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13/10/2016 | CEDH | N°001-167805

CEDH | CEDH, AFFAIRE B.A.C. c. GRÈCE, 2016, 001-167805


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE B.A.C. c. GRÈCE

(Requête no 11981/15)

ARRÊT

STRASBOURG

13 octobre 2016

DÉFINITIF

13/01/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire B.A.C. c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Robe

rt Spano,
Armen Harutyunyan,
Tim Eicke, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 septembre...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE B.A.C. c. GRÈCE

(Requête no 11981/15)

ARRÊT

STRASBOURG

13 octobre 2016

DÉFINITIF

13/01/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire B.A.C. c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Robert Spano,
Armen Harutyunyan,
Tim Eicke, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 septembre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11981/15) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant turc, M. B.A.C. (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 mars 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me M. Tzeferakou, avocate à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les déléguées de son agent, Mme E. Tsaousi, conseillère au Conseil juridique de l’État, et Mme K. Nassopoulou, assesseure au Conseil juridique de l’État.

3. Le requérant se plaint en particulier d’une violation de l’article 8 § 1 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 13 de la Convention, ainsi que des articles 3 et 13 de la Convention combinés, en raison de l’omission du ministre de l’Ordre public, durant douze ans, de prendre une décision concernant sa demande d’asile.

4. Le 8 octobre 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1977 et réside à Athènes.

6. Pendant ses études en Turquie (1994-1999), le requérant devint un activiste politique soutenant des thèses procommunistes et pro‑kurdes. En 1997, il ouvrit une librairie-café, qui fut fréquentée par des personnes favorables à ces thèses. En 2000, les autorités de police turques arrêtèrent le requérant, et le procureur poursuivit ce dernier pour atteinte à l’ordre constitutionnel de l’État (article 146 du code pénal turc). Le requérant fut aussi placé dans les « cellules blanches » (cellules d’isolement) de la prison de Kandra. Il entama une grève de la faim, qu’il mena durant 171 jours et qui entraîna un syndrome de Wernicke-Korsakoff, pathologie pouvant causer des dommages irréversibles à la santé et être fatale. La vie du requérant étant en danger, les autorités turques consentirent à remettre celui-ci en liberté.

7. En 2002, le requérant s’enfuit en Grèce, où il déposa une demande d’asile le 15 janvier 2002. Le 18 février 2002, le secrétaire général du ministère de l’Ordre public, se prononçant en première instance, rejeta cette demande, avec une motivation sommaire.

8. Le 21 mars 2002, le requérant introduisit un recours contre ce rejet devant le ministre de l’Ordre public. Le 29 janvier 2003, il se présenta devant la Commission consultative d’asile, qui l’avait convoqué, et déposa plusieurs documents établissant qu’il avait été victime de tortures en Turquie en raison de ses opinions politiques, dont un rapport médical établi par le Centre médical grec pour la réhabilitation des victimes de torture, ainsi qu’un document d’Amnesty International. Le même jour, la Commission consultative d’asile émit un avis favorable au requérant.

9. En application de l’article 3 § 5 du décret présidentiel no 61/1999 (sur la procédure d’examen de la demande d’asile), à la suite de cet avis favorable, le ministre de l’Ordre public devait prendre la décision d’accorder ou non la protection internationale au requérant dans un délai de quatre‑vingt-dix jours. Toutefois, à la date de saisine de la Cour, le ministre n’avait pris aucune décision et n’avait ainsi ni entériné ni désapprouvé l’avis de ladite commission.

10. De 2003 à 2015, le requérant vécut à Athènes et se présenta tous les six mois aux autorités de police pour faire renouveler sa carte de demandeur d’asile. Selon le droit interne, cette carte ne constituait pas un titre de séjour et n’offrait donc pas tous les droits en découlant : elle permettait seulement au demandeur d’asile de ne pas être expulsé et de résider sur le territoire avec un « statut toléré » pendant la durée de l’examen de sa demande. Plus précisément, d’après le droit interne, le demandeur d’asile n’avait pas le droit d’exercer une activité professionnelle libérale, d’avoir accès à une formation professionnelle, de se marier, d’obtenir le permis de conduire, d’avoir un compte bancaire et de solliciter un regroupement familial.

11. En 2003, alors qu’il résidait à Athènes, le requérant fut rejoint par son épouse, qui venait de Turquie. Toutefois, la présence de celle-ci sur le territoire ne devint légale qu’en 2008, lorsque l’intéressée obtint un permis de travail pour une durée limitée. En 2010, le couple eut un fils. En 2011, l’épouse du requérant retourna à Istanbul, avec l’enfant, en raison de problèmes de santé. En 2012, le couple divorça.

