La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

06/12/2016 | CEDH | N°001-169208

CEDH | CEDH, AFFAIRE DÖKMECİ c. TURQUIE, 2016, 001-169208


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DÖKMECİ c. TURQUIE

(Requête no 74155/14)

ARRÊT

STRASBOURG

6 décembre 2016

DÉFINITIF

24/04/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Dökmeci c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turkovi

ć,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 novembre 2...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DÖKMECİ c. TURQUIE

(Requête no 74155/14)

ARRÊT

STRASBOURG

6 décembre 2016

DÉFINITIF

24/04/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dökmeci c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 novembre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 74155/14) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdullah Dökmeci (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 novembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes A. Aktay et U.Ç. Aktay, avocats à Mersin. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaignait en particulier d’une insuffisance de l’indemnité d’expropriation et d’une perte de valeur de celle-ci.

4. Le 20 mars 2015, les griefs concernant l’insuffisance et la perte de valeur de l’indemnité ainsi que l’impossibilité pour le requérant d’être présent lors des expertises ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, en application de l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1932 et réside à Karaman.

6. Il était propriétaire d’un terrain d’une superficie de 26 988 m2, situé à Ermenek (Karaman) et inscrit au registre foncier comme terrain agricole.

7. En 2002, le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles approuva le projet de construction d’un barrage et d’une centrale hydroélectrique à Ermenek. En 2006, la direction nationale des eaux (« l’administration ») déclara ce projet d’utilité publique. Le requérant se trouvait parmi les propriétaires touchés par ce projet.

A. La procédure d’expropriation d’urgence

8. Par une décision publiée au Journal officiel le 31 janvier 2009, le Conseil des ministres décida que les terrains concernés par ce projet, qui n’avaient pas encore été expropriés selon la procédure normale, seraient expropriés selon la procédure d’urgence prévue par l’article 27 de la loi sur l’expropriation.

9. Par une requête du 10 février 2009, l’administration saisit le tribunal de grande instance d’Ermenek (« le TGI ») sur le fondement de la disposition en question.

10. Le 1er avril 2009, le juge du TGI effectua un déplacement sur les lieux, accompagné d’une commission de six experts, d’un photographe, de l’élu du village et de l’avocat de l’administration. Des clichés furent pris et un procès-verbal fut établi à l’issue de la visite. La procédure d’urgence ne prévoyait pas la présence de l’exproprié lors l’expertise sur le terrain.

11. Les experts déposèrent leur rapport le 7 avril 2009. Selon ce rapport, le terrain était planté de noyers âgés de 5 ans et sa valeur était de 168 961 livres turques (TRY). Pour calculer le revenu annuel net résultant d’une exploitation normale du terrain litigieux, les experts s’étaient fondés sur les données agricoles de 2008, celles de 2009 n’étant pas encore disponibles.

12. Le 11 juin 2009, le TGI fixa l’indemnité d’emprise du terrain au montant calculé par les experts et ordonna l’expropriation d’urgence du terrain litigieux. Le requérant reçut paiement de la somme et l’administration fut autorisée à prendre le terrain.

B. La procédure d’expropriation normale

13. Le 17 mai 2010, l’administration saisit le TGI d’une action visant à déterminer l’indemnité d’expropriation résultant cette fois d’une procédure d’expropriation normale, telle que prévue par l’article 10 de la loi sur l’expropriation.

14. Le 24 février 2011, aux fins d’évaluer la valeur du terrain litigieux, le juge du TGI effectua un déplacement sur les lieux en compagnie d’une commission d’experts. Lors de leur visite, les experts constatèrent que le terrain du requérant se trouvait sous les eaux du barrage. Dans leur rapport du 27 février 2011, se fondant sur les constats effectués lors de leur déplacement dans le cadre de la procédure d’urgence et sur les autres éléments du dossier, ils estimèrent que le terrain avait, à la date de la saisine du TGI, une valeur de 377 277 TRY. Pour déterminer ce montant, ils se fondèrent sur l’article 11 f) de la loi sur l’expropriation et calculèrent le revenu annuel net résultant d’une exploitation normale du terrain litigieux à partir des données agricoles de 2010. Pour ce faire, ils prirent en considération, en sus des données agricoles de la direction de l’agriculture d’Ermenek, celles de six autres villes limitrophes. Parmi les données des villes limitrophes, les experts écartèrent celles relatives à des cultures à forte rentabilité (celles dont le coût de production représentait moins de 40 % du revenu brut d’exploitation), se conformant en cela à la jurisprudence de la Cour de cassation. Lors de la détermination de l’indemnité d’expropriation, les experts prirent également en considération la valeur des noyers plantés sur le terrain, dont ils estimèrent l’âge à cinq ans.

