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24/01/2017 | CEDH | N°001-170831

CEDH | CEDH, AFFAIRE J.R. c. BELGIQUE, 2017, 001-170831


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE J.R. c. BELGIQUE

(Requête no 56367/09)

ARRÊT

STRASBOURG

24 Janvier 2017

DÉFINITIF

24/04/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire J.R. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
S

téphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 janvier 2...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE J.R. c. BELGIQUE

(Requête no 56367/09)

ARRÊT

STRASBOURG

24 Janvier 2017

DÉFINITIF

24/04/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire J.R. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 janvier 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56367/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. J.R. (« le requérant »), a saisi la Cour les 8 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente faisant fonction de la deuxième section a décidé que l’identité du requérant ne serait pas divulguée (article 47 § 3 du règlement).

2. Le requérant est représenté par Me P. Chomé, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

3. Le requérant se plaint en particulier de la durée excessive de la procédure menée contre lui et de ne pas avoir disposé d’un recours effectif, pour faire valoir ce grief. Il invoque les articles 6 § 1 et 13 de la Convention.

4. Le 21 octobre 2015, ces griefs ont été communiqués au Gouvernement. La requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1961.

6. Le 10 septembre 2003, C.R., le fils du requérant, signala à la police qu’il venait de tuer sa mère. Le lendemain, il expliqua notamment qu’à la suite de la séparation de ses parents, les dix enfants du couple étaient partis vivre les uns chez le requérant, les autres chez leur mère. Le fils vivait avec son père.

7. Au cours de l’instruction, C.R. accusa son père d’être le commanditaire de l’homicide en question.

8. Le 3 mai 2004, le requérant fut placé sous mandat d’arrêt par un juge d’instruction du tribunal de première instance de Tournai. Il retrouva la liberté dans la mesure où la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Mons, par arrêt du 21 mai 2004, jugea que les indices de culpabilité à sa charge étaient insuffisants pour maintenir sa détention préventive.

9. Le requérant refusa de participer à une expertise mentale requise par le juge d’instruction le 6 mai 2004. Un rapport de carence fut donc établi le 21 décembre 2004. Entretemps, le requérant avait pris l’initiative de faire un rapport psychologique, établi le 26 novembre 2004. Il transmettra ce rapport aux autorités le 18 juin 2010.

10. Par un arrêt du 18 juin 2004, la cour d’appel de Mons ordonna, à la demande du requérant, que le juge d’instruction en charge du dossier ouvert à l’encontre du requérant s’abstienne de l’instruction. Le 22 juin 2004, une nouvelle juge d’instruction fut désignée.

11. Le 30 juin 2004, le requérant se porta partie civile contre son fils.

12. À plusieurs reprises, au cours de l’instruction, l’accès au dossier fut accordé au requérant et aux enfants de la victime, parties civiles à la procédure.

13. Plusieurs requêtes en accomplissement de devoirs complémentaires d’instruction furent sollicitées. Certaines furent rejetées, telle que celle du requérant d’effectuer une enquête sociale de la famille. D’autres furent acceptées.

14. Le 24 mars 2006, la juge d’instruction communiqua le dossier au parquet (ordonnance de soit-communiqué).

15. Le 17 août 2006, à la demande de C.R., la chambre des mises en accusation ordonna une expertise psychiatrique du requérant. Les experts furent désignés par la juge d’instruction le 28 septembre 2006, et leur rapport fut rendu le 26 février 2007.

16. Le 27 septembre 2007, la chambre des mises en accusation ordonna une analyse systémique sur le mode de fonctionnement de la famille. Le 24 avril 2008, la chambre des mises en accusation précisa la composition du collège des experts. Les experts furent désignés le 14 mai 2008 par la juge d’instruction. Cette expertise se heurta aux refus répétés des enfants de la victime de rencontrer les experts.

17. Le 8 février 2010, le procureur général près la cour d’appel de Mons souligna que l’expertise n’était pas parvenue à terme, considéra qu’il y avait lieu pour la chambre des mises en accusation de décharger la juge d’instruction et d’évoquer l’instruction. Le 2 mars 2010, la chambre des mises en accusation décida qu’il n’y avait pas lieu de prendre ces mesures.

18. Le 8 mars 2010, une commission rogatoire internationale s’exécuta au Canada portant sur le mode de fonctionnement de la famille qui se poursuivit tout au long de l’année 2010.

19. Le 6 décembre 2010, le rapport d’expertise sur la famille (voir paragraphe 16, ci-dessus) fut rendu. Le 16 mai 2012, le juge d’instruction accusa réception des enregistrements des auditions réalisées au Canada (voir paragraphe 18, ci-dessus).

20. Le 28 mars 2013, un des enfants du requérant, également partie civile, demanda à la chambre des mises en accusation d’exercer l’un ou l’autre des pouvoirs prévus par les articles 136, 235 et 235bis du code d’instruction criminelle (« CIC ») (voir paragraphes 27-31, ci-dessous). Le 31 mai 2013, la chambre des mises en accusation décida qu’en l’état de la cause, il n’y avait pas lieu de prendre de telles mesures.

