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15/11/2016 | CEDH | N°001-168894

CEDH | CEDH, AFFAIRE HAMDEMİR ET AUTRES c. TURQUIE, 2016, 001-168894


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE HAMDEMİR ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 41896/08)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2016

DÉFINITIF

15/02/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Hamdemir et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,


Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section

Après en avoir délibéré en chambre du co...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE HAMDEMİR ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 41896/08)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2016

DÉFINITIF

15/02/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Hamdemir et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 octobre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41896/08) dirigée contre la République de Turquie par douze ressortissants de cet État dont les noms figurent en annexe I (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 27 août 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes O. Aslan, B. Timtik, T. Tanay, E. Timtik et B. Aşçı, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants se plaignaient d’une violation de l’article 2 de la Convention en raison de l’intervention sanglante des forces de l’ordre dans la prison de Bayrampaşa. Ils se plaignaient par ailleurs d’une insuffisance des investigations pénales menées au sujet de leurs plaintes.

4. Le 7 février 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. En octobre 2000, un nombre considérable de détenus dans différents établissements pénitentiaires de la Turquie entamèrent une grève de la faim et un « jeûne de la mort », essentiellement afin de protester contre le projet de prisons de « type F », lequel visait à mettre en place des unités de vie plus petites pour les détenus.

6. Au cours du mois de décembre 2000, une équipe de médiateurs, composée de députés, de représentants d’organisations non gouvernementales et d’un groupe d’artistes et d’intellectuels connus, s’entretint avec les grévistes de la faim. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) se rendit aussi en Turquie aux fins de mener des entretiens, à l’invitation du gouvernement turc. Toutefois, aucune solution ne put être trouvée.

7. Le 18 décembre 2000, le directeur de la prison de Bayrampaşa soumit à l’approbation du parquet d’Istanbul une demande d’intervention des forces de l’ordre. Il expliqua que quarante-cinq détenus observaient le « jeûne de la mort » et refusaient les examens médicaux quotidiens assurés par les médecins de la prison et les soins proposés par eux. Les prisonniers n’auraient pas renoncé à poursuivre leur jeûne malgré l’intervention de médiateurs, de leurs familles et des médecins. Le 15 décembre 2000, les prisonniers auraient refusé d’être examinés par des médecins envoyés par l’Ordre des médecins. Ces derniers auraient toutefois constaté une perte de poids alarmante chez ces prisonniers, ainsi qu’une détérioration de leur santé, et relevé que, dans les jours à venir, les fonctions vitales des intéressés seraient atteintes et que les premiers décès surviendraient. Pour le directeur de la prison, une intervention des forces de l’ordre permettrait de prodiguer aux prisonniers les soins nécessaires et de prévenir des décès.

A. L’intervention des forces de l’ordre dans la prison de Bayrampaşa

8. Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires, dont la prison de Bayrampaşa où étaient détenus les proches des requérants. Au cours de cette opération, baptisée « retour à la vie » (hayata dönüş), de violents heurts survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers.

9. À la prison de Bayrampaşa, l’opération visa le bloc C, composé de dix-huit dortoirs. Au cours de celle-ci, douze détenus trouvèrent la mort parmi lesquels les proches des requérants, et une cinquantaine de détenus furent blessés, dont certains par arme à feu.

10. Selon le procès-verbal de huit pages dressé à la suite de l’opération, l’intervention avait débuté vers 5 heures du matin pour se terminer vers 20 h 30 dans la soirée. À la suite de l’appel à la reddition lancé par les forces de l’ordre, certains prisonniers occupant certains dortoirs avaient accepté l’évacuation sans opposer de résistance. Les autres détenus avaient dressé des barricades derrière les portes des dortoirs et poursuivi leur résistance et leurs agressions en utilisant des armes à feu, des lance-flammes, des cocktails Molotov et des produits inflammables. Les forces de l’ordre avaient lancé des bombes lacrymogènes pour neutraliser les mutins et n’avaient utilisé leurs armes à feu qu’en cas de nécessité (pour une description plus détaillée du déroulement des faits tels qu’exposés dans ce procès-verbal, voir l’affaire İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, §§ 9‑19, 21 septembre 2010).