15. Le requérant contesta ce rapport d’expertise, estimant que l’indemnité préconisée par les experts était insuffisante. À cet égard, il remit en question la qualité juridique retenue pour son terrain et critiqua la méthode de calcul qui avait, à ses dires, eu pour effet de réduire considérablement le montant de l’indemnité. Il demanda également que l’âge des noyers tel qu’il avait été estimé dans le cadre de la procédure d’urgence fût réactualisé en prenant comme référence la date de saisine du tribunal.

16. Le TGI demanda à la commission d’experts un complément d’expertise portant uniquement sur l’âge des arbres en question. Cette commission indiqua qu’ils étaient âgés de 6 ans à la date de la saisine du TGI et elle augmenta son estimation de la valeur du terrain à 377 489 TRY.

17. Le 3 février 2012, le TGI fixa l’indemnité d’expropriation à ce dernier montant. Il releva que le requérant avait déjà reçu paiement de 168 961 TRY dans le cadre de la procédure d’urgence, et il enjoignit à l’administration d’acquitter le solde, soit 208 527 TRY.

18. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Il soutenait que l’indemnité d’expropriation ne reflétait pas la valeur réelle de son terrain et il mettait en cause la méthode utilisée pour le calcul de l’indemnité. Il ajoutait qu’il avait été dépossédé de son bien par l’administration dès le 10 février 2009, et que des intérêts au taux maximal prévu par l’article 46 de la Constitution auraient dû être appliqués à l’indemnité à partir de cette date jusqu’au 17 février 2012, date du jugement. Il contestait également la conclusion du tribunal selon laquelle les noyers plantés sur son terrain étaient trop jeunes pour donner des fruits, et reprochait au tribunal de s’être fondé à cet égard sur une information communiquée par la direction agricole d’Ermenek, selon laquelle les noyers dans la région concernée ne produisaient des fruits qu’à partir de leur huitième année.

19. Le 11 octobre 2012, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance et, le 1er avril 2013, elle rejeta la demande en rectification de l’arrêt.

20. Le 4 juin 2013, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, dénonçant une atteinte à son droit à un procès équitable ainsi qu’une atteinte à son droit de propriété. Il affirmait que la loi sur l’expropriation n’indiquait pas avec suffisamment de précision la méthode de calcul permettant de déterminer le revenu d’exploitation net des terrains agricoles ; il se plaignait à cet égard d’une atteinte au principe de la sécurité juridique. Il reprochait en outre à la Cour de cassation d’avoir modifié en 2006 la méthode de calcul de l’indemnité d’expropriation, en y incluant les données agricoles d’autres villes et en décidant de ne pas prendre en considération pour le calcul de l’indemnité les cultures à forte rentabilité. Il estimait que, en raison de la méthode de calcul retenue par les juridictions nationales, le montant de l’indemnité d’expropriation ne reflétait pas la valeur réelle du bien exproprié. Il se plaignait en outre de la non-application d’intérêts moratoires à l’indemnité d’expropriation, nonobstant la durée de la procédure d’expropriation. Il était d’avis que les juridictions nationales auraient dû appliquer l’article 46 de la Constitution. Il soutenait par ailleurs que le recours à la procédure d’urgence n’était pas justifié dans la mesure où le projet aurait été validé dès 2002 et où l’administration aurait ainsi disposé d’un long laps de temps pour recourir à la procédure normale. Il indiquait enfin que l’administration avait entamé la procédure normale plus d’un an après la procédure d’urgence, de sorte qu’entre-temps le terrain avait été submergé par les eaux du barrage, ce qui aurait exclu toute possibilité de nouvelle expertise sur le bien exproprié.

21. Le 27 mai 2014, la Cour constitutionnelle, en commission de deux juges, déclara le recours du requérant irrecevable. Elle estima d’abord que la durée de la procédure n’était pas déraisonnable. S’agissant des griefs restants, elle considéra qu’ils concernaient essentiellement le droit de propriété. À cet égard, elle décida d’examiner distinctement le grief relatif au montant de l’indemnité d’expropriation et celui relatif à la non‑application d’intérêts.