21. Le 10 avril 2014, le requérant demanda à la chambre des mises en accusation de contrôler l’instruction en application des articles 136 § 2, 136bis et 235 du CIC. Il demanda que les poursuites fussent déclarées irrecevables entre autres pour dépassement du délai raisonnable.

22. Par arrêt du 12 décembre 2014, la chambre des mises en accusation annula certaines pièces de la procédure, mais refusa de déclarer les poursuites à l’égard du requérant irrecevables. Quant à l’argument tiré du dépassement du délai raisonnable, elle le rejeta aux motifs suivants :

« Devant la chambre des mises en accusation, les poursuites ne doivent être déclarées irrecevables que si le dépassement, par hypothèse, du délai raisonnable a eu pour effet que l’exercice des droits de la défense est devenu, entre-temps, impossible et qu’il en résulte une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable.

Or, à ce stade de la procédure – attente du règlement de la procédure après ordonnance de soit communiqué – la cour constate que la longueur actuelle de l’enquête n’a pas entraîné une déperdition des preuves qui sont toujours contenues dans le dossier de procédure et n’empêche pas le requérant d’encore exercer normalement ses droits de la défense. »

23. Après plusieurs reports, le règlement de la procédure fut fixé devant la chambre du conseil du tribunal de première instance de Tournai le 15 avril 2016. Le même jour, la chambre du conseil délivra une ordonnance de prise de corps de C.R. et du requérant, aux fins de leur renvoi éventuel devant la cour d’assises. Le dossier fut transmis, via le procureur du Roi, au procureur général pour qu’il puisse saisir à cette fin la chambre des mises en accusation.

24. Par un arrêt du 12 mai 2016, la chambre des mises en accusation renvoya C.R. devant le tribunal correctionnel. Quant au requérant, estimant qu’il n’existait pas de charges suffisantes à son encontre, elle infirma sur ce point l’ordonnance de la chambre du conseil et ordonna le non-lieu. La question du délai raisonnable ne fut plus évoquée.

25. Il n’y a pas eu de pourvoi en cassation contre cet arrêt, qui est donc devenu définitif.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26. Le droit belge prévoit plusieurs mesures en cas de dépassement du délai raisonnable d’une procédure pénale.

A. Mesures prévues par le code d’instruction criminelle

1. Au cours de l’instruction

27. Le CIC, en ses articles 136 et 136bis, combinés avec les articles 235 et 235bis, offre des techniques de contrôle « préventif » de la durée de la procédure au cours de l’instruction.

28. Lorsque l’instruction n’a pas été clôturée après une année, l’article 136 alinéa 2 du CIC permet à la partie civile et à l’inculpé de saisir la chambre des mises en accusation de la cour d’appel dans le cadre de sa mission de contrôle de l’instruction. De même, l’article 136bis du CIC donne au procureur général près la cour d’appel le droit de saisir la chambre des mises en accusation. Les articles 136 et 136bis du CIC énumèrent les mesures que cette juridiction d’instruction peut prendre pour accélérer l’instruction et sa clôture. Elle peut donner des injonctions au juge d’instruction ou même évoquer la cause, en application de l’article 235 du CIC (voir paragraphe 31, ci-dessous).

29. Les dispositions précitées se lisaient comme suit à l’époque des faits de la présente affaire :

Article 136

« La chambre des mises en accusation contrôle d’office le cours des instructions, peut d’office demander des rapports sur l’état des affaires et peut prendre connaissance des dossiers. (...)

Si l’instruction n’est pas clôturée après une année, la chambre des mises en accusation peut être saisie par requête motivée adressée au greffe de la cour d’appel par l’inculpé ou la partie civile. La chambre des mises en accusation agit conformément à l’alinéa précédent et à l’article 136bis. La chambre des mises en accusation statue sur la requête par arrêt motivé, qui est communiqué au procureur général, à la partie requérante et aux parties entendues. Le requérant ne peut déposer de requête ayant le même objet avant l’expiration du délai de six mois à compter de la dernière décision. »

Article 136bis

« (...) le procureur du Roi fait rapport au procureur général de toutes les affaires sur lesquelles la chambre du conseil n’aurait point statué dans l’année à compter du premier réquisitoire.

S’il l’estime nécessaire pour le bon déroulement de l’instruction, la légalité ou la régularité de la procédure, le procureur général prend, à tout moment, devant la chambre des mises en accusation, les réquisitions qu’il juge utiles.

Dans ce cas, la chambre des mises en accusation peut, même d’office, prendre les mesures prévues par les articles 136, 235 et 235bis.

Le procureur général est entendu.