11. Selon un rapport rédigé par les pompiers, il était estimé qu’un incendie avait été déclenché par la mise à feu, par les détenus, des matelas et de la literie. Les flammes se seraient ensuite propagées dans tout le dortoir.

12. D’après les rapports d’autopsie, les proches des requérants, Şefinur Tezgel, Yazgülü Güder, Seyhan Doğan, Gülser Tuzcu, Özlem Ercan, Nilüfer Alcan et Aşur Korkmaz, sont morts d’une intoxication au dioxyde de carbone, et Fırat Tavuk, Cengiz Çalıkopan, Ali Ateş et Mustafa Yılmaz ont été tués par balles et explosifs.

B. Les enquêtes et procédures pénales relatives aux événements survenus à la prison de Bayrampaşa

1. L’enquête et la procédure pénales ouvertes pour les blessures et les décès survenus pendant l’opération « retour à la vie »

13. Le 21 décembre 2000, les forces de l’ordre procédèrent à une fouille du bloc C.

Selon le procès-verbal de fouille, les forces de l’ordre avaient découvert à cette occasion un fusil d’assaut de type Kalachnikov avec quatre chargeurs ainsi que 78 balles et 57 douilles correspondant à cette arme. Elles avaient également trouvé quatre pistolets avec leurs chargeurs et des balles, une centaine d’objets tranchants, une antenne et un receveur satellites, des chargeurs, des adaptateurs, des arcs et de nombreuses flèches fabriquées avec des seringues, onze engins explosifs artisanaux, une perceuse, des scies, 58 masques à gaz artisanaux, des flacons d’acide et de produits inflammables, des masses, des équipements de son, des armes factices, ainsi qu’un très grand nombre de documentations, objets et enregistrements audio et vidéo relatifs à des organisations illégales.

14. Le 22 décembre 2000 et le 19 janvier 2001, plusieurs experts de l’institut médicolégal procédèrent, sur demande du parquet d’Eyüp, à des recherches à la prison de Bayrampaşa aux fins d’expertise. Lors de leur visite, ils notèrent d’abord que les lieux n’étaient plus dans l’état dans lequel ils se trouvaient à l’issue de l’opération, en raison des opérations de fouille générale effectuée par les gendarmes. Ils firent ensuite le relevé des impacts de balles et des détériorations dans le couloir central et les dortoirs, et ils recueillirent sur place des dizaines de grenades lacrymogènes.

15. Dans leur rapport rédigé le 14 février 2001, les experts relevèrent que les grenades de gaz lacrymogène contenaient 35 grammes de gaz CS (chlorobenzylidène malonitrile) et 0,21 grammes d’explosif. Les experts conclurent, au vu de la surface du dortoir concerné (C1) et du nombre de grenades retrouvées sur les lieux (quarante-cinq), que la quantité de gaz lacrymogène utilisée dans le dortoir en question était largement supérieure au seuil mortel.

Ils précisèrent enfin qu’il était impossible de déterminer avec exactitude l’origine des incendies, ceux-ci pouvant avoir eu pour cause l’utilisation excessive de grenades lacrymogènes dans un espace contenant des matériaux inflammables ou avoir été le fait des détenues (auto‑immolations ou incendies volontaires).

16. Le 16 mai 2002, le commandement régional de la gendarmerie d’Istanbul donna des informations au parquet d’Eyüp au sujet du plan d’intervention des forces de l’ordre. Il précisa que l’intervention avait été réalisée en quatre étapes, indiqua quelles unités avaient participé à l’opération et donna des explications sur la mission attribuée à chacune d’elles.

17. Le 8 mai 2003, le procureur de la République d’Eyüp saisit le préfet d’Istanbul d’une demande d’autorisation de poursuites contre les agents des forces de l’ordre ayant participé à l’opération au sein de la prison de Bayrampaşa.

18. Le 25 août 2003, le préfet refusa d’accorder l’autorisation sollicitée.

19. Le 16 mars 2004, le tribunal administratif d’Istanbul (« le tribunal administratif ») annula la décision litigieuse aux motifs que l’identité des agents ayant participé à l’opération n’avait pas été déterminée et que leurs dépositions n’avaient pas été recueillies.