22. S’agissant du montant de l’indemnité, la Cour constitutionnelle releva que le terme mevkii employé à l’article 11 f) de la loi sur l’expropriation désignait de vastes parcelles de terrains rencontrant des conditions climatiques et des caractéristiques similaires, et qu’il ne désignait pas forcément une zone à l’échelle de la ville. Elle nota ensuite que, dans son arrêt du 25 mai 2006, la Cour de cassation avait relevé que, après l’annonce, en 2002, du projet de construction de barrage, les indicateurs de revenus agricoles fournis par la direction de l’agriculture d’Ermenek avaient présenté une augmentation spectaculaire, alors que celle-ci aurait été régulière pour les années précédentes. Elle releva que c’était la raison pour laquelle, pour les expropriations réalisées après 2003, la Cour de cassation avait adopté une approche consistant à prendre aussi en considération les données des villes voisines d’Ermenek. Elle constata que cette méthode de calcul aurait été utilisée de façon continue et stable depuis 2006 et qu’elle était dès lors parfaitement prévisible. Aussi considéra-t-elle que le grief relatif au montant de l’indemnité était manifestement mal fondé.

23. S’agissant du grief relatif à l’absence d’intérêts moratoires, la Cour constitutionnelle releva que le requérant ne pouvait pas prétendre à l’application du taux d’intérêt prévu par l’article 46 de la Constitution, dans la mesure où cette disposition ne s’appliquait qu’aux indemnités allouées de manière définitive et restées impayées, ce qui n’aurait pas été le cas en l’espèce.

24. Pour ce qui était de la dépréciation de l’indemnité d’expropriation, la Cour constitutionnelle indiqua que le législateur avait modifié l’article 10 de la loi sur l’expropriation en prévoyant l’application d’intérêts au taux légal lorsque la procédure relative à la détermination de l’indemnité dépassait quatre mois. Elle précisa que, la présente affaire s’étant terminée avant cette modification législative, celle-ci ne s’appliquait pas en l’espèce et l’indemnité d’expropriation allouée au requérant n’avait pas été assortie d’intérêts.

25. La Cour constitutionnelle estima donc qu’il y avait lieu de rechercher si le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du requérant avait été préservé, et si l’intéressé avait eu à supporter une charge disproportionnée et excessive.

26. Elle considéra que l’absence d’intérêts de nature à compenser une perte de valeur considérable de l’indemnité d’expropriation pouvait effectivement porter atteinte aux articles 13 et 35 de la Constitution, dispositions exigeant la proportionnalité de l’ingérence dans le droit de propriété. Dans le même temps, elle estima que de faibles pertes de valeur qui peuvent être vues comme raisonnables ne feraient pas peser sur le requérant une charge excessive, et qu’elles ne seraient pas de nature à rompre le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété de l’intéressé et les exigences de l’intérêt général. En outre, se référant aux affaires Arabacı c. Turquie ((déc.), no 65714/01, 7 mars 2002), et Kurtuluş c. Turquie ((déc.), no 24689/06, 28 septembre 2010), elle rappela qu’une petite différence entre le montant versé et l’indemnisation intégrale pouvait s’interpréter comme une marge d’imprécision provoquée par la méthode de calcul.

27. Elle releva ensuite que le requérant avait reçu le paiement de l’indemnité d’expropriation en deux fois, une première partie à l’issue de la procédure d’urgence et l’autre partie à l’issue de la procédure normale. Ainsi, 168 961 TRY auraient été versées au requérant à la suite de la décision du 11 juin 2009 et 208 527 TRY lui auraient été versées le 3 février 2012. Elle observa que la deuxième partie de l’indemnité avait subi une perte de valeur d’environ 14 % entre la date de saisine du tribunal (17 mai 2010) et la date de son paiement. Elle estima que, pour déterminer si l’ingérence était proportionnée, il y avait lieu de prendre en considération la perte de valeur subie par cette deuxième partie de l’indemnité par rapport au montant total de l’indemnité. Selon elle, considérer cette perte de valeur uniquement par rapport au complément d’indemnité pouvait conduire à fausser le résultat.

28. Elle releva alors que la perte de valeur subie par cette deuxième partie de l’indemnité par rapport à la totalité de l’indemnité d’expropriation (377 489 TRY) n’était plus que de 7,7 %. Elle considéra qu’une telle proportion n’avait pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée et excessive. Par ailleurs, notant que le requérant avait eu la possibilité de disposer d’une partie de l’indemnité d’expropriation environ onze mois avant le début de la procédure normale, d’en tirer avantage et de l’investir, la charge qu’avait fait peser sur le requérant la perte de valeur de 7,7 % était d’autant plus légère. En conséquence, elle conclut que le grief relatif à la non-application d’intérêts était aussi manifestement mal fondé.

