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20/10/2016 | CEDH | N°001-167562

CEDH | CEDH, AFFAIRE ELEFTHERIOS G. KOKKINAKIS - DILOS KYKLOFORIAKI A.T.E. c. GRÈCE, 2016, 001-167562


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ELEFTHERIOS G. KOKKINAKIS - DILOS KYKLOFORIAKI A.T.E. c. GRÈCE

(Requête no 45826/11)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 2016

DÉFINITIF

06/03/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Eleftherios G. Kokkinakis - Dilos Kykloforiaki A.T.E. c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, prés

idente,
Ledi Bianku,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Robert Spano,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,

et de Abel Campo...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ELEFTHERIOS G. KOKKINAKIS - DILOS KYKLOFORIAKI A.T.E. c. GRÈCE

(Requête no 45826/11)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 2016

DÉFINITIF

06/03/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Eleftherios G. Kokkinakis - Dilos Kykloforiaki A.T.E. c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Robert Spano,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,

et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 septembre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45826/11) dirigée contre la République hellénique par une personne physique et deux personnes morales, dont les noms se trouvent joints en annexe, qui ont saisi la Cour le 13 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes G. Karydis et V.‑S. Christianos, avocats au barreau d’Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les déléguées de son agent, Mmes K. Paraskevopoulou, assesseure auprès du Conseil juridique de l’État, et M. Skorila, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.

3. Les requérants allèguent en particulier une violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.

4. Le 30 janvier 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Le contexte de l’affaire

5. Le premier requérant est un consortium constitué des deuxième et troisième requérants. Par deux actes no 2740 du 7 décembre 1995 et no 561 du 5 mars 1996, le conseil municipal de la ville d’Athènes adjugea au premier requérant un contrat d’installation et d’exploitation des horodateurs et parcmètres de la ville pour le compte de la municipalité d’Athènes.

6. Par un arrêt no 1934/1998, le Conseil d’État, siégeant en formation plénière, annula les actes d’adjudication du contrat précité ainsi que les termes de concession de la part de la municipalité d’Athènes au premier requérant pour l’exploitation de ce marché. Le Conseil d’État considéra d’une part, que l’acte d’adjudication n’avait pas été pris par le conseil municipal de la ville d’Athènes à la majorité requise des deux tiers et, d’autre part, que la concession d’exploitation des horodateurs et parcmètres se fondait sur des dispositions du Code des collectivités territoriales qui étaient inconstitutionnelles, car le consortium se voyait attribuer des compétences de police consistant à imposer des amendes et à procéder à l’immobilisation des véhicules des contrevenants.

B. La procédure litigieuse

7. Le 7 mai 1999, les requérants saisirent le tribunal administratif d’Athènes d’une action en dommages-intérêts contre la municipalité d’Athènes et l’État grec. Ils sollicitaient, en vertu de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, leur indemnisation notamment pour le dommage matériel subi et la perte de chances en raison de l’annulation du contrat précité suite à l’arrêt no 1934/1998 du Conseil d’État. En particulier, ils soutenaient que la rupture prématurée du contrat passé avec la municipalité d’Athènes équivalait à un changement soudain et imprévisible des circonstances sur lesquelles le premier requérant avait basé son activité entrepreneuriale.

8. Le 28 septembre 2000, le tribunal administratif d’Athènes rejeta la partie de l’action qui concernait l’État grec comme irrecevable, après avoir considéré que les requérants n’auraient pas dû cumuler dans le même recours des prétentions se dirigeant en même temps contre les deux parties défenderesses. S’agissant de la partie de la requête dirigée contre la municipalité d’Athènes, le tribunal administratif d’Athènes renvoya l’affaire devant la cour administrative d’appel (décision no 7317/2000). Cette décision devint définitive.

9. Le 19 décembre 2001, la cour administrative d’appel d’Athènes constata son incompétence et renvoya l’affaire devant le tribunal administratif d’Athènes (arrêt no 6173/2001).

10. Le 28 août 2003, par une décision avant dire droit, le tribunal administratif d’Athènes rejeta l’action comme irrecevable en ce qui concernait les deuxième et troisième requérants. Il constata que ceux-ci manquaient d’intérêt pour agir dans la mesure où ils avaient introduit le recours en tant que membres du premier requérant et non pas de manière autonome. Ledit tribunal demanda aussi l’administration des preuves (décision no 10648/2003),

11. Le 29 octobre 2004, le tribunal administratif fit partiellement droit à l’action. En particulier, après avoir fait référence à la jurisprudence du Conseil d’État en la matière, il considéra qu’afin de statuer sur l’indemnité, il fallait calculer la différence entre la situation patrimoniale actuelle du premier requérant et celle à laquelle il se trouverait si le fait dommageable, à savoir la conclusion et l’exécution partielle du contrat en cause, n’avait pas eu lieu.

12. Le tribunal administratif considéra que la municipalité d’Athènes était responsable pour la perte subie par le premier requérant en raison de l’annulation du contrat en cause. Il admit que cette perte correspondait notamment à l’investissement pour l’achat et l’installation des horodateurs et des parcmètres, les salaires des employés ainsi que les indemnités de licenciement. En même temps, ladite juridiction prit en compte le bénéfice réalisé par l’intéressé suite à l’exécution partiel du contrat et conclut que les gains réalisés compensaient la perte subie.

