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06/10/2016 | CEDH | N°001-166960

CEDH | CEDH, AFFAIRE CONSTANTINIDES c. GRÈCE, 2016, 001-166960


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE CONSTANTINIDES c. GRÈCE

(Requête no 76438/12)

ARRÊT

STRASBOURG

6 octobre 2016

DÉFINITIF

06/03/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Constantinides c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilian

os,
Robert Spano,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en ...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE CONSTANTINIDES c. GRÈCE

(Requête no 76438/12)

ARRÊT

STRASBOURG

6 octobre 2016

DÉFINITIF

06/03/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Constantinides c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 août 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76438/12) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant britannique, M. Yiangos (John) Constantinides (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me L. Loucaides, avocat à Nicosie (Chypre). Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georghiadis, assesseur au Conseil juridique de l’Etat, et Mme A. Magrippi, auditrice au Conseil juridique de l’Etat. Le gouvernement britannique n’a pas usé de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 2 de la Convention).

3. Le requérant allègue une violation de l’article 6 § 3 d) et 6 § 1 (équité et durée de la procédure) de la Convention.

4. Le 5 octobre 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1943 et réside à Londres.

6. D’origine chypriote, le requérant vécut sa vie d’adulte à Londres. En 1997, le requérant et un autre ressortissant britannique, C.G., firent l’acquisition d’un terrain dans le quartier de Glyfada, à Athènes.

7. En 1998, le requérant et C.G. demandèrent au bureau des hypothèques d’enregistrer le contrat d’acquisition du terrain. Le bureau des hypothèques refusa l’enregistrement. En effet, l’Etat revendiquait la propriété de ce terrain. Selon l’Office des forêts du ministère de l’Agriculture, le terrain litigieux avait fait l’objet d’une classification en tant que domaine forestier depuis 1976.

8. En 2002, le requérant obtint du tribunal de première instance d’Athènes un ordre qui enjoignait le bureau des hypothèques d’enregistrer le contrat, ce que ce dernier fit le 31 janvier 2003. Le requérant versa une somme de 36 911,63 euros pour frais d’enregistrement.

9. Le parquet en appela contre cet ordre et obtint l’annulation de l’ordre et de l’enregistrement.

10. Le 29 mars 2004, le juge d’instruction rédigea un acte d’accusation à l’encontre du requérant et de C.G. qui accusait le requérant d’avoir établi a) un faux certificat de l’autorité fiscale affirmant qu’il avait payé des droits de succession pour un terrain d’une valeur de 63 768 920 euros, alors qu’il savait que ce terrain, de nature forestière, appartenait à l’Etat et que les droits n’avaient pas été versés ; b) un faux document prétendument établi par l’Office de la forêt de Penteli qui attestait que le terrain litigieux ne constituait pas un domaine forestier. Le juge d’instruction lui reprochait aussi d’être parvenu, au moyen de ces faux documents, à convaincre l’administration que le terrain était un domaine privé qui pouvait faire l’objet d’une transaction et en particulier l’objet d’un contrat de transfert de propriété.

11. Le dossier incluait un rapport d’expertise graphologique, demandée par le parquet, daté du 29 juin 2003 et établi par l’avocate-experte graphologue M.M.K. qui avait prêté serment à cet effet le 17 avril 2003. Long de soixante-deux pages, le rapport d’expertise concluait que l’un des deux documents « semblait avoir été rédigé dans sa totalité » par le requérant et comportait une signature illisible tandis que la signature sur l’autre document comportait des éléments « présentant des indices sérieux qu’elle avait été apposée par le coaccusé du requérant ». Le 8 mai 2003, le requérant, par l’intermédiaire de son avocat, avait nommé une autre experte, C.T.S., comme « conseillère technique » pour l’assister.

12. Lors de l’exposé de sa défense devant le juge d’instruction le 29 mars 2004, le requérant contesta les compétences de la graphologue M.M.K. Il mentionna que deux bureaux de graphologues, dont elle prétendait être membre, affirmèrent qu’ils ne la connaissaient pas et qu’un graphologue britannique, F.C., avait déclaré dans un rapport que M.M.K. n’était pas qualifiée et que ses commentaires étaient erronés. En revanche, il ne déposa aucun rapport de sa propre conseillère technique.