29. La décision de la Cour constitutionnelle fut notifiée à l’avocat du requérant le 14 mai 2014.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi no 2942 sur l’expropriation

30. Les dispositions pertinentes de la loi no 2942 sur l’expropriation sont exposées dans l’arrêt Yetiş et autres c. Turquie (no 40349/05, §§ 22‑26, 6 juillet 2010).

31. L’article 6 de la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, a ajouté un nouveau paragraphe à l’article 10 de la loi no 2942 sur l’expropriation. Ce nouveau paragraphe se lit comme suit :

« Lorsque la procédure relative à la fixation de l’indemnité n’est pas terminée dans un délai de quatre mois, des intérêts au taux légal sont appliqués à l’indemnité au-delà de ce délai. »

B. Arrêts des hautes juridictions concernant l’expropriation d’urgence

32. Selon la Cour constitutionnelle, dans certaines situations, il peut s’avérer nécessaire pour l’administration d’exproprier au plus vite des propriétés privées. En vertu de l’article 27 de la loi sur l’expropriation, l’administration a la possibilité d’utiliser légalement une propriété privée par la voie de l’expropriation d’urgence, avant d’avoir accompli les formalités prévues pour la procédure d’expropriation normale. À l’issue de la procédure d’urgence, le tribunal décide de l’emprise par l’administration du bien immeuble, cette décision n’entraînant pas le transfert de la propriété du terrain à l’administration expropriante. Pour que le transfert de la propriété s’opère, il faut soit une cession de la part du propriétaire, soit l’introduction par l’administration d’une action en constatation de l’indemnité et de l’inscription au registre foncier à son nom, sur le fondement de l’article 10 de la loi sur l’expropriation. Par conséquent, la Cour constitutionnelle considère que l’expropriation d’urgence est une mesure qui permet à l’administration, dans certaines situations, d’utiliser une propriété privée par le biais d’une emprise avant l’accomplissement de la procédure normale d’expropriation et avant le transfert de la propriété à son nom (arrêts rendus par la Cour constitutionnelle le 3 juillet 2014 (E. 2013⁄96–K 014⁄118) et le 27 février 2014 (E 012–K 014⁄41) dans le cadre de contrôles de constitutionnalité de lois).

33. Par un arrêt du 9 janvier 2015, la 6e chambre contentieuse du Conseil d’État a annulé une décision du Conseil des ministres relative à l’expropriation d’urgence dans le cadre d’un projet de centrale hydroélectrique, au motif que l’urgence n’avait pas été démontrée (E. 2014⁄6510-K. 2015⁄4).

34. Dans un arrêt rendu le 19 septembre 2006, la 5e chambre civile de la Cour de cassation a indiqué que la procédure d’urgence diligentée en application de l’article 27 de la loi sur l’expropriation n’avait pas pour but la détermination de l’indemnité d’expropriation, mais que sa nature était plutôt de permettre le rassemblement de preuves. Elle a précisé que le montant de l’indemnité devait être fixé dans le cadre de l’action introduite en application de l’article 10 de la loi sur l’expropriation. Dans un autre arrêt rendu le 30 octobre 2008, la même chambre a considéré que, si l’administration, après la procédure d’expropriation d’urgence, n’a pas introduit dans un délai raisonnable de six mois l’action en détermination de l’indemnité, selon la procédure normale, l’exproprié peut introduire une action pour expropriation de facto.

C. Données économiques

35. Les effets de l’inflation en Turquie peuvent être déterminés à partir de l’indice des prix de détail publié par l’Institut des statistiques de l’État. Selon la calculatrice d’inflation de la Banque centrale de la République de Turquie (http://www.tcmb.gov.tr/), constituée à partir de l’indice des prix de détail publié par l’Institut des statistiques de l’État (http://www.tuik.gov.tr/), les données économiques pertinentes pour la présente affaire se présentent comme suit :

a) entre le 11 juin 2009 (premier versement) et le 17 mai 2010 (saisine du TGI), le taux d’inflation a été de 8,98 % ;

b) entre le 17 mai 2010 (saisine du TGI) et le 3 février 2012 (versement de l’indemnité d’expropriation), le taux d’inflation a été de 14,09 %.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

36. Le requérant se plaint d’une insuffisance de l’indemnité d’expropriation et de la non-application d’intérêts à cette indemnité, qui ont, selon lui, porté atteinte à son droit au respect de ses biens. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Arguments des parties

37. Le requérant soutient que l’indemnité qui lui a été accordée ne reflète pas la valeur réelle de son terrain à deux égards. D’une part, il se plaint de la méthode de calcul adoptée par les juridictions nationales et consistant à exclure du calcul de l’indemnité les données relatives aux cultures à forte rentabilité. D’autre part, il estime que, compte tenu de la durée de la procédure et de l’emprise du terrain par l’administration dès l’issue de la procédure d’urgence, l’indemnité aurait dû être assortie des intérêts prévus par l’article 46 de la Constitution ou, à tout le moins, d’intérêts au taux légal.