12. Entre-temps, le 5 août 2005, le bureau d’Interpol de Turquie avait formulé une demande d’extradition à l’encontre du requérant. Celle-ci était fondée sur des accusations similaires à celles qui avaient été émises en 2000 et qui avaient été examinées par les autorités grecques lors de la procédure d’examen de la demande d’asile.

13. Le 12 mars 2013, le requérant fut arrêté à Patras. Le 26 mars 2013, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Patras examina la demande d’extradition et se prononça à l’unanimité en faveur de son rejet. Elle fondait sa décision sur le risque couru par le requérant, en cas d’extradition, de subir de mauvais traitements en raison de ses opinions politiques. Elle relevait, en outre, que la nature des infractions pour lesquelles l’extradition était sollicitée était indiquée, dans la demande des autorités turques, de manière vague et abstraite.

Plus précisément, la chambre d’accusation prenait en considération les éléments suivants :

. le fait que le requérant était poursuivi devant les juridictions turques et qu’il devait être entendu au sujet de sa participation à une « organisation terroriste armée » et pour l’assassinat du fondateur d’une autre organisation terroriste ;

. les allégations du requérant, reproduites dans un document établi par son avocat en Turquie, selon lesquelles : a) les accusations portées contre lui avaient comme fondement ses idées pro-kurdes et de gauche et son engagement politique ; b) il avait été arrêté à six reprises entre 1992 et 1996, avait subi des tortures et avait reçu des menaces de mort ; c) les aveux qu’il avait faits en 2000, d’après lesquels il avait tenté de renverser l’ordre constitutionnel en Turquie, étaient le résultat de la torture endurée dans un commissariat de police ; d) les accusations de participation à une organisation terroriste et d’assassinat avaient été « construites » par les autorités de police turques ; e) pendant sa détention provisoire, alors qu’il aurait été à son trentième jour de grève de la faim, il avait à nouveau subi des tortures et, alors qu’il aurait été mourant et aurait souffert du syndrome de Wernicke-Korsakoff, diagnostiqué par un médecin légiste, il avait été libéré sous condition pour une période de six mois ;

. le rapport du Centre médical grec pour la réhabilitation des victimes de torture, qui attestait que le requérant avait été examiné le 25 juillet 2002 et qu’il avait été constaté que celui-ci avait subi des tortures ayant entraîné des séquelles physiques et psychiques ;

. le certificat médical établi par l’hôpital « Georgios Gennimatas » qui attestait que le requérant souffrait de troubles de la mémoire et de la concentration, en raison du syndrome de Wernicke-Korsakoff qu’il présentait, et qui recommandait des examens d’IRM ;

. un document établi par la branche grecque d’Amnesty International à l’attention du ministre de l’Ordre public, appuyant la demande d’asile du requérant, qui indiquait que la Turquie pratiquait systématiquement la torture et que la vie de l’intéressé serait en danger en cas de renvoi vers ce pays.

14. Le 27 mars 2013, le procureur interjeta appel contre la décision de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Patras devant la Cour de cassation.

15. Le 26 avril 2013, la Cour de cassation confirma la décision attaquée.

16. Dans l’intervalle, le requérant avait accompli de multiples démarches aux fins d’obtention d’une décision définitive. Il avait ainsi écrit au médiateur de la République les 21 mars et 25 juin 2012 et au ministre de l’Ordre public les 19 novembre 2013, 16 juin 2014 et 27 février 2015.

17. Par ailleurs, dans plusieurs lettres échangées entre différentes autorités (entre autorités de police ou entre celles-ci et d’autres instances) les 23 février 2007, 16 octobre 2012, 14 novembre 2012 et 28 janvier 2015, il était précisé que la demande d’asile du requérant était encore pendante devant le ministre de l’Ordre public.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

18. Les paragraphes pertinents en l’espèce de l’article 3 du décret présidentiel no 61/1999, relatif à la procédure de reconnaissance du statut de réfugié d’un étranger, à la révocation de la décision de reconnaissance et l’expulsion et à l’approbation du regroupement familial, dispose :

« 3. En cas de rejet de la demande d’asile, le demandeur a le droit d’introduire un recours devant le ministre de l’Ordre public dans un délai de trente jours à compter de la date de la notification de la décision. La décision de rejet doit indiquer de manière détaillée les motifs du rejet, le délai pour l’exercice du recours, ainsi que les conséquences de l’expiration du délai. Le contenu de la décision est annoncé oralement au demandeur dans une langue qu’il comprend (...).