13. Les 7, 28 et 29 décembre 2004, le requérant déposa trois rapports d’expertise établis par un autre expert, D.K., qu’il avait engagé, et qui concluaient que les documents litigieux n’étaient pas rédigés par le requérant et que le rapport de M.M.K. était erroné.

14. À une date non précisée, le requérant et C.G. furent renvoyés en jugement devant la cour d’appel criminelle d’Athènes, composée de trois juges, pour répondre des accusations de faux et usage de faux.

15. L’audience, concernant le requérant mais aussi d’autres personnes dont les affaires furent jointes, initialement fixée au 8 mai 2006, fut reportée au 30 octobre 2006, puis au 12 mars 2007, en raison des empêchements des avocats des accusés. Elle eut lieu les 12, 14 et 20 mars 2007.

16. Le 12 mars 2007, les avocats du requérant demandèrent au président de la cour d’appel criminelle de citer à comparaître devant elle M.M.K. et D.K. Le président ajourna l’audience et ordonna la comparution des deux experts précités par les soins du parquet. À la reprise de l’audience, le 14 mars 2007, seul D.K. était présent ; il confirma ses conclusions présentées dans ses trois rapports. Aucune explication ne fut donnée pour l’absence de M.M.K. Par la suite, lecture fut donnée de tous les éléments de preuve (105 documents de plus de 1 500 pages), dont le rapport de M.M.K., les témoins à décharge firent leurs dépositions, les avocats de la défense posèrent des questions et plaidèrent sans faire aucune référence à la nécessité d’examiner d’autres témoins. À la fin de l’audience, le président demanda à toutes les parties au procès si elles souhaitaient un examen ou des éclaircissements supplémentaires mais celles-ci répondirent par la négative.

17. Le 20 mars 2007, la cour d’appel criminelle déclara le requérant coupable de faux et usage de faux et le condamna, en tant que contumax, à une peine de douze ans de réclusion. En ce qui concerne les conclusions du rapport de M.M.K., elle releva ce qui suit :

« La falsification des certificats susmentionnés par les deux premiers accusés est prouvée de manière fondée et sans aucun doute, notamment par le rapport d’expertise graphologique précité de l’expert graphologue M.M.K., dont le contenu est perçu par la cour comme absolument convaincant ; par ailleurs, la crédibilité de celui-ci est renforcée par les documents du dossier et les dépositions des témoins. L’appréciation de ces éléments de preuve démontre sans forcer que ceux qui ont falsifié ces certificats sont les accusés, les seuls d’ailleurs qui avaient intérêt à agir ainsi. »

18. Le 20 mars 2007, le requérant interjeta appel contre ce jugement devant la cour d’appel criminelle d’Athènes, composée de cinq juges. L’audience, initialement fixée au 6 février 2009, fut reportée au 20 novembre 2009, puis au 19 mars 2010 en raison des empêchements de l’avocat du requérant.

19. L’audience eut finalement lieu les 19, 26 et 29 mars 2010 ainsi que le 8 avril 2010. La cour d’appel confirma la condamnation du requérant, qui n’avait pas comparu, mais réduisit la peine à onze ans de réclusion. À la fin de l’audience, les avocats de la défense demandèrent à la cour d’appel d’examiner D.P en tant que témoin, ainsi que les experts D.K., M.M.K.

20. La cour d’appel criminelle rejeta la demande à l’égard de tous les témoins précités, notamment en ces termes :

« La demande soumise par les accusés visant la citation de la graphologue [M.M.K.] et du témoin [D.P.] ne doit pas être accueillie, car cela n’est pas jugé nécessaire compte tenu des éléments de preuve recueillis jusqu’à présent. La graphologue [M.M.K.] a établi un rapport d’expertise circonstancié et analytique qui a été lu devant la cour (...)