13. En outre, le tribunal administratif rejeta les demandes d’indemnisation sur la base du manque à gagner et de l’enrichissement sans cause de la municipalité d’Athènes. Enfin, il fit droit à la demande du premier requérant de se voir allouer la somme qui résulterait des intérêts calculés sur la somme initiale investie, si elle avait été déposée sur un compte d’épargne. Il reconnut ainsi sur cette base que la municipalité d’Athènes était redevable de 452 283,57 euros au premier requérant à titre de dédommagement pour le préjudice subi (décision no 12658/2004).

14. Les 26 décembre 2004 et 28 janvier 2005, tant les requérants que la municipalité d’Athènes interjetèrent appel.

15. Le 11 novembre 2005, la cour administrative d’appel d’Athènes confirma la décision no 12658/2004. Elle déclara l’action en dommages-intérêts irrecevable quant au deuxième et troisième requérants après avoir relevé que ceux-ci avaient intenté l’action en tant que membres du premier requérant et non pas de manière autonome (arrêt no 3695/2005).

16. Quant au fond, elle rejeta l’appel introduit par le premier requérant et fit droit à celui de la municipalité d’Athènes. En particulier, la cour administrative d’appel admit qu’en principe la responsabilité extracontractuelle de la municipalité d’Athènes était établie au sens de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil du fait, qu’après sa mise en œuvre pour une période environ de deux ans, le marché public avait été annulé portant ainsi atteinte aux principes de la confiance légitime et de la sécurité juridique au détriment des requérants.

17. S’agissant des dommages-intérêts, la cour administrative d’appel nota, tout d’abord, que le premier requérant sollicitait 1 282 994 532 drachmes (3 765 208 euros environ) à titre de compensation pour la perte subie suite à l’annulation du contrat par le Conseil d’État, à savoir le dommage subi en raison de la perte du capital investi pour son exécution. Elle constata que le premier requérant avait concédé qu’en raison de l’exécution partielle du contrat en cause pendant une période de deux ans environ, il avait réalisé un bénéfice égal au préjudice subi, à savoir 1 308 578 492 drachmes (3 840 289 euros environ). Ladite juridiction considéra que les recettes réalisées et le préjudice pécuniaire subi entretenaient un lien de causalité avec l’élément préjudiciel en l’espèce, à savoir la conclusion et l’exécution pour une certaine période d’un contrat nul. Par conséquent, le bénéfice pécuniaire précité devait être déduit de la somme revendiquée par le premier requérant au titre du préjudice subi. Sur cette base, la cour d’appel conclut que la perte subie par le premier requérant avait été compensée par les gains obtenus et que ses revendications à ce titre étaient devenues nulles.

18. S’agissant du manque à gagner, la cour administrative d’appel, après avoir fait référence aux articles 914, 297, 298 du code civil ainsi qu’à la jurisprudence des juridictions internes sur ce sujet, considéra qu’il n’était pas possible de réclamer de dédommagement pour perte de chance sur la base d’un contrat qui avait entre-temps été jugé caduc. Ladite juridiction releva que dans le cas contraire, l’intéressé pourrait solliciter son dédommagement pour des profits qui résulteraient d’une activité illégale.

19. En outre, la cour administrative d’appel rejeta aussi comme infondée la demande du premier requérant, à titre accessoire, de se voir allouer une somme de 440 722 912 drachmes (1 293 391 euros environ) qui résulterait de l’investissement de la somme de 1 328 052 026 drachmes (3 897 438 euros environ) dépensé pour l’exécution du contrat dans des fonds communs de placement à revenu fixe pour la période allant du 1er janvier 1996 au 31 décembre 1998. La cour administrative d’appel jugea que cette demande était, avant tout, non étayée, car le premier requérant n’avait pas établi qu’il possédait la totalité de la somme en cause au 1er janvier 1996 et que, par conséquent, il ne pouvait procéder à l’achat des bons de ces fonds d’une valeur équivalente.

20. Enfin, la cour administrative d’appel rejeta comme infondée la demande du premier requérant de se voir allouer la somme de 1 581 187 680 drachmes (4 640 316 euros environ) à titre d’enrichissement sans cause, en raison des sommes encaissées par la municipalité d’Athènes pour les contraventions pour stationnement illégal établies pendant la période litigieuse. En particulier, la juridiction administrative releva, d’une part, que le premier requérant n’avait pas prouvé que ces sommes avaient été encaissées, ce que pour sa part la municipalité d’Athènes réfutait en relevant que les originaux des procès-verbaux ne lui avaient jamais été soumis par le premier requérant. En tout état de cause, selon la cour administrative d’appel, en cas d’enrichissement sans cause, seules les personnes contre lesquelles les procès-verbaux en cause avaient été établis auraient pu légitimement exiger leur remboursement pour paiement indu.

21. Le 17 avril 2006, les requérants se pourvurent en cassation contre l’arrêt no 3695/2005. Après plusieurs ajournements de l’audience, le 21 mars 2011 le Conseil d’État rejeta le pourvoi et confirma l’arrêt de la cour administrative d’appel (arrêt no 866/2011). S’agissant des deuxième et troisième requérants, elle confirma le rejet de leur action ratione personae.

22. Quant au fond, le Conseil d’Etat jugea que l’indemnité due par l’Etat ou une personne morale de droit public, sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil, incluait la différence entre la situation patrimoniale de la personne lésée après l’avènement du fait dommageable et celle dans laquelle celle-ci se trouverait si le fait dommageable n’avait pas eu lieu. Si, toutefois, un avantage découlait aussi du fait dommageable, qui aurait un lien de causalité avec celui-ci, le dommage réellement subi serait celui calculé après déduction de cet avantage.