(...)

5. Le ministre se prononce sur le recours dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de l’exercice de celui-ci et à la suite d’un avis donné par une commission de six membres, composée du représentant du Conseil juridique de l’État auprès du ministère de l’Ordre public, (...) en tant que président, et d’un diplomate de carrière, du représentant du Conseil juridique de l’État auprès du ministère des Affaires étrangères et d’un officier supérieur de la police hellénique (...). Participent aussi à cette commission un représentant du barreau d’Athènes (...) et le conseiller juridique du bureau grec du Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (...) »

19. L’article 4 du décret no 189/1998 relatif aux conditions permettant d’autoriser le travail de réfugiés (aboli en avril 2016) prévoyait :

« 1. Les étrangers demandeurs d’asile et ceux qui résident provisoirement pour des raisons humanitaires peuvent travailler à titre provisoire pour couvrir leurs besoins de subsistance immédiats dans les conditions suivantes :

(...)

c) Après examen du marché de travail concernant un métier spécifique, il s’est avéré qu’aucun intérêt pour l’exercer n’a pas été manifesté par un ressortissant grec, un ressortissant de l’Union européenne, un réfugié ayant déjà obtenu ce statut et un ressortissant étranger d’origine grecque. »

20. En outre, par une circulaire no 19000/442 du 19 octobre 2012, le ministre du Travail faisait obligation aux demandeurs d’asile sollicitant un permis de travail de produire un document émis par l’Organisme pour l’emploi de la main d’œuvre (OAED) attestant qu’il n’y avait pas de ressortissants grecs, de ressortissants de l’Union européen, de réfugiés ayant déjà obtenu ce statut et de ressortissants étrangers d’origine grecque qui étaient chômeurs et qui avaient manifesté l’intérêt à travailler dans des branches de métiers spécifiques qui étaient aussi recherchées par les demandeurs d’asile.

III. LE DROIT EUROPEEN PERTINENT

21. L’article 18 du Règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 (établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride) dispose :

« 1. L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de:

a) prendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 21, 22 et 29, le demandeur qui a introduit une demande dans un autre État membre;

b) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre;

c) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a retiré sa demande en cours d’examen et qui a présenté une demande dans un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre;

d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre.

2. Dans les cas relevant du champ d’application du paragraphe 1, points a) et b), l’État membre responsable est tenu d’examiner la demande de protection internationale présentée par le demandeur ou de mener à son terme l’examen.

Dans les cas relevant du champ d’application du paragraphe 1, point c), lorsque l’État membre responsable avait interrompu l’examen d’une demande à la suite de son retrait par le demandeur avant qu’une décision ait été prise sur le fond en première instance, cet État membre veille à ce que le demandeur ait le droit de demander que l’examen de sa demande soit mené à terme ou d’introduire une nouvelle demande de protection internationale, qui ne doit pas être considérée comme une demande ultérieure prévue par la directive 2013/32/UE. Dans ces cas, les États membres veillent à ce que l’examen de la demande soit mené à terme.

Dans les cas relevant du champ d’application du paragraphe 1, point d), lorsque la demande a été rejetée en première instance uniquement, l’État membre responsable veille à ce que la personne concernée ait la possibilité ou ait eu la possibilité de disposer d’un recours effectif en vertu de l’article 46 de la directive 2013/32/UE. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8, 13 ET 14 DE LA CONVENTION

22. Le requérant se plaint d’une atteinte à sa vie privée au motif qu’il a résidé en Grèce durant douze ans dans l’incertitude de son statut, et ce malgré l’avis favorable de la Commission consultative d’asile. Plus précisément, il affirme avoir vécu dans un état de précarité pendant une très longue période, et il se plaint d’incidences que cet état aurait eues sur sa vie professionnelle et familiale pendant cette période et d’une absence de garanties procédurales suffisantes pour le protéger contre tout traitement arbitraire de la part de l’administration. Il allègue aussi qu’il ne disposait pas d’un recours effectif qui lui aurait permis de dénoncer cette situation. Il invoque l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 13.

23. Enfin, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, combiné avec l’article 14, le requérant se plaint d’avoir été victime d’une discrimination fondée sur la nationalité.