En ce qui concerne les faux documents, plusieurs rapports d’expertise ont été déposés, dont lecture fut donnée et en conséquence, la comparution de ces témoins n’est pas nécessaire, compte tenu aussi des éléments de preuve recueillis. Les accusés qui réclament la comparution n’ont du reste pas précisé la raison pour laquelle les témoins susmentionnés devaient être cités à comparaître pendant l’audience (...) »

21. Quant au rapport d’expertise de M.M.K., la cour d’appel considéra que la contestation de celui-ci par le requérant n’avait aucun fondement factuel et juridique et était contredite par les circonstances de fait qui étaient établis et incontestables. Résumant sur six pages des circonstances de fait qui avaient été établies par des documents et des dépositions des témoins, la cour d’appel y rajouta les constats du rapport de M.M.K. qu’elle qualifia de « circonstancié », tout en soulignant :

« Le contenu et les conclusions de l’expertise graphologique de M.M.K. sont convaincants et vont dans le sens des documents des autorités fiscales, de l’Office de la forêt, de la Direction des services criminels et des autres documents qui ont été lus ainsi que des dépositions des témoins. »

22. Le 15 février 2010, le requérant se pourvut en cassation. Il alléguait une violation de l’article 6 § 3 d) de la Convention en raison du fait qu’il avait été condamné sur la base unique du rapport de M.M.K., sans qu’il lui ait été permis de l’interroger à l’audience devant les juridictions de première instance et d’appel. Le requérant se fondait sur une jurisprudence abondante de la Cour en la matière et reproduisait même les passages pertinents, traduits en grec, de sept arrêts de la Cour. Il précisait qu’alors que les avocats du requérant avaient demandé tant à la juridiction de première instance qu’à celle d’appel d’examiner M.M.K., celle-ci ne comparut pas en dépit de la citation à cet effet. Il soulignait que la juridiction d’appel rejeta la demande de la défense au motif que M.M.K. avait rédigé un rapport circonstancié et analytique dont les conclusions avaient été lues à l’audience. Toutefois, le requérant fut privé de son droit de la contre-interroger.

23. L’audience, fixée au 1er avril 2011, fut reportée, à la demande du requérant, au 18 novembre 2011. Par un arrêt du 5 avril 2012 (mis au net le 7 mai 2012 et certifié conforme le 4 juillet 2012), la Cour de cassation rejeta le pourvoi. En ce qui concerne le moyen tiré de la violation de l’article 6 § 3 d), la Cour de cassation se prononça ainsi :

« (...) Toutefois, ces demandes [des accusés], telles qu’elles étaient formulées, étaient totalement vagues et la cour (...) n’avait pas l’obligation de donner une réponse détaillée sur celles-ci. Néanmoins, la cour a rejeté, par des motifs suffisants et circonstanciés, ces demandes en ces termes : « La demande soumise par les accusés visant la citation de la graphologue [M.M.K.] et du témoin [D.P.] ne doit pas être accueillie, car cela n’est pas jugé nécessaire compte tenu des éléments de preuve recueillis jusqu’à présent. La graphologue [M.M.K.] a établi un rapport d’expertise circonstancié et analytique qui a été lu devant la cour (...). Les accusés qui réclament la comparution n’ont pas précisé la raison pour laquelle les témoins susmentionnés devaient être cités à comparaître pendant l’audience (...) ». Par conséquent, le moyen de cassation dont il s’agit de John Constantinides qui soulève la question de la violation de l’article 510 § 1 a) et d) [défaut de motivation spécifique] du code de procédure pénale est non-fondé et doit être rejeté car aucune disposition concernant les droits de la défense de l’accusé n’a été violée : ni l’article 6 § 3 d) de la Convention, ni l’obligation faite par la constitution de motiver de manière spécifique et circonstanciée une décision judiciaire. »

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

24. L’article 183 du code de procédure pénale prévoit que si des connaissances spéciales sont requises pour la découverte ou l’appréciation d’un fait, ceux chargés de l’instruction d’une affaire ou le tribunal peuvent, d’office ou à la demande d’une des parties ou du procureur, ordonner une expertise.