20. Le 2 avril 2005, le préfet réitéra son refus d’autoriser les poursuites. Le 28 juin 2005, le tribunal administratif annula également cette décision pour les mêmes motifs que ceux précédemment retenus, et il renvoya l’affaire au préfet.

21. Le 10 avril 2006, le préfet réitéra son refus d’autoriser les poursuites.

22. Le 21 septembre 2006, le tribunal administratif annula également la décision du préfet en date du 10 avril 2006. Il releva que, selon l’article 2 de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires, il n’était pas nécessaire d’obtenir l’autorisation de la hiérarchie pour poursuivre les fonctionnaires pour des infractions de torture et de mauvais traitements. Il estima que la décision du préfet était contraire à la loi et à la procédure, et il renvoya le dossier à la préfecture en vue de sa transmission au parquet pour instruction de l’affaire.

23. Le 1er avril 2010, le procureur de la République d’Eyüp, relevant que l’identité de certains gendarmes ayant participé à l’opération n’avait toujours pas été déterminée, décida de disjoindre la partie de l’enquête les concernant du reste de l’enquête.

24. Le 2 avril 2010, il rendit une ordonnance de non-lieu concernant 214 gendarmes qui n’avaient pas été missionnés à la prison de Bayrampaşa ou bien qui avaient assuré seulement les transferts des détenus vers les prisons et les hôpitaux. Le même jour, le procureur de la République d’Eyüp transmit le dossier d’enquête au parquet de Bakırköy pour l’ouverture d’une action pénale contre trente-neuf gendarmes identifiés comme ayant participé à l’opération.

25. Le 20 avril 2010, le procureur de la République de Bakırköy inculpa les trente-neuf gendarmes en question du chef d’homicide et de tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions. Il leur reprocha d’avoir outrepassé les pouvoirs que leur conféraient leurs fonctions par un usage excessif de la force et d’armes, usage qui avait entraîné la mort de douze détenus et occasionné des blessures à vingt-neuf détenus.

26. Le procès s’ouvrit devant la cour d’assises de Bakırköy.

27. Lors des audiences tenues les 6 avril et 27 juillet 2011, la cour d’assises de Bakırköy poursuivit l’audition des accusés, des plaignants et des témoins. Elle versa au dossier les dépositions recueillies sur commission rogatoire et réitéra les actes de procédure n’ayant pas encore été exécutés.

28. Le procès pénal est toujours en cours.

2. Les procédures pénales menées contre le personnel de surveillance de la prison pour abus de pouvoir et contre les gendarmes intervenus lors de l’évacuation des détenus pour abus de pouvoir et mauvais traitements

29. Le 16 juillet 2001, le procureur de la République inculpa 155 membres du personnel de la prison – surveillants de prison, gendarmes en fonction à la prison et responsables du détecteur de rayons X – pour abus de pouvoir, au motif qu’ils avaient permis l’introduction d’armes à feu dans l’établissement pénitentiaire. Il inculpa aussi 1 460 gendarmes ayant procédé à l’évacuation des détenus au terme de l’opération, leur reprochant des abus de pouvoir et l’infliction de mauvais traitements aux prisonniers lors de leur évacuation.

30. Le 2 février 2007, le tribunal correctionnel d’Eyüp disjoignit la partie de la procédure diligentée contre le personnel de la prison de celle concernant les 1 460 gendarmes impliqués dans l’évacuation des détenus.

31. Le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel, dans deux jugements séparés, déclara éteinte pour prescription l’action pénale diligentée contre les gendarmes et contre le personnel de la prison. Le 31 mai 2011, par la confirmation de la Cour de cassation, les jugements devinrent définitifs.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

32. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts Gömi et autres c. Turquie (no [35962/97](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2235962/97%22%5D%7D), §§ 42-45, 21 décembre 2006), et Leyla Alp et autres c. Turquie (no 29675/02, §§ 54-56, 10 décembre 2013).

33. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) s’est rendue en Turquie, à l’invitation du gouvernement turc, aux fins de mener des entretiens avec les prisonniers. Toutefois, aucune solution ne put être trouvée.