24. Ces dispositions sont ainsi libellées :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

25. Le Gouvernement excipe d’emblée du non-épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne ces griefs. Il soutient que le ministre de l’Ordre public a tacitement rejeté la demande d’asile du requérant et que ce dernier n’a pas introduit un recours en annulation contre ce rejet devant le Conseil d’État. Il ajoute que l’intéressé n’a pas non plus déposé une demande de réexamen de sa demande d’asile en invoquant la survenance de nouveaux faits, tels que l’obtention des deux décisions en sa faveur. Il affirme également que le requérant n’a pas formulé une demande d’autorisation de séjour pour des motifs humanitaires. Il ajoute que, si cette dernière demande avait été rejetée, l’intéressé aurait pu saisir les juridictions administratives d’un recours en annulation de ce rejet.

26. Le requérant soutient que, si le ministre avait tacitement rejeté son recours, les autorités ne l’auraient pas convoqué devant la Commission consultative d’asile et n’auraient pas renouvelé sa carte de séjour de demandeur d’asile pendant plus de douze ans. Il indique que, à supposer même qu’il y ait eu rejet tacite, un recours en annulation contre ce rejet n’aurait pas été un recours effectif puisque, à ses dires, le Conseil d’État n’examine pas le fond de l’affaire et la procédure devant lui dépasse le délai raisonnable et n’a pas d’effet suspensif. Il affirme que les autorités ne l’ont jamais informé de la possibilité d’introduire un tel recours. Enfin, quant à la demande de réexamen de sa demande d’asile et la demande d’autorisation de séjour pour des motifs humanitaires, il souligne qu’elles n’auraient aucune chance de succès.

27. La Cour rappelle que, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie que lorsque tous les recours internes ont été épuisés. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, le grief dont est saisie la Cour doit d’abord avoir été soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées. Toutefois, selon la règle de l’épuisement des voies de recours internes, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Micallef c. Malte (GC], no 17056/06, § 55, CEDH 2009).

28. En l’espèce, la Cour note que, d’après l’article 3 § 5 du décret présidentiel no 61/1999, le ministre de l’Ordre public se prononce sur le recours contre le rejet d’une demande d’asile dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours à compter de la date de l’exercice de celui-ci et à la suite d’un avis donné par la Commission consultative d’asile. En l’occurrence, le délai précité expirait le 20 juin 2002. Or, à cette date, le requérant n’avait pas encore été convoqué à se présenter devant cette commission ; ce n’est en effet que le 29 janvier 2003, soit dix mois après le recours exercé par lui, que l’intéressé a été invité à se présenter devant ladite commission. On ne saurait donc raisonnablement considérer que le recours du requérant devant le ministre de l’Ordre public a fait l’objet d’un « rejet tacite » dans le délai de quatre-vingt-dix jours susmentionné – rejet qui aurait ouvert la voie pour l’exercice d’un recours en annulation de celui-ci. Par ailleurs, il convient de relever, comme le fait remarquer le requérant, que différentes instances, parmi lesquelles les autorités de police, considéraient jusqu’en 2015 que la question de l’issue de la demande d’asile du requérant était toujours pendante devant le ministre (paragraphe 17 ci‑dessus).

29. Quant aux autres recours mentionnés par le Gouvernement, la Cour note, avec le requérant, que la demande de réexamen de la demande d’asile présuppose l’existence de nouveaux faits, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, et que la demande d’autorisation de séjour pour des motifs humanitaires n’aurait pas d’objet puisque le ministre de l’Ordre public n’avait pas encore statué sur la demande d’asile qui contenait de tels motifs.

30. Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

31. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

32. Le requérant soutient que l’incertitude et la précarité de sa situation auxquelles il aurait été soumis pendant douze ans ainsi que les différentes restrictions qu’il aurait subies en tant que demandeur d’asile ont affecté le tissu de ses relations personnelles, sociales et économiques, lesquelles relèveraient de la vie privée et familiale. Il affirme avoir ainsi été victime d’une ingérence et ajoute que celle-ci n’était pas prévue par la loi, ne poursuivait pas un but légitime et n’était pas nécessaire dans une société démocratique. À cet égard, il indique notamment, d’une part, que les autorités n’ont fourni aucun motif pour justifier l’attente qu’il aurait endurée, qu’il qualifie de très longue, et, d’autre part, qu’il se trouvait dans une situation de vulnérabilité et aurait dû se voir reconnaître un statut protecteur permanent depuis longtemps.