25. Le rapport des experts doit être formulé par écrit, être motivé et inclure l’avis de la minorité, s’il y en a. Le rapport est remis à celui chargé de l’instruction de l’affaire ou au tribunal qui a nommé les experts. Lors de la procédure principale, le rapport d’expertise peut être fait oralement et, dans ce cas, ses éléments saillants sont inscrits dans le compte rendu (article 198).

26. Les articles 204 à 208 du même code énumèrent les compétences des conseillers techniques qu’un accusé a le droit de nommer en vertu de l’article 204 dans le cas où le juge d’instruction désigne des experts.

27. L’article 362 dispose :

« Les rapports des experts et des conseillers techniques sont lus après l’examen des témoins. Si le procureur cite à comparaître à l’audience ceux qui ont rédigé le rapport afin de le présenter oralement, la présentation est faite après la lecture du rapport. Les experts, (...) tout comme les conseillers techniques (...) se limitent à répondre aux questions qui leur sont adressées. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION

28. Le requérant se plaint du refus des juridictions de fond d’examiner un expert dont le rapport a constitué le fondement unique de sa condamnation ainsi que de l’omission de la Cour de cassation de motiver de manière suffisante le rejet du moyen de cassation tiré de ce refus. Il allègue une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...), par un tribunal (...), qui décidera du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. »

A. Sur la non-comparution aux audiences de l’experte graphologue M.M.K.

1. Sur la recevabilité

29. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

i) Le requérant

30. Le requérant soutient que le rapport d’expertise de la graphologue M.M.K. était le seul élément de preuve ou, au moins, l’élément déterminant à la base de sa condamnation. Il reproche au Gouvernement de se référer de manière abstraite dans ses observations à d’autres éléments de preuve sur lesquelles les juridictions internes se seraient fondées, mais sans préciser lesquels. Or, les représentants du Gouvernement avaient tous les documents de l’affaire en leur possession et étaient donc en mesure d’indiquer à la Cour les autres éléments de preuve qui auraient été déterminants. Le requérant affirme aussi que contrairement à ce que prétend le Gouvernement, il n’a pas demandé la citation de M.M.K. à un stade tardif de l’audience d’appel : il l’avait déjà fait en première instance et, d’autre part, l’audience d’appel s’était étalée sur plusieurs jours en raison d’ajournements et la date d’examen de sa demande ne dépendait pas de lui.

31. Le requérant conteste qu’il avait une obligation de révéler à l’avance au tribunal la nature des questions qu’il souhaitait poser à M.M.K. L’article 6 ne prévoit pas la possibilité d’alerter un témoin sur les points sur lesquels un accusé souhaite l’interroger. Une telle alerte détournerait le but de l’interrogatoire, qui consiste à tester la crédibilité du témoin, et donnerait à celui-ci la possibilité de préparer ses réponses conformément à ses intérêts.

32. Le requérant souligne qu’il ne voulait pas seulement contester la justesse des conclusions du rapport d’expertise litigieux. Comme celui-ci portait sur un sujet technique, M.M.K. devait répondre oralement devant les tribunaux aux questions soulevées par le rapport de l’expert D.K. qu’il avait lui-même nommé. La comparution de M.M.K. était importante pour l’égalité des armes ; son rapport ayant fait l’objet d’une grande publicité en faveur des autorités de poursuite dont M.M.K. aurait été un « témoin à charge ».

ii) Le Gouvernement

33. Se prévalant des arrêts Doorson c. Pays Bas (du 26 mars 1996, Rapports des arrêts et décisions 1996-II), Brandstetter c. Autriche (du 28 août 1991, série A no 211) et Bonisch c. Autriche (du 6 mai 1985, série A no 92), des articles pertinents du code de procédure pénale ainsi que le fait que M.M.K. était une experte et non un « témoin », le Gouvernement soutient que l’article 6 § 3 d) ne s’applique pas en l’espèce, et, à supposer même qu’il s’applique, il n’a pas été violé.