38. Le requérant soutient encore que l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’est pas conforme à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Il est d’avis que la présente affaire se distingue des affaires Güleç et Armut c. Turquie ((déc.), no 25969/09, 16 novembre 2010), et Kurtuluş c. Turquie ((déc.), no 4689/06, 28 septembre 2010), citées par le Gouvernement dans ses observations. Il expose que, que la première affaire, les requérants auraient continué à utiliser leur bien pendant la procédure d’expropriation, alors que, dans son cas, l’administration ayant procédé à l’emprise du terrain, il n’aurait pas eu l’usage de son bien pendant la procédure. Il ajoute que, dans l’affaire Kurtuluş, la perte de valeur était de seulement 3,67 %.

39. Dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé qu’il a envoyées le 3 décembre 2015, le requérant allègue que, en raison du recours, injustifié selon lui, à la procédure d’urgence et du laps de temps de près d’un an qui s’est écoulé avant l’engagement par l’administration de la procédure normale, il n’a pas pu faire reconnaître à son terrain la qualité de verger.

40. Le Gouvernement indique d’abord que, dans le cadre de l’action introduite en application de l’article 10 de la loi sur l’expropriation, l’indemnité d’expropriation est déterminée selon la valeur du bien exproprié à la date de saisine du tribunal, à savoir, en l’espèce, le 25 mai 2010. Il précise qu’un premier versement au requérant a été effectué environ onze mois avant l’introduction de cette action. Il indique encore que la valeur du terrain a augmenté après son emprise par l’administration et que l’indemnité fixée après cette date est plus élevée. Aussi estime‑t‑il qu’assortir en plus cette indemnité d’intérêts à courir à partir de la date de l’emprise n’a pas de sens. Il ajoute que le taux d’intérêt prévu par l’article 46 de la Constitution ne s’applique qu’aux indemnités d’expropriation définitives et restées impayées.

41. Le Gouvernement soutient ensuite qu’il n’est pas équitable de considérer séparément les deux paiements effectués en faveur du requérant. Il précise que le requérant a reçu paiement de 47 % de la totalité de l’indemnité d’expropriation – soit 168 961 TRY – environ un an avant la date retenue pour le calcul de l’indemnité, à savoir la date de la saisine du tribunal, qu’il a ainsi disposé de cette somme et qu’il a eu tout loisir de l’investir. D’après le Gouvernement, il convient de comparer les paiements en tenant compte du facteur temps.

42. À l’instar de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement estime de plus qu’une dépréciation de 7,7 % n’a pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée, charge qui est, selon lui, d’autant plus légère qu’une partie de l’indemnité allouée a été payée environ onze mois avant la date à laquelle la valeur du bien a été calculée.

43. Quant au reproche relatif à l’absence de prise en considération des données relatives aux cultures à forte rentabilité, le Gouvernement indique que cela ne concerne nullement les données de la ville d’Ermenek, mais uniquement les données des villes avoisinantes. Il ajoute que, si l’indemnité d’expropriation avait été calculée en prenant en compte ces données, le prix au mètre carré du terrain aurait été de 12,04 TRY et non pas de 12,23 TRY, prix effectivement payé au requérant. À l’appui de ses dires, il produit un rapport d’expertise qu’il a commandé spécialement après la communication de la requête pour le verser au dossier. Il considère que l’absence de prise en considération des données en question n’a pas fait naître de différence significative dans la valeur au mètre carré du terrain.

B. Appréciation de la Cour

1. Perte de valeur de l’indemnité et absence d’intérêts

44. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

45. Elle note qu’en l’espèce le requérant a été privé de son droit de propriété sur le fondement de la loi sur l’expropriation et que l’expropriation en cause poursuivait un but légitime d’utilité publique. Sur ce point, force est de relever que, bien qu’il remette en question la légitimité du recours à la procédure d’urgence par l’administration, le requérant n’a pas cherché à contester la décision de celle-ci devant les juridictions administratives par la voie d’une action en annulation. Or une telle action aurait permis de vérifier la légitimité du recours à cette procédure, et de l’annuler si la nécessité de l’urgence avait fait défaut (paragraphe 33 ci‑dessus).