33. Le Gouvernement soutient que le non-octroi du statut de réfugié au requérant n’a eu aucune incidence sur la vie privée et familiale de celui-ci et que l’intéressé a pu bénéficier et bénéficie encore de tous les droits habituellement accordés aux demandeurs d’asile. Sur ce point, il ajoute que le requérant s’était marié avant de venir en Grèce, qu’il a vécu avec sa femme pendant la plus grande partie de son séjour à Athènes et que la cohabitation a pris fin à la suite du divorce du couple. Il indique en outre que l’intéressé a travaillé et travaille sans problème dans le secteur du bâtiment et qu’il renouvelle sa carte de demandeur d’asile tous les six mois.

34. Le Gouvernement considère que, si le requérant est privé de certains droits qui sont reconnus uniquement aux réfugiés, cela est de son fait puisqu’il aurait choisi de rester et de travailler en Grèce. Par conséquent, toute restriction éventuelle à la vie privée et familiale du requérant serait due à l’octroi à ce dernier, au regard des circonstances de l’espèce, de droits classiquement accordés aux demandeurs d’asile et serait donc compatible avec le paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

35. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la Convention ne garantit pas le droit d’une personne d’entrer ou de résider dans un État dont elle n’est pas ressortissante ou de n’en être pas expulsée, et les États contractants ont le droit de contrôler, en vertu d’un principe de droit international bien établi, l’entrée, le séjour et l’éloignement des non‑nationaux. Par ailleurs, l’article 8 de la Convention ne va pas jusqu’à garantir à l’intéressé le droit à un type particulier de titre de séjour (permanent, temporaire ou autre), à condition que la solution proposée par les autorités lui permette d’exercer sans entrave ses droits au respect de la vie privée et familiale (Aristimuño Mendizabal c. France, no 51431/99, §§ 65-66, 17 janvier 2006).

36. La Cour souligne avoir, à maintes reprises, affirmé qu’au regard de l’article 8 de la Convention l’obligation positive de l’État inhérente à un respect effectif de la vie privée peut impliquer la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée, et notamment la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques appropriées. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables (Fernández Martínez c. Espagne ([GC], no 56030/07, § 114, CEDH 2014 (extraits)).

37. Parmi ces obligations positives figure aussi celle des autorités compétentes d’examiner les demandes d’asile des personnes concernées dans de brefs délais afin de raccourcir autant que possible la situation de précarité et d’incertitude dans laquelle ces personnes se trouvent (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC] (no 30696/09, § 262, 21 janvier 2011).

38. La Cour tient d’abord à distinguer la présente affaire de l’affaire M.E. c. Suède ([GC] no 71398/12, 8 avril 2015) dans laquelle le requérant se plaignait, entre autres, de l’inquiétude, de l’incertitude et de la tension que les décisions initiales des autorités de le renvoyer en Libye lui avaient causées. La Cour avait rayé l’affaire du rôle (article 37 § 1 b) de la Convention) car, entretemps, les autorités lui avaient délivré un permis de séjour permanent.

39. La Cour relève ensuite que la situation du requérant en l’espèce diffère également de celle dans laquelle les autorités refusent d’octroyer un permis de séjour à des requérants installés de manière irrégulière sur le territoire et qui recherchent sur la base de la vie familiale à mettre les autorités du pays d’accueil devant le fait accompli (voir la jurisprudence citée dans l’arrêt Jeunesse c. Pays-Bas ([GC] no 12738/10, § 103, 3 octobre 2014). Dans la présente affaire, ce qui est en cause est l’omission du ministre de l’Ordre public, douze ans durant, de statuer sur la demande d’asile du requérant, alors que la Commission consultative d’asile avait émis un avis favorable et les autorités judiciaires grecques, y compris la Cour de cassation, avaient rejeté une demande d’extradition formulée par les autorités turques. Il est clair que dans ce contexte, l’incertitude éprouvée par le requérant quant à son statut prenait une dimension toute particulière par rapport à celle d’un requérant qui attend la fin, dans des délais raisonnables, de la procédure d’asile le concernant.

40. En l’espèce, pour la Cour la violation alléguée de l’article 8 de la Convention provient ainsi, non pas de mesures d’éloignement ou d’expulsion, mais de la situation de précarité et d’incertitude que le requérant a connue pendant une longue période, soit du 21 mars 2002 – date à laquelle l’intéressé a introduit son recours contre la décision de rejet de sa demande d’asile – à la date de prononcé du présent arrêt.

41. La Cour observe en outre que le requérant a travaillé dans le secteur du bâtiment sans toutefois être muni d’un permis de travail.