34. Le Gouvernement affirme d’abord que la théorie de droit pénal distingue clairement les témoins des experts. Les premiers témoignent des faits dont ils ont une connaissance personnelle ou dont ils ont été informés par d’autres et qui se rapportent à une affaire criminelle déterminée. En revanche, l’expert fait serment de s’acquitter de ses obligations avec impartialité, sur la base de la vérité scientifique ; il n’appuie pas l’accusation, mais assiste, au moyen d’un rapport, le tribunal dans des matières qui nécessitent des connaissances spécifiques. Le défendeur peut contester le contenu ce rapport par un autre rapport établi par des conseillers techniques qu’il est loisible de nommer.

35. Le Gouvernement souligne que le requérant ne s’est pas opposé au non-examen de M.M.K. à la fin de l’audience en appel, n’a pas contesté devant les tribunaux l’aptitude professionnelle de M.M.K. et n’a pas expliqué la raison pour laquelle il a demandé si tardivement cet examen pendant l’audience d’appel. Il était donc logique que les juridictions du fond et la Cour de cassation tirent la conclusion que le requérant ne souhaitait contester que le bien-fondé du rapport d’expertise et ses conclusions. Cette occasion lui a été offerte à plusieurs reprises, et il l’a fait avec les rapports graphologiques et la déposition du graphologue qu’il avait engagé. Toutefois, il ne ressortait de ceux-ci aucun motif sérieux justifiant l’examen de M.M.K. à l’audience.

36. Selon le Gouvernement, il n’y a pas eu violation des principes du contradictoire et de l’égalité des armes, pour les mêmes faits. Le requérant a bénéficié de toutes les possibilités pour contrer les conclusions du rapport de M.M.K., en particulier : le requérant s’est contenté de nommer un conseiller technique, mais n’a pas eu recours à ses services ; en première instance, il n’a pas demandé que le rapport de M.M.K. ne soit pas pris en considération ; en appel, le requérant a exigé la comparution de M.M.K. mais sans préciser quelles étaient les questions pertinentes auxquelles celle-ci aurait dû répondre. La cour d’appel statuant comme juridiction d’appel n’était pas obligée d’ordonner la comparution forcée de M.M.K. puisqu’elle avait estimé de manière motivée, que ceci n’était pas nécessaire. Elle a d’ailleurs considéré que la culpabilité du requérant était établie au-delà de tout doute, même sans le rapport d’expertise de M.M.K. Les motifs des tribunaux du fond étaient exhaustifs et suffisants. Ils se fondaient sur des témoignages et autres éléments contenus dans 105 documents et s’étendant sur 1 500 pages environ.

b) Appréciation de la Cour

i) Principes généraux

37. La Cour rappelle que la notion de « témoin » est une notion autonome qui se conçoit indépendamment du sens qu’elle revêt dans le droit interne des Etats contractants (Kostovski c. Pays-Bas, du 20 novembre 1989, série A no A 166, § 40, et Damir Sibgatulin c. Russie, no 1413/05, § 45, 24 avril 2012). Si le libellé de l’article 6 § 3 d) se réfère aux témoins et non pas aux experts, les garanties du paragraphe 3 constituent des éléments inhérents du droit à un procès équitable prévue au paragraphe 1 de l’article 6. La Cour a alors conclu que le droit de l’accusé d’interroger des experts est protégé par le principe général posé par l’article 6 § 1 et il est examiné sous l’angle de celui-ci, « tout en ayant aussi à l’esprit les exigences du paragraphe 3 » (Brandstetter c. Autriche, précité, § 42 et Matytsina c. Russie, no 58428/10, § 168, 27 mars 2014).