Le rapport que le CPT rédigea à la suite de ces rencontres avec les prisonniers de plusieurs établissements pénitentiaires turcs, en décembre 2001, figure dans l’arrêt İsmail Altun (no 22932/02, § 57, précité).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

34. Les requérants reprochent aux autorités d’avoir fait, lors de l’opération « Retour à la vie » menée dans la prison de Bayrampaşa, un usage de la force excessif et disproportionné. Ils invoquent les articles 2 et 3 de la Convention.

Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, ils se plaignent d’avoir été privés d’un recours effectif, aucun acte judiciaire n’ayant été selon eux réalisé pendant des années. Ils soutiennent enfin que les autorités ont délibérément détruit les preuves de l’opération afin que les responsables de celle‑ci ne fussent pas inquiétés.

35. Le Gouvernement conteste les allégations des requérants.

36. La Cour, maîtresse de la qualification des faits, décide d’examiner les griefs sous le seul angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

(...)

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Sur la recevabilité

37. En premier lieu, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la présente requête pour non‑épuisement des voies de recours internes. Il indique que la procédure pénale diligentée contre 1 460 gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements est actuellement pendante devant la Cour de cassation.

En deuxième lieu, le Gouvernement indique que l’action pénale intentée contre trente‑neuf gendarmes relative à la conduite de l’opération litigieuse est toujours pendante devant la cour d’assises de Bakırköy, et il ajoute qu’une enquête a été ouverte par le parquet d’Eyüp contre les gendarmes dont l’identité est restée indéterminée et qu’elle demeure toujours pendante.

38. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement.

39. S’agissant d’abord de la première branche de l’exception préliminaire, concernant la procédure pénale diligentée contre les gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements, la Cour note que, le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel a mis fin à l’action pénale pour cause de prescription et que, le 31 mai 2011, la Cour de cassation a confirmé le jugement du tribunal correctionnel. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint peu après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne soit appelée à se prononcer sur la recevabilité de celle-ci (voir, parmi d’autres, Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), et Özçelebi c. Turquie, no 34823/05, § 35, 23 juin 2015). Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement sur ce point.

40. En ce qui concerne la deuxième branche de l’exception préliminaire, la Cour estime qu’il s’agit là d’une question étroitement liée à l’effectivité de l’enquête et de la procédure en question, donc au fond des griefs tirés du manquement allégué des autorités au respect des obligations procédurales que leur imposent l’article 2 de la Convention (voir, par exemple, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 66, 20 mai 2010). Partant, la Cour joint au fond la deuxième branche de l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement. Elle constate que la requête ne se heurte à aucune autre clause d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

41. Les requérants sont convaincus que leurs proches ont perdu leur vie dans le cadre d’un massacre planifié et, eu égard aux blessures infligées à ces derniers, que des armes chimiques ont été utilisées. En outre, ils estiment que l’État a manqué à son obligation de protéger la vie des détenus dans des prisons, placés sous son autorité.

42. Le Gouvernement affirme que l’intervention des forces de l’ordre était justifiée par la nécessité de rétablir l’autorité de l’État dans la prison, de sécuriser ce lieu et de soigner les détenus que les autres codétenus obligeaient à suivre un « jeûne de la mort ». Sur ce point, il argue qu’il y avait urgence et que l’opération visait surtout à protéger la vie des grévistes de la faim. Il ajoute que les efforts des autorités pour débloquer la situation par le dialogue étaient restés vains, et que même le CPT, invité par le Gouvernement, n’avait pas pu résoudre la crise.

43. Par ailleurs, le Gouvernement assure que, pendant l’opération, toutes les mesures visant à protéger la vie des détenus ont été prises. Les forces de sécurité auraient lancé plusieurs appels à la reddition avant d’intervenir et auraient fait usage de gaz lacrymogène. Les détenus de certains dortoirs se seraient conformés à l’appel des autorités sans opposer de résistance, alors que d’autres détenus auraient continué à résister ; ces derniers auraient érigé des barricades, ouvert le feu sur les forces de l’ordre, lancé sur elles des produits inflammables et explosifs et mis le feu aux dortoirs et aux couloirs. À cet égard, le Gouvernement fait référence au rapport des experts selon lequel l’incendie avait pu être déclenché volontairement par des mutins.