42. À cet égard, il convient de relever que, à l’époque, les conditions d’obtention d’un permis de travail pour un demandeur d’asile étaient restrictives. En effet, selon l’article 4 du décret no 189/1998 (aboli en avril 2016), il fallait démontrer qu’aucun intérêt pour exercer un métier spécifique n’avait été manifesté, entre autres, par une personne ayant déjà le statut de réfugié. De plus, une circulaire du ministre du Travail du 19 octobre 2012 précisait que, pour obtenir un permis de travail, un demandeur d’asile devait produire un certificat d’un organisme public attestant qu’il n’y avait pas de chômeurs nationaux, de ressortissants communautaires ou de personnes ayant le statut de réfugié qui désiraient travailler dans le domaine considéré. À cette difficulté réglementaire s’ajoutait en outre une difficulté pratique liée à la crise économique et au grand nombre de chômeurs en recherche d’emploi.

43. Par ailleurs, la Cour relève que, en raison de la précarité de son statut, le requérant, qui déclare avoir souhaité s’inscrire à l’université, n’a pas pu le faire et que, en tant que simple détenteur d’une carte de demandeur d’asile, il n’a pas pu non plus ouvrir un compte bancaire ou se voir attribuer un numéro d’enregistrement fiscal – conditions essentielles pour exercer une activité professionnelle –, ni même obtenir un permis de conduire.

44. Quant à la vie privée du requérant, la Cour observe que la cohabitation entre celui-ci et son épouse n’a été rendue possible et légale qu’à partir de 2008, par le fait que cette dernière avait obtenu un permis de travail en Grèce pour une période limitée, et non pas en application des dispositions permettant le regroupement familial.

45. La Cour conclut au caractère injustifié de l’omission du ministre de l’Ordre public de statuer sur la demande d’asile du requérant, qui ne reposait sur aucun motif et qui a perduré pendant plus de douze ans – et perdure encore –, alors que les instances nationales s’étaient prononcées en faveur de la nécessité d’accorder l’asile à l’intéressé et qu’elles avaient rejeté la demande d’extradition introduite par les autorités turques.

46. Partant, la Cour considère que les autorités compétentes ont manqué, dans les circonstances de l’espèce, à leur obligation positive tirée de l’article 8 de la Convention, consistant à mettre en place une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée, au moyen d’une réglementation appropriée tendant à faire examiner la demande d’asile du requérant dans des délais raisonnables afin de raccourcir autant que possible sa situation de précarité (voir aussi paragraphe 37 ci-dessus). Il y a donc eu violation de cette disposition.

47. Compte tenu de ses conclusions aux paragraphes précédents, elle dit qu’il y a eu aussi violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8.

48. Enfin, eu égard à sa conclusion sur le grief relatif à l’article 8 de la Convention, la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer sur le terrain de l’article 14 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 COMBINÉS DE LA CONVENTION

49. Le requérant allègue que le risque pour lui de subir des mauvais traitements en cas de retour en Turquie est réel, puisque le ministre de l’Ordre public pourrait à tout moment prendre une décision rejetant sa demande d’asile. Il y voit une violation des articles 3 et 13 de la Convention, qui disposent :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

1. Non-épuisement des voies de recours internes

50. Se fondant sur les mêmes arguments que ceux exposés dans le cadre de l’article 8, le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Le requérant réitère aussi ses propres arguments.

51. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ses conclusions faites au sujet de l’article 8 et rejette donc l’exception du Gouvernement à cet égard.

2. Défaut de la qualité de victime

52. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ce grief pour défaut de qualité de victime du requérant. Il soutient que, pendant les douze années de son séjour en Grèce, le requérant n’a jamais couru un risque d’être renvoyé en Turquie, et il affirme que sa carte de demandeur d’asile est renouvelée régulièrement. Il indique plus particulièrement que, à la suite des décisions de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Patras et de la Cour de cassation, toute éventualité de renvoi en Turquie est exclue.

53. Le requérant ne présente pas d’observations sur ce point.

54. La Cour estime que l’exception soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief énoncé par le requérant sur le terrain des articles 3 et 13 de la Convention ; elle décide par conséquent de la joindre au fond.

55. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

56. Le requérant considère que le Gouvernement présente des arguments contradictoires à son égard, quant à sa situation de demandeur d’asile. En effet, le gouvernement défendeur affirmerait d’une part, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, que le recours devant le ministre de l’Ordre public a été tacitement rejeté – ce qui, d’après le requérant, l’expose à un risque d’être arrêté en vue d’une expulsion – et d’autre part, sous l’angle des articles 3 et 13 de la Convention, que ledit recours est encore pendant et que l’intéressé ne court donc aucun risque d’expulsion.

57. Le requérant considère qu’il existe des similitudes entre la présente espèce et l’affaire R.U. c. Grèce (no 2237/08, 7 juin 2011) et, se fondant sur la jurisprudence de la Cour, il rappelle que la Grèce a été condamnée à de nombreuses reprises en raison de déficiences de son système d’asile. Enfin, il soutient qu’il s’est heurté à des difficultés pour faire renouveler sa carte de demandeur d’asile car les autorités de police auraient omis de procéder à temps au renouvellement sollicité : ainsi, sa carte aurait été renouvelée le 26 janvier 2005 au lieu du 16 janvier 2005, puis le 20 septembre 2013 au lieu du 28 août 2013. Aux yeux du requérant, cette situation représente une déficience systémique de la procédure de demande d’asile, qui ferait craindre aux demandeurs d’asile une expulsion.

58. Le Gouvernement soutient que la présente affaire doit être distinguée des affaires M.S.S. c. Belgique et Grèce et R.U c. Grèce, précitées, car le requérant aurait fait preuve de négligence dans l’exercice de ses droits. Il estime que l’absence de décision expresse rendue par le ministre de l’Ordre public sur le recours du requérant ne constituait pas une omission de la part de cette autorité et n’a pas créé un climat d’incertitude : il affirme qu’il s’agissait d’une décision de rejet tacite du ministre et que cette décision était susceptible d’un recours devant le Conseil d’État, et il reproche au requérant de ne pas avoir exercé cette voie de droit. En réalité, le requérant n’aurait couru aucun risque d’être expulsé en Turquie, car, d’après le Gouvernement, la législation grecque interdit l’expulsion d’un demandeur d’asile. Aux dires du Gouvernement, à supposer même que le requérant ait couru un quelconque danger, celui-ci a disparu totalement après les arrêts rendus par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Patras et par la Cour de cassation.

2. Appréciation de la Cour

59. La Cour rappelle que l’extradition par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’éloigne vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (R.U. c. Grèce, précité, § 67). Elle rappelle aussi que l’effectivité d’un recours ayant pour finalité d’empêcher un renvoi demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale, un examen indépendant et rigoureux de tout grief selon lequel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention, ainsi qu’une célérité particulière ; elle requiert également que l’intéressé dispose d’un recours automatiquement suspensif (idem, §§ 72-73).

60. La Cour rappelle aussi que lorsqu’elle examine si un requérant demandeur d’asile est exposé à un risque réel de mauvais traitements en cas d’expulsion dans un Etat tiers, elle prend en considération un certain nombre des principes et critères tels que : le principe de non-refoulement, le risque de mauvais traitements émanant de groupes privés, le principe d’une évaluation ex nunc des circonstances pertinentes, le principe de subsidiarité, la nécessité de l’appréciation rigoureuse de l’existence d’un risque réel, la répartition de la charge de la preuve, l’éventualité de mauvais traitements antérieurs en tant qu’indices de l’existence d’un risque réel et l’appartenance à un groupe ciblé (J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, §§ 77-105, 23 août 2016).

61. La Cour note qu’il existe plusieurs similitudes entre la présente espèce et l’affaire R.U. c. Grèce, précitée. En effet, dans ces deux causes, la demande d’asile des intéressés a été rejetée en première instance par une décision du secrétaire général du ministère de l’Ordre public motivée de manière stéréotypée, contre laquelle les deux requérants ont exercé un recours devant le ministre de l’Ordre public. Dans le cas du requérant R.U., ce recours était pendant, avant que la Cour ne se prononce, depuis plus de trois ans et sept mois. Dans le cas du requérant de la présente espèce, la durée en cause est de plus de douze ans.

62. La Cour attache de l’importance au fait que le pays de renvoi du requérant, la Turquie, est un État partie à la Convention, qui s’est en tant que tel engagé à respecter le droit à la vie et l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants. La Cour ne peut toutefois fonder son appréciation sur cette seule circonstance. Elle doit prendre en compte les éléments concrets du dossier tout d’abord et le fait que le requérant, pro-kurde et militant de gauche, était accusé de participation à une organisation terroriste armée et d’assassinat du fondateur d’une autre organisation terroriste.