46. C’est donc la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention qui s’applique en l’espèce (voir, entre autres, Aka c. Turquie, 23 septembre 1998, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI). Il reste dès lors à rechercher si, dans le cadre de cette privation de propriété licite, le requérant a eu à supporter une charge disproportionnée et excessive.

47. S’agissant d’abord de l’application de l’article 46 de la Constitution au cas du requérant, la Cour note que, selon cette disposition, les indemnités d’expropriation restant dues, quelle que soit la cause du non-paiement, sont majorées d’intérêts au taux maximum applicable aux dettes publiques. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, le taux prévu par l’article 46 de la Constitution n’est applicable que s’il existe une indemnité d’expropriation allouée d’une manière définitive et si cette indemnité est restée impayée. Or cela n’est pas le cas en l’espèce. L’indemnité d’expropriation a été versée comptant au requérant à la date du jugement. L’intéressé ne pouvait donc prétendre à l’application en droit interne de l’article 46 de la Constitution (voir, en ce sens, Yetiş et autres c. Turquie, no 40349/05, § 46, 6 juillet 2010).

48. S’agissant ensuite du grief tiré de la dépréciation de l’indemnité d’expropriation, la Cour doit s’assurer qu’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi a été respecté et que le requérant ne s’est pas vu imposer une charge démesurée.

49. À cet égard, elle rappelle que toute atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52). Afin de déterminer si la mesure litigieuse a respecté le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle n’a pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. À cet égard, la Cour rappelle que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive (Papachelas, c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999‑II).

50. En l’espèce, la Cour relève que l’administration a entamé une procédure d’expropriation d’urgence en application de l’article 27 de la loi sur l’expropriation. À l’issue de cette procédure, le 11 juin 2009, le TGI a accordé au requérant une indemnité de 168 961 TRY, montant qui a été immédiatement payé au requérant, et il a autorisé l’administration à procéder à l’emprise du terrain. Puis l’administration a entamé la procédure normale, prévue par l’article 10 de la loi sur l’expropriation, en vue de la fixation de l’indemnité d’expropriation et de l’inscription du terrain au nom de l’administration sur le registre foncier. À l’issue de cette procédure, le requérant s’est vu attribuer un complément d’indemnité de 208 527 TRY et la propriété du terrain a été transférée à l’administration.

51. La Cour relève que la somme complémentaire ainsi allouée au requérant par la juridiction interne n’était pas assortie d’intérêts moratoires. En tenant compte de l’effet de l’inflation pendant la période considérée – de la date de la saisine du tribunal à celle du jugement –, elle observe que l’indemnité en question avait perdu environ 14 % de sa valeur.

52. La Cour constitutionnelle, appelée à se prononcer sur la dépréciation de l’indemnité, a considéré que, pour déterminer si l’ingérence était proportionnée, il y avait lieu de considérer cette perte de valeur par rapport à la totalité de l’indemnité.

53. La Cour souscrit à cette approche de la Cour constitutionnelle. Elle relève que les parties s’accordent pour dire que la procédure d’urgence et la procédure normale forment une seule et même procédure, et que, à ce titre, elles doivent être appréciées dans leur ensemble. Aussi la Cour appréciera-t-elle la perte de valeur subie par cette deuxième partie de l’indemnité par rapport à la totalité de l’indemnité d’expropriation (377 277 TRY), ce qui représente alors une perte de valeur de 7,7 %. Reste donc à rechercher si une telle perte de valeur a ou non imposé au requérant une charge excessive.

54. La Cour note que, pour la Cour constitutionnelle, une telle dépréciation n’avait pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée et excessive. De plus, considérant que le requérant avait eu la possibilité de disposer d’une partie de l’indemnité environ onze mois avant le début de la procédure normale, d’en tirer avantage et de l’investir, la Cour constitutionnelle a jugé que la charge qu’avait fait peser sur le requérant cette perte de valeur s’en était trouvée encore allégée.