23. Le Conseil d’Etat rajouta qu’au cas où la responsabilité de l’Etat était due à un acte favorable à la personne lésée mais émis sans que les conditions légales aient été respectées, cette responsabilité s’étendait au damnum emergens qui incluait tant le rétablissement du status quo ante patrimonial de la personne lésée (si l’acte illégal n’avait jamais existé), que les bénéfices que celle-ci aurait réalisés si elle ne s’était pas fiée à la validité de l’acte. Dans ce cas, une indemnité pour lucrum cessans n’était pas envisageable.

24. Le Conseil d’Etat précisa notamment que les juridictions du fond avaient à juste titre tenu compte des gains réalisés par le consortium afin de déterminer son préjudice, d’autant plus que celui-ci avait confirmé qu’il avait réalisé des bénéfices pendant l’exécution partielle du contrat. En l’espèce, les conditions pour tenir compte simultanément du dommage et du bénéfice se trouvaient réunies car tant l’un que l’autre avaient la même cause, à savoir l’attribution illégale au consortium des compétences de police. Or, une telle prise en considération simultanée n’était pas contraire à la bonne foi. Le Conseil d’Etat précisa aussi que devait être pris en considération l’ensemble des recettes produites par l’activité du consortium et non seulement les gains nets de celui-ci, car c’étaient les recettes brutes qui allaient servir, entre autres, pour l’amortissement de l’investissement. Le Conseil d’Etat conclut qu’une telle manière de procéder afin de déterminer si le requérant devait ou non percevoir une indemnité n’était pas contraire à l’article 17 de la Constitution, ni à l’article 1 du Protocole no 1.

25. En outre, le Conseil d’Etat considéra que la cour administrative d’appel avait à juste titre rejeté la demande du premier requérant relative à l’octroi d’une indemnité au titre du manque à gagner : la responsabilité de la municipalité d’Athènes découlant de l’attribution inconstitutionnelle des compétences de police au consortium et sans la majorité des deux tiers requise, ce dernier ne pouvait pas revendiquer, sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil, un manque à gagner du fait de la non-exécution du contrat. La détermination de l’étendue de l’obligation d’indemniser en fonction du motif de la responsabilité de l’administration ne contrevenait pas à l’article 17 de la Constitution et à l’article 1 du Protocole no 1.

26. L’arrêt fut mis au net et certifié conforme le 21 juin 2011.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi d’accompagnement (Εισαγωγικός Νόμος) du code civil

27. Les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil se lisent comme suit :

Article 105

« L’État est tenu de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si l’acte ou l’omission a eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »

Article 106

« Les dispositions des deux articles précédents s’appliquent aussi en matière de responsabilité des collectivités territoriales ou d’autres personnes morales de droit public pour le dommage causé par les actes ou omissions de leurs organes. »

28. Cette disposition établit le concept d’acte dommageable spécial de droit public, créant une responsabilité extracontractuelle de l’État. Cette responsabilité résulte d’actes ou omissions illégaux. Les actes concernés peuvent être, non seulement des actes juridiques, mais également des actes matériels de l’administration, y compris des actes non exécutoires en principe. La recevabilité de l’action en réparation est soumise à une condition : la nature illégale de l’acte ou de l’omission.

B. Le code civil

29. Les dispositions pertinentes du code civil sont ainsi libellées :

Article 297

« La personne redevable d’une indemnité doit la fournir en argent. Après avoir pris en compte les circonstances particulières, le tribunal peut ordonner le retour au statu quo ante si cette compensation ne se heurte pas aux intérêts du créancier. »

Article 298

« L’indemnité comprend tant la réduction du patrimoine existant du créancier (perte subie) que le manque à gagner. Un tel gain et celui auquel on s’attend avec probabilité selon le cours habituel des choses ou les circonstances particulières, notamment les mesures préparatoires prises. »

Article 914

« Celui qui, en violation de la loi, cause par sa faute un dommage à autrui est tenu à réparation. »

C. La loi no 4055/2012

30. Cette loi, intitulée « procès équitable et durée raisonnable », est entrée en vigueur le 2 avril 2012. Les articles 53 à 58 de la loi précitée introduisent un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable causé par la prolongation injustifiée d’une procédure administrative. L’article 55 § 1 dispose:

« Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

31. Les requérants se plaignent des décisions rendues par les juridictions administratives saisies de l’affaire en cause et allèguent qu’ils n’ont pas été compensés pour le dommage subi en raison de l’annulation du contrat conclu avec la municipalité d’Athènes. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, qui se lit comme suit :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

32. La Cour constate que l’action en dommages-intérêts en cause a été déclarée irrecevable par toutes les juridictions internes saisies dans le chef des deuxième et troisième requérants faute d’avoir un intérêt autonome à saisir les juridictions administratives. En particulier, lesdites juridictions ont constaté que les deuxième et troisième requérants n’avaient pas intenté l’action d’indemnisation en leurs propres noms mais uniquement en tant que membres du premier requérant. Tout en rappelant que la notion de « victime » est conçue de façon autonome et indépendante des règles de droit interne telle que la qualité pour agir (Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 35, CEDH 2004‑III), la Cour relève qu’en rejetant leur action comme irrecevable les juridictions internes ont de fait admis que les deuxième et troisième requérants n’étaient pas directement affectés par la situation litigieuse mais uniquement en tant que constituants du consortium qui est le premier requérant.