63. En examinant ces éléments, la Cour rappelle qu’elle attache une importance particulière à l’existence de mauvais traitements antérieurs. Elle relève, à cet égard, que l’existence de tels traitements fournit un indice solide d’un risque réel futur qu’un requérant subisse des traitements contraires à l’article 3, dans le cas où il a livré un récit des faits globalement cohérent et crédible qui concorde avec les informations provenant de sources fiables et objectives sur la situation générale dans le pays concerné (J.K. et autres c. Suède, précité, § 102). Or, en l’espèce, la Cour note que dans son rapport du 25 juillet 2002, le Centre médical grec pour la réhabilitation des victimes de torture a confirmé que le requérant avait été torturé lors de ses incarcérations en Turquie ; en outre, dans un document reproduisant les allégations du requérant, l’avocat de ce dernier en Turquie décrivait quelle avait été la situation de son client dans son pays d’origine. Il ressort ce qui suit de ce document : le requérant avait été arrêté à six reprises entre 1992 et 1996 et avait subi des tortures ; pendant sa détention provisoire, alors qu’il aurait été à son trentième jour de grève de la faim, il avait à nouveau subi des tortures ; et en outre, alors qu’il aurait été mourant et aurait souffert du syndrome de Wernicke‑Korsakoff, diagnostiqué par un médecin légiste, il avait été libéré sous condition pour une période de six mois (paragraphe 13 ci-dessus).

64. De surcroît, ce risque de mauvais traitements a été aussi relevé par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Patras et la Cour de cassation qui ont rejeté la demande d’extradition qui avait été faite par les autorités turques, en se fondant notamment sur le risque de mauvais traitements en cas de renvoi du requérant vers la Turquie. Pour autant, le rejet de la demande d’extradition du requérant vers ce pays ne peut pas être assimilé à un octroi de la protection internationale : en effet, tant que le ministre compétent ne se prononce pas, la décision en vigueur concernant la demande d’asile du requérant est celle prise par le secrétaire général du ministère de l’Ordre public, portant rejet de cette demande.

65. La Cour considère ainsi que le requérant a présenté des éléments probants à l’appui de sa demande d’asile en Grèce, fondés sur les traitements auxquels il été soumis en Turquie dans le passé, à savoir la soumission à des actes qualifiés de contraires à l’article 3 de la Convention – réalité reconnue tant par deux juridictions que par la Commission consultative d’asile.

66. Or, étant donné que la demande d’asile litigieuse est toujours pendante, la situation juridique du requérant demeure incertaine, ce qui l’expose à un renvoi inopiné en Turquie, sans avoir la possibilité de bénéficier d’un examen effectif de sa demande d’asile, et alors qu’il existe, à première vue, des risques sérieux et avérés qu’il pourrait subir dans ce pays des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

67. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement et conclut qu’il y aurait violation de l’article 3 de la Convention combiné avec l’article 13 si le requérant était renvoyé en Turquie en l’absence d’une appréciation ex nunc par les autorités grecques de la situation personnelle du requérant sous l’angle des critères énoncés ci-dessus (voir, mutatis mutandis, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, §§ 115 et 158, CEDH 2016).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

68. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

69. Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi. À cet égard, il précise qu’il est resté de longues années dans un état d’incertitude, d’angoisse et de crainte d’être expulsé à tout moment en Turquie, et ce sans pouvoir ni exercer une quelconque voie de recours ni organiser sa vie personnelle et professionnelle.

70. Le Gouvernement estime que la somme réclamée est excessive et qu’un constat de violation constituerait une satisfaction suffisante. Selon lui, au cas où la Cour accorderait une somme, le montant de celle-ci ne devrait pas dépasser 3 000 EUR.

71. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 4 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

72. Le requérant demande également 1 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

73. Le Gouvernement fait observer que le requérant ne soumet aucun justificatif à l’appui de ses prétentions.

74. La Cour constate que le requérant n’a fourni aucune précision concernant le montant réclamé, qui dépasse celui accordé par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire. La Cour rejette donc la demande présentée à ce titre.

C. Intérêts moratoires

75. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14 ;

5. Dit qu’il y aurait violation de l’article 3 de la Convention combiné avec l’article 13 si le requérant était renvoyé en Turquie en l’absence d’une appréciation ex nunc par les autorités grecques de la situation personnelle de celui-ci sous l’angle des critères énoncés dans le présent arrêt ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposMirjana Lazarova Trajkovska
GreffierPrésidente


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