur subsidiaire pour reprendre les poursuites à tout stade de la procédure avant la fin du procès.

B. Pratique et documents internes pertinents en matière de discrimination

31. La pratique interne pertinente et d’autres documents en matière de discrimination en général sont exposés dans l’arrêt Guberina c. Croatie (no 23682/13, §§ 27 et 29-31, CEDH 2016).

(...)

EN DROIT

I. sur la violation alléguée de l’article 3 combiné avec l’article 14 de la Convention

(...)

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

(...)

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

50. La requérante soutient qu’il ressort clairement des éléments de preuve qu’elle a été victime d’un délit de haine lié à sa relation avec Š.Š., qui est d’origine rom. Elle estime que le cadre juridique interne était insuffisant, dès lors que, selon elle, le droit interne pertinent, tel qu’il avait été interprété par le parquet, ne protégeait pas les individus victimes de violences discriminatoires motivées par leurs liens avec une autre personne présentant la caractéristique concernée. Elle ajoute que les autorités internes compétentes n’ont pas prêté l’attention requise à la dimension raciale implicite dans l’agression subie par elle et allègue que c’est simplement au motif qu’elle-même n’était pas d’origine rom qu’elles n’ont pas poursuivi les agresseurs pour délit de haine. Elle considère que cette attitude des autorités internes était contraire aux obligations leur incombant en vertu de la Convention.

51. Le Gouvernement argue que la police a enquêté avec diligence sur toutes les circonstances de l’agression perpétrée sur la requérante et Š.Š. Il estime qu’il a été établi sans ambiguïté que Š.Š. a été agressé en raison de son origine rom et qu’il était la cible exclusive de l’agression. Il avance que la requérante, quant à elle, était une victime secondaire, et qu’elle n’a été agressée qu’après avoir tenté de venir au secours de Š.Š. Or, les agresseurs ne l’auraient plus poursuivie une fois qu’elle s’était échappée, mais, en revanche, ils auraient continué à frapper Š.Š. à cet égard, la requérante aurait encore la possibilité d’engager des poursuites privées contre S.K. et I.M. pour l’agression perpétrée contre elle. Par ailleurs, au cours de la procédure devant les autorités internes, elle n’aurait jamais affirmé avoir été victime d’un délit de haine lié à l’origine rom de son compagnon. Dans ces conditions, les autorités internes auraient fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour élucider les circonstances de l’agression subie par la requérante.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

52. La Cour réitère les principes bien établis découlant de sa jurisprudence relative aux articles 3 et 14 de la Convention et régissant les obligations des autorités de l’État lorsqu’elles sont confrontées à des incidents violents et qu’il existe des soupçons que des attitudes racistes, particulièrement celles fondées sur l’origine rom d’une victime, en sont la cause (Šečić c. Croatie, no 40116/02, §§ 50-54 et 66-67, 31 mai 2007, Abdu [c. Bulgarie, no 26827/08, 11 mars 2014], (...) §§ 40-46, Balázs c. Hongrie, no 15529/12, §§ 47-54, 20 octobre 2015, et R.B. c. Hongrie, [no 64602/12, 12 avril 2016] (...), §§ 39-45).

53. En particulier, la Cour rappelle que, lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents et qu’il existe des soupçons que des attitudes racistes en sont à l’origine, les autorités de l’État ont l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. Traiter la violence et les brutalités à motivation raciste sur un pied d’égalité avec les affaires sans connotation raciste équivaudrait à fermer les yeux sur la nature spécifique d’actes particulièrement destructeurs des droits fondamentaux. L’absence de distinction dans la façon dont des situations qui sont essentiellement différentes sont gérées peut constituer un traitement injustifié inconciliable avec l’article 14 de la Convention (Abdu, précité, § 44).

54. Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L’obligation de l’État défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat absolu. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables eu égard aux circonstances de la cause (ibidem, § 45, et la jurisprudence citée).