33. Étant donné aussi que l’action en dommages-intérêts a été déclarée recevable dans le cas du premier requérant et que les décisions des juridictions internes sur la question de l’indemnité matérielle, qui fait l’objet de la présente affaire, le concernaient exclusivement, la Cour considère que les deuxième et troisième requérants n’ont pas le statut de « victime » directe ou indirecte au sens de l’article 34 de la Convention. Il s’ensuit que ce grief, pour autant qu’il est soulevé par les deuxième et troisième requérants, est incompatible ratione personae avec l’article 1 du Protocole no 1 au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

34. Par ailleurs, dans la mesure où le présent grief concerne le premier requérant, la Cour constate qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève aussi qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable à son égard.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

35. Les requérants allèguent que le contrat conclu entre le premier requérant et la municipalité d’Athènes a fait naître pour le premier des droits d’un contenu financier. L’annulation imprévisible au bout d’environ deux ans de la base juridique du contrat en cause a porté atteinte aux principes constitutionnels de confiance légitime et de sécurité juridique et a constitué une base autonome de responsabilité par la municipalité qui serait le fondement de la réparation du préjudice subi par le premier requérant. En somme, les requérants estiment que la notion de « bien » couvre en l’espèce tant le damnum emergens, à savoir la dépense d’investissement pour l’équipement fixe et la couverture des dépenses de fonctionnement de l’entreprise en cause, que le lucrum cessans, à savoir les profits qui seraient réalisés par le premier requérant selon le cours habituel des choses.

36. En outre, les requérants estiment que l’absence de réparation du consortium requérant suite à l’annulation du contrat en cause a enfreint la notion de juste équilibre qui doit exister entre le droit à la protection des biens et l’intérêt général. En particulier, les requérants estiment que le Gouvernement ne fait en l’espèce que reproduire les thèses adoptées par les juridictions internes compétentes ce qui ne reflète que l’optique du juge national sur le sujet en question. Les requérants relèvent notamment que la cour administrative d’appel n’aurait pas dû compenser le dommage subi par le consortium-requérant avec le profit réalisé, parce que les deux ne provenaient pas de la même cause ; les recettes réalisées résultaient de ses propres efforts et de l’investissement de ses capitaux dans l’entreprise en cause tandis que la perte subie était la conséquence de l’annulation imprévisible ex tunc du contrat conclu avec la municipalité d’Athènes en toute violation du principe de confiance légitime. En outre, les requérants allèguent que les juridictions administratives n’auraient pas dû prendre en compte les recettes brutes mais le profit net encaissé par le consortium requérant. Ils notent aussi que la cour administrative d’appel a omis de prendre en compte la violation du principe de bonne foi, puisque la dépense d’investissement pour l’achat et l’installation de l’équipement fixe, la location des locaux nécessaires et les frais de publicité ont été réalisées dans la perspective de la durée prédéterminée du contrat en cause.

37. Quant au manque à gagner, les requérants soutiennent que ce dernier ne concerne pas un bénéfice tiré d’une activité illégale, mais le bénéfice que le consortium requérant aurait certainement réalisé si la municipalité d’Athènes n’avait pas fait preuve d’une conduite fautive et illégale. En général, les requérants estiment que le rejet de leur action en dommages-intérêts par les juridictions administratives repose sur une distinction formaliste entre les notions de lucrum cesans et damnum emergens, ce qui a rompu le juste équilibre qui doit être assuré entre le dommage occasionné et la réparation due en raison du comportement fautif de la municipalité d’Athènes.

b) Le Gouvernement

38. Le Gouvernement allègue que la plupart des prétentions des requérants ne constituaient pas un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il relève que suite à l’annulation par l’arrêt no 1934/1998 du Conseil d’État du contrat passé avec la municipalité d’Athènes, celui-ci a été considéré nul ex tunc. Par conséquent, la relation contractuelle entre le consortium en cause et la municipalité d’Athènes a été renversée dans son ensemble rétroactivement, c’est-à-dire qu’elle a été considérée comme non avenue. Le Gouvernement allègue que, mis à part les prétentions du premier requérant en raison de la perte subie, le restant de ses prétentions, et notamment celle relative au manque à gagner n’avaient aucune base suffisante en droit interne et, partant, elles ne se rapportaient pas à des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

39. Le Gouvernement rappelle tout d’abord que selon la jurisprudence de la Cour, c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne. La Cour n’aurait ainsi pas de compétence pour substituer son interprétation à celle effectuée par les juridictions internes. Selon le Gouvernement, les juridictions administratives n’ont fait en l’espèce qu’appliquer le droit et la jurisprudence pertinents sur l’indemnisation pour comportement fautif.

40. Selon le Gouvernement, en raison de la nullité ex tunc du contrat en cause, l’indemnité à verser pouvait, conformément aux principes du droit d’indemnisation, couvrir le dommage que le premier requérant avait subi du fait que sa bonne foi sur l’exécution du contrat avait été démentie. Or, elle ne pouvait pas concerner d’éventuels profits dans le cas où ledit contrat aurait été exécuté selon le cours normal des choses.