La chambre des mises en accusation peut entendre le juge d’instruction en son rapport, hors la présence des parties si elle l’estime utile. Elle peut également entendre la partie civile, l’inculpé et leurs conseils, sur convocation qui leur est notifiée par le greffier, par télécopie ou par lettre recommandée à la poste, au plus tard quarante‑huit heures avant l’audience. »

Article 235

« Dans toutes les affaires, les chambres des mises en accusation, tant qu’elles n’auront pas décidé s’il y a lieu de prononcer la mise en accusation, pourront d’office, soit qu’il y ait ou non une instruction commencée par les premiers juges, ordonner des poursuites, se faire apporter les pièces, informer ou faire informer, et statuer ensuite ce qu’il appartiendra. »

30. En application de l’article 235bis du CIC, lors de la clôture de l’instruction (règlement de procédure) et dans tous les cas de saisine, y compris sur la base des articles 136 et 136bis du CIC, il est prévu que la chambre des mises en accusation peut contrôler, d’office, ou doit contrôler sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties, la régularité de la procédure qui lui est soumise, y compris le dépassement éventuel du délai raisonnable. Cette disposition est rédigée comme suit :

Article 235bis

« § 1er. Lors du règlement de la procédure, la chambre des mises en accusation contrôle, sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties, la régularité de la procédure qui lui est soumise. Elle peut même le faire d’office.

§ 2. La chambre des mises en accusation agit de même, dans les autres cas de saisine.

§ 3. Lorsque la chambre des mises en accusation contrôle d’office la régularité de la procédure et qu’il peut exister une cause de nullité, d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, elle ordonne la réouverture des débats.

§ 4. La chambre des mises en accusation entend, en audience publique si elle en décide ainsi à la demande de l’une des parties, le procureur général, la partie civile et l’inculpé en leurs observations et ce, que le contrôle du règlement de la procédure ait lieu sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties.

§ 5. Les irrégularités, omissions ou causes de nullités visées à l’article 131, § 1er, ou relatives à l’ordonnance de renvoi, et qui ont été examinées devant la chambre des mises en accusation ne peuvent plus l’être devant le juge du fond, sans préjudice des moyens touchant à l’appréciation de la preuve. Il en va de même pour les causes d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, sauf lorsqu’elles ne sont acquises que postérieurement aux débats devant la chambre des mises en accusation. Les dispositions du présent paragraphe ne sont pas applicables à l’égard des parties qui ne sont appelées dans l’instance qu’après le renvoi à la juridiction de jugement, sauf si les pièces sont retirées du dossier conformément à l’article 131, § 2, ou au § 6 du présent article.

§ 6. Lorsque la chambre des mises en accusation constate une irrégularité, omission ou cause de nullité visée à l’article 131, § 1er, ou une cause d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, elle prononce, le cas échéant, la nullité de l’acte qui en est entaché et de tout ou partie de la procédure ultérieure. Les pièces annulées sont retirées du dossier et déposées au greffe du tribunal de première instance, après l’expiration du délai de cassation. Les pièces déposées au greffe ne peuvent pas être consultées, et ne peuvent pas être utilisées dans la procédure pénale. La chambre des mises en accusation statue, dans le respect des droits des autres parties, dans quelle mesure les pièces déposées au greffe peuvent encore être consultées lors de la procédure pénale et utilisées par une partie. La chambre des mises en accusation indique dans sa décision à qui il faut rendre les pièces ou ce qu’il advient des pièces annulées. »

31. Dans ses conclusions avant l’arrêt de la Cour de cassation du 15 septembre 2010 (P.10.0572.F), l’avocat général à la Cour de cassation, D. Vandermeersch, s’exprima comme suit sur les mesures d’accélération que la juridiction d’instruction, appelée à contrôler le dépassement du délai raisonnable pendant l’instruction, peut envisager en cours d’instruction ou lors du règlement de la procédure :

« (...) Face au constat du dépassement du délai raisonnable en cours d’instruction, la chambre des mises en accusation peut envisager plusieurs réactions pour compenser ou réparer le dépassement du délai raisonnable ou en atténuer les conséquences.

Il s’agit d’une compétence qui lui est spécialement reconnue dans le cadre du contrôle prévu aux articles 136 et 136bis du CIC. Dans le cadre du contrôle du bon déroulement de l’instruction, la chambre des mises en accusation peut prendre différentes mesures pour accélérer l’instruction et sa clôture. Elle peut donner des injonctions au juge d’instruction ou, dans les situations les plus graves, évoquer la cause en application de l’article 235 du CIC (...).

Ainsi, la chambre des mises en accusation peut ordonner au juge d’instruction de prendre des mesures pour obvier aux retards mis par des experts pour rentrer leur rapport (...). Elle peut l’inviter à achever ses investigations en ce qu’elles concernent les inculpés et décider qu’il conviendra d’ordonner la disjonction des poursuites à l’égard d’autres personnes suspectes demeurées inconnues à ce jour (...). Elle peut également ordonner au magistrat instructeur de communiquer son dossier au procureur du Roi afin que celui-ci puisse prendre des réquisitions en vue du règlement de la procédure par la chambre du conseil (...). »

2. Devant les juridictions de jugement

32. Pour les hypothèses où la question du dépassement du délai raisonnable est soulevée devant les juridictions de jugement, l’article 21ter de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du code de procédure pénale, inséré par la loi du 30 juin 2000, consacrant une jurisprudence antérieure, prévoit que :

« Si la durée des poursuites pénales dépasse le délai raisonnable, le juge peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi.