38. L’avis d’un expert nommé par la juridiction compétente pour traiter les questions soulevées par l’affaire est susceptible de peser de manière significative sur la manière dont ladite juridiction appréciera l’affaire. L’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle générale, ceux‑ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (Lucà c. Italie, no 33354/96, § 39, CEDH 2001‑II, et Solakov c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 47023/99, § 57, CEDH 2001-X). Si un tribunal décide qu’une expertise est nécessaire, la défense de l’accusé devrait avoir la possibilité de poser des questions aux experts, de contester leurs conclusions et de les examiner directement à l’audience (Mirilashvili c. Russie, no 6293/04, § 190, 11 décembre 2008).

39. Dans l’arrêt Schatschaschwili c. Allemagne (no 9154/10, § 111-131, CEDH 2015), la Grande Chambre a confirmé que l’absence de motif sérieux justifiant la non‑comparution d’un témoin ne pouvait en elle-même rendre un procès inéquitable, bien qu’elle demeure un élément de poids s’agissant d’apprécier l’équité globale d’un procès, qui est susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d). De plus, le souci de la Cour étant de s’assurer que la procédure dans son ensemble était équitable, elle doit vérifier s’il existait des éléments compensateurs suffisants non seulement dans les affaires où les déclarations d’un témoin absent constituaient le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé, mais aussi dans celles où elle juge difficile de discerner si ces éléments constituaient la preuve unique ou déterminante mais est néanmoins convaincue qu’ils revêtaient un poids certain et que leur admission pouvait avoir causé des difficultés à la défense. La portée des facteurs compensateurs nécessaires pour que le procès soit considéré comme équitable dépendra de l’importance que revêtent les déclarations du témoin absent. Plus cette importance est grande, plus les éléments compensateurs devront être solides afin que la procédure dans son ensemble soit considérée comme équitable (Seton c. Royaume-Uni, no 55287/10, § 59, 12 septembre 2016). La Cour considère que ces principes sont applicables, mutatis mutandis, dans la présente affaire qui concerne des experts.

ii) Application des principes en l’espèce

40. En l’espèce, la Cour observe d’abord qu’en dépit du fait que la cour d’appel criminelle, statuant comme juridiction de première instance, avait ordonné la comparution de M.M.K., elle n’a pas persisté à l’entendre et n’a donné aucune explication en ce sens. Statuant en appel, la cour d’appel a rejeté d’emblée la demande du requérant en considérant que la comparution de l’experte n’était pas nécessaire. Les juridictions grecques n’ont donc pas déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour assurer la comparution de M.M.K.

41. D’autre part, la Cour note qu’en première instance, la cour d’appel a souligné que la falsification des certificats par les accusés, dont le requérant, était prouvée de manière fondée et sans aucun doute, notamment par le rapport de M.M.K., dont la crédibilité était renforcée par les documents du dossier et les dépositions des témoins. Statuant comme juridiction d’appel, elle a estimé que le contenu et les conclusions du rapport étaient convaincants et allaient dans le sens des documents des différentes autorités étatiques et des dépositions des témoins. Il ressort de ces formulations que tant en première instance qu’en appel, la cour d’appel a considéré que le rapport d’expertise de M.M.K. était un document important corroboré par les autres éléments de preuve.

42. Reste à examiner si face à ces deux éléments précités défavorables au requérant, celui-ci a bénéficié des éléments compensateurs suffisants propres à lui assurer un « procès équitable ».

43. À cet égard, la Cour relève d’abord que, suite à la désignation de M.M.K. comme experte, à la demande du parquet, le requérant, par l’intermédiaire de son avocat, avait nommé une autre experte, C.T.S., comme « conseillère technique » pour l’assister, comme le droit interne lui en offrait la possibilité. Toutefois, il n’eut jamais recours aux services de celle-ci. En outre, les 7, 28 et 29 décembre 2004, le requérant a déposé trois rapports d’expertise établis par un autre expert, D.K., qu’il avait engagé, et qui concluaient que les documents litigieux n’étaient pas rédigés par le requérant et que le rapport de M.M.K. était erroné (paragraphe 13 ci-dessus). Cet expert cité devant la cour d’appel criminelle, statuant en première instance, a comparu et a défendu ses rapports qui étaient favorables au requérant.