55. à cet égard, il convient de rappeler que ce ne sont pas seulement les actes fondés exclusivement sur les caractéristiques d’une victime qui peuvent être qualifiés de délits de haine. De l’avis de la Cour, les auteurs de tels actes peuvent avoir de multiples mobiles, étant influencés autant, voire davantage, par les circonstances que par leur attitude partiale à l’égard de la catégorie de population à laquelle la victime appartient (Balázs, précité, § 70). De plus, eu égard à son objectif et à la nature des droits qu’il vise à protéger, l’article 14 de la Convention couvre également les cas dans lesquels un individu est traité moins favorablement du fait de la situation ou des caractéristiques protégées d’une autre personne (Guberina, précité, § 78).

56. C’est pourquoi l’obligation qui pèse sur les autorités de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence
– obligation qui fait partie de la responsabilité incombant aux États en vertu de l’article 3 combiné avec l’article 14 – vaut non seulement pour les actes de violence motivés par la situation ou les caractéristiques personnelles réelles ou perçues de la victime, mais aussi pour ceux motivés par les liens ou les attaches réels ou supposés de la victime avec une autre personne dont on sait ou présume qu’elle est dans une situation particulière ou qu’elle présente une caractéristique protégée.

57. En pareil cas, les autorités doivent prendre les mesures raisonnables, vu les circonstances, pour recueillir et conserver les éléments de preuve, étudier l’ensemble des moyens concrets de découvrir la vérité et rendre des décisions pleinement motivées, impartiales et objectives, sans omettre des faits douteux révélateurs d’un acte de violence motivé par des considérations de race. En outre, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, les autorités nationales ont l’obligation de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et, le cas échéant, la punition des responsables (voir, par exemple, Balázs, précité, §§ 51-52, et la jurisprudence citée).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

58. D’après la requérante, le cadre juridique interne applicable aux actes de violence raciale, tel qu’il a été interprété par le parquet compétent, était insuffisant et la manière dont les autorités internes compétentes ont répondu à sa plainte pour violence raciale a été défaillante au point d’emporter violation des obligations positives incombant à l’État en vertu de la Convention. La Cour recherchera donc d’abord s’il existait dans l’ordre juridique interne des mécanismes légaux adéquats de protection des personnes contre la violence motivée par des attitudes discriminatoires et elle appréciera ensuite la manière dont ils ont été mis en œuvre en pratique (Beganović c. Croatie [no 46423/06, 25 juin 2009], §§ 72 et 74, Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, §§ 78-79, 26 mars 2013, et Abdu, précité, § 47).

59. En ce qui concerne le cadre juridique interne, la Cour note que, selon sa jurisprudence claire et constante, l’article 3 de la Convention exige la mise en œuvre de mécanismes appropriés de droit pénal dès lors que la Cour a constaté que la gravité des violences infligées par des particuliers appelle la protection de cette disposition (Beganović, précité, § 69). Elle considère que ces principes s’appliquent a fortiori en cas d’actes de violence motivés par la discrimination raciale (paragraphes 36 et 46 ci-dessus).

60. En la matière, le cadre juridique croate contenait une disposition consacrée spécifiquement au délit de haine en tant que circonstance aggravante d’autres infractions pénales. En particulier, l’article 87 § 21 du code pénal prévoyait que toute infraction commise sur une autre personne et motivée par la race de celle-ci devait être considérée comme une circonstance aggravante si une peine plus sévère n’était pas expressément prévue par le code pénal pour le délit de haine (paragraphe 28 ci-dessus).