Si le juge prononce la condamnation par simple déclaration de culpabilité, l’inculpé est condamné aux frais et, s’il y a lieu, aux restitutions. La confiscation spéciale est prononcée. »

3. Jurisprudence de la Cour de cassation

a) Pouvoir des juridictions d’instruction de se prononcer sur le dépassement du délai raisonnable

33. Les juridictions d’instruction peuvent d’office ou doivent, si une partie le demande, vérifier le dépassement du délai raisonnable et ses conséquences sur le déroulement ultérieur de la procédure (Cass. 8 avril 2008, P.07.1903.N ; Cass. 23 septembre 2009, P.09.0510.F ; Cass. 15 septembre 2010, P.10.0572.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch ; Cass. 6 octobre 2010, P.10.0729.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch ; Cass. 26 juin 2012, P.12.0080.N ; Cass. 7 septembre 2011, P.10.1319.F).

34. La violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable s’apprécie, devant les juridictions d’instruction, en fonction de l’atteinte aux droits de la défense que le dépassement invoqué peut induire, le juge ayant à vérifier, à ce stade de la procédure, si la durée des poursuites est telle que la tenue d’un procès équitable s’avère d’ores et déjà compromise (Cass. 6 mars 2013, P.12.1980.F).

b) Conséquences d’un dépassement, constaté pendant l’instruction ou lors du règlement de la procédure

35. Lorsqu’elle constate que le dépassement du délai raisonnable a pour effet que l’exercice des droits de la défense et/ou l’administration de la preuve sont devenus, entre-temps, impossibles et qu’il en résulte une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable, la juridiction d’instruction doit, dans ce cas, déclarer les poursuites irrecevables ou ordonner le non-lieu selon le cas. Elle constate l’irrecevabilité des poursuites au cas où ce dépassement a affecté irrémédiablement les droits de la défense et elle ordonne le non-lieu s’il a gravement et définitivement porté atteinte à l’administration de la preuve (Cass. 6 octobre 2010, P.10.0729.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch).

36. Lorsqu’elle constate que le dépassement du délai raisonnable ne met pas en péril l’administration de la preuve et les droits de défense de l’inculpé, la juridiction d’instruction décide de manière souveraine quelle est la réparation en droit adéquate (Cass. 5 juin 2012, P.12.0018.N ; Cass. 19 février 2013, P.12.0867.N ; Cass. 10 décembre 2013, P.13.0691.N). Il ne résulte pas des articles 6 et 13 de la Convention que le dépassement du délai raisonnable constaté dans le cadre du règlement de la procédure, qui n’a pas donné lieu à une violation irréparable des droits de défense de l’inculpé ni à la perte des preuves à charge ou à décharge, doit être sanctionné par l’extinction de l’action publique ou par un non-lieu (Cass. 14 avril 2015, P.14.1146.N ; Cass. 1er mars 2016, P.15.1272.N).

37. Le juge détermine la réparation en droit adéquate au stade de la procédure où il se prononce. Cette réparation en droit peut consister, au stade du règlement de la procédure, en la simple constatation du dépassement du délai raisonnable, ce dont le juge de renvoi appelé à se prononcer sur le fond devra tenir compte lors de l’appréciation globale de la cause (article 21ter du titre préliminaire du CIC, voir paragraphe 32, ci‑dessus) (Cass. 27 octobre 2009, P.09.0901.N ; Cass. 24 novembre 2009, P.09.1080.N, avec concl. av. gén. Timperman ; Cass. 6 octobre 2010, P.10.0729.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch).

38. Le fait que le dépassement du délai raisonnable soit constaté avant la saisine de la juridiction de jugement mais que ses conséquences ne soient que postérieures, n’entraîne pas que la réparation proposée ne soit ni immédiate ni adéquate ; en principe la procédure est examinée dans son ensemble (Cass. 12 mai 2015, P.140856.N). La procédure étant appréciée dans son ensemble, le recours ne perd pas son effectivité du seul fait qu’ayant été accueilli avant la saisine du juge du fond, il ne produit ses effets qu’après celle-ci (Cass. 15 septembre 2010, P.10.0572.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch).

c) Conséquences d’un dépassement constaté par la juridiction de jugement

39. Comme cela a déjà été indiqué (voir paragraphe 32, ci-dessus), l’article 21ter du titre préliminaire du CIC dispose que, si un dépassement du délai raisonnable est constaté au préjudice du prévenu, le juge du fond peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi (voir Cass. 15 septembre 2010, P.10.0572.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch). Le juge du fond peut aussi prononcer une peine prévue par la loi mais réduite de manière réelle et mesurable par rapport à celle qu’il aurait infligée s’il n’avait pas constaté la durée excessive de la procédure (voir, par exemple, Cass. 25 janvier 2012, P.11.1104.F ; Cass. 18 septembre 2012, P.12.0349.N ; Cass. 30 avril 2013, P.12.1133.N ; Cass. 7 octobre 2014, P.14.0506.N).

40. Le caractère déraisonnable de la durée de la procédure peut enfin être sanctionné par l’irrecevabilité des poursuites si la longueur excessive a entraîné une déperdition des preuves ou rendu impossible l’exercice normal des droits de la défense (Cass. 20 avril 2011, P.11.0438.F, avec concl. av. gén. Loop).