55. La Cour ne saurait souscrire à cette conclusion. Elle rappelle qu’elle a déjà examiné la question de la dépréciation de l’indemnité d’expropriation dans le cadre de plusieurs affaires concernant la Turquie (Yetiş et autres (précité), Güleç et Armut (décision précitée), Kurtuluş (décision précitée), et Bucak et autres c. Turquie ((déc.), no 44019/09, 18 janvier 2011). Dans l’arrêt Yetiş et autres (précité), elle a considéré qu’une perte de valeur de 14,68 % et de 43 % avait fait supporter aux intéressés une charge disproportionnée et excessive qui avait rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général. En revanche, dans les affaires Güleç et Armut, et Bucak et autres (décisions précitées), la Cour a admis qu’une dépréciation de l’indemnité d’expropriation allant jusqu’à 10,74 % n’avait pas imposé aux intéressés une charge disproportionnée et excessive. Pour ce faire, elle a relevé, d’une part, que le taux observé était inférieur à ceux observés dans l’affaire Yetiş et autres, précité, et, d’autre part, que les requérants avaient continué à utiliser leurs biens pendant la période en question. La Cour a estimé que l’utilisation par les requérants de leurs terrains pendant la période considérée avait suffisamment compensé la dépréciation de leur indemnité, même si elle ne l’avait pas compensée intégralement. Toutefois, force est de constater que les circonstances de la présente affaire diffèrent notablement des affaires Güleç et Armut, et Bucak et autres (décisions précitées), dans la mesure où le requérant a été dépossédé de son terrain dès l’issue de la procédure d’urgence et qu’il n’a donc pas eu l’usage de son terrain pendant la période considérée.

56. La Cour estime que les circonstances de la présente affaire diffèrent également de celles des affaires Arabacı c. Turquie ((déc.), no 65714/01, 7 mars 2002), et Kurtuluş (décision précitée) auxquelles s’est référée la Cour constitutionnelle. En l’espèce, la dépréciation de l’indemnité est de 7,7 % ; il s’agit là d’un taux bien supérieur à ceux observés dans les affaires citées par la Cour constitutionnelle (5 % et 3,67 % respectivement).

57. S’agissant de l’argument de la Cour constitutionnelle selon lequel le requérant a eu la possibilité de disposer d’une partie de l’indemnité d’expropriation environ onze mois avant le début de la procédure normale, d’en tirer avantage et de l’investir, la Cour le trouve quelque peu spéculatif et nullement fondé, dans la mesure où le requérant s’est vu déposséder de son terrain en même temps qu’il a reçu ce premier paiement. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel il faut comparer les paiements en tenant compte du facteur temps, la Cour note effectivement que la première indemnité (168 961 TRY) a été déduite de la totalité de l’indemnité par rapport à sa valeur nominale et non par rapport à sa valeur réactualisée à la date de la saisine du tribunal. Elle reconnaît que cette situation est à l’avantage du requérant. Elle estime néanmoins que le bénéfice qu’en a tiré l’intéressé est négligeable, compte tenu surtout de l’impossibilité pour lui d’utiliser son bien pendant la période en question et de disposer dès la dépossession de la totalité de la somme correspondant à la valeur de son terrain.

58. Par ailleurs, la Cour estime que l’argument du Gouvernement selon lequel l’indemnité déterminée après cette date était plus élevée du fait de l’augmentation de la valeur à la suite de l’emprise de l’administration est hasardeux et qu’il n’existe aucune certitude à cet égard. En tout état de cause, le Gouvernement ne peut tirer avantage d’une situation que l’administration a elle-même créée en introduisant avec un retard manifeste la procédure prévue par l’article 10 de la loi sur l’expropriation.

59. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’écart observé entre la valeur de l’indemnité d’expropriation à la date de la saisine du tribunal et sa valeur lors de son règlement effectif est imputable à l’absence d’intérêts moratoires. Cet écart conduit la Cour à considérer que le requérant a dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui a rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général.

60. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. Qualification juridique du terrain litigieux et calcul du montant de l’indemnité