41. Enfin, le Gouvernement affirme que, comme les juridictions internes l’ont explicitement admis, tant la perte subie par le premier requérant que le bénéfice qu’il en avait tiré avaient une cause identique, à savoir l’exécution de sa part d’un contrat qu’il considérait de bonne foi valide. Le Gouvernement ajoute que les requérants minimisent un autre aspect de la présente affaire, à savoir le fait qu’en concluant le contrat en cause avec la municipalité d’Athènes, ils assumaient aussi un certain risque quant à sa bonne exécution, qui est inhérent à toute activité entrepreneuriale.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1

42. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §§ 82-83, CEDH 2001‑VIII, et Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII) Par ailleurs, quant à la notion d’« espérance légitime », la Cour a jugé que lorsque l’intérêt patrimonial concerné était de l’ordre de la créance, il ne pouvait être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il avait une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il était confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 52, CEDH 2004‑IX).

43. En l’occurrence, la Cour constate que la conclusion du contrat en cause a créé chez le premier requérant l’espérance légitime de la jouissance d’un droit patrimonial, à savoir la contrepartie résultant de l’exécution dudit contrat. Il s’ensuit que la non-réalisation de cette espérance légitime a généré des prétentions à des dommages-intérêts chez le premier requérant. Ces prétentions se fondaient sur une base juridique solide et suffisante en droit interne ; il pouvait réclamer des dommages-intérêts sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil et de l’article 914 du même code. Sur ce point, il est à noter que la cour administrative d’appel d’Athènes a accepté qu’en principe la responsabilité extracontractuelle de la municipalité d’Athènes avait été établie au sens de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil du fait qu’après sa mise en œuvre pour une certaine période, le marché public en cause avait été annulé portant ainsi atteinte aux principes de confiance légitime et de la sécurité du droit au détriment du consortium-requérant.

44. Ces éléments suffisent à la Cour pour pouvoir qualifier les créances du premier requérant envers la municipalité d’Athènes de « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1.

b) Sur l’existence d’une ingérence

45. La Cour constate que, suite au rejet de son action par les juridictions administratives, le premier requérant s’est trouvé devant l’impossibilité de se voir indemnisé pour le dommage subi en raison de la nullité du contrat en cause, ce qui constitue sans aucun doute une ingérence dans son droit au respect de ses biens. Cette ingérence ne correspond ni à une expropriation ni à une mesure de réglementation de l’usage des biens et doit donc être examinée sous l’angle de la première phrase du premier alinéa de l’article 1.

c) Sur la justification de l’ingérence

46. Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole no 1 et poursuivait un but légitime, à savoir, comme les juridictions nationales l’ont entre autres relevé, assurer le maintien d’un juste équilibre entre l’indemnisation appropriée du premier requérant sans qu’en même temps il s’enrichisse de manière illégitime au détriment de la municipalité d’Athènes.

47. Il incombe toutefois à la Cour d’examiner, à la lumière de la norme générale de cet article, si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et les droits du premier requérant. La Cour rappelle à cet égard que le souci d’assurer un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier et se traduit par la nécessité d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 108-109, 25 octobre 2012; Ruspoli Morenes c. Espagne, no 28979/07, § 36, 28 juin 2011). La vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause.

48. La Cour rappelle qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée aux autorités nationales pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir, par exemple, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). De plus, la Cour jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février 1990, § 47, série A no 171‑A) et elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I).

49. Néanmoins, le rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la Convention et ses Protocoles. La Cour relève que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII (extraits) ; Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre 2011).

50. La Cour relève qu’il est courant dans le monde des affaires que suite à une procédure administrative tendant à l’obtention d’un permis d’exercer une certaine activité commerciale, le permis obtenu peut être ultérieurement annulé par les juridictions pour une multitude des motifs. Il n’y a pas de doute que l’entrepreneur qui voit son permis annulé de la sorte, alors que l’activité commerciale, dans laquelle il avait investi des sommes considérables, était déjà rôdée et bénéficiaire, peut se trouver dans une situation embarrassante car obligé de mettre un terme à cette activité, parfois même de manière définitive lorsqu’il s’avère que l’acte administratif lui accordant le permis était illégal. Si l’entrepreneur n’a aucune implication dans l’émission de l’acte administratif illégal, il est légitime qu’il puisse se retourner contre l’Etat et demander des dommages-intérêts sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle de celui-ci. La Cour note qu’une telle possibilité existe dans l’ordre juridique grec et que le premier requérant en a fait usage en l’espèce.

51. En l’occurrence, la revendication par le premier requérant devant les juridictions administratives de son indemnisation en raison de l’annulation du contrat passé avec la municipalité d’Athènes a mené la cour administrative d’appel à rejeter l’action en dommages-intérêts y relative, décision qui a été par la suite confirmée par l’arrêt no 866/2011 du Conseil d’État. Il revient ainsi à la Cour de se pencher sur la question de savoir si, en décidant de la sorte, les juridictions compétentes ont maintenu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt public et les impératifs de sauvegarde du droit de l’intéressé au respect de ses biens.

52. La Cour note tout d’abord que les juridictions administratives ont reconnu en l’espèce le principe de la responsabilité extracontractuelle de la municipalité d’Athènes du fait que le contrat en cause avait été annulé rétroactivement faute de conformité notamment avec certaines dispositions constitutionnelles. Elles ont aussi admis que ce renversement imprévu de la situation après deux ans d’exécution du contrat, alors que le premier requérant avait cru à la constitutionnalité de la base légale du contrat, portait atteinte aux principes de la confiance légitime et de la sécurité du droit.