B. Action en responsabilité civile

41. Une action indemnitaire pour dépassement du délai raisonnable d’une procédure judiciaire peut être mise en mouvement sur la base des dispositions suivantes du code civil :

Article 1382

« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par lequel il est arrivé, à le réparer. »

Article 1383

« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »

42. Dans le cadre d’une affaire mettant en cause une durée de la procédure en matière civile résultant de l’arriéré judiciaire dans les cours et tribunaux de la cour d’appel de Bruxelles, la Cour de cassation a jugé qu’en déclarant l’État responsable en raison de la faute, au sens des articles 1382 et 1383 du code civil, consistant à avoir « omis de légiférer afin de donner au pouvoir judiciaire les moyens nécessaires pour lui permettre d’assurer efficacement le service public de la justice, dans le respect notamment de l’article 6 § 1 de la Convention », l’arrêt attaqué de la cour d’appel n’avait méconnu aucune disposition de droit interne ou international (Cass. 28 septembre 2006, C.02.05.70.F).

43. Dans ses observations, le Gouvernement fournit plusieurs exemples de décisions de juridictions civiles dans lesquelles une action indemnitaire a été exercée pour obtenir un redressement approprié en cas de durée excessive de procédures pénales. L’un des exemples qui a été mené avec succès concerne les suites données au niveau interne à l’arrêt De Clerck c. Belgique (no 34316/02, 25 septembre 2007) par lequel la Cour avait conclu à une violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention en raison de la durée excessive de l’instruction. Le Gouvernement mentionne également l’affaire d’un co-inculpé de M. De Clerck dont la requête devant la Cour avait été déclarée irrecevable pour non-épuisement de la voie de recours indemnitaire, la requête ayant été introduite postérieurement à l’arrêt précité de la Cour de cassation consacrant ledit recours en droit interne comme un remède efficace en cas du dépassement du délai raisonnable (H.K. c. Belgique (déc.), no 22738/08, 12 janvier 2010). Alors que les affaires en étaient au règlement de la procédure, les requérants ont introduit, le 8 octobre 2008 et le 29 juin 2010 respectivement, une action en responsabilité civile contre l’État belge. Par un jugement du 28 juin 2011, le tribunal de première instance de Courtrai accorda 22 500 euros (EUR) à M. De Clerck et 15 000 EUR à M. H.K. pour dommage moral résultant du dépassement du délai raisonnable de l’instruction. Le jugement concernant H.K. fut confirmé par la cour d’appel de Gand, par un arrêt du 6 décembre 2012.

44. Enfin, il échet de remarquer que la Cour de cassation reconnaît explicitement que la réparation à laquelle l’inculpé pouvait prétendre en vertu des articles 6 et 13 de la Convention dans le cas d’un dépassement du délai raisonnable pendant l’instruction d’une affaire pénale constaté par les juridictions d’instruction dans le cadre du règlement de la procédure, pouvait consister en des dommages et intérêts à demander devant le tribunal civil (Cass. 14 avril 2015, P.14.1146.N ; Cass. 1er mars 2016, P.15.1272.N).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

45. Le requérant se plaint de la durée excessive de l’instruction menée contre lui. Il invoque l’article 6 § 1 dont les parties pertinentes sont ainsi libellés :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

A. Sur la recevabilité

46. Le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir activé le contrôle de l’instruction sur pied des articles 136 et 136bis du CIC avant le 10 avril 2014, soit cinq ans après avoir saisi la Cour. C’est dans le cadre de cette unique demande qu’il s’est plaint, pour la première et dernière fois, d’un dépassement du délai raisonnable de l’instruction et a demandé que les poursuites à son égard soient déclarées irrecevables. De plus, le Gouvernement estime que le requérant aurait dû, au stade de l’instruction, introduire une action en responsabilité extracontractuelle contre l’État sur la base des articles 1382 et 1383 du code civil.

47. Le requérant soutient, quant à lui, que la chambre des mises en accusation avait compétence pour accélérer la procédure et qu’il a lui‑même fait usage des dispositions du CIC visant à remédier au dépassement du délai raisonnable. Il considère que le recours indemnitaire ne permettait pas de redresser son grief et n’est pas un recours effectif dans le cadre d’un procès pénal pendant.

48. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Cette règle se fonde sur l’hypothèse – objet de l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 69, 25 mars 2014, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 87, CEDH 2015, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], no 42461/13, § 76, CEDH 2016 (extraits)).

49. L’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit toutefois l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres, précité, § 70, Parrillo, précité, § 87, et Karácsony et autres, précité, § 76).

50. À cet égard, la Cour observe que le système belge offrait au requérant, s’agissant d’une procédure pénale, comme en l’occurrence, plusieurs voies de recours : une série de mesures préventives destinées spécifiquement à remédier au dépassement de la durée raisonnable d’une procédure au stade de l’instruction (article 136 du CIC) et du règlement de la procédure (article 235bis du CIC) ainsi que la possibilité d’introduire une action en responsabilité civile contre l’État (articles 1382 et 1383 du code civil).