61. Pour ce qui concerne la présente affaire, il convient de relever que l’article 117 § 2 du code pénal décrivait expressément le délit de haine comme une circonstance aggravante de l’infraction consistant à infliger une blessure corporelle. En outre, cette dernière infraction et celle consistant à proférer des menaces sérieuses étaient toutes deux passibles de poursuites publiques dès lors qu’il était plausible de croire qu’elles relevaient en outre de l’incrimination du délit de haine. Sur ce point, la Cour note également que, d’après le code pénal, il suffisait que la commission du délit de haine fût motivée par la haine raciale ou fondée sur celle-ci, sans qu’il fût nécessaire que la victime elle-même présentât personnellement la caractéristique protégée ou se trouvât elle-même dans une situation protégée (paragraphe 28 ci-dessus).

62. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le système juridique croate mettait à la disposition de la requérante des mécanismes adéquats qui lui offraient un niveau acceptable de protection dans les circonstances de la cause. La Cour doit donc rechercher si la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été appliqués en l’espèce a été défaillante au point d’emporter violation des obligations positives qui incombaient à l’État défendeur en vertu de la Convention.

63. La Cour constate que, une fois prévenue de l’agression dont la requérante et son compagnon faisaient l’objet, la police a immédiatement réagi en se rendant sur les lieux et elle a conduit une enquête préliminaire sur la base de soupçons qu’une agression motivée par la haine des personnes d’origine rom avait été commise sur un couple (paragraphes 6-8 ci-dessus).

64. Au cours de l’enquête, la police a entendu la requérante, son compagnon et les deux agresseurs. Ces derniers ont soutenu que la dispute n’avait aucune connotation raciste (paragraphe 13 ci-dessus), mais la requérante et son compagnon ont donné des informations contraires. Le compagnon de la requérante, Š.Š., a expliqué qu’il avait dit que les deux hommes étaient ivres et que ceux-ci s’en étaient alors pris à lui, avaient commencé à proférer des insultes liées à son origine rom, puis l’avaient attaqué. Il a également précisé que la requérante avait été agressée lorsqu’elle avait couru à son secours (paragraphe 11 ci-dessus). La requérante a pour sa part confirmé la version des faits donnée par Š.Š. (paragraphe 12 ci-dessus). Leurs témoignages indiquent donc que la requérante a été victime d’une agression raciste parce qu’elle était en compagnie de Š.Š. (paragraphes 21 et 23 ci-dessus).

65. La Cour réaffirme que lorsque des éléments indiquant que des injures racistes ont été proférées apparaissent au cours d’une enquête, il faut les vérifier et – s’ils sont confirmés – procéder à un examen approfondi de l’ensemble des faits afin de mettre au jour un mobile raciste éventuel (Balázs, précité, § 61). En outre, il y a lieu de tenir compte du contexte général de l’agression. Comme la jurisprudence de la Cour l’explique, les autorités internes doivent garder à l’esprit que les auteurs d’agressions peuvent avoir une pluralité de mobiles, étant influencés autant, voire davantage, par les circonstances que par leur attitude partiale (paragraphe 55 ci-dessus).

66. De même, il y a lieu de rappeler que l’obligation qui incombe aux autorités en vertu de la Convention de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence vaut non seulement pour les actes de violence motivés par la situation ou les caractéristiques personnelles réelles ou perçues de la victime, mais aussi pour ceux motivés par les liens ou les attaches réels ou supposés de la victime avec une autre personne dont on sait ou présume qu’elle est dans une situation particulière ou qu’elle présente une caractéristique protégée (paragraphe 56 ci-dessus). En effet, certaines victimes de délits de haine sont visées non pas parce qu’elles possèdent une caractéristique particulière, mais en raison de leurs liens avec une personne dont on sait ou présume qu’elle présente cette caractéristique, par exemple du fait de l’appartenance de la victime à un certain groupe ou de leurs liens avec ce groupe, ou bien de leurs attaches réelles ou supposées avec un membre d’un certain groupe, découlant notamment d’une relation personnelle, de l’amitié ou du mariage (paragraphes 33-34 ci-dessus).