53. En ce qui concerne le dommage subi en raison de la perte du capital investi pour l’exécution du contrat, la cour administrative d’appel a tout d’abord constaté que le premier requérant avait accepté lors de la procédure devant elle qu’il avait touché un bénéfice égal au préjudice en question pendant l’exécution partielle du contrat en cause pour une période de deux ans environ. Tant la cour administrative d’appel que, par la suite, le Conseil d’État ont admis que le bénéfice réalisé et le préjudice pécuniaire subi par le premier requérant entretenaient un lien de causalité avec l’élément préjudiciel en l’espèce, à savoir la conclusion et l’exécution pour une certaine période d’un contrat nul. Fondées sur cette constatation, les deux juridictions ont conclu que le bénéfice pécuniaire devait être déduit de la somme revendiquée par le premier requérant au titre du préjudice subi et que, par conséquent, ses revendications à ce titre n’avaient plus d’objet.

54. En ce qui concerne le manque à gagner, la Cour note qu’après avoir fait référence au droit interne applicable, la cour administrative d’appel a conclu que le dédommagement pour perte de chances sur la base d’un contrat qui avait entre-temps été jugé caduc n’était pas possible du fait que l’intéressé pourrait de cette manière solliciter sa compensation pour des profits qui résulteraient d’une activité illégale. La Cour considère que le rejet de cette demande du premier requérant se fondait sur le droit applicable en matière d’indemnisation pour responsabilité extracontractuelle et était suffisamment motivé.

55. La Cour ne décèle aucun indice d’arbitraire dans ce raisonnement adopté par la cour administrative d’appel qui aurait eu comme conséquence de rompre le « juste équilibre » devant exister entre les exigences de l’intérêt public et les impératifs de sauvegarde du droit de l’intéressé au respect de ses biens.

56. De son côté, par un arrêt de principe, le Conseil d’Etat a confirmé l’étendue de la responsabilité de l’Etat et des personnes morales de droit public résultant de l’annulation d’un acte favorable à l’administré. Elle a affirmé que l’indemnité due par ceux-ci , sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil, incluait la différence entre la situation patrimoniale de la personne lésée après l’avènement du fait dommageable et celle dans laquelle celle-ci se trouverait si le fait dommageable n’avait pas eu lieu. Si, toutefois, un avantage découlait aussi de ce fait, qui aurait un lien de causalité avec celui-ci, le dommage réellement subi serait celui calculé après déduction de cet avantage.

57. Le Conseil d’Etat rajouta qu’au cas où la responsabilité de l’Etat était due à un acte favorable à la personne lésée mais émis sans que les conditions légales aient été respectées, cette responsabilité s’étendait au damnum emergens qui incluait tant le rétablissement du status quo ante patrimonial de la personne lésée, que les bénéfices que celle-ci aurait réalisés. Dans ce cas, le Conseil d’Etat a souligné qu’une indemnité pour lucrum cessans n’était pas envisageable.

58. De l’avis de la Cour, les motifs retenus par les juridictions compétentes pour écarter la demande de compensation en raison de la perte subie par le premier requérant étaient raisonnables et, en tout état de cause, n’étaient pas entachés d’arbitraire. À cet égard, la Cour souligne que les questions relatives à des indemnisations des sociétés pour pertes subies du fait des fautes de l’administration concernent l’interprétation du droit interne pertinent et que la Cour jouit d’une compétence limitée à ce sujet (paragraphe 48 ci-dessus). En l’absence de données convaincantes qui puissent l’amener à s’écarter des constatations de fait et de droit des juridictions administratives sur cette question, la Cour ne saurait substituer son interprétation à celle du juge interne.

59. Compte tenu de ce qui précède, la procédure suivie devant les juridictions internes n’a pas rompu le « juste équilibre » devant régner entre les exigences de l’intérêt public et les impératifs de sauvegarde du droit de l’intéressé au respect de ses biens.

60. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ΕΝ CE QUI CONCERNE LA DURÉE DE LA PROCÉDURE

61. Les requérants se plaignent que la durée de la procédure devant les juridictions administratives a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention. Les parties pertinentes de cette disposition sont ainsi libellées :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

62. La Cour constate que la procédure devant le Conseil d’État, ayant examinée l’affaire en dernière instance, s’est terminée le 21 mars 2011 avec l’arrêt no 866/2011. Dès lors, ladite procédure n’entrait pas dans le champ d’application de la loi no 4055/2012 sur la satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable d’une procédure devant les juridictions administratives (voir paragraphe 25 ci-dessus). Il s’ensuit qu’aucune question quant à l’épuisement des voies de recours internes ne se pose en l’espèce.

63. En outre, la Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 sous sa rubrique civile trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait une « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 40, CEDH 2007‑II). Il doit s’agir d’une « contestation » réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Par ailleurs, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le « droit de caractère civil en question » (voir, parmi d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 27, CEDH 2000‑VII, et Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 81, série A no 52). La Cour a toujours considéré qu’un lien ténu des répercussions lointaines ne suffit pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi plusieurs autres, Athanassoglou et autres c. Suisse [GC], no 27644/95, § 43, CEDH 2000‑IV; Gorraiz Lizarraga et autres, précité, § 43 ; Taşkın et autres c. Turquie, no 46117/99, 10 novembre 2004, § 130).