51. La Cour constate que le requérant a utilisé, sans succès, la première voie de droit. La question se pose de savoir s’il devait de surcroît, comme le soutient le Gouvernement, introduire une action en responsabilité extra‑contractuelle contre l’État.

52. À cet égard, la Cour rappelle que les requérants doivent avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009).

53. En l’espèce, la Cour estime qu’il serait excessif de reprocher au requérant d’avoir sélectionné parmi les recours parallèles existant en droit belge celui qu’il estimait approprié dans son cas et de ne pas avoir intenté l’action mentionnée par le Gouvernement, alors qu’il a exercé – fût-ce à un stade de la procédure postérieur à l’introduction de la requête devant la Cour ‑ un recours préventif en vue d’accélérer la procédure (voir, mutatis mutandis, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III, Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004-V, et Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, §§ 50 et 53-54, 21 décembre 2010).

54. La Cour rejette ainsi l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

55. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

56. Le requérant se plaint de la durée excessive de l’instruction dans le cadre de la procédure menée contre lui.

57. Le Gouvernement conteste cette thèse.

58. La Cour constate que la période à considérer a débuté le 3 mai 2004 et s’est terminée le 12 mai 2016, date à laquelle la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Mons a ordonné le non-lieu à l’endroit du requérant. La procédure menée à l’égard du requérant a dès lors duré un peu plus de 12 ans.

59. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire ainsi que le comportement du requérant et des autorités compétentes. En outre, seules les lenteurs imputables à l’État peuvent amener à conclure à l’inobservation du délai raisonnable (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999‑II, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 186, 22 mai 2012).

60. L’instruction de l’affaire revêtait certainement, comme le souligne le Gouvernement, une certaine complexité liée à la personnalité du requérant et à l’évolution des relations familiales à l’origine de nombreuses auditions et d’une commission rogatoire internationale mais la Cour considère que cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la procédure pénale dirigée contre le requérant a connu une telle durée.

61. Pour ce qui est du comportement du requérant, le Gouvernement fait valoir que celui-ci est à l’origine de la durée de la procédure du fait de son refus de collaborer à la première expertise ordonné à son sujet, de plusieurs requêtes en accomplissement de devoirs complémentaires, de la tardiveté avec laquelle il a finalement déposé une expertise psychologique le concernant, auxquels il faut ajouter une demande de contrôle de l’instruction, et de nombreuses demandes d’accès au dossier, qui ont eu pour effet de rallonger l’instruction ainsi que deux demandes de remise de l’affaire au moment du règlement de procédure.

62. La Cour convient que ces éléments, attribuables en partie au requérant, ont quelque peu contribué à la durée de la procédure dirigée contre lui. Ils n’expliquent toutefois pas, selon elle, la totalité de la durée.

63. Pour ce qui est du comportement des autorités, la Cour rappelle que l’article 6 § 1 astreint les États contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs cours et tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences, notamment celle du délai raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 183, CEDH 2006‑V, et Panju c. Belgique, no 18393/09, § 88, 28 octobre 2014). Or elle constate que l’instruction a connu plusieurs périodes de ralentissement voire de stagnation : au début de l’enquête entre 2004 et 2006, lors de la mise en route de l’expertise systémique entre 2008 et 2010, ainsi qu’entre 2010 et 2014, période durant laquelle seule la commission rogatoire fut menée à bien (voir paragraphes 9‑20, ci-dessus).

64. Sur la base de l’ensemble des éléments considérés, la Cour conclut que la complexité de l’instruction et le comportement du requérant n’expliquent pas à eux seuls la longueur de la procédure ; la cause majeure de celle-ci réside dans la manière dont les autorités ont conduit l’affaire.

65. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

66. Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif pour faire valoir son grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention précité. Il invoque l’article 13 de la Convention qui est ainsi formulé :

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

67. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

68. Le requérant se plaint qu’il ne disposait pas d’un recours effectif pour se plaindre d’une violation du dépassement du délai raisonnable durant l’instruction. Il ajoute que les développements intervenus postérieurement à l’introduction des requêtes (voir paragraphes 23-24, ci-dessus) n’ont pas davantage permis une réparation réelle et effective de cette violation.

69. Le Gouvernement fait valoir que les mécanismes existants en droit belge sont effectifs. Au stade de l’instruction, la juridiction d’instruction peut constater que le délai raisonnable est dépassé, ce qui peut constituer une réparation adéquate au bénéfice de l’inculpé renvoyé devant la juridiction de jugement sachant que celle-ci sera tenue par ce constat et devra en tirer les conséquences prévues par l’article 21ter du titre préliminaire du CIC. Le Gouvernement rappelle que le requérant disposait et dispose encore du recours indemnitaire pour obtenir le redressement de la violation qu’il alléguait. Il fournit à l’appui de cette affirmation plusieurs exemples de jurisprudence dont il y a lieu de déduire, selon lui, que ce recours est effectif au sens de l’article 13 de la Convention (voir paragraphe 43, ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

70. Eu égard à sa conclusion sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (voir paragraphe 65, ci-dessus), la Cour estime que le grief du requérant concernant la durée de l’instruction constitue un grief « défendable », et qu’il devait disposer d’un recours effectif à cet égard.

a) Rappel des principes généraux

71. La Cour rappelle que les recours dont un justiciable dispose au plan interne pour se plaindre de la durée d’une procédure sont « effectifs », au sens de l’article 13 de la Convention, dès lors qu’ils permettent soit de faire intervenir plus tôt la décision des juridictions saisies, soit de fournir au justiciable une réparation adéquate pour les retards déjà accusés (Kudła c. Pologne [GC] (no 30210/96, § 159, CEDH 2000‑XI, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, CEDH 2002‑VIII, Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 99, CEDH 2006‑VII, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 108, 10 septembre 2010).