2. Appréciation de la Cour

a. Principes généraux

44. La Cour se réfère aux principes généraux applicables en la matière, tels qu’ils sont cités dans ses arrêts Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015), et Kavaklıoğlu et autres c. Turquie (no 15397/02, §§ 168-175, 6 octobre 2015).

b. Application des principes généraux à la présente espèce

45. La Cour rappelle que, dans le cas de personnes blessées alors qu’elles se trouvaient sous le contrôle d’autorités ou d’agents de l’État – par exemple pendant des opérations policières ou militaires –, la charge de la preuve incombe principalement au gouvernement défendeur; ainsi, c’est à celui‑ci qu’il appartient de réfuter, par des moyens appropriés et convaincants, les allégations formulées à son endroit, et ce a fortiori lorsque les autorités ou les agents en question sont réputés être les seuls, d’une part, à connaître le déroulement exact des faits incriminés et, d’autre part, à avoir accès aux informations susceptibles, précisément, de confirmer ou de réfuter de telles allégations (Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77‑78, 26 février 2008, et les références qui y figurent, et Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 60, 23 juin 2009). Aux yeux de la Cour, ces principes s’appliquent mutatis mutandis à des opérations des forces de l’ordre dans les centres pénitentiaires qui sont placés sous le strict contrôle de l’État (İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, § 69, 21 septembre 2010, et Kars et autres c. Turquie, no 66568/09, § 78, 22 mars 2016).

46. Dans la présente affaire, pour vérifier si le Gouvernement s’est acquitté de façon satisfaisante de la charge de la preuve, la Cour examinera si l’enquête et la procédure menées par les autorités nationales ont été en mesure d’établir les circonstances exactes à l’origine des décès des proches des requérants.

47. La Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sous l’angle de l’article 2 de la Convention sur l’opération militaire conduite le 19 décembre 2000, à la suite de la rébellion dans la prison de Bayrampaşa, notamment au bloc C de la prison, dans le cadre des arrêts İsmail Altun (précité), Düzova c. Turquie (no 40310/06, 5 juin 2012), Şat c. Turquie (no 14547/04, 10 juillet 2012), Erol Arıkan et autres c. Turquie (no 19262/09, 20 novembre 2012), Songül İnce et autres c. Turquie (nos 34252/10 et 25595/08, 26 mai 2015), et, plus récemment, Kars et autres c. Turquie (précité). Dans ces arrêts, elle a conclu que la force dont il avait été fait usage lors de l’opération n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention. Pour ce faire, elle a relevé que les requérants en question avaient été blessés alors qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’État, et elle a constaté que le Gouvernement n’était pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine de leurs blessures ni d’établir avec certitude que les intéressés avaient été victimes du recours à une force légitime au sens de l’article 2 de la Convention.

48. Après avoir examiné la présente affaire, eu égard au fait qu’il s’agit la même opération et la même procédure pénale, la Cour n’aperçoit pas de circonstances particulières pouvant conduire à une conclusion différente.

49. Elle note en outre que l’intervention de l’autorité administrative, à savoir le préfet, a empêché pendant plusieurs années l’ouverture d’une enquête pénale effective, indépendante et propre à établir les circonstances dans lesquelles s’était déroulée l’opération litigieuse. Ce n’est qu’en 2010 qu’une procédure pénale a été diligentée, soit près de dix ans après les faits. Pour la Cour, une durée aussi longue est un facteur susceptible de compliquer, pour les autorités nationales, la collecte des preuves et l’établissement des faits.

50. La Cour note ensuite que trente-neuf gendarmes sont en cours de jugement devant les instances judiciaires, pour homicide et tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions. Après examen de l’ensemble des éléments dont elle dispose et sans préjuger de l’issue de la procédure pénale pendante, la Cour estime que la lumière n’a toujours pas été faite sur le déroulement exact de l’opération en cause et sur les circonstances dans lesquelles les proches des requérants ont perdu leur vie.