44. La Cour note aussi que si le requérant a contesté les compétences professionnelles de M.M.K. lors de l’exposé de sa défense devant le juge d’instruction, il ne l’a jamais fait devant les juridictions de jugement, devant lesquelles il s’est contenté de mettre en doute les conclusions du rapport de celle-ci. Par ailleurs, et plus particulièrement en première instance, le requérant, qui avait demandé la comparution de M.M.K., n’a pas réagi ni lorsque celle-ci était absente à la réouverture de l’audience, ni à la fin de celle-ci lorsque le président de la cour d’appel a demandé aux parties si elles souhaitaient des examens supplémentaires (paragraphe 16 ci-dessus).

45. Il apparaît donc que le requérant avait eu des possibilités de réfuter les conclusions du rapport de M.M.K. et il en a fait usage, notamment en soumettant trois rapports d’expertise, établis par l’expert qu’il avait nommé, D.K., qui a présenté ses conclusions de vive voix à l’audience devant la cour d’appel, statuant comme juridiction de première instance.

46. La Cour attache aussi du poids au fait que le requérant n’a pas expliqué devant la cour d’appel, statuant comme juridiction d’appel, les motifs pour lesquels il souhaitait interroger M.M.K. à l’audience. Si elle convient avec lui qu’il ne serait pas opportun de révéler d’avance les questions qu’il comptait poser à M.M.K., il aurait été raisonnable qu’il donnât à la cour d’appel une indication au moins concernant les motifs qui rendaient l’interrogatoire de M.M.K. absolument nécessaire ou ce que cet interrogatoire aurait apporté de plus aux conclusions de l’expert D.K. Or, le requérant ne donne pas ces indications, pas même actuellement devant la Cour.

47. La Cour note que les juridictions du fond ont souligné que le contenu et les conclusions du rapport de M.M.K. allaient dans le même sens qu’une série d’autres documents officiels, établis notamment par les autorités fiscales, l’Office de la forêt et la Direction des services criminelles, ainsi que les dépositions des témoins (paragraphe 21 ci-dessus). À cet égard, il convient de relever que le dossier comprenait 105 documents comportant 1 500 pages environ. Le rapport de M.M.K. était un des documents du dossier.

48. Elle estime ainsi que la présente affaire devrait être distinguée des cas dans lesquels les juridictions de fond fondent de manière déterminante leur constat de culpabilité d’un requérant sur les dépositions des témoins à charge que ce dernier n’a pu interroger à aucun stade. En l’espèce, il ne s’agit pas de témoins ayant fait des dépositions sur des faits qu’ils ont vu ou appris par ouï-dire (voir, parmi beaucoup d’autres, Nikolitsas c. Grèce, no 63117/09, §§ 38-39, 3 juillet 2014), mais d’un rapport d’expertise établi par un expert indépendant nommé par les autorités judiciaires dans le cadre de l’instruction de l’affaire pour éclairer le tribunal sur un aspect technique du dossier et dont les constats ont été soumis à la critique d’un expert nommé par le requérant lui-même. C’est sur ce point que la présente affaire se distingue de l’affaire Matytsina, précitée, dans laquelle la Cour a conclu à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) au motif, notamment, que le tribunal disposait d’un rapport d’expertise établi par l’accusation, sans la participation de la défense, et dont les constats n’ont pas pu être contestés par la défense à l’audience (Matytsina, précité, § 175).

49. En revanche, dans la présente affaire, au moins au stade de l’audience, l’expert nommé par le requérant a pu tant par écrit qu’oralement mettre en doute les conclusions de M.M.K. Si le requérant ne l’a pas fait à un stade antérieur à l’audience, cela est dû à son propre comportement car il n’a pas sollicité l’assistance de la conseillère technique qu’il avait lui-même nommée (paragraphe 11 ci-dessus).

50. En bref, si la cour d’appel criminelle, statuant en première instance, n’a pas fait tout ce qu’elle pouvait pour obliger M.M.K. à comparaître devant elle, M.M.K. était un expert et non un témoin et son rapport n’a été ni la pièce unique ni la pièce déterminante pour la condamnation du requérant. Par ailleurs, ce dernier a bénéficié des éléments compensateurs suffisants car il a nommé son propre expert qui a soumis trois rapports et qui a déposé à l’audience. Les exigences du contradictoire ont donc été respectées à son égard.