72. Différents types de recours peuvent donc coexister dans le but de redresser la violation de façon appropriée. La Cour l’a déjà affirmé en matière pénale en jugeant satisfaisante la prise en compte de la durée de la procédure pour octroyer une réduction de la peine de façon expresse et mesurable (Beck c. Norvège, no 26390/95, § 27, 26 juin 2001). Par ailleurs, certains États ont choisi de combiner deux types de recours, l’un tendant à accélérer la procédure et l’autre de nature indemnitaire (Scordino (no 1), précité, § 186, et Sürmeli, précité, § 100).

73. Toutefois, les États peuvent également choisir de ne créer qu’un recours indemnitaire sans que ce recours puisse être considéré comme manquant d’effectivité (Scordino (no 1), précité, § 187).

74. La Cour a déjà eu l’occasion de souligner notamment dans l’arrêt Kudła précité (§§ 154-155) que, dans le respect des exigences de la Convention, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la façon de garantir aux individus le recours exigé par l’article 13 et de se conformer à l’obligation que leur fait cette disposition de la Convention. Elle a également insisté sur le principe de subsidiarité afin que les justiciables ne soient plus systématiquement contraints de lui soumettre des requêtes qui auraient pu être instruites d’abord et, selon elle, de manière plus appropriée, au sein des ordres juridiques internes.

b) Application au cas d’espèce

75. Ainsi que la Cour l’a rappelé ci-dessus (paragraphe 50), la Belgique fait partie des États dans l’ordre juridique desquels coexistent plusieurs types de recours permettant de prévenir ou redresser une durée excessive dans le cadre d’une procédure pénale. Elle les examinera successivement.

i. Recours préventifs prévus par le CIC

76. La Cour a déjà affirmé qu’un remède préventif est le meilleur dans l’absolu. Lorsqu’un système judiciaire s’avère défaillant à l’égard de l’exigence découlant de l’article 6 § 1 de la Convention quant au délai raisonnable, un recours permettant de faire accélérer la procédure afin d’empêcher la survenance d’une durée excessive constitue la solution la plus efficace. Un tel recours présente un avantage incontestable par rapport à un recours uniquement indemnitaire car il permet d’hâter la décision de la juridiction concernée. Il évite également d’avoir à constater des violations successives pour la même procédure et ne se limite pas à agir a posteriori comme le fait un recours indemnitaire (Scordino (no 1), précité, §§ 183-184, et Sürmeli, précité, § 100).

77. La Cour constate que des remèdes préventifs, présentant les avantages qui viennent d’être énoncés, sont institués en droit belge par les articles 136, 136bis, 235 et 235bis du CIC. Les juridictions d’instruction peuvent d’office ou doivent, si une partie le demande, vérifier l’évolution de l’instruction. Elles peuvent prendre des mesures concrètes pour accélérer la procédure (voir paragraphe 31, ci-dessus). Elles ont également la compétence de déclarer les poursuites irrecevables ou d’ordonner le non‑lieu lorsqu’elles constatent qu’un dépassement a pour effet que l’exercice des droits de la défense ou l’administration de la preuve sont devenus impossibles et qu’il en résulte une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable. Quand tel n’est pas le cas, les juridictions d’instruction décident de la réparation adéquate qui peut consister en la simple constatation du dépassement du délai raisonnable. Un tel constat lie alors le juge du fond qui devra en tenir compte lors de l’appréciation de la peine en vertu de l’article 21ter du titre préliminaire du CIC.

78. La Cour est d’avis que la construction résultant ainsi du droit belge peut se révéler efficace et correspondre aux exigences d’effectivité posées par l’article 13 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention. Ces dispositions n’exigent pas, comme le souligne justement la Cour de cassation (voir paragraphe 36, ci-dessus), que le dépassement du délai raisonnable constaté au stade de l’instruction soit sanctionné par l’extinction de l’action publique ou par un non-lieu indépendamment des conséquences pour l’équité de la procédure. Outre la possibilité d’une sanction différée du délai excessif appliquée par les juridictions de jugement, il apparaît que d’autres mesures préventives pouvaient être prises par les juridictions d’instruction sur pied des dispositions du CIC pour accélérer la procédure. Il n’en demeure pas moins que l’effectivité des recours doit être démontrée dans les circonstances de la cause.