67. En l’espèce, les autorités de poursuite ont limité leur enquête et leur analyse de l’agression violente subie par Š.Š. à l’élément relevant du délit de haine Elles n’ont pas procédé à une appréciation approfondie des circonstances pertinentes et du lien entre la relation unissant la requérante et son compagnon et la motivation raciste de l’agression dont ils avaient été victimes. En effet, la plainte pénale déposée par la police ne concernait que l’agression de Š.Š., ne mentionnant la requérante qu’en tant que témoin, bien que celle-ci eût aussi subi des blessures au cours de la même agression survenue alors qu’elle se trouvait avec son compagnon (paragraphes 14 et 34 ci-dessus).

68. La Cour constate par ailleurs que dans sa plainte pénale du 29 juillet 2013 la requérante a formulé des allégations précises relativement à la violence raciale dont elle aurait fait l’objet (paragraphe 23 ci-dessus). Elle note également que la question a été soulevée au cours de la procédure pénale ouverte contre S.K. et I.M., durant laquelle d’autres informations indiquant que la requérante avait été victime d’une telle violence sont apparues (paragraphe 21 ci-dessus). Pourtant, lorsque le parquet a évalué les informations dont il disposait concernant la violente agression subie par l’intéressée, il a mis en exergue le fait que celle-ci n’était pas elle-même d’origine rom et en a déduit qu’elle ne pouvait être considérée comme victime d’un délit de haine. Le parquet a émis cette conclusion sans conduire d’autres interrogatoires ni recueillir d’informations pertinentes relatives aux griefs spécifiques formulés par la requérante (paragraphe 26 ci-dessus).

69. La Cour réaffirme que s’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’application du droit interne et de statuer sur la culpabilité individuelle des personnes mises en cause, elle doit néanmoins vérifier si les autorités compétentes, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas porté devant elles à un examen satisfaisant aux obligations procédurales découlant de la Convention (Abdu, précité, § 48). De surcroît, consciente du caractère subsidiaire de son rôle, la Cour ne perd pas de vue qu’elle ne saurait substituer sa propre vision des faits à celle des autorités nationales.

70. Néanmoins, la Cour ne peut que constater que l’appréciation des circonstances de l’espèce était défaillante en ce que les autorités de poursuite ont accordé un poids important au fait que la requérante elle‑même n’était pas d’origine rom, qu’elles n’ont pas cherché à déterminer si les agresseurs avaient cru qu’elle l’était et qu’elles n’ont ni pris en considération ni vérifié le rapport entre la motivation raciste de l’agression et le lien entre la requérante et son compagnon (paragraphes 52-57 et 68 ci‑dessus).

71. Ces défaillances ont compromis à un point tel la qualité de l’enquête menée par les autorités nationales sur les allégations de la requérante selon lesquelles elle avait subi des actes de violence raciale qu’il y a lieu de considérer que l’État n’a pas respecté son obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour mettre au jour une motivation raciste éventuelle des actes en cause (comparer avec Balázs, précité, § 75). Le parquet n’ayant pas soumis l’affaire à l’examen nécessaire, comme la Convention l’exigeait, force est à la Cour de conclure que les autorités internes ont méconnu leurs obligations conventionnelles lorsqu’elles ont rejeté la plainte pénale de la requérante, qui alléguait avoir été victime d’une violente agression raciste, sans avoir, avant de prendre leur décision, effectué un complément d’enquête sur la dimension raciale de l’infraction.

72. Ce constat suffit à la Cour pour conclure à la violation de l’article 3 sous son volet procédural, combiné avec l’article 14 de la Convention.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

(...)

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 sous son volet procédural, combiné avec l’article 14 de la Convention ;

(...)

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 28 mars 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour
Numéro d'arrêt : 001-172669
Date de la décision : 28/03/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 14+3 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 3 - Interdiction de la torture;Enquête effective;Obligations positives);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : ŠKORJANEC
Défendeurs : CROATIE [Extraits]

Composition du Tribunal
Avocat(s) : OWENS N.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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