64. En l’occurrence, la Cour constate que, comme les juridictions administratives saisies l’ont considéré, les deuxième et troisième requérants manquaient d’intérêt pour agir dans la mesure où ils avaient introduit leur recours exclusivement en tant que membres du premier requérant et non pas de manière autonome. Sur cette base, l’action en dommages-intérêts a été rejetée comme irrecevable à leur égard. Ainsi, le rejet du recours en cause en ce qui les concernait était prévisible et les deuxième et troisième requérants n’avaient aucune chance de renverser la situation litigieuse dont ils se plaignent en l’espèce (voir, en ce sens, Astikos Oikodomikos Synetairismos Nea Konstantinoupolis c. Grèce (déc.), no 37806/02, 20 janvier 2005). En effet, du fait que l’action en dommages-intérêts était manifestement vouée à l’échec à leur égard, le litige en cause a été privé de tout enjeu que celui-ci pourrait avoir pour eux.

65. La Cour estime par conséquent, que la « contestation » soulevée devant les juridictions administratives par les deuxième et troisième requérants n’était ni « réelle » ni « sérieuse », de sorte que l’article 6 § 1 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer. Partant, il y a lieu de rejeter cette partie du grief en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

66. En outre, la Cour considère qu’en ce qui concerne le premier requérant, le grief tiré de la durée de la présente procédure n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Période à prendre en considération

67. La période à considérer a débuté le 7 mai 1999, avec la saisine du tribunal administratif de première instance d’Athènes et s’est terminée le 21 mars 2011, date à laquelle l’arrêt no 866/2011 du Conseil d’État a été publié. Elle a donc duré onze ans et dix mois environ pour trois degrés de juridiction.

2. Durée raisonnable de la procédure

68. Le premier requérant estime que la durée de la procédure a été excessive. Le Gouvernement le conteste en se référant notamment à la complexité de la procédure et à des différents laps de temps qui ne lui seraient pas imputables.

69. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Vassilios Athanasiou et autres c. Grèce, no 50973/08, 21 décembre 2010).

70. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Vassilios Athanasiou, précité).

71. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Bien que la durée de la procédure devant la cour administrative d’appel n’ait pas été excessive, la Cour note que celle devant la cour administrative d’appel et le Conseil d’État s’est étalée sur plus de cinq et quatre ans respectivement. En somme, la durée de douze ans environ pour trois degrés de juridiction a été excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

72. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

74. En ce qui concerne le dommage matériel subi, les requérants réclament 3 897 438,08 euros (EUR) pour la perte éprouvée et 50 646 821 EUR pour le manque à gagner. En outre, ils réclament à titre subsidiaire une somme de 1 293 390,81 EUR qui correspond aux intérêts qu’ils auraient perçus s’ils avaient investi le montant dépensé pour l’exécution du contrat en cause dans des fonds communs de placement à revenu fixe. Quant au dommage moral, les requérants réclament conjointement 150 000 et 60 000 EUR en ce qui concerne l’atteinte portée aux articles 1 du Protocole no 1 et 6 § 1 de la Convention respectivement.

75. Le Gouvernement estime que les prétentions des requérants sont infondées et excessives. Il soutient que le constat de violation des droits en cause constituerait en soi une satisfaction suffisante. En ce qui concerne en particulier le dépassement du délai raisonnable, il estime que la somme allouée ne saurait dépasser 2 400 EUR.

76. La Cour rappelle qu’elle n’a constaté qu’une violation de l’article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable en ce qui concerne le premier requérant. Elle considère que seule une indemnité pour dommage moral à ce titre entre en ligne de compte et qu’il y a lieu de lui octroyer 6 500 EUR, au titre du dommage moral subi, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

77. Les requérants réclament au total 21 451,75 EUR, facture à l’appui, pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour.

78. Le Gouvernement estime que cette somme est excessive.

79. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 130, 23 février 2012). Compte tenu du document en sa possession et des critères susmentionnés, et aussi du fait que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 n’ a pas abouti à un constat de violation, la Cour considère qu’il y a lieu d’accorder au premier requérant 1 000 EUR au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par lui.

C. Intérêts moratoires

80. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 1 et 1 du Protocole no 1, en ce qui concerne le premier requérant, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au premier requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par lui, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposMirjana Lazarova Trajkovska
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Sicilianos.

M.L.T.
A.C.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SICILIANOS

1. Je regrette de ne pas être en mesure de souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce.

2. Il est vrai que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, rappelée à juste titre dans l’arrêt, « une ample latitude est d’ordinaire laissée aux autorités nationales pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (...). De plus, la Cour jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (...) et elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne » (paragraphe 48 de l’arrêt, références omises). Il s’agit là d’une affirmation traditionnelle du principe de subsidiarité.

3. Il n’empêche que, dans les limites de ce principe, la Cour a pour mission de vérifier si l’application du droit interne au cas d’espèce a respecté les droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles, en l’occurrence le droit de propriété.

4. L’existence d’une ingérence n’est pas contestée par les parties. Il en va de même de la base légale et du but poursuivi par l’ingérence litigieuse (paragraphes 45-46 de l’arrêt). Par conséquent, il importe de vérifier la proportionnalité de celle-ci par rapport au but poursuivi et plus particulièrement si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les droits fondamentaux de l’individu.