79. À cet égard, la Cour rappelle avoir constaté que la chambre des mises en accusation, saisie dans l’affaire Panju précitée, n’avait pas utilisé ses compétences tirées des dispositions du CIC (§§ 65-75). Elle en avait déduit un constat d’ineffectivité au terme non pas d’une évaluation in abstracto des recours en question mais d’un examen des circonstances de l’affaire.

80. En l’espèce, la Cour constate que plusieurs contrôles d’ordre préventif furent opérés au cours de l’instruction sur pied des articles 136 et 136bis du CIC, d’abord à la demande des autres parties à la procédure, puis en 2014, sur requête du requérant lui-même (voir paragraphe 21, ci‑dessus). À aucun moment, la chambre des mises en accusation ne constata le dépassement du délai raisonnable. Elle ne prit pas davantage de mesures visant à accélérer la procédure. De plus, dans son arrêt du 12 décembre 2014, même si elle semble avoir implicitement admis un dépassement du délai raisonnable, la chambre des mises en accusation considéra que l’écoulement du temps n’avait pas eu pour conséquence le dépérissement des preuves et n’avait pas rendu impossible l’exercice des droits de la défense par le requérant dans la procédure en cours.

81. Il résulte de ce qui précède que la chambre des mises en accusation n’a pas sanctionné elle-même le dépassement du délai raisonnable. Relevant que l’instruction s’est poursuivie et s’est terminée par un arrêt de la chambre des mises en accusation du 12 mai 2016 qui ordonna le non-lieu, la Cour constate en outre que la possibilité prévue par l’article 21ter du titre préliminaire du CIC d’une sanction différée par le juge du fond a en l’espèce été privée de tout objet.

82. En conclusion, la Cour considère, eu égard aux circonstances de l’espèce, que le requérant n’a pu bénéficier d’aucun redressement concret pour pallier aux retards qu’il dénonçait. Il y a donc lieu d’en déduire que le recours préventif exercé par le requérant n’a pas été effectif en l’espèce.

ii. Le recours indemnitaire

83. Le Gouvernement fait valoir que le requérant disposait également de la possibilité d’introduire un recours indemnitaire pour se plaindre de la durée excessive de la procédure au stade de l’instruction ou du règlement de procédure.

84. La Cour rappelle que dans l’affaire Panju précitée, elle a considéré que « le Gouvernement, auquel la charge de la preuve incombe en la matière, n’a pas démontré que le recours indemnitaire sur pied des articles 1382 et 1383 du code civil était appliqué en pratique par les juridictions dans le cadre des procédures pénales ni donc que ce recours puisse aboutir à des résultats satisfaisant les exigences d’effectivité que l’article 13 de la Convention pose en ce qui concerne les recours indemnitaires en matière de durée excessive de procédures judiciaires » (§ 62). Elle y a conclu que « [ce recours] ne saurait, à ce jour, être considéré comme un recours effectif au sens de l’article 13 pour se plaindre de la longue durée de l’instruction pénale » (§ 63).

85. La Cour note que, dans le cadre de la présente affaire, le Gouvernement a complété l’argumentaire qu’il avait développé dans l’affaire Panju en fournissant plusieurs exemples de décisions de juridictions civiles visant à démontrer que le recours indemnitaire peut être exercé avec succès pour obtenir un redressement approprié pour la durée excessive de procédures pénales lorsqu’elles sont au stade de l’instruction ou du règlement de procédure (voir paragraphe 43, ci-dessous).

86. La Cour relève en outre que, récemment, la Cour de cassation a rendu des arrêts par lesquels elle reconnaît explicitement que la réparation à laquelle l’inculpé peut prétendre en cas de durée excessive de la procédure constatée au stade de l’instruction ou du règlement de la procédure peut consister en des dommages et intérêts à demander devant le tribunal civil (voir paragraphe 44, ci-dessus).

87. Au vu de ces nouvelles informations et développements, la Cour constate que le recours indemnitaire peut en principe être considéré comme un recours effectif en vue de redresser une violation tirée de la durée excessive d’une instruction pénale que celle-ci soit constatée au cours de l’instruction ou au stade du règlement de la procédure.

88. La Cour rappelle qu’elle a jugé excessif, au regard de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, d’exiger du requérant qu’il engage une seconde voie de recours pour obtenir le redressement de la violation alléguée de l’article 6 § 1, alors qu’il a activé le remède préventif qui était un recours a priori effectif et suffisant pour pallier au dépassement de la durée raisonnable d’une procédure au stade de l’instruction (paragraphe 53, ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que le recours indemnitaire devant le juge civil était et est encore disponible pour se plaindre de la durée excessive de l’instruction. Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant ne peut soutenir qu’il a été privé de tout recours effectif (voir, mutatis mutandis, Canali c. France, no 40119/09, § 57, 25 avril 2013).

iii. Conclusion

89. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

90. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

91. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

92. Le Gouvernement soutient que ce montant est disproportionné par rapport aux sommes que la Cour octroie habituellement dans des affaires similaires.

93. La Cour rappelle qu’elle a conclu à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 18 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

94. Le requérant ne demande pas le remboursement des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Rien ne lui sera donc accordé à titre de frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 18 000 EUR (dix-huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente


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