51. À la lumière de ce qui précède, la Cour relève que, à ce jour, l’enquête et la procédure pénale n’ont toujours pas permis d’établir les circonstances ayant entouré les décès des proches des requérants pendant qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’État. Ainsi, le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine des décès des proches des requérants et d’établir avec certitude que ceux-ci ont été victimes du recours à une force légitime, au sens de l’article 2 de la Convention.

52. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

53. Au vu de l’ensemble des circonstances, dans la présente la Cour conclut que la force utilisée contre les proches des requérants n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention.

54. En outre, la Cour observe que la présente affaire, aussi bien que les autres similaires susmentionnées, prend son origine dans la perte de contrôle et de surveillance de l’État dans les prisons, ce qui avait résulté de l’introduction des produits hautement dangereux et de divers matériels de munitions à l’intérieur de l’établissement. Pour la Cour, la circulation des munitions à l’intérieure d’une prison doit être prise au plus haut sérieux, en raison de la menace que ceci représente pour la protection des prisonniers.

55. Ce qui explique d’ailleurs que, à la suite de l’opération, des gardiens et d’autres membres du personnel de surveillance aient été mis en cause pour abus de pouvoir en raison de la circulation d’armes au sein de l’établissement (paragraphe 29 ci-dessus). Tout ceci démontre que les autorités avaient laissé perdurer depuis un certain temps déjà, une situation très dangereuse pour la vie des prisonniers sans chercher à y remédier.

56. Concernant l’obligation positive pesant sur l’État sur le fondement de l’article 2 de la Convention, et au regard de la prévisibilité, la Cour considère que les autorités étaient au fait depuis suffisamment longtemps de l’insécurité qui régnait dans ces établissements pénitentiaires.

57. La Cour réaffirme que la perte du contrôle effectif de l’État sur l’une de ses prisons est le résultat direct d’une défaillance dans l’organisation ou dans le fonctionnement normal du service public dont seul l’État peut être tenu pour responsable (İsmail Altun, précité, § 70 ; voir aussi Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no [48887/06](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2248887/06%22%5D%7D), § 36, 10 juillet 2012).

58. De plus, l’action publique entamée à l’encontre des gardiens et autres personnels pénitentiaires devant la juridiction pénale ayant finalement été déclarée éteinte par prescription, aucune responsabilité n’a pu être examinée pénalement.

59. À cet égard, la Cour répète que le système pénal ne peut avoir aucune force dissuasive propre à assurer la prévention efficace d’actes illégaux lorsque, à l’issue des procédures pénales, les auteurs de ces actes bénéficient de la prescription de l’action publique en raison de l’inactivité des autorités étatiques (Öztünç c. Turquie, no 14777/08, § 72, 9 février 2016).

60. Au vu de l’ensemble des circonstances de la présente espèce, la Cour estime que le Gouvernement a manqué également à son obligation, au sens de l’article 2 de la Convention, de prendre des mesures préventives pour protéger la vie des personnes placées sous sa responsabilité dans la prison de Bayrampaşa.

61. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 2 de la Convention en raison de la force utilisée lors de l’opération militaire contre les proches des requérants et pour avoir manqué à l’obligation de protéger les personnes placées sous la responsabilité de l’État dans les prisons (paragraphes 53 et 60 ci-dessus). Eu égard à ce constat de violation, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief (paragraphe 34 ci-dessus) relatif à la destruction des preuves de l’opération afin que les responsables de celle-ci ne fussent pas inquiétés.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

63. Les requérants déclarent qu’ils n’ont pas souhaité formuler de demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente

ANNEXE

Liste des requérants

1. Semra HAMDEMİR née en 1969
2. Fatma ALCAN née en 1942
3. Türkay ALCAN né en 1932
4. Ahmet ATEŞ né en 1943
5. Ali ÇALIKOPARAN
6. Halis ERCAN
7. Müslüm GÜDER né en 1956
8. Kenan GÜNYEL né en 1974
9. Lütfiye KAYIM née en 1979
10. Hüseyin KORKMAZ né en 1953
11. Fadime TEZGEL née en 1949
12. Serpil TUZCU née en 1970


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-168894
Date de la décision : 15/11/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Vie) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : HAMDEMİR ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ASLAN O. ; TIMTIK B. ; TANAY T. ; TIMTIK E. ; AŞÇI B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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