5. À cet égard, on notera tout d’abord que les juridictions administratives ont reconnu en l’espèce que, en principe, la responsabilité extracontractuelle de la municipalité d’Athènes était établie du fait que le contrat en cause avait été annulé rétroactivement faute de conformité avec, notamment, certaines dispositions constitutionnelles. Elles ont aussi admis que ce renversement imprévu de la situation après deux ans d’exécution du contrat, alors que le premier requérant avait à juste titre cru à la constitutionnalité de la base légale du contrat, portait atteinte aux principes de la confiance légitime et de la sécurité juridique.

6. Plus particulièrement, le Conseil d’État a jugé que l’indemnité due par l’État ou une personne morale de droit public, sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil, incluait la différence entre la situation patrimoniale de la personne lésée après l’avènement du fait dommageable et celle dans laquelle celle-ci se trouverait si le fait dommageable n’avait pas eu lieu. Si, toutefois, un avantage découlait aussi du fait dommageable, qui aurait un lien de causalité avec celui-ci, le dommage réellement subi serait celui calculé après déduction de cet avantage. Le Conseil d’État a ajouté que, dans le cas où la responsabilité de l’État était due à un acte favorable à la personne lésée mais émis sans que les conditions légales aient été respectées, cette responsabilité s’étendait au damnum emergens, qui incluait tant le rétablissement du statu quo ante patrimonial de la personne lésée que les bénéfices que celle-ci aurait réalisés. Dans ce cas, une indemnité pour lucrum cessans n’était pas envisageable.

7. Appliquant ces principes en l’espèce, le Conseil d’État a confirmé l’arrêt de la cour administrative d’appel. Il a conclu que le premier requérant n’était pas en droit de percevoir une indemnité pour manque à gagner. Quant au damnum emergens, le Conseil d’État a notamment précisé que les juridictions du fond avaient à juste titre tenu compte des gains réalisés par le consortium afin de déterminer son préjudice, d’autant plus que celui-ci avait confirmé qu’il avait réalisé des bénéfices pendant l’exécution partielle du contrat. En l’espèce, les conditions pour tenir compte simultanément du dommage et du bénéfice se trouvaient réunies car tant l’un que l’autre avaient la même cause, à savoir l’attribution illégale au consortium de compétences de police.

8. Cependant, lorsque le principe de la légalité et celui de la sécurité juridique, dans son aspect plus particulier de la confiance légitime de l’administré, se trouvent en concurrence, et lorsque le premier l’emporte sur le second dans le cadre d’une décision judiciaire, comme cela fut le cas en l’espèce avec l’annulation du contrat conclu entre le premier requérant et la municipalité d’Athènes, la reconnaissance de la responsabilité extracontractuelle de l’État et la possibilité de se voir octroyer une indemnité offrent une certaine compensation pour l’atteinte portée aux droits de l’administré de bonne foi. Cela revêt une importance particulière dans le cadre des affaires, lorsqu’un entrepreneur a obtenu un permis d’exercer une certaine activité commerciale à la suite d’une procédure administrative en ayant la conviction légitime que son investissement et son activité s’inscrivaient dans le cadre de la légalité.

9. À mon avis, le dommage subi par le consortium et les bénéfices que celui-ci a réalisés en exécution du contrat sont des notions d’une nature totalement différente et ne sauraient se prêter à compensation même si elles avaient la même cause : le dommage provient de la perte de l’investissement initial pour faire fonctionner l’entreprise, tandis que le bénéfice est le fruit de l’activité de l’entreprise lorsque celle-ci devient opérationnelle. Or les bénéfices réalisés par le premier requérant étaient le résultat de son travail et de la diligence dont il avait fait preuve dans le cadre de l’exécution d’un contrat qui, à ses yeux, était conclu valablement. La compensation du dommage et des bénéfices équivaut à une suppression de facto du travail du premier requérant pendant une période de deux ans.

10. En fait, le principe de confiance légitime de l’administré est inextricablement lié à la présomption de validité des actes de l’administration. Jusqu’à ce qu’un acte administratif soit annulé, il est présumé être valide. Il y va de la sécurité et de la stabilité des situations administratives.

11. En l’espèce, en relevant que le premier requérant avait réalisé des bénéfices pendant les deux ans de l’exécution du contrat et que ces bénéfices compensaient la perte du capital investi subie à la suite de l’annulation du contrat, les juridictions administratives l’ont pénalisé à double titre : non seulement l’intéressé s’est trouvé dans l’impossibilité de mener son activité jusqu’au terme du contrat, mais il a également vu réduite à néant toute expectative de se faire indemniser pour l’annulation du contrat dont la responsabilité incombait exclusivement à l’État. Reconnaître d’un côté le comportement dommageable de l’État et, de l’autre, le décharger de toute conséquence légale en faisant assumer à l’entreprise tous les risques liés au fonctionnement de celle-ci ne semble pas conforme au « juste équilibre » devant exister entre les exigences de l’intérêt public et les impératifs de sauvegarde du droit de l’intéressé au respect de ses biens.

12. Par conséquent, à mon avis, il y a eu violation, en l’espèce, de l’article 1 du Protocole no 1.

Annexe

Liste des requérants

1. « Eleftherios G. Kokkinakis – Dilos Kykloforiaki A.T.E. », consortium de personnes morales et physiques, régi par le droit grec et ayant son siège à Athènes.
2. Elefterios KOKKINAKIS, ressortissant grec, né en 1939.
3. « Dilos Kykloforiaki A.T.E. », société anonyme de droit grec ayant son siège à Athènes.


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