61. S’agissant de la qualification juridique du terrain, la Cour note d’abord que le requérant a présenté ce grief devant elle pour la première fois dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé le 3 décembre 2015, soit plus de six mois après la décision interne définitive. Initialement, il se plaignait de la méthode de calcul appliquée aux terrains agricoles, mais il ne soutenait pas que son terrain aurait dû se voir attribuer la qualité de verger. En tout état de cause, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Par ailleurs, si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève dès lors au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (García Ruiz c. Espagne [GC], no [30544/96](http://hudoc.echr.coe.int/fre#%7B%22appno%22:%5B%2230544/96%22%5D%7D), § 28, CEDH 1999‑I). En l’espèce, la Cour ne décèle aucun arbitraire dans la qualification du terrain. À la lumière des constats qui ont été dressés lors du déplacement effectué sur le terrain dans le cadre de la procédure d’urgence quant à l’âge des noyers qui y étaient plantés et de l’information qui leur a été communiquée par la direction agricole d’Ermenek, les juges ont considéré que le terrain litigieux était un terrain agricole et qu’il ne pouvait pas être qualifié de verger dès lors que les noyers n’avaient pas atteint l’âge auquel ils donnent des fruits dans la région concernée, à savoir 8 ans. S’il est vrai que le requérant n’était pas présent lors de cette visite, la Cour note que l’intéressé n’a aucunement contesté l’âge qui avait été attribué à ses noyers au stade de la procédure d’urgence. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

62. Pour autant que le requérant se plaint de l’absence de prise en considération des données relatives aux cultures à forte rentabilité, la Cour rappelle qu’elle n’exclut pas qu’une telle situation soit susceptible de faire baisser le montant de l’indemnité d’expropriation ; encore faut-il que la perte en question se trouve établie et que la somme versée au requérant ne soit pas raisonnablement en rapport avec la valeur de la propriété expropriée (Papachelas, précité, § 49), ce qui ne semble pas être le cas dans la présente affaire.

63. La Cour note que, pour le Gouvernement, la non-prise en considération des données relatives aux cultures à forte rentabilité ne concerne nullement les données agricoles de la ville d’Ermenek, mais uniquement les données des villes avoisinantes. Ainsi qu’il ressort du rapport produit par le Gouvernement, si l’indemnité d’expropriation avait été calculée en tenant compte des données relatives aux cultures à forte rentabilité, le prix au mètre carré du terrain serait de 12,04 TRY alors que le prix au mètre carré effectivement payé au requérant est de 12,23 TRY. L’absence de prise en considération des données en question ne semble donc pas avoir fait naître pour le requérant une perte significative. Ce dernier n’a pas été en mesure de contester les constats livrés dans ce rapport et de démontrer quelle était la perte réellement subie par lui. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

64. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à un procès équitable au motif que les juridictions nationales se sont fondées sur une visite sur les lieux qui aurait été effectuée en son absence dans le cadre de la procédure d’urgence. Il reproche également à l’administration d’avoir entamé la procédure d’expropriation normale longtemps après la procédure d’urgence, alors que son terrain avait été déjà inondé par les eaux du barrage, ce qui aurait exclu toute possibilité de nouvelle expertise.

65. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 61 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente espèce. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu’il ne s’impose pas de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond du grief tiré de l’article 6 de la Convention (voir, pour une approche similaire, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

67. Le requérant réclame 1 400 000 livres turques (TRY - soit environ 456 000 euros (EUR)) pour un préjudice matériel qu’il a chiffré à la date du 3 décembre 2015 et dont il demande l’actualisation à partir de cette date.

Il réclame en outre 20 000 EUR pour préjudice moral.

68. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

69. La Cour considère que, pour apprécier le préjudice matériel subi par le requérant, il faut prendre en considération la différence entre le montant qui lui a été effectivement versé le 3 février 2012 et celui qu’il aurait reçu si l’indemnité avait été ajustée pour tenir compte de l’érosion monétaire à partir du 17 mai 2010, date de la saisine du TGI.

70. Elle rappelle que, étant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 82, série A no 301‑B), une fois déterminée la perte de valeur subie par l’indemnité d’expropriation à la date du paiement, cette somme doit être actualisée pour compenser les effets de l’inflation (Scordino (no 1), précité, § 258).

71. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 11 700 EUR pour dommage matériel.

72. Elle estime que le constat de violation suffit à réparer le préjudice moral que le requérant peut être réputé avoir subi à raison des faits de la cause.

B. Frais et dépens

73. Le requérant demande également le remboursement des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour, sans toutefois les chiffrer ni fournir de justificatif.

74. Le Gouvernement indique que le requérant ne présente aucun document à l’appui de sa demande.

75. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

En l’espèce, compte tenu de l’absence de justificatif, la Cour rejette la demande de frais et dépens présentée par le requérant.

C. Intérêts moratoires

76. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, pour autant qu’il concerne la perte de valeur de l’indemnité d’expropriation, et irrecevable les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 concernant la qualification juridique du terrain litigieux et le calcul du montant de l’indemnité ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit qu’il ne s’impose pas de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond du grief tiré de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit que le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuel ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 11 700 EUR (onze mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel, somme à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 décembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award