51. Compte tenu de ce qui précède, la Cour juge que les droits de la défense du requérant n’ont pas subi une limitation incompatible avec les exigences d’un procès équitable.

52. Il n’y a pas eu, dès lors, violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

B. Sur la motivation prétendument insuffisante de l’arrêt de la Cour de cassation quant au moyen relatif à l’article 6 § 3 d)

1. Sur la recevabilité

53. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

2. Sur le fond

54. Le requérant soutient que la Cour de cassation a rejeté de manière très sommaire son moyen relatif à l’article 6 § 3 d) alors qu’il était étayé par un très long exposé de la jurisprudence de la Cour à ce sujet.

55. Le Gouvernement souligne que la Cour de cassation n’est pas une juridiction du fond de troisième instance et ne réexamine pas les faits de la cause, et qu’il lui suffit de constater que la motivation de l’arrêt attaqué est suffisante et convaincante et fondée sur des faits établis sujets à contrôle par la juridiction du fond. En l’espèce, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 compte tenu : a) du moyen de cassation théorique et vague du requérant dans lequel il n’exposait aucune raison qui rendrait nécessaire l’examen de M.M.K. ; b) des motifs de l’arrêt de la Cour de cassation lorsqu’elle a apprécié la suffisance des motifs de l’arrêt de la cour d’appel et c) de la totalité de la procédure devant la cour d’appel et la Cour de cassation.

56. En ce qui concerne les principes généraux concernant l’application de l’article 6 § 1 de la Convention dans des affaires soulevant un grief similaire à celui posé par la présente, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière dont l’arrêt Koutsoliontos et Pantazis c. Grèce (nos 54608/09 et 54590/09, §§ 52-53, 22 septembre 2015).

57. En l’occurrence, la Cour note que, après avoir repris les motifs de l’arrêt de la cour d’appel criminelle, statuant en appel, la Cour de cassation l’a confirmé en considérant qu’il n’avait pas violé les dispositions des articles 510 § 1 a) et d) du code de procédure pénale, 6 § 3 d) de la Convention, ni l’obligation faite par la Constitution de motiver de manière spécifique et circonstanciée une décision judiciaire. La Cour de cassation a relevé que la demande du requérant concernant la comparution de M.M.K. était formulée de manière vague et que la cour d’appel criminelle avait suffisamment répondu à cette demande. La Cour de cassation a ainsi fait siennes les conclusions de ladite cour d’appel et confirmé que la manière dont la juridiction inférieure avait tranché le litige n’avait pas contredit les articles pertinents de la Constitution et de la Convention (voir, en ce sens, Helle c. Finlande, 19 décembre 1997, §§ 59-60, Recueil 1997-VIII)

58. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, en concluant, après avoir reproduit les parties pertinentes du texte de la décision attaquée, que les juges du fond n’avaient pas violé les dispositions matérielles applicables, la Cour de cassation a suffisamment motivé le rejet du recours en cause.

59. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 sur ce point.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLEGUEES

60. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant se plaignait dans sa requête de la durée de la procédure et de l’absence d’un recours effectif pour s’en plaindre. Toutefois, dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, il a précisé qu’il souhaitait retirer les griefs susmentionnés.

61. En l’absence de circonstances particulières touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, la Cour considère qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de ces griefs, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention. Il convient donc de rayer l’affaire du rôle en ce qui concerne ces griefs.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de rayer la requête du rôle en ce qui concerne les griefs tirés des articles 6 § 1 (durée de la procédure) et 13 de la Convention ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention quant au grief tiré de la non-comparution aux audiences d’un expert ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au grief tiré de la motivation insuffisante de l’arrêt de la Cour de cassation.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Renata DegenerMirjana Lazarova Trajkovska
Greffière adjointePrésidente


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